Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Tome II/Seconde partie/Chapitre III

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1er et 2 janvier 1895.


Je devrais tenir mon journal. Quel dommage que j’aie si peu écrit dans ma vie !
Hier Liovotchka et Tania sont partis à Nikolskoïé chez Olsoufiev. Il suffit que mon mari s’éloigne pour que je me sente aussitôt l’âme libre et seule devant Dieu. J’y vois plus clair en moi-même et me débrouille mieux dans cette confusion où je vis.
Évènements  : Liova a commencé un traitement électrique, il se sent plus calme et est parti chez Chidlovski.
Macha est au lit [5]. Sacha et Vania ont la grippe. Ils s’ennuient et courent avec Vierka et le fils du commis. Andrioucha est à la campagne chez Ilia… Micha est parti avec son violon chez Martinovi. Tempête de neige, — 7°.
Cette nuit à 4 heures, j’ai été réveillée par un coup de sonnette. J’ai eu peur et j’ai attendu. Second coup de sonnette. Le valet de chambre est allé ouvrir. C’était Khokhlov, un des disciples de Léon Nikolaïévitch qui est devenu fou. Il poursuit Tania de ses assiduités et lui demande de l’épouser. Pauvre Tania ! elle ne peut plus mettre les pieds dehors. Ce pouilleux en haillons la poursuit partout. Voilà les gens que Léon Nikolaïévitch a introduits dans l’intimité de la famille, et c’est moi qui suis obligée de les mettre à la porte.
C’est étrange ! Les gens qui ont fait fausse route dans la vie, les gens faibles et bêtes se jettent sur les doctrines de Léon Nikolaïévitch. Mais d’une manière ou d’une autre, ils sont déjà définitivement perdus.
Quand j’écris mon journal, je crains de faire le procès de Léon Nikolaïévitch. Comment pourrais-je ne pas me plaindre quand tout ce qu’il prêche comme devant faire le bonheur n’aboutit qu’à compliquer l’existence. La vie me devient de plus en plus pénible.
Le régime végétarien nécessite un double service et multiplie les dépenses. Ils prêchent l’amour et la bonté, mais sont indifférents à la famille et introduisent n’importe qui dans leur intimité. Le renoncement verbal aux biens de ce monde les amène à critiquer et à condamner autrui.
Lorsque la situation devient par trop tendue, je m’emporte, il m’échappe des paroles vives, je me rends malheureuse. J’ai beau m’en repentir, il est trop tard.
Eléna Pavlovna Raïevskaïa est venue passer la soirée avec moi et a demandé à lire ma nouvelle. En la parcourant, j’ai senti combien j’aimais ce que j’avais écrit. C’est mal, mais si agréable !
J’ai de l’affection pour Macha. Elle est tendre, sympathique et de relations faciles. Comme je voudrais lui aider avec Pétia Raïevskii ! Mon affection pour Tania a diminué : l’amour des obscurs pour elle, de Popov et de Khokhlov, l’a souillée. Elle me fait peine. Elle s’est éteinte et a vieilli. Je regrette sa belle et joyeuse jeunesse si pleine de promesses. C’est dommage qu’elle ne soit pas mariée ! Ma belle et nombreuse famille m’a donné bien peu de joie ; je veux dire, mes enfants sont si peu heureux ! Que peut-il y avoir de plus pénible pour une mère !
Écrit trois lettres : une lettre d’affaires à Prague, une lettre à Filosofov et une réponse à Mengden. Je me couche à 3 heures de la nuit. Le matin, je lis à haute voix à Sacha et à Vania 80 000 lieues sous les mers, de Jules Verne. « C’est difficile, leur ai-je dit, vous ne comprendrez pas. » Mais Vania m’a répondu : « Ça ne fait rien, maman, lis. Tu verras que ce livre, comme les Enfants du Capitaine Grant, nous rendra plus intelligents. »
Liova est rentré de chez Chidlovski. Il est triste et se plaint beaucoup.

3 janvier 1895.


Levée tard [5]. Allée auprès de Macha et de Liova ; grondé Micha qui ne travaille pas son violon et se lève à midi. De la clinique où il suit un traitement électrique, Liova s’est rendu chez Kolokoltzev. J’étais irritée qu’il accaparât si longtemps la voiture. Je suis allée rendre visite à Martinovi, à Soukhotina, à Zaïkovskaïa et à E. F. Junge.
Les Zaïkovskii ont évoqué leurs souvenirs de jeunesse. Combien est triste la vie d’une vieille fille ! Se pourrait-il que mes filles ne se mariassent pas ? Le soir, les enfants sont venus jouer ; j’ai lu à Liova une nouvelle de von Vizine. Jusqu’ici, cette œuvre est dépourvue de finesse et d’intérêt. J’ai envoyé à Raïevskii la nouvelle que j’ai écrite. Je voudrais écrire encore, mais on ne me laisse aucune tranquillité, mes nerfs sont malades et c’est toujours à regret que je refuse mon temps aux enfants qui aiment tant à être avec moi. Rues, cours, jardins, balcons, tout est couvert de neige, — 4°.

5 janvier 1895.


