Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/de Marseille à Colombo

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Dimanche 30 janvier 98.


Hôtel du Louvre et de la Paix,
Marseille.

À 3 heures de l’après-midi, l’omnibus entre dans le hall de l’hôtel, on charge les bagages et nous partons. Arrivés au débarcadère des Messageries maritimes, nous montons à bord de la Ville de La Ciotat. Les amis sont là pour accompagner les partants ; tout le monde circule, chacun se mettant en quête de son installation. J’ai la cabine de première no 149. Je la trouve déjà occupée par ma valise, mais le deuxième lit n’a pas encore de titulaire. Si je pouvais être seul ! Cette cabine est relativement spacieuse : elle a la largeur d’un lit en long sous le hublot et la largeur d’un autre lit, plus une toilette. Mes amis Paul et Mad, qui vont à Saïgon, ont une cabine voisine de la mienne et plus confortable encore. Je vais voir leur installation. Je trouve Paul occupé à défaire ses sacs, prendre ses habits, encombrer tout ; il m’engage à en faire autant avant que quelque voyageur ne survienne, de façon que le nouvel arrivant, à cette vue, demande une autre cabine. Je vais suivre son conseil. Nous nous retrouvons ensuite sur le pont et visitons le bâtiment.

La salle à manger, qui peut contenir 120 personnes, est magnifique. Au-dessus de la table centrale, le plafond est à jour et une galerie forme le salon de musique où monte un bel escalier. Ce salon, garni d’un piano à queue de Gareau, est orné de jolies peintures genre Watteau. Nous visitons le salon des dames, blanc et bleu, genre Louis XVI, puis la salle de lecture avec une bibliothèque bien fournie à l’usage des passagers et deux tableaux assez réussis, représentant deux vues du port de Marseille. Tout cela est très propre, très luxueux et d’un fort bel aspect.

Mais l’heure du départ approche. Nous remontons sur le pont et voyons que l’on est occupé à charger la poste. Les sacs de dépêches sont apportés sur les épaules d’hommes qui se suivent en file indienne et il y en a toujours et toujours. Enfin voici la cloche du départ qui sonne. C’est le moment des derniers adieux, moment pénible pour ceux qui partent et pour ceux qui accompagnent. On s’embrasse, on s’étreint, les mouchoirs sortent, on se dit encore quelques mots, pas moyen de se quitter, on s’embrasse encore, enfin on s’arrache en sanglotant ; cela fait peine à voir. Il n’y a plus que les passagers à bord, et les sacs de dépêches continuent toujours à défiler sur les dos des porteurs. Enfin les planches sont retirées, les amarres sont amenées, le remorqueur s’attèle à l’avant et on se demande comment cette coquille de noix va pouvoir mettre en mouvement ce colosse. Cela se décolle cependant peu à peu, on part, on est parti !

Je me précipite à ma cabine, personne ! Je vais donc être seul. Quelle chance !

Nous passons entre les deux jetées noires de monde ; des mouchoirs s’agitent de tous côtés ; on entend des cris, des souhaits. Quelques tours d’hélice et nous voilà en pleine mer. Nous devions partir à quatre heures, il en est cinq déjà, et après une station sur le pont, occupée à contempler le panorama de Marseille qui disparaît, nous descendons à la salle à manger pour dîner. Nous nous installons à une petite table de six, dans un coin, car sous cette table passe un courant d’air chaud où nous mettons nos pieds pour nous réchauffer. Le maître d’hôtel vient placer les passagers d’après une liste dressée par le commandant, et nous invite à prendre la place qui nous a été assignée. Mais Paul, qui a froid, ne veut pas quitter sa table, et le maître d’hôtel n’insiste pas. Sur notre désir, il nous donne comme vis-à-vis deux autres passagers qui vont à Saïgon, M. M…, directeur de la Banque de l’Indo-Chine, et sa femme.

