Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Tome II/Première partie/Chapitre III-2

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16 juillet 1891.


Aleksandra Andréevna est venue chez nous, puis est partie en toute hâte pour Tzarskoïé où elle était appelée par la maladie de sa sœur aveugle, Sophie Andréevna. Comme toujours, elle a apporté avec elle joie et tendresse. Elle s’intéresse à tout, mais elle est courtisane jusqu’à la moelle des os : elle aime la cour, le tsar, toute la famille impériale, d’abord parce qu’en général, elle est disposée à aimer tout le monde ; ensuite parce que ce sont des membres de la famille impériale, qu’elle est orthodoxe et reconnaît le tsar comme l’oint du Seigneur.
Le lendemain de son départ, je suis allée à Moscou commander 20 000 exemplaires du treizième tome ; on n’en avait tiré que 3 000 qui ont été enlevés très rapidement. J’ai dû me donner beaucoup de mal pour trouver du papier et une imprimerie qui se chargeât de faire ce travail en deux semaines. J’ai acheté le trousseau de Macha Kouzminskaïa et commandé de l’argenterie. Viéra Kouzminskaïa m’a accompagnée. Nous sommes descendues chez les Diakov qui sont installés dans notre maison. Je suis allée à l’exposition française avec Viéra, mais je n’ai vu que bien peu de tableaux, car c’était le soir et on a fermé. Je me suis terriblement ennuyée. Je ne suis pas montée en ballon pour économiser cinq roubles.
Liovotchka m’a écrit à Moscou qu’il veut aussi renoncer à ses droits sur les douzième et treizième tomes. Les imprimera qui voudra !
D’une part, je regrette cet argent dont ma famille sera privée ; d’autre part, sachant que la censure n’a autorisé la parution de ces articles que dans les Œuvres complètes, il serait vil de les laisser publier ailleurs, d’induire ainsi les éditeurs en erreur et de les exposer à des pertes. Mais comme rien ne m’est plus douloureux que de peiner Liovotchka, je l’ai prié hier de faire comme il voulait et l’ai assuré que je ne protesterais pas et ne lui ferais aucun reproche. Depuis lors, il se tait et ne prend aucune décision.
Tous ces jours-ci, quantité de visiteurs ! Répine est parti aujourd’hui après avoir terminé un petit tableau : Léon Nikolaïévitch écrivant dans son bureau. Il a commencé une grande toile qu’il achèvera chez lui. Liovotchka est représenté, grandeur naturelle, dans la forêt, pieds nus, les mains passées sous la ceinture.
Guinsbourg sculpte un grand buste qui semble très mal venir ; il en a fait aussi un plus petit qui est meilleur : Liovotchka assis à sa table à écrire.
Nous avons eu encore la visite de Varia Nagornova, de Viéra et de Varia Tolstaïa et des Zinoviev. Les Helbig, frère et sœur, sont ici. Aidée du jeune Helbig, j’ai photographié le buste de Répine ainsi que Vania et Mitia. Les photographies ne sont pas réussies.
En se rendant à Samara, Liova m’a écrit deux lettres assez fades. Serge est allé aussi à Samara pour mes affaires. Le notaire Biéloborodov a apporté les pièces avant-hier. L’affaire du partage avance. Figner est venu dimanche soir et a chanté. Pas très bien. Liovotchka n’est pas gai. On m’a dit aujourd’hui qu’il avait déclaré ne pas vouloir aller à Moscou. Je ne sais ce que je ferai, je ne sais que décider ; j’ai souvent le cœur déchiré par l’inquiétude, le doute et je suis effrayée par la responsabilité de prendre tel ou tel parti. Mais comment instruire les enfants ici à la campagne. Je ne sais et n’en vois pas la possibilité. Et Liova qui abandonnera l’université s’il doit, de nouveau, rester seul ! Et Tania qui aura plus de chances de se marier à Moscou ! Enfin Léon Nikolaïévitch à qui il est si pénible de vivre en ville ! C’est toujours de Dieu que j’attends l’impulsion qui, au moment voulu, me forcera à prendre tel ou tel parti.
Toujours la chaleur, une sécheresse épouvantable. Nuits fraîches. La famine, la famine la plus terrible. On n’entend parler que de cela de tous côtés. Cette idée ne me quitte pas. La situation me semble absolument sans issue.
La santé de Liovotchka laisse à désirer ; hier, il a mangé une telle quantité de pois verts et de pastèques que j’ai pris peur pour lui. La nuit, il a souffert de l’estomac. Il n’a pas bu et il continue à ne pas boire de koumiss.
Voilà deux soirs que je vais me promener avec Vania et Sacha. Hier nous sommes allés à Zakaz, près du ravin ; aujourd’hui près du pont non loin du bois en coupe. Vanitchka aime à laisser travailler sa fantaisie, il imagine des choses terribles : qu’il y a des loups là-bas, que l’un des puits est une eau spéciale.
Le buste que fait Guinsbourg est très mauvais.

21 juillet.


