Journal des idées des opinions et des lectures d’un jeune jacobite de 1819/Fantaisie

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Victor Hugo.
Littérature et philosophie mêlées
, Texte établi par Cécile Daubray, Imprimerie Nationale, Ollendorff, Albin Michel[Hors séries] Philosophie I (p. 50-86).
◄  Théâtre
FANTAISIE.


Février 1819.

Ce que je veux, c’est ce que tout le monde veut, ce que tout le monde demande, c’est-à-dire du pouvoir pour le roi et des garanties pour le peuple.

Et, en cela, je suis bien différent de certains honnêtes gens de ma connaissance, qui professent hautement la même maxime, et qui, lorsqu’on en vient aux applications, se trouvent n’en vouloir réellement, les uns qu’une moitié, les autres qu’une autre, c’est-à-dire les uns qu’un peu de despotisme, et les autres que beaucoup de licence, à peu près comme feu mon grand-oncle, qui avait sans cesse à la bouche le fameux précepte de l’école de Salerne : manger peu, mais souvent ; mais qui n’en admettait que la première partie pour l’usage de la maison.



Février 1819.

L’autre jour je trouvai dans Cicéron ce passage : « Et il faut que l’orateur, en toutes circonstances, sache prouver le pour et le contre. » In onmi causa duos contrarias orationes explicari ; et, dis-je, c’est justement ce qu’il faut dans un siècle où l’on a découvert deux sortes de conscience, celle du cœur et celle de l’estomac.

Voilà pour la conscience de l’orateur selon Cicéron, vir probus dicendi peritus. Pour ce qui est de ses mœurs, — ce que j’en écris ici n’est que pour l’instruction de la jeunesse de nos collèges, — on connaît la simplicité des mœurs antiques. Nous n’avons aucune raison de croire que les orateurs fissent autrement que les guerriers. Après qu’Achille et Patrocle ont tant pleuré Briséis, Achille, dit madame Dacier, conduit vers sa tente la belle Diomède, fille du sage Phorbas, et Patrocle s’abandonne au doux sommeil entre les bras de la jeune Iphis, amenée captive de Scyros. C’est comme Pétrarque, qui, après avoir perdu Laure, mourut de douleur à soixante-dix ans, en laissant un fils et une fille.

Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils à l’école chez Aspasie, à Athènes, cette ville de la politesse et de l’éloquence : — Qu’as-tu fait des cent écus que t’a valus le soufflet que tu reçus l’autre jour de Midias en plein théâtre ? criait Eschine à Démosthène. — Eh quoi ! athéniens, vous voulez couronner le front qui s’écorche lui-même à dessein d’intenter des accusations lucratives aux citoyens ? En vérité, ce n’est pas une tête que porte cet homme sur ses épaules, c’est une ferme.

Que dirai-je du barreau romain ? des honnêtetés que se faisaient mutuellement les Scaurus et les Catulus, en présence de toute la canaille de Rome assemblée ? On ne m’écoute pas, je suis Cassandre, criait Sextius. Je ne suis pas assez sûr de n’être jamais lu que par des hommes pour rapporter la sanglante réplique de Marc-Antoine. Et, au triomphe de César, qui était aussi un orateur : Citoyens, cachez vos femmes ! chantaient ses propres soldats. Urbani, et audite uxores, mæchum calvum adducimus.

Je saisis cette occasion pour déclarer que je me repens bien sincèrement de n’être pas né dans les siècles antiques ; je compte même écrire contre mon siècle un gros livre dont mon libraire vous prie, en passant, monsieur, de vouloir bien lui prendre quelques petites souscriptions.

Et, en effet, ce devait être un bien beau temps que celui où, quand le peuple avait faim, on l’apaisait avec une fable longue, et plate, qui pis est ! O tempora ! o mores ! vont à leur tour s’écrier nos ministres.