Je n’ai pas écrit hier ; le soir, continué à lire la nouvelle de von Vizine qui devient plus intéressante sans cesser d’être grossière.
J’ai été plongée dans les comptes jusqu’à 3 heures du matin ; tout est si embrouillé chez moi. Je n’y entends rien. Passé une partie de la journée auprès de Vania à qui j’ai fait la lecture, puis nous sommes allés tous deux nous promener chez Tolstoï. — Ce matin, il est tombé malade. Maintenant, tout me fait peur ; je crains en particulier pour la santé de Vanitchka. Les liens qui m’unissent à lui sont si étroits ! C’est mal et dangereux ! C’est un enfant faible, délicat et si bon ! Hier, je suis allée chez Varia Nagornova et chez Macha Kolokoltzéva. Partout, je me sens si triste. Ma nature a absolument besoin d’activité ou d’impressions, faute de quoi je dépéris. Je suis condamnée à passer tout mon temps auprès des malades et c’est là le pire. Je ne suis en mal ni de Liovotchka ni de Tania. Ilia et Andrioucha sont arrivés. La pluie, + 1°. Malgré tout, Sacha est allée patiner avec Micha et Mlle Spiers.

8 janvier 1895.


Vanitchka est malade depuis quelques jours, il a de la fièvre et des maux d’estomac. Il a tellement maigri et pâli que je ne puis le regarder sans que mon cœur se serre. Hier, Andrioucha, Micha et Sacha sont allés à une soirée d’enfants chez les Glébovii, tandis que Vanitchka, abattu par la fièvre, est resté sur mes genoux. J’ai regretté qu’il soit privé de cette distraction. Il a pris la grippe et voilà trois semaines qu’il ne sort pas. La guerre que je dois faire aux aînés de mes enfants pour qu’ils apprennent à tenir leurs promesses est au-dessus de mes forces et le mal que me cause cette lutte incessante m’éloigne d’eux totalement. Tout cela est douloureux, de même qu’il est douloureux d’assister à la ruine stupide d’Ilia, à la vie amorale que mène Serge, de voir mon fils Liova malade, mes filles non mariées et l’étincelle de vie sur le point de s’éteindre dans ce pauvre et charmant Vanitchka.
Depuis le matin, des affaires : réglé la blanchisseuse et les fournisseurs ; donné des ordres au commis ; les domestiques ont demandé un congé pour assister à un mariage ; on a apporté de la police une pièce relative au vol commis à Iasnaïa-Poliana ; les gages, les passeports périmés, etc., etc. Puis nous sommes restés à trois : Liova, Vanitchka et moi. Nous avons regardé les images dans des livres d’histoire et j’ai raconté sur les Égyptiens tout ce que j’ai pu retrouver de mes connaissances anciennes, après quoi, j’ai lu des contes de Grimm.
Vésélitskaïa est venue voir Liova. J’ai mesuré la température de Vanitchka : 37,8.
Les Nagornov, Ilia et Vésélitskaïa ont dîné chez nous. Après le repas est venue Maria Ratchinskaïa qui est intelligente et sympathique. J’ai donné à Ilia cinq cents roubles. On ne peut l’aider en rien. Mes enfants manquent totalement de mesure, de pondération et ignorent le sentiment du devoir. Ils tiennent ces traits de leur père. Mais Léon Nikolaïévitch a lutté toute sa vie pour se corriger, tandis que les enfants se laissent aller. Telle est la faiblesse de la jeunesse contemporaine.
Ce soir, passé deux heures à corriger la mauvaise analyse que Micha a faite de la Fille du Capitaine. J’ai constaté avec effroi qu’il n’en a même pas copié la moitié et que la fin manque totalement. Il recevra encore une mauvaise note qui influera sur son bulletin semestriel.
Storojenko est venu plus tard avec ses enfants ; puis ce fut au tour de Mitia Olsoufiev avec qui j’ai causé longtemps. Il comprend tout, mais chaque fois que je bavarde, j’ai des remords [170].
Macha est aujourd’hui moins agréable que ces jours derniers. Il en est toujours ainsi quand elle joue un rôle devant autrui. Et aujourd’hui, il lui semble qu’elle doit jouer un rôle devant Vésélitskaïa.
Mlle Spiers, l’Anglaise, n’est pas gentille. Revêche, antipathique, elle ne s’occupe pas des enfants, s’enferme à clef dans sa chambre, ne s’intéresse qu’à l’étude du russe et à ce qui peut la distraire. Le roman anglais dont j’ai commencé la lecture est mauvais ; je renonce à le lire. Je voudrais lire un manuel d’histoire que je pourrais raconter aux enfants d’après les images. Je me couche tard.

9 janvier 1895.