Force m’est de narrer l’histoire absurde, triste, invraisemblable qui est arrivée aujourd’hui. A vrai dire, je ne sais ce qui est absurde. Est-ce moi ? Sont-ce les situations dans lesquelles on se trouve parfois placé. Je suis excédée, brisée d’âme et de corps !
Aujourd’hui, avant le déjeuner, Liovotchka m’annonce qu’il adresse à quelques journaux une lettre par laquelle il renonce à ses droits sur toutes ses dernières œuvres. Il y a quelque temps, lorsqu’il m’avait fait part de cette intention, j’avais décidé de me soumettre humblement et je l’avais fait. A quelques jours de là, il revint sur cette question. Cette fois, n’y étant pas préparée, j’éprouvai tout d’abord envers lui un sentiment mauvais, c’est-à-dire je sentis nettement tout ce que cette démarche avait d’injuste envers la famille. Pour la première fois, je compris que, par cette renonciation, il déclarait encore une fois publiquement son désaccord avec sa femme et ses enfants. C’est là surtout ce qui m’a alarmée ! Nous nous sommes dit l’un à l’autre maintes choses déplaisantes. Comme je lui reprochais son avidité de gloire, sa vanité, il s’est écrié que j’avais besoin de roubles et qu’il n’avait jamais vu femme plus bête et plus avide que moi. Je lui ai reproché de m’avoir constamment humiliée parce qu’il n’avait pas l’habitude d’avoir affaire à des femmes comme il faut ; il prétendit que tout l’argent que je recevais ne me servait qu’à gâter les enfants. Il finit par me crier : « Va-t’en, va-t’en ! » — Je suis partie. Ne sachant que faire, j’allai d’abord au jardin. Le gardien s’étant aperçu que je pleurais, j’eus honte de moi. Alors j’allai dans le verger aux pommes, m’assis au bord d’un petit fossé et, avec le crayon que j’avais dans la poche, je signai toutes les déclarations. Puis j’écrivis dans mon petit carnet que j’allais me suicider à Kozlovka parce que j’étais accablée par la discorde qui régnait entre Liovotchka et moi, parce que je n’avais plus la force de décider seule toutes les questions concernant la famille.
Telles étaient les raisons pour lesquelles je voulais quitter la vie.
Je me rappelle que, dans ma jeunesse, chaque querelle faisait naître en moi le désir de me suicider, mais alors, je sentais que je ne pouvais pas accomplir cet acte. Aujourd’hui, je l’eusse fait si le hasard ne m’avait sauvée. Je courais vers Kozlovka dans un état de complète démence. Je ne sais pourquoi la pensée de Liova ne me quittait pas. Je me disais que si je trouvais, à l’instant même, un télégramme ou une lettre m’informant qu’il n’est plus, cette nouvelle ne ferait que hâter l’exécution de mon dessein. Arrivée non loin du petit pont, près du grand ravin, je m’étendis à terre pour reprendre haleine. Le crépuscule tombait, mais je n’avais pas peur. C’est étrange, mais ce qui me paraissait alors le plus important, c’est qu’il serait honteux de rentrer à la maison et de ne pas accomplir mon projet. Hébétée, calme, je marchais vers le but. J’avais un mal de tête terrible comme si j’eusse été serrée dans un étau. Tout en poursuivant mon chemin, j’aperçus quelqu’un en blouse qui venait de Kozlovka. Je me réjouis pensant que c’était Liovotchka et que nous allions nous réconcilier. Or, c’était Alekseï Mikhaïlovitch Kouzminskii. J’étais fâchée qu’il vînt à l’encontre de mon dessein et sentais qu’il ne me quitterait pas. Il fut très étonné de me voir seule et, à l’expression de mon visage, comprit que j’étais profondément bouleversée. Je ne m’attendais pas le moins du monde à le rencontrer, m’efforçais de lui persuader qu’il devait me laisser, regagner la maison, que j’allais rentrer tout de suite. Mais sans me lâcher, il insistait pour que je l’accompagnasse et, me montrant le foule qui passait de l’autre côté, il me dit que j’aurais peur de ces gens et qu’on ne savait jamais qui rôdait par ici.
Il ajouta qu’il aurait voulu faire le tour par Voronka et Goriéla Poliana, mais que, surpris, par un essaim de fourmis ailées, il avait dû se réfugier dans les fourrés et se déshabiller. Ayant ainsi perdu du temps, il avait décidé de rentrer à la maison par le même chemin. Comprenant que Dieu ne voulait pas que je commisse ce péché, je me soumis à contre-cœur et suivis Kouzminskii. — Mais ne voulant pas rentrer à la maison, j’allai seule me baigner. Je songeais qu’il me restait encore une issue, que je pouvais me noyer. J’étais hantée par un stupide désespoir, par le même désir de quitter la vie qui nous impose des tâches au-dessus de nos forces. — Dans la forêt, il faisait tout à fait sombre. Comme j’approchais du ravin, une bête qui traversait la route, s’élança sur moi. Était-ce un chien, un renard ou un loup ? Je ne le sais, car je suis myope et ne vois pas de loin. Je me suis mise à crier de toutes mes forces. D’un pas rapide, l’animal se précipita sous bois ; j’entendis les feuilles mortes bruire sous ses pieds. Tout courage m’ayant abandonnée, je regagnai la maison et allai auprès de Vanitchka. Je le trouvai déjà au lit. Il me caressa tout en répétant : « Maman, maman ! » Je me souviens que, naguère, dans un tel état d’âme, je retrouvais toujours, auprès des enfants, le sens de la vie. Aujourd’hui, à ma grande terreur, je constate qu’au contraire, dans leur voisinage, ma tristesse et mon désespoir ne font que croître.
Plus avant dans la soirée, je me couchai. Tout d’abord dans mon lit. Puis, inquiète au sujet de Léon Nikolaïévitch qui était absent, j’allai m’étendre en plein air dans le hamac et tendis l’oreille pour savoir s’il était rentré. L’un après l’autre, chacun vint sur la terrasse. Puis ce fut au tour de Liovotchka. Tout le monde causait, criait, riait. Liovotchka était très animé comme si de rien n’était. Exigences de sa raison, obéissance à ses principes, mais son cœur n’avait pas été touché le moins du monde. Que de fois déjà m’a-t-il porté semblable coup ! Il ne saura jamais que j’ai été si près de me suicider et, s’il l’apprend, il ne le croira pas.
Dans le hamac, je me suis endormie. J’étais à bout de forces, physiquement et moralement. Macha, une bougie à la main, est venue chercher quelque chose et m’a réveillée. Je suis allée prendre du thé. Quand nous fûmes tous réunis, nous avons lu à haute voix Un Homme étrange de Lermontov. Puis, lorsque chacun s’en fut allé de son côté et que Guinsbourg fut parti, Liovotchka vint auprès de moi, m’embrassa et me dit quelques paroles de réconciliation. Je le priai de publier ses déclarations et de n’en plus parler. Il m’a dit qu’il ne les publierait pas avant que je comprisse qu’il le fallait ainsi. J’ai répondu que je ne savais pas mentir, que je ne mentirais pas et que comprendre cela m’était impossible. Des émotions comme celles d’aujourd’hui avancent l’heure de ma mort. Quelque chose en moi s’est brutalement brisé. Qu’ils frappent, pourvu qu’ils m’achèvent au plus tôt ! Voilà ce que je pense.
Encore, toujours, la Sonate à Kreutzer me poursuit. La période de satiété est venue [18]. Aujourd’hui j’ai de nouveau expliqué à Liovotchka que je ne voulais plus être sa femme. Il m’a répondu que tel était son désir, mais je ne l’ai pas cru.
En ce moment, il dort et je ne puis aller auprès de lui. C’est demain la fête de Macha Kouzminskaïa ; les enfants préparent une charade sous ma direction. Dieu veuille que rien ne nous dérange et ne vienne troubler notre paix.