Et où, monsieur, pourvu que l’on ne fut ni borgne, ni bossu, ni boiteux, ni bancal, ni aveugle ;

Pourvu, d’ailleurs, que l’on ne fût ni trop faible, ni trop puissant, ni trop méchant homme, ni trop homme de bien ;

Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que l’on eut la précaution de ne point bâtir sa maison sur une butte ;

Alors, dis-je, en tant que l’on ne fût point emporté par la lèpre ou par la peste, on pouvait raisonnablement espérer de mourir tranquillement dans son lit ; ce qui, à la vérité, n’est guère héroïque ;

Et où, monsieur, pour peu que l’on se sentît tant soit peu grand homme, — comme vous et moi, monsieur, — c’est-à-dire que l’on eût le noble désir d’être utile à la patrie par quelque action vaillante ou quelque invention merveilleuse, — désir qui, comme on sait, n’engage à rien, — alors, monsieur, il n’y avait rien aussi à quoi un honnête citoyen ne pût raisonnablement prétendre, qui sait ? peut-être même à être pendu comme Phocion, ou, comme Duilius, l’accrocheur de vaisseaux, à être conduit par la ville avec une flûte et deux lanternes, à peu près comme de nos jours l’âne savant.


Avril 1819.

Il pourrait, à mon sens, jaillir des réflexions utiles de la comparaison entre les romans de Le Sage et ceux de Walter Scott, tous deux supérieurs dans leur genre. Le Sage, ce me semble, est plus spirituel ; Walter Scott est plus original ; l’un excelle à raconter les aventures d’un homme, l’autre mêle à l’histoire d’un individu la peinture de tout un peuple, de tout un siècle ; le premier se rit de toute vérité de lieux, de mœurs, d’histoire ; le second, scrupuleusement fidèle à cette vérité même, lui doit l’éclat magique de ses tableaux. Dans tous les deux, les caractères sont tracés avec art ; mais dans Walter Scott ils paraissent mieux soutenus, parce qu’ils sont plus saillants, d’une nature plus fraîche et moins polie. Le Sage sacrifie souvent la conscience de ses héros au comique d’une intrigue ; Walter Scott donne à ses héros des âmes plus sévères ; leurs principes, leurs préjugés même ont quelque chose de noble en ce qu’ils ne savent point plier devant les événements. On s’étonne, après avoir lu un roman de Le Sage, de la prodigieuse variété du plans ; on s’étonne encore plus, en achevant un roman de Scott, de la simplicité du canevas ; c’est que le premier met son imagination dans les faits, et le second dans les détails. L’un peint la vie, l’autre peint le cœur. Enfin, la lecture des ouvrages de Le Sage donne, en quelque sorte, l’expérience du sort ; la lecture de ceux de Walter Scott donne l’expérience des hommes.


« C’était un homme merveilleux et aussi grotesque qu’il y en ait jamais eu dans le peuple latin. Il mettait ses collections dans ses chaussons, et quand, dans l’ardeur de la dispute, nous lui contestions quelque chose, il appelait son valet : — Hem, hem, hem, Dave, apporte-moi le chausson de la tempérance, le chausson de la justice, ou le chausson de Platon, ou celui d’Aristote, — selon les matières qui étaient mises sur le tapis. Cent choses de cette sorte me faisaient rire de tout mon cœur, et j’en ris encore à présent comme si j’étais à même. » Les savants chaussons de Giraldo Giraldi méritaient, certes, d’être aussi célèbres que la perruque de Kant, laquelle s’est vendue 30 000 florins à la mort du philosophe, et n’a plus été payée que 1 200 écus à la dernière foire de Leipzick ; ce qui prouverait, à mon sens, que l’enthousiasme pour Kant et son idéologie diminue en Allemagne. Cette perruque, dans les variations de son prix, pourrait être considérée comme le thermomètre des progrès du système de Kant.


Avril 1820.

L’année littéraire s’annonce médiocrement. Aucun livre important, aucune parole forte ; rien qui enseigne, rien qui émeuve. Il serait temps cependant que quelqu’un sortît de la foule, et dît : me voilà ! Il serait temps qu’il parût un livre ou une doctrine, un Homère ou un Aristote. Les oisifs pourraient du moins se disputer, cela les dérouillerait.