Micha Olsoufiev m’a apporté une lettre de Léon Nikolaïévitch qui me reproche de n’être pas joyeuse, mais c’est lui qui a compliqué et gâté notre existence. Sa lettre est bonne pourtant et m’a fait plaisir. Mais combien je l’aime moins que naguère ! Non seulement je ne m’ennuie pas, mais la vie m’est plus légère sans lui. Que de fois me suis-je vainement ennuyée et ai-je déploré son absence ! Que de fois lui ai-je demandé de rester auprès de moi, d’attendre pour partir que je me rétablisse ou tel ou tel événement ! Et que de fois, sans la moindre pitié, a-t-il porté atteinte à mon sentiment pour lui ! Si je ne suis pas joyeuse, c’est simplement parce que je suis lasse d’aimer, lasse d’aplanir les difficultés, de chercher à satisfaire les uns et les autres et de souffrir pour tous. Deux êtres seulement me sont à cœur, mais ils me sont maladivement à cœur : Liova et l’état où il se trouve et Vanitchka. Chaque jour, à maintes reprises, je tâte les petons et les menottes de Vanitchka qui sont si maigres, j’embrasse ses joues pâles et fanées. Je souffre et me tourmente pour lui. Il mange peu aux repas et moi, je ne mange rien. A souffrir pour lui, mes forces se sont épuisées !
Ilia est parti. Conversations intelligentes, subtiles avec Vésélitskaïa qui m’ont été agréables. Elle m’a narré l’histoire de son divorce. Quel dommage que M. O… n’épouse pas Tania, malgré tout le chagrin que j’aurais à me séparer d’elle.
Dounaïev et Macha Zoubova sont venus ce matin. Mania Ratchinskaïa est partie. Passé la journée dans l’oisiveté avec nos visiteurs. Je suis fatiguée, morne et nerveuse. Le temps est beau, — 3°.

10 janvier.


Si quelqu’un me demandait quel est le sentiment que j’éprouve en ce moment, j’aurais répondu que j’ai cessé de vivre. Je n’ai plus de plaisir à rien, tout me fait de la peine et encore de la peine.
Journée morne : tenu compagnie à Lydie Ivanovna (qui est partie aujourd’hui), lu à Vania les contes de Grimm. Allée à la pharmacie et au marché acheter du caviar frais pour Vania et Liova. Andrioucha et Micha sont très sages [21]. Liova est allé chez Chidlovski ; il est calme, mais aussi maigre et défait qu’autrefois [75].

11 janvier 1895.


Depuis ce matin Vanitchka tousse d’une toux rauque, je suis restée auprès de lui et lui ai lu des contes de Grimm ; puis j’ai essayé de dessiner notre jardin. Mais sans métier, on n’arrive à rien [10]. Au jardin, j’ai aperçu par la fenêtre Vanitchka qui courait et sautait à peine habillé. J’ai grondé sévèrement niania qui a crié avec rage. Vania a fondu en larmes. Nous avons tous dîné à la maison. C’est la fête de Micha à qui j’ai donné dix roubles. Le soir les enfants ont emmené avec eux au cirque le cocher d’Ilia qui est venu ici chercher le cheval que son maître a acheté ; ils se sont beaucoup amusés de la joie naïve que manifestait leur compagnon. Je suis allée passer la soirée auprès de Liova ; me rappelant par hasard son état nerveux, je lui ai répété les paroles du docteur Bielogolovii que tout son mal venait des nerfs. Il a bondi, m’a lancé des injures, m’a traitée de bête, de méchante, de vieille et m’a accusée de mentir. Comment supporter pareilles choses ? J’ai de moins en moins pitié de lui, car il est méchant et sans aucun égard. Sans doute, tout cela provient-il de son état et, pour sa maladie, je le plains.
Par contre, Andrioucha en rentrant du cirque m’a répété que si les autres m’appréciaient peu, lui du moins me trouvait excellente et m’aimait plus que tout au monde.
Jusqu’à 3 heures du matin, j’ai trié les lettres que Léon Nikolaïévitch et moi avons écrites à ma sœur Tania, après quoi j’ai relu les lettres de Léon Nikolaïévitch à Valéria Arséniéva que naguère il aurait voulu épouser. Belles lettres, mais, il ne l’a jamais aimée.
— 5°. Temps clair et beau.

12 janvier 1895.


Levée tôt ; donné à Vania un remède contre la toux qui était devenue plus violente. Ouvert le vasistas. — 10°. Je me suis lavée à l’eau froide, mais cela ne m’a pas ranimée. Je suis triste. Tenu compagnie à Vania à qui j’ai fait la lecture, reçu les visiteurs : Tchirépine et Lopatine. Avec ce dernier, je me suis entretenue de la mort. Il a dit entre autres que la vie serait moins intéressante sans cette éternelle inquiétude devant le problème de la mort. Petrovskaïa et Tzourikova sont venues plus tard. Cette dernière a dîné et passé la nuit chez nous. Elle incarne la vieille fille de la noblesse ; elle fait les cartes, se meut parmi d’innombrables amis et connaissances et est encore romanesque à quarante ans.
Le soir, la température de Vanitchka a remonté jusqu’à 38,3, ce qui m’inquiète terriblement. Quelque chose s’est brisé en moi, je souffre intérieurement et ne me possède pas le moins du monde. J’ai pris sur moi, suis allée au service commémoratif de Lopoukhina, chercher Sacha chez Glébovii et ai passé une heure chez les Tolstoï. Je suis revenue à pied et ai eu légèrement peur. Liova est redevenu doux, Macha est très gentille et tâche de se rendre utile, les garçons me témoignent beaucoup de tendresse. Tchitchérine a dit aujourd’hui qu’il y avait deux hommes en Léon Nikolaïévitch : un écrivain de génie, et un mauvais raisonneur qui frappait les gens en énonçant des paradoxes et les idées les plus extraordinaires. Il a appuyé cette affirmation de quelques exemples. Tchitchérine aime Léon Nikolaïévitch par habitude : il continue à voir en lui ce Léon Nikolaïévitch qu’il a connu jeune et dont il conserve une quantité de lettres.