23 juillet.


A la suite de la dernière discussion, quelque chose en moi s’est brisé qui ne se rétablira jamais [18]. A deux reprises, j’ai prié Liovotchka de publier la déclaration par laquelle il renonce aux droits sur ses œuvres de ces dernières années. Qu’on rende public le désaccord qui existe dans la famille, je ne crains personne, c’est là une affaire à régler avec ma propre conscience. Tout l’argent qui provient de ses livres, je le dépense pour les enfants. Il ne fait que passer par mes mains et je me borne à régler les dépenses. Si les enfants en pouvaient disposer, ils le dépenseraient sans discernement, à des futilités. Une seule chose me préoccupe actuellement : me justifier d’une accusation portée contre moi, me disculper d’une faute dont on m’accuse. On m’a dis déjà tant de fardeaux sur les épaules : le partage que l’on m’impose contre mon gré ; l’instruction des garçons qui exige que je m’installe avec eux à Moscou ; toutes les affaires d’édition, la gestion du domaine, la responsabilité morale de toute la famille. Ces deux derniers jours, je sens que je me ploie toujours davantage sous le poids de la vie. Sans ces fourmis ailées qui ont obligé Kouzminskii à revenir par le même chemin, sans doute ne serais-je déjà plus de ce monde. Jamais je n’avais marché avec autant de calme et de résolution vers l’accomplissement de cet acte.
Malgré le poids que j’ai sur le cœur, j’ai dirigé hier la charade des enfants à laquelle ont pris part Micha, Sonia, Vasia Kouzminskii, Boris Nagornov, Andrioucha et Micha. Sacha est apparue, pour un instant, sous la forme d’un ange dans la charade et dans le tableau vivant.
Ils ont assez bien joué ; je considère ces distractions comme indispensables au développement des garçons ; leur imagination occupée et satisfaite de ces amusements ne travaille pas dans une mauvaise direction. Dans l’assistance, il y avait, outre les parents et Erdelli, Mesdemoiselles Zinoviev, les serviteurs, les bachkirs, les cochers, tous les gens de maison. Ce fut un grand succès dont chacun est resté satisfait. Lorsque tout fut fini, j’étais si fatiguée que je ne tenais plus sur mes jambes. Toujours le même poids sur le cœur.
Nous avons décidé que le mariage de Macha Kouzminskaïa aurait lieu à Iasnaïa Poliana le 25 août. J’en suis très contente, cela simplifiera les choses et réduira mes frais. Nul n’aura besoin d’aller à Pétersbourg et tout sera très gai.
Temps très sec, venteux ; nuits froides. Potagers, jardins, feuillage, fleurs, prairies, tout est sec. Liova écrit qu’il en est de même à Samara.
Le buste de Guinsbourg est terminé ; il est assez mal venu. Quant à Guinsbourg lui-même, il a une âme basse de plébéien ; je suis bien aise qu’il soit parti.
Mon opinion sur Guinsbourg a totalement changé. C’est un homme bon et honnête1.