Mais que faire de la littérature de 1820, encore plus plate que celle de 1810, et plus impardonnable, puisqu’il n’y a plus là de Napoléon pour résorber tous les génies et en faire des généraux ? Qui sait ? Ney, Murat et Davout peut-être été de grands poëtes. Ils se battaient comme on voudrait écrire.

Pauvre temps que le nôtre ! Force vers, point de poésie ; force vaudevilles, point de théâtre. Talma, voilà tout.

J’aimerais mieux Molière.

On nous promet le Monastère, nouveau roman de Walter Scott. Tant mieux, qu’il se hâte, car tous nos faiseurs semblent possédés de la rage des mauvais romans. J’en ai là une pile que je n’ouvrirai jamais, car je ne serais pas sûr d’y trouver seulement ce que le chien dont parle Rabelais demandait en rongeant son os : rien qu’ung peu de mouëlle.

L’année littéraire est médiocre, l’année politique est lugubre. M. le duc de Berry poignardé à l’Opéra, des révolutions partout.

M. le duc de Berry, c’est la tragédie. Voici la parodie maintenant.

Une grande querelle politique vient de s’émouvoir, ces jours-ci, à propos de M. Decazes. M. Donnadieu contre M. Decazes. M. d’Argout contre M. Donnadieu. M. Clausel de Coussergues contre M. d’Argout.

M. Decazes s’en mêlera-t-il enfin lui-même ? Toutes ces batailles nous rappellent les anciens temps où de preux chevaliers allaient provoquer dans son fort quelque géant félon. Au bruit du cor un nain paraissait. Nous avons déjà vu plusieurs nains apparaître ; nous n’attendons plus que le géant.

Le fait politique de l’année 1820, c’est l’assassinat de M. le duc de Berry ; le fait littéraire, c’est je ne sais quel vaudeville. Il y a trop de disproportion. Quand donc ce siècle aura-t-il une littérature au niveau de son mouvement social, des poëtes aussi grands que ses événements ?


C’est sans doute par une conviction intime de mon ignorance que je tremble à l’approche d’une tête savante et que je recule à l’aspect d’un livre érudit. Quand le talent de critique se trouva dans mon cerveau, je savais tout juste assez de latin pour entendre ce que signifiait genus irritabile, et j’avais tout juste assez d’esprit et d’expérience pour comprendre que cette qualification s’applique au moins aussi bien aux savants qu’aux poëtes. Me voyant donc forcé d’exercer mon talent de critique sur l’une ou l’autre de ces deux classes constituantes du genus irritabile, je me promis bien de n’établir jamais ma juridiction que sur la dernière, parce qu’elle est réellement la seule qui ne puisse démontrer l’ineptie ou l’ignorance d’un critique. Vous dites à un poëte tout ce qui vous passe par la tête, vous lui dictez des arrêts, vous lui inventez des défauts. S’il se fâche, vous citez Aristote, Quintilien, Longin, Horace, Boileau. S’il n’est pas étourdi de tous ces grands noms, vous invoquez le goût ; qu’a-t-il à répondre ? Le goût est semblable à ces anciennes divinités païennes qu’on respectait d’autant plus qu’on ne savait où les trouver, ni sous quelle forme les adorer. Il n’en est pas de même avec les savants. Ce sont gens, comme disait Laclos, qui ne se battent qu’à coups de faits ; et il est fort désagréable pour un grave journaliste, lequel n’a ordinairement d’un érudit que le pédantisme, de se voir rendre, par quelque savant irrité, les coups de férule qu’il lui avait administrés étourdiment. Joignez à cela qu’il n’y a rien de terrible comme la colère d’un savant, attaqué sur son terrain favori. Cette espèce d’hommes-là ne sait dire d’injures que par in-folio ; il semble que la langue ne leur fournisse point de termes assez forts pour exprimer leur indignation. Visdelou, cet amant platonique de la Lexicologie, raconte, dans son Supplément à la bibliothèque orientale, que l’impératrice chinoise Uu-Heu commit plusieurs crimes, tels que d’assassiner son mari, son frère, ses fils ; mais un surtout, qu’il appelle un attentat inouï, c’est d’avoir ordonné, au mépris de toutes les lois de la grammaire, qu’on l’appelât empereur et non impératrice.

Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l’inventeur de la pierre philosophale des sciences ; voici quelques détails sur cet homme célèbre pour le peintre qui se proposera de faire son portrait :

« Alary portait au milieu de la cour même une longue et épaisse barbe, un chapeau d’une forme haute et carrée qui n’était pas celle du temps, et un long manteau doublé de longue peluche qui lui descendait plus bas que les talons, et qu’il portait même souvent pendant les grandes chaleurs de l’été, ce qui le distinguait des autres hommes, et le faisait connaître du peuple, qui l’appelait hautement le philosophe crotté, de quoi, dit Colletet, sa modestie ne s’offensait jamais. »

Colletet appelait Alary le philosophe crotté, Boileau appelait Colletet le poëte crotté. C’est qu’alors l’esprit et le savoir, ces deux démons si redoutés aujourd’hui, étaient de fort pauvres diables. Aujourd’hui ce qui salit le poëte et le philosophe, ce n’est pas la pauvreté, c’est la vénalité ; ce n’est pas la crotte, c’est la boue.



On considère maintenant en France, et avec raison, comme le complément nécessaire d’une éducation élégante, une certaine facilité à manier ce qu’on est convenu d’appeler le style épistolaire. En effet, le genre auquel on donne ce nom — s’il est vrai que ce soit un genre — est dans la littérature comme ces champs du domaine public que tout le monde est en droit de cultiver. Cela vient de ce que le genre épistolaire tient plus de la nature que de l’art. Les productions de cette sorte sont, en quelque façon, comme les fleurs, qui croissent d’elles-mêmes, tandis que toutes les autres compositions de l’esprit humain ressemblent, pour ainsi dire, à des édifices qui, depuis leurs fondements jusqu’à leur faîte, doivent être laborieusement bâtis d’après des lois générales et des combinaisons particulières. La plupart des auteurs épistolaires ont ignoré qu’ils fussent auteurs ; ils ont fait des ouvrages comme ce M. Jourdain, tant de fois cité, faisait de la prose, sans le savoir. Ils n’écrivaient point pour écrire, mais parce qu’ils avaient des parents et des amis, des affaires et des affections. Ils n’étaient nullement préoccupés, dans leurs correspondances, du souci de l’immortalité, mais tout bourgeoisement des soins matériels de la vie. Leur style est simple comme l’intimité, et cette simplicité en fait le charme. C’est parce qu’ils n’ont envoyé leurs lettres qu’à leurs familles qu’elles sont parvenues à la postérité. Nous croyons qu’il est impossible de dire quels sont les éléments du style épistolaire : les autres genres ont des règles, celui-là n’a que des secrets.



satiriques et moralistes.

Celui qui, tourmenté du généreux démon de la satire, prétend dire des vérités dures à son siècle, doit, pour mieux terrasser le vice, attaquer en face l’homme vicieux ; pour le flétrir, il doit le nommer ; mais il ne peut acquérir ce droit qu’en se nommant lui-même. De cette manière, il s’assure en quelque sorte la victoire ; car, plus son ennemi est puissant, plus il se montre courageux, lui, et la puissance recule toujours devant le courage. D’ailleurs, la vérité veut être dite à haute voix, et une médisance anonyme est peut-être plus honteuse qu’une calomnie signée. Il n’en est pas de même du moraliste paisible qui ne se mêle dans la société que pour en observer en silence les ridicules et les travers, le tout à l’avantage de l’humanité. S’il examine les individus en particulier, il ne critique que l’espèce en général. L’étude à laquelle il se livre est donc absolument innocente, puisqu’il cherche à guérir tout le monde sans blesser personne. Cependant, pour remplir avec fruit son utile fonction, sa première précaution doit être de garder l’incognito. Quelque bonne opinion que nous ayons de nous-mêmes, il y a toujours en nous une certaine conscience qui nous fait considérer comme hostile la démarche de tout homme qui vient scruter notre caractère. Cette conscience est celle de


L’endroit que l’on sent faible et qu’on veut se cacher.


