Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/de Yokohama à Vancouver

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Vendredi 6 mai.

Je me lève de bonne heure et fais ma valise, de façon à être prêt, puis je vais au bureau de la Péninsulaire. Pas de nouvelles du Canton, mais il peut arriver encore avant midi. Je trouve là M. B…, qui est dans le même cas que moi. On me préviendra à l’hôtel aussitôt que le Canton sera signalé, et j’irai avec la chaloupe de l’agence chercher mes bagages à bord pour les transporter de suite sur l’Impress.

À tout hasard, je vais acheter quatre chemises en crépon du Japon et fais encore quelques courses. Je retourne au bureau, mais rien.

Voici 11 heures, il est temps de partir. Je charge M. Muraour de faire le nécessaire pour me faire retourner mes malles si je ne puis les avoir et vais à bord de l’Impress. La chaloupe de l’hôtel reste là pour aller au-devant du Canton prendre mes malles si on le voit arriver. Mais, toujours rien, le signal du départ est donné et me voici en route pour un mois avec trois chemises de toile, dont deux sales, deux chemises de flanelle et quatre paires de chaussettes. Ça ne va pas être gai. Je trouve M. D… et lui raconte ma triste aventure. Il est avec M. F…, lieutenant de vaisseau qui rentre en France et dont je fais la connaissance. Nous sommes trois Français en tout sur ce bateau où il y a 120 passagers.

À une heure, tout le monde se retrouve au tiffin, dans l’immense salle à manger qui est pleine. Je suis à une petite table de quatre avec M. B…, l’Américain, et M. , le jeune Anglais du Rohilla ; il y a encore un autre Anglais que connaît M. B…, et bientôt on met une chaise au bout de la table pour M. D…, d’Hanoï. M. F…, lui, se trouve seul à une grande table, entouré d’Anglais, qu’il ne comprend pas, et parle fort peu. Mais nous nous retrouvons entre les repas et faisons la promenade ensemble.

Je ne connais pas mon compagnon de cabine, j’ai vu qu’il avait tout envahi, aussi, malgré que j’aie peu de bagages, je suis obligé de dégager un porte-manteau et de faire un peu de place.

Je vais plusieurs fois à la cabine durant l’après-midi, mais je ne parviens pas à le rencontrer.

M. H… m’a offert de me prêter du linge, entre autres des chemises, si je puis les mettre ; je le remercie, car j’aurai sans doute besoin d’en user.


Samedi 7 mai.

Je me lève à 6 heures et demie ; je n’ai pas entendu mon compagnon rentrer se coucher.

Comme j’ai le lit du haut, je le vois en descendant et lui souhaite le bonjour ; il parle un peu français.

Je vais au bain et reviens m’habiller, puis je monte sur le pont. La journée se passe d’une façon assez monotone à lire, écrire, se promener. Je n’ai même plus mes livres d’anglais qui sont dans mes malles.


Dimanche 8 mai.

À 10 heures, grand service religieux à la salle à manger, auquel nous n’assistons pas, nous trois Français, ainsi que quelques Anglais.

L’après-midi, comme la veille, promenade et lecture.

Le temps s’est beaucoup refroidi : on met les pardessus ; heureusement que j’ai sorti le mien de ma malle pour traverser le Japon, si je ne l’avais pas, je serais gelé plus tard.


Lundi 9 mai.

Dans l’après-midi, on a installé un jeu de boules et j’en fais une partie avec les Anglais.

J’ai la chance de ne pas être maladroit et d’abattre pas mal de quilles, ce qui, deux fois, donne la victoire à notre camp.


Mardi 10 mai.

Il neige légèrement le matin, ce qui fait baisser la température. Je demande à un officier combien de degrés : 33° Fahrenheit, ce qui fait à peine un degré au-dessus de zéro. Aussi, accélère-t-on le pas en se promenant autour du pont. Quelques flocons tombent encore vers 11 heures, et le reste de la journée est agrémenté d’un peu de soleil.


Mercredi 11 mai.

Jour gris, qui paraît moins froid qu’hier ; nous devons passer au 180 degrés ce soir à minuit, c’est-à-dire aux antipodes du méridien anglais, aussi prépare-t-on pour demain une journée de fête et de jeux.

Des listes sont affichées où on peut s’inscrire ; il y aura des prix, car tous les passagers souscrivent. Déjà pour la traversée il y a eu des listes pour différents jeux : croquet, espèce de jeu de tonneau, anneaux de cordes lancés dans des baquets, etc.

Antipodes-Day. Jour des antipodes, c’est son nom, car il ne porte pas de date, c’est la répétition du 11 mai, afin de rattraper le jour gagné en faisant le tour du monde de ce côté. Nous étions de 12 heures en avance sur vous autres, nous allons être de 12 heures en retard, que nous regagnerons au fur et à mesure que nous marcherons à l’est.

Après le tiffin de 1 heure, les jeux commencent.