26 juillet 1891.


Hier est morte au village une paysanne, la femme de Pétia, le fils du cocher Philippe. Macha qui l’a soignée disait que la malade souffrait de la gorge, puis elle a fini par avouer que, d’après elle, cette femme avait la diphtérie. Alors j’ai défendu à Macha d’aller chez elle. Mais si ma fille est déjà contaminée, cette défense vient trop tard. J’ai grand’pitié de cette pauvre femme, mais je suis très contrariée que Macha se soit exposée à contaminer deux familles où il y a de petits enfants. D’après ce qu’elle raconte, il y a de grandes chances pour que ce soit en effet la diphtérie ; avec sa ruse habituelle, Macha nous l’a tout le temps caché. Maintenant, elle est nerveuse, se plaint de la gorge ; on voit qu’elle a peur. Cette fille que Dieu m’a envoyée comme une croix ne me cause que chagrin, inquiétude et tourment.
Passé la journée à corriger les épreuves de l'Abécédaire. Les services du ministère de l’Instruction publique ne l’ont pas approuvé en raison de quelques fautes et de certains mots qui y figurent : poux, puces, diables, punaises par exemple. Ils ont proposé la suppression de divers récits : le Renard et les Puces, le Sot Paysan, etc… Léon Nikolaïévitch n’y a pas consenti.
Vania, Mitia, Vasia et Liovotchka ont le rhume. Une forte pluie et de l’orage ; maintenant, il fait frais. Liovotchka est allé hier à Toula à chercher un docteur de bonne volonté. Mais celui auquel il s’est adressé était à Moscou et la paysanne pour laquelle Liovotchka faisait ces démarches est morte dans l’intervalle. — Tania et Macha Kouzminskaïa sont parties le 24 pour Pétersbourg afin de se commander des toilettes pour le mariage.

27 juillet 1891.


Terriblement mécontente de moi… De grand matin, Liovotchka m’a réveillée par des caresses passionnées… Puis j’ai pris un roman français, Un Cœur de femme, de Paul Bourget, et j’ai lu dans mon lit jusqu’à 11 heures et demie, ce que je ne fais jamais. Cette ivresse à laquelle je m’abandonne est impardonnable à mon âge. Je suis triste et j’ai des remords. Je me sens coupable, malheureuse ; malgré tous mes efforts, je n’y puis rien. Et cela au lieu de me lever tôt, d’expédier les baschkirs qui manqueront le train, d’écrire au notaire et d’envoyer chercher les pièces ; au lieu de m’occuper des enfants. Sacha et Vania se sont amusés longtemps sur mon lit ; ils ont ri et joué. A la grande joie de Vanitchka, j’ai narré le conte de Lipounouchka2, Vanitchka est enrhumé et Sacha souffre de l’estomac. Donné à Micha une courte, mais bonne leçon de musique. Andrioucha fait une traduction d’anglais et a définitivement abandonné la musique. Sonia Mamonova et Khokhlov sont chez nous. Temps clair et frais.
Quel homme étrange est mon mari ! Le lendemain du jour où cette histoire est survenue, il m’a déclaré sa passion et son amour ; il m’a assurée que j’avais sur lui un grand pouvoir et qu’il n’eût jamais cru possible un tel attachement. Mais tout cela est purement physique. C’est le secret de notre désunion. Moi aussi, je suis dominée par sa passion, mais, dans le fond de mon âme, ce n’est pas cela que je veux, que j’ai jamais voulu. J’ai toujours rêvé de relations platoniques, d’une communion spirituelle parfaite que j’ai toute ma vie, essayé d’atteindre. Et le temps a passé et a anéanti presque tout ce qu’il y avait de bien, — en tout cas, c’en est fait de l’idéal.
Le roman de Bourget m’a empoignée parce que j’y ai trouvé les idées et les sentiments dont j’eusse moi-même été capable. Une femme du monde aime simultanément deux hommes : l’un beau, distingué, amoureux d’elle, qui est presque son mari bien que leur union n’ait pas été légitimée, l’autre beau aussi et qui l’aime. Je sais que ce double amour est possible et jusqu’à quel point il l’est. L’analyse en est véridique. Pourquoi un amour en devrait-il nécessairement exclure un autre ? Et pourquoi serait-il impossible d’aimer et de rester pure ?

29 juillet 1891.


Strakhov est ici ; comme toujours extraordinairement agréable et intelligent ! Basiliévitch est venu ainsi qu’une étudiante de Kazan qui a demandé à Liovotchka son opinion sur diverses questions.
Léon Nikolaïévitch souffre un peu de l’estomac, il a de la fièvre la nuit. Tania est à Pirogov. Il pleut, c’est ennuyeux. Je suis inquiète au sujet de Liova et de Serge. Écrit à Tania, à Guinsbourg et au régisseur à Samara.

12 août.