13 janvier.


Trié les lettres reçues des donateurs au temps de la famine ; déchiré celles qui ne contenaient que des chiffres et des phrases officielles et conservé celles où sont exprimés des sentiments ou des idées. Vania m’a aidée très gentiment. Pauvre petit, il a chaque jour la fièvre et de nouveau, il a beaucoup maigri et pâli.

14 janvier.


Tenu compagnie à Vania à qui j’ai fait la lecture. Bougaïéva, Zaïkovskaïa et Litvinova sont venues le soir. Sot bavardage ! Ce matin Vania avait 37,8 et ce soir 38,5 [4]. Arrêt de ma vie physique et de ma vie spirituelle. J’attends le réveil.

15 janvier.


Le réveil ne s’est pas produit et l’angoisse est devenue plus forte. Est-ce parce que je suis lasse de veiller jour et nuit sur Vanitchka et sur Liova qui sont malades ? [20]. Tout le jour, je me suis évertuée à distraire Vania. Le soir, le docteur Filatov n’a trouvé aucune complication ni dans les poumons, ni dans la gorge et aucune dilatation de la rate. La grippe et rien d’autre. Je suis allée chercher Sacha chez les Glébovii où elle a pris sa première leçon de danse. Le soir, mon frère est venue avec sa femme ; cette dernière est triste et maigre. Plus tard, j’ai fait les cartes pour Macha et Micha Olsoufiev. Pour ce dernier, la mort est sortie. Cela m’a fait une profonde impression et j’ai eu peur pour Tania et Léon Nikolaïévitch. Pourvu qu’ils reviennent bientôt ! Comme j’aimerais Liovotchka s’il était un peu meilleur pour moi, plus attentif à l’égard des enfants, des garçons.
Liova est légèrement capricieux, mais aujourd’hui, pour la première fois, il m’a paru un peu plus frais. Macha me fait peine. Le désir qu’elle a de se rendre utile est agréable.

16 et 17 janvier.


Vania est toujours dans le même état. Il a de la fièvre depuis midi jusqu’à le nuit. Bien qu’il soit toujours aussi enrhumé, il tousse moins. Sacha aussi a le rhume. Les visites que m’a faites Stakhovitch hier et aujourd’hui ne m’ont pas distraite. Nous avons eu aussi hier soir la visite de Macha Kolokoltzéva dont la cordiale sympathie et la sincère amitié me sont bien agréables. Je suis très fatiguée par la maladie de Vanitchka [6]. Je me sens faible, chaque mouvement provoque des suffocations. Andrioucha se plaint d’avoir mal au ventre ; Micha partage la chambre de Liova. Macha fait preuve de beaucoup de douceur et de gentillesse, elle m’est d’un grand secours.
Tempête de neige, le vent rugit. — 6°. Léon Nikolaïévitch et Tania ont promis de revenir demain de chez Olsoufiev. Je lis les Rois. Jusqu’ici, c’est intéressant. Cousu tout le jour en tenant compagnie à Vania. Je vis dans l’oisiveté et la tristesse.

18 janvier.


Je me rappelle toujours que c’est aujourd’hui l’anniversaire du décès de mon fils Aliocha. Voilà neuf ans qu’il est mort.
Je me suis levée à 6 heures du matin pour donner à Vania de la quinine et à 8 heures et demie pour mesurer sa température : 36,7. Puis je me suis recouchée et rendormie. Levée tard. Douleurs dans la tempe. Allée acheter de la toile, des bas, du fil, tout l’indispensable [7]. Après dîner, Micha au violon et moi au piano avons joué une sonate de Mozart, puis du Schubert. C’est dommage que je déchiffre mal ! Micha était très en train et j’ai regretté de devoir l’arracher à la musique pour l’envoyer travailler avec son répétiteur. Andrioucha a mal au ventre. Il me déplaît par sa paresse et sa faiblesse de volonté.
Léon Nikolaïévitch et Tania sont rentrés de chez Olsoufiev. Notre revoir, après cette séparation de dix-huit jours, n’a pas été joyeux comme naguère. Tania a pris un ton méchant et sévère ; quant à Liovotchka, il est d’une complète indifférence. Ils ont vécu là-bas gaiement et sans soucis ; ils ont fait des visites, Léon Nikolaïévitch a même joué au vint et fait de la musique à quatre mains. A l’abri des regards de ses disciples, il a pu mener une vie simple, reprendre haleine et descendre de ces échasses sur lesquelles il grimpe en présence des obscurs. Ce matin, un entretien avec miss Spiers à qui j’ai reproché d’être inutile. Elle est déplaisante et n’aime pas les enfants. Il faudra que je me sépare d’elle. Il n’y a plus de bonnes gouvernantes, maintenant. Tout est triste !

19 janvier 1895.