La salle à manger, éclairée par de nombreux globes électriques, a un aspect superbe. Il y a peu de toilettes, deux dames seulement sont décolletées, les deux voisines du commandant. En face de lui est le ministre de France au Japon qui retourne à son poste. Après le dîner, qui est passable, on nous sert du café très fort et très mauvais et nous allons au fumoir attendre le thé de neuf heures. Après quoi nous faisons un peu de musique. Les partitions du bord sont nombreuses : Faust, Carmen, Lakmé, etc. À onze heures, presque tout le monde est au lit.


Lundi 31 janvier.

À mon réveil, vers 7 h. ½, j’ouvre mon rideau et je vois, en face, la terre. C’est la Corse. Nous traversons le détroit de Bonifacio. Je monte sur le pont et un officier me montre les rochers sur lesquels, au retour de Crimée, la frégate la Sémillante s’est perdue corps et biens.

Les passagers arrivent peu à peu pour prendre leur premier déjeuner. À bord, une des principales occupations est de manger. Dès six heures du matin, on sert des œufs, du thé, du café. À dix heures, déjeuner copieux. À une heure, thé ou bière avec viande froide. À quatre heures, bouillon. À six heures, dîner très abondant. À neuf heures, thé. Les Anglais, pour lesquels surtout a été institué ce régime intensif, ne manquent aucune de ces séances et, entre temps, vont faire au fumoir des intermèdes agrémentés de nombreux alcools ; on s’y peut faire servir, en effet, toutes les consommations possibles, en payant comme au café.

La journée est occupée à des promenades sur le pont, à des parties de jacquet, à la musique. M. M… a un répertoire très varié de chansonnettes comiques. Paul et Mad jouent des valses à quatre mains. Quelques curieux paraissent, mais timidement. La glace n’est pas encore rompue entre les passagers : on s’observe, on se tâte, et il en sera ainsi jusqu’à Port-Saïd.


Mardi 1er février.

Jusqu’ici la mer a été d’huile, et le temps beau, mais froid. Ce matin, il pleut à verse. La brume nous empêche de voir les îles Lipari, groupe de petits rochers volcaniques dont quelques-uns n’ont pas plus de 10 à 12 habitants.

Nous passons le détroit de Messine et apercevons Reggio dont, à travers une éclaircie, nous distinguons parfaitement les maisons en amphithéâtre. Toute la côte est très accidentée, les villages semblent accrochés au haut des sommets, la verdure est rare, et l’aspect général est sauvage. En face la Sicile, c’est la Calabre, la patrie des brigands.

Pendant que je contemple la côte, un Hollandais qui se rend à Java me demande un renseignement, que je ne puis lui donner, lui avouant que c’est la première fois que je fais le trajet. Comme c’est la dixième fois qu’il fait lui-même cette route, il se trouve que c’est lui-même qui va me documenter. Il me confesse m’avoir pris pour un officier du bord, ce dont je ne me froisse pas, et s’en excuse.

Le temps est toujours brumeux et nous ne parvenons pas à distinguer l’Etna. Mais le vent se lève, et à 11 heures, quand nous nous mettons à table, le bateau commence à avoir un petit mouvement de roulis. Mad, qui a exprimé le désir d’assister à une tempête pour éprouver si elle serait malade, va être servie à souhait.

En peu de temps, le mouvement devient si fort qu’on a peine à rester debout. Nous nous en apercevons quand nous voulons sortir de la salle à manger et gagner le fumoir. Le vent balaie le pont et promène les chaises qu’on est obligé de remiser. Une bonne vieille dame qui veut traverser, est projetée contre le bordage ; je l’accroche par le bras et la conduis à l’escalier des cabines pendant qu’elle se confond en remerciements.

Je vais me mettre sur ma chaise longue qui se trouve près de celle d’un passager avec qui j’engage la conversation. C’est M. L… magistrat à Nouméa. Il est surpris de voir un industriel français qui va se rendre compte par lui-même des articles demandés dans nos colonies : il n’a pas vu cela souvent et il m’en félicite. Il me parle d’une cotonnade imprimée à grandes fleurs de couleurs vives qui sert de vêtement aux indigènes de Tahiti ; c’est une maison anglaise qui la fournit, et cela malgré les droits énormes qui leur sont appliqués, tandis que les articles français ne paient que 4% ad valorem.