Liovotchka est allé à cheval à Pirogov. L’atmosphère de la maison est lourde. Tout le monde a les nerfs tendus parce que tout reste dans l’indécision. Aujourd’hui, Léon Nikolaïévitch a expliqué à Macha qu’il passerait ici l’hiver et n’irait pas à Moscou. Aussi l’a-t-il dissuadée d’adresser une demande d’admission à l’école d’infirmières où elle aurait voulu entrer. Évidemment, cette décision opprime Tania comme elle m’opprime, moi ; Tania se tait.
Je suis dans un état d’âme terrible. Que faire ?
Toute mon énergie, toutes les forces que je consacrais à instruire ici les enfants, — tout est épuisé. — Je n’en puis plus ! Je ne sais que faire, où prendre des professeurs ; je ne sais si Andrioucha pourra faire des études ; son esprit a sommeillé tout l’hiver. J’ignore ce que fera Liova et comment je pourrai le laisser seul encore une fois. Comment vivrai-je à Moscou sans mon mari et sans mes filles ? Et comment vivront-ils ici sans moi, si je pars à Moscou avec les garçons ? Mon Dieu, inspirez-moi ! D’un autre côté, si j’emmène Léon Nikolaïévitch à Moscou, il en sera irrité et tombera dans la mélancolie. D’ailleurs, qu’importe ! Nos vies sont séparées ; moi, je vis avec les enfants, lui avec ses idées et son égoïsme. Quelque chose est brisé qui ne peut être réparé.
J’espère en Dieu, j’espère qu’il m’inspirera quand le moment sera venu de prendre une décision.
Bien que je tâche de me distraire, je suis reprise par le désir de me suicider, de mettre un terme à cette existence double, de me soustraire aux responsabilités. Et voilà qu’aujourd’hui, j’ai couru quatre heures durant avec la petite Sacha, à la cueillette des champignons ; avant-hier, j’ai accompagné Vièra Kouzminskaïa, Andrioucha et Micha au concert de Figner où nous avons vu beaucoup de personnes de connaissance. On a bien chanté, j’étais très gaie.
De Liova, une lettre d’Astrakhan. Il s’est embarqué sur la mer Caspienne et n’ira pas au Caucase, à Piatigorsk comme il le désirait parce qu’il s’est produit, sur la route militaire géorgienne, un éboulement qui la rend impraticable jusqu’au 10 septembre. Je suis souvent inquiète et triste au sujet de Liova.
Des pommes à profusion ; des champignons en quantité : des champignons blancs, des bolets, des mousserons. Aujourd’hui, on nous a apporté des chanterelles.

14 août.


Allée à Toula ; Andrioucha et Micha ont essayé des vêtements chez le tailleur ; touché 2 000 roubles qui m’ont servi à payer ce que je devais pour Nikolskoïé. Macha Kouzminskaïa a rencontré son fiancé qu’elle a ramené. Ma fille Macha est au lit, pâle et brûlante de fièvre ; elle me fait peine. Reçu un télégramme de Liova qui demande à quand est fixé le mariage de Macha Kouzminskaïa. Pendant une demi-heure, aidée de Sacha et de Vanitchka, j’ai cueilli des agarics. Tout était humide après la pluie. Hier, j’ai tenu compagnie à Macha ; nous avons parlé du mariage, de l’amour, des femmes.
Ma sœur Tania me dit : « Il faut absolument que tu ailles t’installer à Moscou ; crois-moi, ton mari et tes filles ne tarderont à s’ennuyer et à aller te rejoindre. »

15 août.


Temps magnifique ! J’ai cédé au désir d’aller aux champignons avec les enfants. La promenade a duré quatre heures. Comme il faisait bon ! La terre avait une délicieuse odeur ; comme ils étaient beaux ces agarics dans la mousse humide, ces mousserons et ces bolets velus. Combien est reposant le silence de la forêt ! Qu’elle était fraîche l’herbe couverte de rosée, que le ciel était clair ! Les enfants avec leurs corbeilles pleines de champignons avaient de si joyeux visages. Voilà ce que j’appelle un véritable plaisir ! Reçu de Liova une lettre datée de Vladicaucase et un télégramme de Kislovodsk. Grâce à Dieu, il est sain et sauf. Macha va mieux.
Passé la soirée chez les Kouzminskii avec Tania, Macha et Vanitchka Erdelli. On a parlé des relations conjugales. J’ai raconté comment je m’étais mariée et soudain j’ai revécu en pensée toute ma vie assez dénuée de joies. Cette absence de joies me frappe surtout maintenant. Ceux qui, dans la jeunesse, ont vécu une vie d’amour, doivent, dans l’âge mûr, vivre une vie d’amitié. Comment en est-il pour nous ? Des soubresauts de passion suivis de longs refroidissements. De nouveau la passion, de nouveau la froideur. On éprouve parfois le besoin d’une sereine amitié, d’une tendresse mutuelle. Il semble qu’il n’est pas encore trop tard, que ce serait si bon ! On tente de se rapprocher, on essaie de renouer des relations simples, de recouvrer la sympathie, une communauté d’intérêts, mais on ne trouve rien, rien, si ce n’est des yeux qui vous regardent avec dureté, irritation, étonnement, on ne rencontre qu’indifférence et froideur, une froideur terrible. Pourquoi sommes-nous tout à coup si loin l’un de l’autre ? En voici l’unique raison : « Je vis d’une vie chrétienne que tu n’admets pas ; tu gâtes les enfants, etc… »
Comment parler d’une vie chrétienne là où il n’y a pas une goutte d’amour, ni pour les enfants, ni pour moi, ni pour qui que ce soit, sauf pour soi-même ? Tandis que moi, — païenne, — j’aime tant les enfants, et, pour mon malheur, j’aime tant encore ce froid chrétien que mon cœur se déchire dans l’alternative où je suis placée : dois-je aller ou ne pas aller à Moscou ? Que faire pour bien faire ? Dieu m’est témoin que je n’ai de satisfaction que lorsque je vois les autres heureux et que je puis créer du bonheur autour de moi.