[16] Levée plus tôt : je me suis occupée de Vania. Il a dessiné d’après nature et à son idée de petites corbeilles et moi, j’ai essayé de faire une aquarelle de notre jardin. Ce que j’ai fait est affreux. Quel regret de n’avoir rien étudié à fond ! J’ai lu les Rois, très mauvais. Déjeuner agréable en famille. Je ne sais pas vivre seule, j’ai l’habitude d’avoir auprès de moi Liovotchka et les enfants et quand je reste seule avec les petits, je m’ennuie.
Après dîner, je me suis occupée des comptes et des affaires de notre propriété sise dans le gouvernement de Samara. Goltzev est auprès de Léon Nikolaïévitch à qui il donne lecture de l’adresse de Tver et de la pétition présentée au nouveau tsar. Dounaïev est ici aussi. Vania continue à se mal porter et à avoir de la fièvre, chaque après-midi vers 3 heures. Temps clair, — 6°, nuits de lune. Comme c’est bon ! Et moi, je suis triste et mon âme sommeille !

20 janvier.


Vanitchka va très mal, une forte fièvre. Je suis allée dans la soirée consulter le médecin qui a prescrit d’augmenter les doses de quinine. Liovotchka est mécontent que je sois allée prendre conseil du docteur et lui-même ne sait évidemment que faire. Il est plein de courage et d’entrain, a puisé de l’eau dans le puits, a écrit. Le soir, il a lu. Il vient de partir chez Serge Nikolaïévitch. Journées claires, nuits de lune. J’ai l’âme terriblement lourde,… quelque chose d’insupportable.

26 janvier.


Tous ces jours-ci, Vanitchka a eu de la fièvre. Le voir est pour moi un vrai supplice moral et physique. Aujourd’hui, il va un peu mieux, mais il a pris, en deux fois, double dose de quinine. Je suis sortie et ai acheté de la musique, des jouets, du fromage, des œufs frais, etc. Passé quelques instants auprès de Vania et, après dîner, j’ai joué à quatre mains avec Léon Nikolaïévitch. Choisi pour Sacha et Nadia Martinovi un morceau qu’ils joueront à la soirée enfantine projetée. Quand tout le monde fut parti, Liova m’a entretenue de son projet de construire une maison dans la cour et m’a réclamé de l’argent sur un ton désagréable. J’ai refusé et il n’a pas tardé à redevenir amical. Macha et moi avons corrigé les épreuves d’un conte de Léon Nikolaïévitch intitulé Maître et serviteur. Je regrette qu’il l’ait donné au Séviernii Viestnik. Si on l’avait publié gratuitement dans le Posriednik, chacun, moyennant 20 kopecks, aurait pu acheter et lire la nouvelle de Tolstoï. Tandis que, pour la lire, le lecteur devra débourser 13 roubles. Je ne partage pas les idées de mon mari parce qu’il n’est ni droit, ni sincère. Tout en lui est feinte, mensonge, affectation. Le fond est mauvais et ce qui est plus grave, toujours la vanité, une inassouvissable soif de gloire et un irrésistible besoin d’étendre indéfiniment sa popularité. Nul ne me croira, j’ai moi-même peine à le constater, mais j’en souffre alors que les autres ne s’en aperçoivent pas. D’ailleurs cela leur est bien égal.
Il est 2 heures du matin. Liovotchka est parti pour assister à une conférence qu’a organisée le prince D. Chakhovskoï, je ne sais sur quel sujet. Toutes les lampes brûlent ; le valet de chambre attend. J’ai préparé pour Léon Nikolaïévitch une semoule d’avoine, collé les bonnes feuilles tandis qu’eux bavardent là-bas. Demain, je me lèverai à 8 heures pour mesurer la température de Vanitchka, lui donner de la quinine et, pendant ce temps-là, Léon Nikolaïévitch dormira. Ensuite, il ira puiser de l’eau sans s’informer si l’enfant va mieux et si la mère n’est pas trop fatiguée. Ah ! combien peu de bonté il nous témoigne à nous, à la famille. Il n’a à notre endroit que sévérité et indifférence. Ceux qui écriront sa biographie narreront qu’il est allé puiser de l’eau à la place du dvornik, mais nul ne saura qu’il n’a jamais donné à sa femme une minute de répit, à son fils une goutte d’eau, qu’au cours de trente-deux ans, il n’a pas passé cinq minutes auprès d’un malade afin de me permettre de me reposer, de dormir mon content, de me promener ou simplement de me remettre de mes fatigues.
— 11°, le givre, le silence, la lune.

1er février.


Voilà trois jours que Vanitchka n’a plus de fièvre. Depuis quatre jours, je lui donne après chaque repas cinq à six gouttes d’arsenic. J’ai le cœur plus léger. Liova continue à ne pas me donner de joies. Avec Léon Nikolaïévitch, mes relations sont bonnes et passionnées [25].
Ces jours derniers, je l’ai mesuré, il a 1 m. 75.
Après un froid de — 25°, la température a remonté jusqu’à 5°. Aujourd’hui, il n’y a qu’un et demi. Ma santé est mauvaise : des suffocations, des battements de cœur qui ne me laissent aucun répit. Dès que je presse le pas, le nombre de mes pulsations passe, en cinq minutes, de soixante-quatre à cent vingt.
J’ai lu De l’Espace et du Temps de Tchitchérine. Livre ennuyeux et dépourvu de tout talent. Je suis allée hier au lycée Polivanov, car on s’était plaint des espiègleries et de la mauvaise conduite de Micha pendant les cours. Écrit à Kandidov et au régisseur.