C’est d’abord la course aux pommes de terre pour gentlemans. Quatre baquets sont placés l’un à côté de l’autre et en avant de chacun cinq pommes de terre à deux mètres l’une de l’autre. Les joueurs sont près de chaque baquet et au commandement : « Partez ! » ils se précipitent prendre une pomme de terre pour la rapporter dans le baquet, et ainsi de suite, une par une. Le premier qui a fini a gagné. Comme le pont glisse un peu, il y a quelques chutes.

La même course a ensuite lieu pour les dames. De grandes jeunes filles et des dames, il y en a une petite dont les cheveux sont grisonnants, elle court tout de même.

La même course vient pour les enfants.

2o  Course en sacs pour hommes. – Tous y participent ; il y en a de vieux qui ont bien 40 à 45 ans ; deux ou trois chutes amènent plusieurs salades.

3o  Course des œufs avec cuiller, pour dames. – Les dames prennent un œuf sur une cuiller et doivent exécuter la course sans laisser tomber l’œuf.

4o  Course à trois jambes. – Les hommes deux à deux ont la jambe gauche de l’un attachée à la jambe droite de l’autre par deux ou trois mouchoirs et les couples courent ainsi à qui arrivera le premier. Chutes assez fréquentes et comiques.

5o  Course à l’aiguille. – Les dames à une extrémité du pont tiennent chacune une aiguille, elles partent à un signal donné à l’autre extrémité où sont les hommes qui ont chacun un bout de fil. La dame se fait enfiler son aiguille par un homme et la première qui est retournée à son point de départ avec son aiguille enfilée a gagné.

6o  Course des cravates. – Les hommes défont leur cravate (une lavallière ou un ruban) on leur lie les mains derrière le dos et on leur met une cigarette a la bouche. Les dames sont à l’autre extrémité du pont et chacune à une boîte d’allumettes. Au signal donné, les hommes se précipitent chacun vers une dame qui enflamme une allumette et la présente à la cigarette de l’homme qui l’allume. Ensuite l’homme se tourne et la dame lui prend de ses mains attachées au dos, la cravate qu’il tient. Elle la lui passe au cou et doit faire un nœud présentable et le premier homme retourné au point de départ avec sa cravate bien nouée et sa cigarette allumée a gagné. Cette course est assez amusante.

7o  Combats de coqs. – Celle-là est désopilante. Deux hommes s’asseoient par terre ; on leur passe un bâton sous les jarrets, ils passent leurs bras sous les bâtons et se croisent les mains en avant des jambes. On leur attache les mains. On les met ainsi en face 1 un de l’autre, à un mètre, et on dit : « Allez ! » Ils s’avancent doucement sur leur derrière l’un vers l’autre et essaient de glisser le bout de leurs pieds sous les pieds de l’adversaire. Quand ils y arrivent, ils soulèvent les pieds de celui-ci qui roule sur son dos, les pattes en l’air, comme une boule, et attend ensuite qu’on aille le déficeler, car il ne peut plus se remettre. C’est d’un comique impossible, surtout quand on voit faire cela par des gens de trente à quarante ans.

8o  L’œil du cochon. – On dessine par terre un gros cochon avec de la craie. On bande les yeux à un joueur placé à 4 ou 5 mètres, on le fait tourner sur lui-même, on lui met un morceau de craie à la main et allez-y, le voilà parti à tâtons pour marquer par une croix blanche la place de l’œil du cochon. Le plus proche a gagné. Souvent le joueur va placer l’œil à la queue ou au bout des pattes, des oreilles, ce qui provoque le rire. Cette course est pour tous, hommes, dames et enfants.

9o  Course. – Deux hommes se mettent à quatre pattes, l’un en face de l’autre, on leur passe autour du cou une corde formant un grand cercle. Ils tirent avec leur cou sur cette corde de façon à ce que l’un des deux amène l’autre à passer une raie à la craie qui les sépare. Ce n’est pas gracieux, c’est même brutal. Les faces se congestionnent.

10o  Course. – C’est la course d’obstacles ; celle-là est vraiment intéressante et nécessite autant de force que d’adresse. Quatre concurrents sont en ligne. Ils partent de 1 arrière du bateau, doivent d’abord descendre à l’entrepont à l’aide de quatre cordes (chacun la sienne) attachées au pont, c’est la hauteur d’un étage, puis ils en remontent sur des doubles planches dressées presque verticalement. Ensuite ils doivent passer sur une espèce de plateforme de trois mètres de large, formée par des cordes tendues à un mètre du plancher, comme un lit de sangles ; il faut se jeter à plat ventre sur ces cordes et traverser ainsi ; après cela deux avirons sont attachés tout près du plancher, à peine à une distance de l’épaisseur d’un homme et à plat ventre il faut passer dessous en s’amincissant. M. H… manque même d’y rester, il n’a pas été au bout où l’intervalle est le plus grand et il se trouve pris et serré sous les avirons sans pouvoir ni avancer ni reculer. Viennent ensuite les manches à air, espèces de sacs en toile à voile de 6 à 8 mètres de long et percés des deux bouts dans lesquelles il faut ramper. L’un des concurrents veut aller à reculons, le sac se roule et il ne peut plus en sortir ; quand il revient du côté où il est entré, il est presque asphyxié, aussi ne peut-il continuer. Il ne reste que deux concurrents qui ont encore à passer par-dessus une corde en forme de balançoire à 1 mètre 50 de haut ce qui est facile et à monter sur la passerelle de quart pour en descendre à l’aide d’une corde. Trois séries de quatre concurrents ont lieu et ensuite une belle entre les trois vainqueurs qui arrivent au bout épuisés. C’est vraiment très fatigant et pénible pour les coureurs.