Il faudra examiner cela.

Pendant ce temps, la mer grossit toujours. On est obligé d’attacher les chaises après le fumoir qui se trouve sur le pont. Je sens la mienne qui glisse, puis file avec moi dessus, comme un traîneau sur la glace, jusqu’au bordage. On me l’attache et je reprends ma place. Une vague arrive qui couvre le pont d’un demi-pied d’eau, ce qui nous fait lever les jambes en l’air. Une autre plus forte fait entrer l’eau dans le fumoir et entraîne les chaises vides dont l’une est lancée par-dessus bord dans la mer. À ce moment, le spectacle est magnifique… pour ceux qui ont le cœur solide. Pour le thé de deux heures on n’a pas eu le temps de fixer la vaisselle, car la tempête est venue trop vite, et tout ce qui était servi, roule des tables à terre dans un fracas énorme. Dans les couloirs, qui sont très étroits, on se trouve tout à coup aplati contre une paroi sans pouvoir se décoller avant que le bateau fasse son mouvement en sens inverse. Les cabines ont un aspect lamentable : les valises, les chaussures, tout ce qui est sur le plancher, se promènent d’une cloison à l’autre, les lits qui sont en travers du bâtiment, comme le mien, décrivent un arc de cercle d’au moins un mètre ; l’eau entre par les hublots mal fermés et mouille les lits. Je fais grâce des gémissements des malades.

Voici le dîner. Sur 90 personnes, 30 au plus y assistent dont une demi-douzaine de dames. On a mis les violons pour éviter la casse. Les violons sont des espèces de chevalets de la largeur de la table, percés de trous dans lesquels passent des ficelles tendues destinées à maintenir les assiettes, les verres, les bouteilles, etc. Les garçons font des prodiges d’équilibre pour apporter les plats et à certains moments ils sont inclinés comme s’ils voulaient faire des dehors sur la glace. De temps en temps le pain et les fourchettes vont faire une course à l’autre bout de la table, ce qui nous amuse.

Vers 10 heures la mer se calme un peu, mais les oscillations du bateau continuent, et mes vêtements pendus dans ma cabine me font l’effet de balanciers.


Mercredi 2 février.

Le vent a beaucoup diminué, mais, à midi, en allant consulter le tableau des distances parcourues, nous constatons que le mauvais temps nous a retardés et que nous ne serons à Port-Saïd que demain soir très avant dans la nuit.


Jeudi 3 février.

Nous nous réveillons cette fois avec un soleil splendide et nous sommes heureux de voir que la Ville de La Ciotat marche à toute vapeur pour regagner le temps perdu. À la tombée de la nuit, on commence à mettre les housses sur les meubles, à calfeutrer par des toiles les ouvertures de la salle à manger. Dans les cabines, chacun renferme les vêtements clairs. C’est qu’on doit faire du charbon à Port-Saïd, opération peu agréable pendant laquelle tous les passagers quittent le bord. Nous en usons environ cent tonnes par jour, ce qui représente une dizaine de wagons.

Le beau temps a fait revenir tous les passagers sur le pont. Un fonctionnaire de Tahiti se met au piano, et joue Faust. Je chante le rôle, et quand arrive la réponse de Marguerite, je prends mon organe de contralto. L’acoustique est bonne, ma voix de cantatrice est claire et vibre fortement. Des passagers sont entrés au salon ; ceux qui sont dans la salle à manger à prendre le thé et ne peuvent voir le piano, se demandent quelle est la grande chanteuse ; les fenêtres se garnissent de têtes ; on rit, et il semble que la glace va se fondre entre les compagnons de voyage. Nous continuons par l’Ave Maria de Gounod, des polkas, des valses. Comme nous approchons de Port-Saïd, Mad joue une bamboula, et comme le piano à queue est ouvert, Paul frappe avec la main sur les cordes basses, ce qui produit un accompagnement tout à fait typique.