20 août 1891.


Reçu la visite de deux Français : le psychologue Richet accompagné d’un parent qui nous ont été amenés par le professeur Grot. Macha est allée hier chercher Liovotchka à Pirogov et, aujourd’hui, la voilà de nouveau au lit avec la fièvre, 39,6. Hier matin, nous avons fait un pique-nique dans la forêt avec tous nos voisins ; à plusieurs reprises, la pluie est venue interrompre les jeux des enfants et de la jeunesse. Nous sommes rentrés de bonne heure. Liovotchka est calme, amical et très amoureux. Aujourd’hui, j’ai écouté avec grand intérêt les entretiens de Léon Nikolaïévitch, de Richet et de Grot. Hier, lorsque j’ai fait allusion à notre installation à Moscou et à l’entrée des enfants au lycée, Liovotchka m’a dit : « C’est une affaire réglée, à quoi bon en parler ? » Mais rien n’est décidé et ces questions continuent à me torture.

19 septembre 1891.


Aussitôt que la vie est féconde en événements, je ne trouve plus le temps d’écrire mon journal ; pourtant c’est alors qu’il deviendrait intéressant. Je note les événements :
Jusqu’au 25 août, joyeux préparatifs pour le mariage de Macha Kouzminskaïa. Nous avons fait des achats, confectionné des lanternes, des drapeaux, des ornements pour les chevaux, etc., etc… Le 25 au matin, mon frère Sacha et moi avons donné notre bénédiction à Vanitchka Erdelli que j’ai accompagné à l’église en coupé. Nous étions tous deux très émus. Cela me faisait peine de voir ce jeune homme, pur et tendre, contracter si tôt des engagements, de la peine de le sentir si seul. On a béni Macha sans moi ; on m’a raconté que son père et elle avaient beaucoup pleuré. Tout le temps de la cérémonie, j’ai eu la gorge serrée, j’ai revécu ma vie passée, vu l’avenir de Macha Kouzminskaïa, le mien, l’éventuelle séparation d’avec Tania et même d’avec ma fille Macha qui continue à me faire pitié et que je me reproche toujours de ne pas aimer assez.
Nous avons dîné sur la place à croquet. La journée était claire, magnifique. Tout le monde était joyeux. Chacun, enfants, parents, voisins, se sentait à l’aise et content. Le soir, on a organisé des jeux, des danses, des chants. Figner a extraordinairement bien chanté. Tout le jour, j’ai observé Tania et ses ex-fiancés, je veux dire les jeunes gens qui l’ont demandée en mariage ainsi que Stakhovitch à qui je l’eusse si volontiers donnée ! Nul doute qu’il ne l’eût appréciée et aimée ! Nos invités sont restés tard et jusqu’à l’aube, j’ai tenu compagnie à ceux d’entre eux qui craignaient de voyager de nuit. Ma belle-fille Sonia est restée auprès de nous ainsi que Tania et Stakhovitch. Sonia et Stakhovitch ont dit des choses cruelles sur les petits enfants et la charge qu’ils représentent. Liovotchka est tombé malade l’avant-veille du mariage, mais le 25, il allait déjà mieux. J’ai eu de nouveau la joie de voir mes neuf enfants réunis. Soigneusement, j’ai écarté de moi tout souci et toute préoccupation. Les jeunes mariés ont passé la nuit à l’endroit habituel : Macha avec sa sœur, Vanitchka Erdelli avec Liova. Le lendemain matin, la vie a repris son train coutumier et à 6 heures du soir, nous avons accompagné le jeune couple à la gare. Nous avons tous beaucoup pleuré. Il faisait froid, le vent soufflait ; nous avions l’âme sombre. La vie reprit son cours, mais de nouvelles émotions nous attendaient.
Jusqu’au 29, je ne fis aucune allusion à un départ pour Moscou. Mais le temps passait, il devenait impossible de tarder davantage, aussi le 29 au soir, ai-je demandé à Liovotchka la permission de faire un tour avec lui. Je le priai de me permettre de partir pour Moscou et de mettre les enfants au lycée. « Je sais, ajoutai-je, que cela t’est pénible, mais je te demande seulement combien tu penses sacrifier de ton temps et de ta vie pour venir auprès de moi à Moscou ? » Et lui de me déclarer : « Je n’irai pas du tout à Moscou. » A quoi je répliquai : « Alors la question est tranchée, en ce cas, moi non plus, je n’irai pas et je n’y conduirai pas les enfants et recommencerai à leur chercher des professeurs. — Non, je ne veux pas, il faut absolument que tu ailles à Moscou, que tu mettes les enfants au lycée puisque tu estimes que c’est nécessaire et que c’est là le meilleur parti. — Oui, mais c’est un divorce, tu ne verras ni moi, ni les cinq enfants de tout l’hiver. — Quand les enfants sont ici, je ne les vois pas beaucoup non plus, toi, tu viendras me voir. — Moi, pour rien au monde. » [80].
Alors, je me suis prise moi-même en pitié d’avoir aimé cet homme et de n’avoir appartenu qu’à lui toute ma vie. Aujourd’hui qu’il me rejette comme une chose usée, je lui suis encore attachée et ne puis m’en séparer.
Mes larmes l’ont ému. S’il y a encore en lui une ombre de cette connaissance de l’âme humaine qui se révèle si grande dans ses livres, alors il comprendra ma douleur et la violence de mon désespoir. « J’ai pitié de toi ! m’a-t-il dit, je vois combien tu souffres et ne sais comment t’aider. — Et moi, je sais comment tu le pourrais. Je juge immoral de partager la famille en deux sans aucune raison ; je sacrifierai Liova et Andrioucha, leur instruction, leur avenir et je resterai à la campagne avec toi et mes filles. — Tu vois, tu parles de sacrifier les enfants et ce sacrifice tu me le reprocheras. — Alors que faire ? Dis-moi ce qu’il faut faire ? » Après un silence : « En ce moment, je ne sais pas ; laisse-moi réfléchir jusqu’à demain. »
Nous nous sommes séparés dans le champ de Groumont ; il est allé visiter un malade et moi, j’ai regagné la maison. Quelle entaille profonde, irréparable il a faite à mon sentiment par cette résolution inhumaine, cynique, de me rejeter de sa vie ! Le crépuscule tombait. J’ai sangloté tout le long du chemin. Une nouvelle mise en terre de mon bonheur ! Les paysans et leurs femmes que j’ai croisés me regardaient avec étonnement. J’avais peur de marcher sous bois. A la maison, il y avait de la lumière, on prenait le thé. Les enfants se sont jetés dans mes bras.