Aussi, si nous sommes forcés de vivre avec celui que nous regarderons comme un importun surveillant, nous envelopperons nos actions d’un voile de dissimulation, et il perdra toutes ses peines. Si, au contraire, nous pouvons l’éviter, nous le ferons fuir de tout le monde, en le dénonçant comme un fâcheux. Le philosophe observateur, à la manière des acteurs anciens, ne peut remplir son rôle s’il ne porte un masque. Nous recevrons fort mal le maladroit qui nous dira : Je viens compter vos défauts et étudier vos vices. Il faut, comme dit Horace, qu’il mette du foin à ses cornes, autrement nous crierons tous haro ! Et celui qui se charge d’exploiter le domaine du ridicule, toujours si vaste en France, doit se glisser plutôt que se présenter dans la société, remarquer tout sans se faire remarquer lui-même, et ne jamais oublier ce vers de Mahomet :


Mon empire est détruit si l’homme est reconnu.




Il ne faut pas juger Voltaire sur ses comédies, Boileau sur ses odes pindariques, ou Rousseau sur ses allégories marotiques. Le critique ne doit pas s’emparer méchamment des faiblesses que présentent souvent les plus beaux talents, de même que l’histoire ne doit point abuser des petitesses qui se rencontrent dans presque tous les grands caractères. Louis XIV se serait cru déshonoré si son valet de chambre l’eût vu sans perruque ;Turenne, seul dans l’obscurité, tremblait comme un enfant, et l’on sait que César avait peur de verser en montant sur son char de triomphe.


En 1676, Corneille, l’homme que les siècles n’oublieront pas, était oublié de ses contemporains, lorsque Louis XIV fit représenter, à Versailles, plusieurs de ses tragédies. Ce souvenir du roi excita la reconnaissance du grand homme, la veine de Corneille se ranima, et le dernier cri de joie du vieillard fut peut-être un des plus beaux chants du poëte.

Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter
Que tu prennes plaisir à me ressusciter ?
Qu’au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace,
Reviennent à la mode et retrouvent leur place,
Et que l’heureux brillant de mes jeunes rivaux
N’ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes,
Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines,
Diraient-ils à l’envi, lorsque Œdipe aux abois
De ses juges pour lui gagna toutes les voix.
Je n’irai pas si loin, et, si mes quinze lustres
Font encor quelque peine aux modernes illustres,
S’il en est de fâcheux jusqu’à s’en chagriner,
Je n’aurai pas longtemps à les importuner.
Quoi que je m’en promette, ils n’en ont rien à craindre.
C’est le dernier éclat d’un feu prêt à s’éteindre ;
Au moment d’expirer il tâche d’éblouir,
Et ne frappe les yeux que pour s’évanouir.

Ces vers m’ont toujours profondément ému. Corneille, aigri par l’envie, rebuté par l’indifférence, y laisse entrevoir toute la fière mélancolie de sa grande âme. Il sentait sa force, et il n’en était que plus amer pour lui de se voir méconnu. Ce mâle génie avait reçu à un haut degré de la nature la conscience de lui-même. Qu’on juge cependant à quel point les attaques réitérées de ses Zoïles durent influer sur ses idées pour l’amener à dire avec une sorte de conviction :

Sed neque Godæis accedat musa tropæis,
Nec Capellanum fas mihi velle sequi[1]

De pareils vers, écrits sérieusement par Corneille, sont une bien sanglante épigramme contre son siècle.


sur andré chénier.


1819.

Un livre de poésie vient de paraître. Et, quoique l’auteur soit mort, les critiques pleuvent. Peu d’ouvrages ont été plus rudement traités par les connaisseurs que ce livre. Il ne s’agit pas cependant de torturer un vivant, de décourager un jeune homme, d’éteindre un talent naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore. Non, cette fois, la critique, chose étrange, s’acharne sur un cercueil ! Pourquoi ? En voici la raison en deux mots : c’est que c’est bien un poëte mort, il est vrai, mais c’est aussi une poésie nouvelle qui vient de naître. Le tombeau du poëte n’obtient pas grâce pour le berceau de sa muse.