Peu à peu les lumières de Port-Saïd deviennent distinctes. Un petit vapeur nous amène un pilote pour entrer dans le port. Enfin nous ancrons et aussitôt nous sommes entourés d’une nuée de petites barques avec une lanterne à l’avant, où se démène une foule d’Arabes criants et hurlants.

L’escalier est descendu à tribord ; il a 26 marches, ce qui représente un beau 1er étage au-dessus de l’eau, et cependant c’est ce pont qui, l’autre jour, était balayé par les vagues. Nous descendons, et c’est à qui, parmi les bateliers, se disputera l’honneur de nous conduire à terre. Il y a au plus 50 mètres du bateau au quai et il faut payer 60 centimes (6 pence) par tête ; c’est le tarif écrit sur la lanterne. Nous prenons la grande rue de Port-Saïd en face du débarcadère. Il est minuit, mais tout est encore éclairé ; dans ces pays on vit autant la nuit que le jour. Une foule d’Arabes nous assaillent, nous offrant des allumettes, des collerettes, des photographies, et même des ânes tout sellés pour la promenade.

Nous avons quatre heures à passer à Port-Saïd, et nous ne voulons pas rentrer au bateau avant le départ, pour éviter le charbon. Nous allons à l’Eldorado, croyant nous trouver dans un café chantant ; mais nous tombons au milieu d’un bal. On nous explique que la salle a été louée pour un bal de société, et, sur notre belle mine de voyageurs, le propriétaire décide le Président de la Société à nous admettre, pensant sans doute que nous ferions de la consommation. La salle est vaste, carrée, haute ; une galerie l’entoure en formant des loges ; à une extrémité est une scène spacieuse sur laquelle a pris place un orchestre composé presque uniquement de dames. On danse une valse au rythme très lent. Les messieurs sont en habit noir, très corrects, quelques-uns en smokings. L’élément féminin est en toilettes claires, en toile, mousseline, voire en soie. C’est, en somme, le genre des bals de société de Troyes. Tout le monde danse, jeunes et vieux sans paraître incommodés par la chaleur.

Vient alors le quadrille qui offre un spectacle des plus intéressants. Tous les couples forment un vaste carré, huit couples faisant face à huit couples dans un sens ou dans l’autre. Cela ne fait donc qu’un seul quadrille qui tient toute la salle.

Un monsieur carré de taille et d’allure, ayant une voix de rogomme, l’accent marseillais, une cravate verte et une petite sonnette à la main se place au centre. On dirait un écuyer de cirque qui va présenter un cheval en liberté. Le quadrille commence. Les couples de deux faces s’avancent à la rencontre l’un de l’autre. Dès qu’ils sont sur le point de se joindre : « Arrierre[sic] ! » rugit l’écuyer, et quand ils sont retournés à leurs places : « Saluerre[sic] ! » Ce qui donne lieu à un balancer.

2e figure, avant deux ! L’écuyer indique que le mouvement sera fait par les messieurs d’une face et les dames de l’autre, et de temps en temps tonne : « Arrierre[sic] », « saluerre[sic] », « croiserre[sic] », etc.

3e figure. Les couples se donnent le bras et font la promenade autour de la salle : « Changerre[sic] ! » s’écrie la voix et les messieurs de se précipiter pour prendre le bras de la dame du couple précédent. « Demi-tourre[sic] » et c’est au tour des dames à « changerre[sic] ». Une fois tout le monde revenu en place, le cavalier prend sa dame par la main, lui fait faire un balancer, la salue, reste en place et rebalance la dame du cavalier de gauche. Les dames font aussi le tour de la salle en balançant avec chaque cavalier. C’est très gracieux. Ensuite les dames restent en place, et ce sont les cavaliers qui font le tour de la salle en balançant avec chaque dame. – À la figure suivante, les couples se promènent par quatre. On attend le « changerre[sic] ! » Les dames lèvent les bras pour permettre aux cavaliers de se dégager d’elles et ces derniers se précipitent en avant pour prendre les bras des deux dames qui les précèdent. La figure se termine par des ronds de 4. Ces deux ou trois figures sont fort jolies et on pourrait en composer une sorte de quadrille arabe beaucoup moins fatigant que le quadrille américain.