Le lendemain, Liovotchka m’a dit d’une voix calme : « Va à Moscou et emmènes-y les garçons. Moi, naturellement, je ferai ce que tu voudras. » Ce que je veux. Ce mot m’a paru grotesque. Il y a longtemps que je ne veux plus rien pour moi-même et me borne à souhaiter pour eux bonheur, joie et santé.
Pendant la soirée, j’ai emballé mes effets et ceux des enfants, rassemblé les papiers et le dimanche soir, 1er septembre, je suis partie avec les garçons pour Moscou. Doutes, frayeur. Ai-je bien agi ? La question restera toujours ouverte. Mais je pensais bien faire. Immédiatement avant notre départ, Liova a raconté la terrible aventure de M. K… avec la nourrice de Mitia et a ajouté que l’histoire était connue de mes fils jusqu’en ses moindres détails. La vie frappe à coups redoublés. Je suis dégoûtée, ma sœur me fait peine et je souffre pour l’innocence de mes fils, — mon cœur est plein à déborder. C’est dans cet état d’âme que je suis partie et que j’ai vécu à Moscou. Mais les soucis matériels, l’obligation de soutenir moralement mes fils dans leur nouvelle existence, tout cela m’a un peu calmée. Lorsque Liova est arrivé, il m’a raconté le désespoir de sa sœur. Pour moi, je souffre depuis si longtemps que j’ai été peu sensible à ce qui m’eût fait grand’peine naguère et ma sœur Tania a été blessée de ma froideur et de mon manque de sympathie. C’est injuste. Une attitude réservée peut être tout aussi compatissante qu’une attitude plus énergique et plus expansive ; d’ailleurs on ne peut prendre celle-ci qu’immédiatement après que le malheur a frappé et on ne peut pas la conserver deux semaines.
Liova est arrivé à Moscou lui aussi. Il va passer un examen qui lui permettra d’entrer en seconde. Il est par trop bon. Délicat, pur, il a du talent. Il est excellent avec les enfants au travail et à la vie desquels il s’intéresse. Il leur fait répéter leurs leçons et profite de l’histoire survenue à M. K… pour leur inculquer des principes moraux et les encourager.
J’ai passé deux semaines à Moscou avec mes fils ; j’ai refait les peintures, collé de nouveaux papiers, modifié l’arrangement de la maison, tapissé les meubles, organisé la vie des enfants. Puis je suis partie, laissant à Moscou mes trois fils, M. Borel, Alekséï Mitrofanovitch et Fomitch.
Je suis rentrée à la maison le 15 au matin. Léon Nikolaïévitch m’a aussitôt reproché d’avoir entraîné les enfants dans le « tourbillon ». Après s’être envenimée pour un instant, la discussion a heureusement fini [16]. Jusqu’ici, il n’a pas pu y avoir de querelle. J’ai dit à ma sœur Tania que j’étais indignée de la conduite de son fils et qu’il se pourrait bien que nos deux familles dussent vivre séparées l’été prochain. Liova m’a assuré que cette séparation était nécessaire pour les enfants mais l’idée m’en est extrêmement pénible et elle ne l’est pas moins à ma sœur. Le rouge lui est monté au visage et elle s’est écriée : « Assez, Sonia, assez ; tu me fends le cœur. » Cette question restera en suspens jusqu’au printemps et la solution qu’elle recevra dépend de la manière dont M… se comportera d’ici là. Léon Nikolaïévitch et moi avons ensuite parlé de la lettre qu’il a expédiée aux journaux le 16 par laquelle il renonce aux droits sur ses œuvres contenues dans les douzième et treizième tomes des œuvres complètes. Tout découle de la même source : la vanité, le désir de gloire, le besoin qu’on parle de lui le plus possible. Personne ne pourra m’ôter cela de la tête.
La lettre est expédiée. Reçu le soir un message de Leskov qui nous envoie un article extrait du Novoïé Vrémia intitulé : Léon Nikolaïévitch Tolstoï sur la Famine. Leskov a choisi quelques passages d’une lettre que Liovotchka lui a écrite sur la famine et les a publiés. Mais la lettre de Léon Nikolaïévitch était décousue, outrée par endroits, en tout cas, elle n’était pas destinée à l’impression. Le fait qu’elle a été publiée a vivement excité Léon Nikolaïévitch qui n’a pas fermé l’œil de la nuit. Le lendemain, il a déclaré que la famine ne lui laissait aucun répit, qu’il était urgent d’organiser des cantines populaires, qu’il fallait, et c’était là l’essentiel, payer de sa propre personne. Il a ajouté qu’il espérait que je lui donnerais de l’argent (mais il vient d’envoyer la lettre par laquelle il renonce à ses droits sur les douzième et treizième tomes ; comprenne qui pourra !), qu’il allait partir immédiatement pour Pirogov afin d’organiser ces cantines et d’en informer le public. Mais c’est impossible de rien écrire et de rien publier avant que l’œuvre soit sur pied. Il faut qu’avec l’aide de son frère et des propriétaires fonciers locaux, il organise deux ou trois cantines et c’est seulement après qu’il pourra écrire là-dessus des articles.
Il m’a dit avant son départ : « Je te prie de ne pas penser que je fais cela pour qu’on parle de moi ; tout simplement, je ne puis plus vivre en paix. »
Ah ! s’il faisait cela parce que son cœur saigne à la pensée des souffrances qu’endurent les affamés, je me serais mise à genoux devant lui, aucun sacrifice ne m’aurait paru trop grand ! Mais je n’ai pas senti, je ne sens pas son cœur ! Puisse-t-il par sa plume, par son savoir-faire, émouvoir les cœurs des autres !
Nous vivons en paix. Temps étonnant, clair et calme. Bonnes nouvelles des garçons. Je jouis de la solitude, je respire ; je vis repliée sur moi-même ; je lis, je réfléchis, j’écris et je prie. Hier encore, je me suis laissé entraîner par la passion que mon mari avait éveillée en moi ; aujourd’hui, tout m’est clair, sacré. Tout est bien. Pureté, clarté, voilà l’idéal.