5 février.


Ai-je mauvais caractère ou du bon sens ? Léon Nikolaïévitch a écrit un conte magnifique, Maître et Serviteur. Gourévitch, une demi-juive intrigante, en usant de flatterie, parvient toujours à obtenir de Léon Nikolaïévitch telle ou telle œuvre pour la publier dans son journal. Or Léon Nikolaïévitch a renoncé à tout droit d’auteur. Dans ces conditions, ses œuvres devraient paraître dans des éditions à bon marché comme celle du Posriednik. Alors, j’aurais compris, j’aurais approuvé. Mais il me les a refusées pour le treizième tome afin que je n’en puisse tirer aucun argent. En ce cas, pourquoi les donne-t-il à Gourévitch ? Cela m’irrite, je cherche le moyen de bien agir envers le public et non à plaire à Gourévitch, à qui j’en veux, et ce moyen je le trouverai.
Un jour, Léon Nikolaïévitch m’avait apporté pour ma fête la Mort d’Ivan Iliitch qui devait faire partie de la nouvelle édition. Plus tard, il m’a repris cette nouvelle pour la faire imprimer en sorte qu’elle est tombée dans le domaine public. Alors, je me suis fâchée et ai pleuré. Pourquoi Léon Nikolaïévitch manque-t-il toujours de délicatesse envers moi ? Comme tout, tout est devenu triste ! Macha est allée voir hier le docteur Kojevnikov qui lui a parlé en termes peu rassurants de la maladie de Liova. J’ai reproché aujourd’hui à Andrioucha d’avoir menti avant-hier à son père et à moi en nous promettant de rentrer à la maison alors qu’il est allé chez les tziganes avec Kleinmikhel et Sévertzov. Dans son excitation, Andrioucha a expliqué que s’il avait menti à son père c’était parce que celui-ci, pendant une année entière, ne lui avait adressé la parole, que pour lui dire : « rentre à la maison » ; il a ajouté que son père ne se souciait aucunement de lui et ne l’avait jamais aidé en rien. Ces reproches sont tristes à entendre, mais ils renferment beaucoup de vérité.
Nous avons eu la visite de Mamonov, de la comtesse Kapnist, maigre, fort gentille, inquiète des troubles universitaires. Liovotchka tousse et corrige les épreuves de Maître et Serviteur. Les camarades de Micha se sont réunis hier soir. S. H. Martinova nous a lu le Faust de Tourguéniev.
Je me suis rappelée Tourguéniev, son séjour au printemps à Iasnaïa Poliana, la chasse à la bécasse. Liovotchka était au pied d’un arbre. Tourguéniev et moi au pied d’un autre. Comme je demandais à ce dernier pourquoi il n’écrivait plus, il s’est incliné, a jeté un coup d’œil autour de lui et d’un ton mi-plaisant : « Je crois que les arbres de la forêt seront seuls à nous entendre. Voici, mon âme (dans sa vieillesse, il disait à tout le monde « mon âme »), pour écrire, il a toujours fallu que je sois en proie au délire amoureux et, maintenant, c’est impossible. — C’est dommage, répondis-je en riant, si vous tombiez amoureux de moi, peut-être pourriez-vous écrire ! — Non, c’est trop tard. »
Il était fort gai, dansait le soir avec mes filles et nièces une danse dans le genre du cancan parisien, discutait amicalement avec Léon Nikolaïévitch et feu Ourousov. Il demandait toujours que l’on fît pour le dîner du bouillon de poule à la semoule ainsi que des pâtés à la viande et à l’oignon, disant que les cuisiniers russes étaient seuls à savoir les préparer. A tous, il témoignait tendresse et douceur. « Comme vous avez bien fait d’épouser votre femme ! » disait-il à mon mari. Il ne cessait d’insister auprès de Léon Nikolaïévitch pour que celui-ci se remît à son travail artistique et parlait avec chaleur de la noblesse de son talent. Il m’est difficile de tout me rappeler maintenant et je regrette d’avoir si peu écrit dans ma vie. Nul ne m’a dit qu’il importait que je le fisse et longtemps, j’ai vécu dans une puérile ignorance.
Aujourd’hui, lu dans le Novoïé Vrémia l’émouvante nouvelle de la mort de Mary Ourousov qui n’avait que vingt-cinq ans. Il y avait en elle quelque chose de spécial, elle était artiste, musicienne, tendre. Son âme a rejoint celle de son père. Elle n’a pas pu supporter la rudesse de sa mère. Pauvre petite !

21 février 1895.