Nous rentrons à bord à 4 heures, après avoir fait quelques achats, et dix minutes après le bateau lève l’ancre. La plupart des passagers restent quelques instants sur le pont pour voir l’entrée du canal de Suez qui, éclairée à la lumière électrique, présente un très beau spectacle.


Vendredi 4 février.

Nous sommes dans le canal. À droite une plaine de sable sans fin, et le long du bord un petit chemin de fer qui va jusqu’à Suez ; à gauche une chaîne de montagnes dont un pic se distingue au loin. C’est le Sinaï. L’aspect général est triste et il va en être ainsi toute la journée. La vue n’a pour se reposer que les petites stations le long du chemin de fer, véritables oasis de verdure avec de coquettes petites constructions.

Nous passons à Ismaïlia, qui se trouve juste au milieu du canal, et nous traversons les immenses lacs Amers. Un magnifique coucher de soleil termine cette journée monotone.

Après dîner nous arrivons à Suez et nous stoppons après être sortis du canal pour permettre à notre pilote de descendre dans son petit vapeur et pour prendre quelques passagers, parmi lesquels M. B…, résident général en Annam. Ce dernier est un ami de Paul, qui me présente presque aussitôt : « M. F. D…, fabricant de bonneterie à Troyes ». — Enchanté, Monsieur. Vous venez chez nous ? — Oui, je vais voir ce qu’on peut y vendre. — Vous voulez fabriquer des articles d’exportation pour nous ? — Oui. — Eh bien, c’est superbe et pas commun ! Mes compliments !


Samedi 5 février.

Est-ce la mer rouge qui exige l’étiquette ? Pour le dîner on fait toilette, les messieurs en smoking pour la plupart. On cherche aussi à distraire les passagers. Un piano mécanique a été installé sur le pont, et on improvise une sauterie. Mais cet instrument donne des résultats médiocres et nous préférons avoir recours à l’obligeance de passagers qui jouent sur le piano du salon. À grand’peine nous parvenons à composer deux lanciers, puis on danse des valses et des polkas, et on va se rafraîchir, car il commence à faire chaud ; à 9 heures du soir nous avions 22 degrés.

Ma journée a été en grande partie consacrée à développer les clichés des photographies que j’ai prises le long du canal de Suez, et à faire de l’anglais avec un jeune insulaire dont j’ai fait connaissance. Je lui donne des leçons de français et lui me donne des leçons d’anglais.


Dimanche 6 février.

Les passagers adoptent pour la plupart dès aujourd’hui le costume colonial. Mon Hollandais de Java apparaît d’abord avec un pantalon de toile blanche et un paletot forme dolman qui évite de mettre la chemise. Presque tout le monde a le casque dont il y a une variété de spécimens : j’ai eu soin de m’en acheter un à Port-Saïd. La tenue la plus originale, et la plus laide, est celle de deux Anglais, un colonel des volontaires d’Australie, et son fils. C’est une petite veste blanche en toile, de la forme des vestes bleues de mécanicien, mais ouverte par devant avec revers ; cela rappelle encore assez bien la petite veste de nos garçons de café : pas de gilet mais une ceinture en soie rouge que l’on voit passer en-dessous, par-derrière. On dirait deux toreros en rupture de taureau.

La chaleur étant déjà très forte, 25 degrés, on passe la journée étendus sur des chaises longues, avec quelques intermèdes musicaux de mon professeur d’anglais qui nous chante quelques romances d’Outre-Manche.