Cette course termine la série des jeux qui aident à passer l’après-midi de la journée des Antipodes d’une façon un peu amusante, et ce qui donne un grand attrait de curiosité, c’est que les passagers de premières seuls y prennent part, ainsi que quelques officiers.


Jeudi 12 mai.

Cette journée comme les précédentes, promenades, lectures. Mon compagnon de cabine est un Anglais qui vient de Manille, d’où il a rapporté une douzaine de boîtes de cigares dans lesquelles il insiste pour que je puise quand je voudrai. Il m’a déjà prêté trois chemises et un gilet de coton à manches.

Je décide aussi M. P… à me donner une leçon d’anglais et j’espère que nous continuerons quelques jours. Si seulement j’avais mes livres.


Vendredi 13 mai.

Il semble qu’il fasse un peu moins froid. Le bateau n’a pas mal marché hier, 370 milles, ce n’est pas le diable, mais enfin cela nous permet d’espérer que nous pourrons être à Vancouver le 17 au lieu du 18 courant. Le soir, une partie du pont est garnie avec des toiles et les pavillons en guise de tentures. Le piano est apporté et un bal est donné.


Samedi 14 mai.

Journée comme les précédentes, pas très gaie.


Dimanche 15 mai.

Même répétition, sauf que les jeux de l’après-midi sont supprimés ; le croquet, les planches à nombres sont remisées. Il y a un service religieux à 11 heures et le reste du temps, on n’a que le droit de s’embêter.


Lundi 16 mai.

Il fait un peu moins froid et nous approchons de Vancouver, nous n’y serons pas avant mercredi 18 courant. On commence à préparer ses effets pour demain, les malles sortent de la cale ; pour moi ce sera simple.


Mardi 17 mai.

Je me réveille à 6 heures et vois en face du hublot des gros piliers de bois ronds ; le bateau est arrêté. Nous sommes au wharf du Sanatorium de l’île de Vancouver, car comme nous avons 500 Chinois et Japonais à bord, ils doivent être désinfectés. On commence par les Chinois qui sont à l’avant du bateau, mais du diable si je me doutais qu’il y en eut tant. Les Japonais ont changé leurs robes japonaises contre des costumes européens. Dieu ! qu’ils sont vilains ainsi. Pendant qu’on les mène désinfecter, nous allons faire une petite promenade dans l’île. Il n’y a guère que quelques grandes maisons vides, sortes d’hôtels pour le cas où les bateaux laisseraient leurs passagers en quarantaine.

M. D… manque d’écraser un serpent qui sauve se fourrer dans un tas de grosses pierres d’où nous ne pouvons le faire sortir. Il fait bon être sur terre après treize jours en mer sans rien voir à l’horizon. Nous revenons vers le bateau et voyons les Japonais désinfectés, leurs vêtements sont comme ont été les nôtres, fripés énormément et ils sont encore plus vilains. Il y avait aussi quatre à cinq Japonaises qui avaient arboré de belles toilettes européennes ; il faut les voir maintenant ! L’une a une robe en espèce de petite soie jaune, l’autre une robe et un corsage de velours, c’est fripé !!! Il est 11 heures et le petit vapeur (luncheon) qui touche à Victoria, vient chercher les passagers pour cette ville en même temps qu’il nous amène l’agent du Canadian Pacifique Railway. Nous disons adieu aux passagers qui s’en vont et parmi eux se trouve M. B…, l’Américain. Nous partons ensuite pour Vancouver, et durant ce trajet, l’agent du Canadian nous fait nos billets avec l’itinéraire que nous choisissons pour la traversée d’Amérique. Il ne parle pas du tout français, mais cela va tout de même. Je désire rentrer de New-York par un transatlantique français, ce sera sans doute la Champagne ; une dépêche sera envoyée par lui pour retenir une place sur ce bateau ; l’on me donnera à Winnipeg, au milieu du trajet, la réponse et le numéro de ma cabine.

MM. D… et F… doivent s’arrêter le second jour à Banffs, dans les Montagnes Rocheuses, ensuite faire la traversée des Grands Lacs, mais ils prennent le bateau du samedi suivant et m’avaient bien engagé à en faire autant. Nous arrivons à Vancouver à 7 heures moins le quart, et il est trop tard pour descendre à terre, nous allons dîner et comme nous sommes à quai, nous descendons après dîner faire un tour, mais la pluie se met bientôt à tomber et nous sommes obligés de rentrer de bonne heure.


Mercredi 18 Mai.

Nous descendons à terre à 8 heures avec MM. D… et F…, et allons de suite à la poste où je trouve trois lettres qui me font bien plaisir, car je suis sûr ainsi qu’on a reçu mes précédentes et qu’on sait comment je reviens.