J’ai vécu et je vis encore une période pénible ; je ne suis pas d’humeur à écrire. C’est triste, c’est terrible, car je vois avec netteté qu’à partir de ce moment, je commence à décliner. Je n’ai pas pitié de moi et l’idée du suicide me hante toujours davantage. Dieu me préserve de commettre un si grave péché ! Aujourd’hui, pour un peu, je me serais enfuie de la maison. Certes, je suis malade, je ne me domine pas, mais mes souffrances sont devenues si aiguës et toutes proviennent d’une unique cause : le peu d’amour de Léon Nikolaïévitch pour moi et pour les enfants. Il y a d’heureux vieillards qui d’une vie amoureuse, semblable à celle que nous avons vécue pendant trente-trois ans, passent à des relations amicales. Tandis que nous ! Chez moi, des soubresauts de tendresse et d’amour sentimental et stupide pour lui. Quand j’étais malade, il m’a apporté deux pommes magnifiques dont j’ai planté les pépins en souvenir de ce geste de tendresse. Verrai-je des pousses sortir de ces graines ?
Oui, j’aurais voulu narrer cette triste histoire. C’est moi qui suis coupable, certes, mais comment ai-je été mise dans cette situation ? Que mes enfants ne me jugent pas, car nul ne saura jamais se débrouiller et s’y reconnaître dans nos relations conjugales. Si, malgré les apparences de bonheur, je veux en finir avec la vie et si je l’ai tant de fois voulu, est-ce sans raison ? Si l’on savait combien sont douloureux ces soubresauts d’un amour qui n’a jamais reçu d’autre satisfaction qu’une satisfaction charnelle et qui s’est épuisé dans ces secousses. Combien plus douloureux encore d’avoir, dans les derniers jours de son existence, la conviction que votre amour n’a jamais été partagé et que l’homme à qui on l’avait voué ne vous a donné en échange que rudesse et vous condamne impitoyablement.
Voici l’histoire : La nouvelle Maître et Serviteur m’a beaucoup tourmentée ainsi qu’on peut le voir dans les pages précédentes de mon journal. Pourtant, j’ai pris sur moi et ai aidé de mon mieux Léon Nikolaïévitch à corriger les épreuves. Lorsque tout fut terminé, je lui demandai l’autorisation de copier ce récit et de le publier dans le treizième tome de ses œuvres complètes.
Je me proposais de le copier la nuit afin de n’en pas retarder l’expédition à Petersbourg. Liovotchka s’est fâché, je ne sais pourquoi, m’a répondu qu’on nous enverrait d’autres épreuves et a protesté énergiquement contre mon intention de copier le récit alléguant que c’était folie. J’étais tourmentée à l’idée que seule le Séviernii Viestnik aurait le privilège de cette publication. Les paroles de Storojenko me revinrent à la mémoire : « Gourévitch (l’éditrice) a su ensorceler le comte », c’est-à-dire qu’en un an, elle a obtenu de lui deux articles. C’est pourquoi je résolus d’obtenir à tout prix que Maître et Serviteur fût publié simultanément dans le Posriednik et dans les œuvres complètes. Nous étions tous deux excités et fâchés. L’emportement de Léon Nikolaïévitch était tel qu’il courut en haut, s’habilla et déclara qu’il quittait la maison pour toujours et ne reviendrait pas.
Sentant que je n’étais coupable que d’avoir voulu copier la nouvelle, l’idée me traversa l’esprit que ce n’était là qu’un prétexte et que Léon Nikolaïévitch avait quelque raison plus sérieuse de me quitter. Je pensai tout d’abord qu’il s’agissait d’une femme. Je perdis sur moi tout contrôle et, afin de ne pas le laisser partir le premier, je me précipitai dans la rue et me mis à courir. Il me courut après. J’étais en robe de chambre, lui en pantalon et en gilet, sans blouse. Il me pria de rentrer, mais je n’avais qu’une seule idée : périr, périr d’une manière ou d’une autre. Je me souviens que je sanglotais et criais que tout m’était indifférent, qu’on pouvait même me conduire au commissariat ou dans un asile d’aliénés. Liovotchka me traînait. Je tombai dans la neige. J’étais pieds nus et en pantoufles ; j’avais passé ma robe de chambre sur ma chemise de nuit [25].
Nous nous sommes un peu calmés. — Le lendemain matin, je lui ai de nouveau aidé à corriger les épreuves pour le Séviernii Viestnik. Après dîner, lorsqu’il eut terminé le travail et comme il se disposait à aller dormir, je lui réitérai ma demande : « Puis-je prendre maintenant les épreuves et copier ? » Il était étendu sur le divan. A ces mots, il bondit sur ses pieds et, avec une expression méchante, me refusa cette autorisation sans m’expliquer pourquoi. (Encore maintenant, j’en ignore les raisons.) Sans me fâcher, je le suppliai de m’accorder ce que je lui demandais. J’avais des larmes dans les yeux et dans la voix. Je lui promis de ne pas publier le livre sans sa permission et le priai seulement de me laisser copier le récit. Son refus n’était pas catégorique, mais sa méchanceté m’avait stupéfiée. Je ne pouvais plus rien comprendre. Pourquoi les intérêts de Gourévitch et de son journal lui sont-ils si à cœur qu’il ne peut pas m’autoriser à publier aussi ce récit en supplément du treizième tome et dans l’édition du Posriednik ?