La température me fait craindre pour le dîner où nous devons paraître en toilette, mais je suis agréablement surpris en trouvant dans la salle à manger une fraîcheur délicieuse. Huit ventilateurs (hélices à ailettes) fonctionnent à la vitesse de 600 à 750 tours à la minute. Dans notre coin nous sommes obligés de fermer une porte et une fenêtre. Avec des boissons glacées, le repas devient très agréable. De même dans les cabines, on a pris toutes les précautions pour donner un peu de fraîcheur ; on a relevé le carré de métal au milieu duquel se trouve le hublot, ce qui fait de belles fenêtres carrées de 60 à 70 centimètres de côté, et on a posé les manches à air. Grâce à ces précautions, la température devient presque supportable et permet de dormir.


Lundi 7 février.

J’entends à mon réveil les matelots qui, pieds nus, lavent le pont à grande eau. Cela me tente ; je défais mes sandales, retrousse mon pantalon et me promène en barbotant. C’est une sensation délicieuse que je prolonge une bonne demi-heure. Désormais je me livrerai à cet exercice chaque matin ; avec la douche, ce sera mon meilleur remède contre la chaleur. Le bateau contient, en effet, 8 ou 10 cabines avec appareil à douches, et l’on peut prendre des bains à toute heure du jour. Tous les passagers commencent leur journée par une vigoureuse aspersion. À 6 heures, il fait déjà 25 degrés.

Malgré cela, deux Anglais ont imaginé d’organiser sur le navire une partie de cricket. Le pont supérieur n’est embarrassé au milieu que par la superstructure des machines, et de chaque côté il y a un promenoir de 3 m. 50 de large. Entre la toile qui sert de tente et le plancher, ces joueurs ingénieux ont tendu un filet de 45 mètres de long pour empêcher les balles de tomber à la mer. Un joueur se tient, armé d’une grande raquette en bois, devant trois sortes de quilles piquées dans un morceau également en bois qui forme pied. L’adversaire, placé à 35 mètres environ, doit, en lançant une boule, faire tomber les quilles, à quoi s’oppose l’homme à la raquette. C’est un exercice qui, par 28 degrés de chaleur à l’ombre, procure une violente suée. Je suis invité à entrer dans le jeu, et je m’en rends compte.

La salle à manger présente encore innovation : les ventilateurs ne suffisant plus, on y a installé des pankas. Imaginez de grands rectangles d’étoffes un peu épaisses, attachés à des montants en bois qui se trouvent tous reliés à une corde tirée, extérieurement à la salle à manger, par quatre individus qui, dans la circonstance, se trouvent être des nègres. À bord des navires qui font cette ligne, il y a toujours beaucoup de noirs, car on les emploie presque exclusivement pour les chaufferies des machines. Ces pankas sont donc des sortes de grands éventails.

Après dîner on cherche à faire un lancier et on rassemble six couples ; mais sur ce nombre il y a quatre couples anglais. Il en résulte que pendant que les uns dansent le lancier français, d’autres se livrent aux fantaisies du lancier britannique. C’est une telle cacophonie qu’au bout de vingt minutes tout le monde y renonce.

Une autre distraction des passagers consiste à faire une poule sur la vitesse du bateau et le chemin parcouru dans les vingt-quatre heures. La poule est d’un franc par tête. On cherche ainsi à tuer les heures qui s’écoulent avec monotonie ; nous avons sept jours encore avant d’arriver à Colombo, sans toucher terre, sans autre vue que celle des rares navires qui passent, et des bandes de marsouins qui viennent jouer à l’avant du bateau. Il faut s’armer de résignation.


Mardi 8 février.

Les Anglais sont vraiment étonnants de sang-froid, de sans-gêne et d’esprit méthodique. Partout où on les rencontre, chez les autres aussi bien que chez eux, ils font leurs petites affaires en faisant abstraction complète d’autrui.

J’ai déjà raconté comment mes joueurs de cricket avaient accaparé toute une partie du pont pour organiser leur partie. Que de fois, dans le cours de ce voyage, j’aurai à constater leur sans-façon ! Mais au moins ils ne sont pas gênés par le respect humain, ni par la crainte du ridicule, dans leurs costumes et dans leur manière d’agir, et ils font bien et franchement ce qu’ils croient utile pour eux-mêmes.