21 septembre.


Reçu des lettres de Liova et de Micha. J’ai fait, hier et aujourd’hui de longues promenades, — hier avec Sacha, — aujourd’hui Viéra et Lydia se sont aussi jointes à nous. Journées extraordinairement belles ! La température est si douce qu’en marchant on a trop chaud dans des vêtements d’été. Fait quelques bouquets. Écrit aux enfants à Moscou. Le silence dans lequel je vis est rafraîchissant ; je me repose corps et âme. J’ai lu d’un trait le livre de Rod les Trois Cœurs. Sans intérêt, triste, mais entraînant. Je ne puis lire aucun ouvrage sérieux, car ces temps-ci, j’ai perdu l’équilibre moral et physique. Hier, j’ai tracé le plan détaillé d’une nouvelle que je voudrais bien écrire, mais je ne le pourrai pas. Je ne sais rien de Liovotchka ni de Tania et je suis en mal d’eux, surtout de Tania. Que c’est bizarre ! En refusant de venir à Moscou et en insistant pour que j’y aille et vive séparée de lui tout l’hiver, Liovotchka a porté un tel coup à mon sentiment que la séparation d’avec lui ne me paraît plus aussi terrible qu’auparavant. Oui, il faut s’y faire ! Lorsqu’il aura vécu jusqu’au bout sa vie amoureuse avec moi, il me repoussera tout simplement avec cynisme et sans pitié. Il faut que je prépare mon cœur à recevoir cette blessure en m’attachant à d’autres personnes, c’est-à-dire en aimant mes enfants plus que mon mari. Grâce à Dieu, j’ai de nombreux enfants et, parmi eux, il y en a beaucoup de bons.
Ces jours-ci j’ai souffert à l’idée que mes trois fils sont à Moscou pendant que je jouis ici du beau temps, de la nature, du calme. Nous avons tous grandi dans les villes et voici qu’est venu pour nous le moment de nous reposer.


1. Cette dernière phrase a été écrite plus tard, d’une écriture légèrement différente et avec une autre encre.
2. Conte de Léon Nikolaïévitch Tolstoï, qui fait partie du Premier livre de lecture.