Un sentiment de jalousie, d’irritation, d’amertume que Léon Nikolaïévitch ne fasse jamais rien pour moi, qu’il me donne si peu d’amour en échange du sentiment que j’ai pour lui, tout cela s’est mué en un affreux désespoir. J’ai jeté les épreuves sur la table, ai mis ma pelisse, des galoches, mon chapeau et ai quitté la maison. Pour mon malheur ou non, Macha ayant remarqué mon visage défait m’a suivie. Tout d’abord, je ne le remarquai pas, c’est seulement plus tard que je le vis. Je me dirigeais vers le Couvent de la Vierge, car je voulais périr quelque part dans les Monts des Moineaux, dans la forêt. Dans la nouvelle, la mort de Vasilii Andréévitch m’avait plu et je voulais périr de la même façon. Rien ne m’était plus, plus ne m’était rien. Toute ma vie, j’ai misé sur une seule carte, — sur mon amour pour mon mari, — à ce jeu, j’avais perdu et il ne me restait plus aucune raison de vivre. Je n’avais pas la moindre pitié pour les enfants. J’ai toujours senti que ce sont les parents qui aiment leurs enfants et non les enfants qui aiment les parents, aussi pouvaient-ils vivre sans moi. Macha ne me perdit pas de vue un seul instant et me ramena à la maison. Je passai deux jours dans le désespoir et, de nouveau, je tentai de m’enfuir : je pris dans la rue une voiture de louage qui me conduisit à la gare de Koursk. Comment les miens purent-ils deviner que c’était précisément là que j’allais ? Je l’ignore. Le fait est que Serge et Macha me rejoignirent et, une fois encore, me ramenèrent à la maison. En rentrant, j’éprouvais chaque fois un sentiment de malaise et de honte. La veille au soir (c’était le 7 février), je fus très malade. Tous mes sentiments s’exaspérèrent. Il me semblait que celui que touchait la main de Léon Nikolaïévitch était condamné à périr. Je fus prise d’une maladive pitié pour Khokhlov tombé en démence et, par mes prières, j’aurais voulu soustraire tout le monde à l’influence de Léon Nikolaïévitch. Maintenant encore, je sens que c’est mon amour pour lui qui me conduit à ma perte, à la perte de mon âme. Si je me libère de cet amour, je serai sauvée, sinon je périrai d’une manière ou d’une autre. Il m’a tuée, je ne vis plus.
Lorsque j’eus longtemps pleuré, il entra dans ma chambre, s’agenouilla, se prosterna jusqu’à terre et me pria de lui pardonner. S’il conservait pour quelque temps une goutte de cet amour que j’ai senti en lui à ce moment, — je pourrais encore être heureuse.
Après avoir mis mon âme à la torture, ils ont appelé les médecins. C’est comique, mais chacun m’a prescrit des remèdes selon sa spécialité. Le médecin des maladies nerveuses m’a prescrit du brome, le médecin des maladies internes m’a donné de l’eau de Vichy et des gouttes. Enfin le gynécologue a parlé en termes cyniques de l’âge critique et a ordonné son remède à lui. Je n’ai pris aucun médicament et ne vais pas mieux. En courant dans la rue, à peine vêtue, par une température de — 16°, j’ai eu froid jusqu’à la moelle des os et j’ai mis mes nerfs à rude épreuve |15]. Aussi suis-je tout à fait malade. Mes filles ont craint pour moi, Micha sanglotait, Andrioucha est allé confier sa peine à Ilia ; Sacha et Vania étaient très agités. Liovotchka était tourmenté, mais c’est Serge qui a été le plus gentil de tous, il m’a entourée d’une tendresse calme, sans l’ombre de sévérité. En toi, Liovotchka, qui est chrétien, j’ai vu plus de sévérité que de pitié et d’amour. Et toute l’histoire a pour cause unique l’amour sans bornes que j’ai pour lui. Il me croit poussée par la méchanceté et ne sait pas que ce n’est pas à ce sentiment que j’obéis, mais à d’autres raisons. Que faire puisque Dieu m’a donné une nature si inquiète et si passionnée ?
Ma belle-sœur, Maria Nikolaïevna a été aussi très bonne et très tendre ; elle m’a assuré que, dans mon affolement, je n’avais dit que la vérité, mais que j’avais exagéré. Oui, mais cet affolement est inexcusable et irréparable.
Nous vivons en paix de nouveau. Liova est parti à la maison de repos du docteur Ogranovitch et n’écrit pas un mot. Il est maladivement hostile à toute la famille et ne veut pas avoir affaire à nous. Peut-être est-ce mieux pour sa santé nerveuse. J’ai reçu hier la visite d’un docteur de ce sanatorium qui m’a rassurée. Dieu veuille que je ne voie mourir aucun de mes enfants ! Puisse-t-il me rappeler à lui avant eux, là où l’amour ne sera plus un tourment, mais une joie.
Et le Posriednik et moi avons obtenu Maître et Serviteur, mais à quel prix !
Je corrige les épreuves et suis avec attendrissement ce travail artistique si subtil. Souvent des larmes de joie me montent aux yeux.

22 février 1895. Matin.


Vanitchka est retombé malade hier. Le docteur Filatov est venu et a diagnostiqué la scarlatine. Aujourd’hui, l’éruption est apparue. L’enfant a mal à la gorge et la diarrhée.

23 février 1895.


Mon charmant petit Vanitchka est mort cette nuit à 11 heures. Mon Dieu, et je suis encore en vie !

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