Je faisais ces réflexions en voyant ce matin le colonel des volontaires d’Australie faire les cent pas sur la partie gauche du pont pendant que deux autres Anglais l’imitent sur la partie droite. Le colonel a un panama et une blouse veston en toile très légère, les pieds nus dans des savates. Il parcourt toute la longueur du pont réservé aux premières, soit 90 mètres, à grandes enjambées. C’est vraiment du sport, car au bout d’une heure de cette marche accélérée, la sueur lui coule le long des joues. Je calcule que, pendant ce temps, il aura fait environ 6 kil. ½. Il faut du courage pour s’astreindre à cet exercice sur un bateau et par cette chaleur.

L’après-midi, j’ai fait la connaissance d’un passager qui va en Australie faire des achats de laine pour une maison de Roubaix. Il me raconte qu’il fait ce voyage pour la quatrième fois et me donne des renseignements intéressants sur le pays.

Pendant que je me promenais sur le pont, un Hollandais très correct, la boutonnière ornée d’une rosette violette, m’aborde et m’emmène à l’écart en me disant qu’il voudrait me demander un service. Volontiers. Il m’exhibe un volumineux manuscrit : c’est une sorte de rapport qu’il a fait en français, et il me lit deux ou trois phrases en me demandant si c’est bien écrit. Je lui indique quelques corrections et m’offre à réviser avec lui tout le travail. Il accepte avec joie et nous voilà installés dans la salle à manger, occupés à lire son ouvrage qui est une étude très documentée sur l’administration et la colonisation à Java. Cette occupation va me distraire et prendre une grande partie de mon temps jusqu’à la fin de la traversée. Qui m’eût dit qu’un jour je redresserais les fautes de français d’un fonctionnaire de Batavia ?


Mercredi 9 février.

Il y a un peu de roulis ; beaucoup de passagers restent dans leurs cabines. Et puis la monotonie de la traversée se fait sentir : on est fatigué de la longueur du voyage et de la nourriture vraiment trop uniforme et trop peu soignée que nous sert le gargotier du bord. Il semble que tout le monde soit mal en train. Journée mélancolique.


Jeudi 10 février.

La journée se passe à travailler avec mon Hollandais ; mais je m’aperçois que les corrections sont nombreuses, que l’ouvrage est très long et que la besogne ira forcément lentement. Le brave homme est heureux d’apprendre que je vais jusqu’à Singapour, ce qui nous donnera une semaine de plus pour collaborer.

Tous les compagnons de voyage à peu près me sont aujourd’hui connus, sauf un gros monsieur qui, depuis hier, exhibe un casque d’une blancheur immaculée et une tunique en coutil blanc, avec deux étoiles en or au col et des espèces de dessins soutachés en blanc sur sa poitrine, et six boutons par-derrière aux simili-pans simili-pans[sic] de sa tunique. Il cause à peu de monde et se renferme dans une réserve hautaine. On me dit que c’est l’administrateur des îles Sous-le-Vent. Quel titre ronflant ! Il y a bien des notabilités à bord, le ministre de France au Japon, le gouverneur de Tahiti, le résident général de l’Annam, le président du tribunal de Nouméa, le directeur de la Banque de l’Indo-Chine, des consuls, etc. ; mais l’administrateur des îles Sous-le-Vent est le plus impressionnant. – Je dois citer encore trois personnes, deux messieurs et une dame, déjà âgés, qui se rendent au Tonkin, peut-être plus loin, disent-ils. C’est tout ce qu’on a pu tirer d’eux. Aussi ne sachant ce qu’ils vont faire aux colonies, on les appelle les trois augures.

Il n’est peut-être pas sans intérêt de donner une idée de l’importance que prennent, dans la vie de bord, les heures des repas.

Voici exactement le tableau de travail affiché à la salle à manger :

6 à 8 heures. – Déjeuner du matin (café au lait, chocolat, thé, beurre, rôties, biscuits).

9 à 11 heures. – Déjeuner à la carte (6 plats au choix), vin blanc ou rouge, bière française et anglaise, au choix des passagers ; café, cognac.

1 heure ½. – Lunch (vin ou bière, au choix).

4 heures. – Thé, gâteaux, biscuits.

6 heures ½. – Dîner, 4 à 6 plats, vin ou bière. Café.

9 heures. – Thé, biscuits, sirops, cognac.

Dans les intervalles, l’après-midi,citronnade à discrétion. On peut passer ainsi 6 à 7 heures à table par jour, et il y en a qui exécutent ce tour de force. Il est vrai que l’air de la mer excite l’appétit singulièrement.

Les journées des 11, 12 et 13 février se passent sans incident à travailler, faire de la musique et jouer au cricket avec les Anglais. Ce dernier jour on remarque une certaine animation : chacun fait ses malles. C’est, en effet, demain matin, de très bonne heure, que nous devons arriver à Colombo.


Lundi 14 février.

Au lever du soleil on distingue déjà la bande brumeuse qui indique la terre et le pic d’Adam qui émerge dans le ciel. Nous apercevons bientôt de petites voiles qui viennent à notre rencontre. Le genre de bateau du pays est très curieux. Il est étroit comme une périssoire, mais deux tiges un peu cintrées s’en détachent pour venir supporter un tronc d’arbre qui flotte ainsi à côté et parallèlement, comme une espèce de podoscape. Cette disposition bizarre donne au bateau une grande stabilité, même par une forte mer. Le bateau lui-même se compose d’un gros tronc d’arbre après lequel on a cloué sur les flancs deux planches. Une grande voile carrée et souvent de couleur, principalement rouge, termine cette embarcation peu coûteuse. J’imagine qu’une course de ces petits bâtiments, aux régates de Barberey, révolutionnerait les Troyens.

Nous commençons à apercevoir Colombo, son port formé par une rade immense et la forêt de mâts des navires. Nous passons près de deux bâtiments de guerre allemands partis depuis six semaines pour la Chine et que des avaries ont retenus plusieurs fois en route, au désespoir sans doute de l’empereur Guillaume, mais à la joie des Anglais qui ne tarissent pas de railleries ; puis deux croiseurs russes, également en route vers l’Extrême-Orient. Nous accostons à côté du Melbourne qui doit nous emmener ce soir vers Singapour. Tout auprès est le Laos qui vient de Chine et qui va emporter nos lettres. Le port est rempli d’une multitude de jonques, de bateaux de formes primitives et extraordinaires. Tout cela grouille et donne une animation dont on ne peut se faire une idée. Notons encore une embarcation formée de trois troncs d’arbres attachés l’un à l’autre, les deux des flancs gros comme des poteaux télégraphiques et un peu plus élevés que celui du milieu qui est plus large et tout à fait plat. Ces bateaux sont montés par quatre ou cinq indigènes, simplement vêtus d’un mouchoir autour des reins ; ils se servent comme rames d’un gros bambou coupé en deux longitudinalement. Ils se tiennent à genoux, bien assis sur leurs talons. Arrivés près de nous, ils se mettent à crier : « À la marre ! à la marre ! » jusqu’à ce qu’on leur jette une pièce blanche. Aussitôt deux ou trois se précipitent à l’eau en plongeant, et celui qui a attrapé la pièce la met dans sa bouche pour recommencer à volonté. Parfois on leur montre la pièce avant de la jeter et on leur demande : « Ta ra ra boum ! » Et tous d’abandonner leur bambou, de se lever et de chanter la scie anglaise en faisant claquer leurs coudes sur le corps nu. C’est diabolique.

Mais nous sommes pressés d’aller à terre et de fouler le sol de cette merveilleuse île de Ceylan qui passe pour le paradis d’ici-bas. Un petit vapeur nous mène en quelques minutes à l’appontement. Nous sommes tout d’abord assaillis par des individus qui ont une sacoche au côté et qui nous crient : « Monsieur Capitaine, changer bonnes roupies ! L’argent français n’a pas cours ici ; il faut changer et recevoir 11 roupies ½ pour 20 francs.