Pour nous, nous laisserons à d’autres le triste courage de triompher de ce jeune lion arrêté au milieu de ses forces. Qu’on invective ce style incorrect et parfois barbare, ces idées vagues et incohérentes, cette effervescence d’imagination, rêves tumultueux du talent qui s’éveille ; cette manie de mutiler la phrase, et, pour ainsi dire, de la tailler à la grecque ; les mots dérivés des langues anciennes employés dans toute l’étendue de leur acception maternelle ; des coupes bizarres, etc. Chacun de ces défauts du poëte est peut-être le germe d’un perfectionnement pour la poésie. En tout cas, ces défauts ne sont point dangereux, et il s’agit de rendre justice à un homme qui n’a point joui de sa gloire. Qui osera lui reprocher ses imperfections lorsque la hache révolutionnaire repose encore toute sanglante au milieu de ses travaux inachevés ?

Si d’ailleurs l’on vient à considérer quel fut celui dont nous recueillons aujourd’hui l’héritage, nous ne pensons pas que le sourire effleure facilement les lèvres. On verra ce jeune homme, d’un caractère noble et modeste, enclin à toutes les douces affections de l’âme, ami de l’étude, enthousiaste de la nature. En ce même temps, la révolution est imminente, la renaissance des siècles antiques est proclamée, Chénier devait être trompé, il le fut. Jeunes gens, qui de nous n’aurait point voulu l’être ? Il suit le fantôme, il se mêle à tout ce peuple qui marche avec une ivresse délirante par le chemin des abîmes. Plus tard, on ouvrit les yeux, les hommes égarés tournèrent la tête, il n’était plus temps pour revenir en arrière, il était encore temps pour mourir avec honneur. Plus heureux que son frère, Chénier vint désavouer son siècle sur l’échafaud.

Il s’était présenté pour défendre Louis XVI, et, quand le martyr fut envoyé au ciel, il rédigea cette lettre par laquelle la dernière ressource de l’appel au peuple fut en vain offerte à la conscience des bourreaux.

Cet homme si digne de sympathie n’eut pas le temps de devenir un poëte parfait ; mais, en parcourant les fragments qu’il nous a laissés, on rencontre des détails qui font oublier tout ce qui lui manque. Nous allons en signaler quelques-uns. Voyons d’abord le tableau de Thésée tuant un centaure :


Il va fendre sa tête ;
Soudain le fils d’Égée, invincible, sanglant,

L’aperçoit, à l’autel prend un chêne brûlant,
Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible,
S’élance, va saisir sa chevelure horrible,
L’entraîne, et quand sa bouche ouverte avec effort
Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.


Ce morceau présente ce qui constitue l’originalité des poëtes anciens, la trivialité dans la grandeur. D’ailleurs, l’action est vive, toutes les circonstances sont bien saisies et les épithètes sont pittoresques. Que lui manque-t-il ? Une coupe élégante ? Nous préférons cependant une pareille « barbarie » à ces vers qui n’ont d’autre mérite qu’une irréprochable médiocrité. Il y a dans Ovide :


Nec dicere Rhætus
Plura sinit, rutilasque ferox per aperta loquentis

Condidit ora viri, perque os in pectore flammas.


C’est ainsi que Chénier imite. En maître. Il avait dit des serviles imitateurs :

La nuit vient, le corps reste, et son ombre s’enfuit.

Voyez encore ces vers de l’apothéose d’Hercule :

Il monte, sous ses pieds
Étend du vieux lion la dépouille héroïque,

Et, l’œil au ciel, la main sur la massue antique,
Attend sa récompense et l’heure d’être un dieu.
Le vent souffle et mugit, le bûcher tout en feu
Brille autour du héros ; et la flamme rapide
Porte aux palais divins l’âme du grand Alcide.


Nous préférons cette image à celle d’Ovide, qui peint Hercule étendu sur son bûcher, avec un visage aussi calme que s’il était couché sur le lit des festins. Remarquons seulement que l’image d’Ovide est païenne, celle d’André de Chénier est chrétienne.

Veut-on maintenant des vers bien faits, des vers où brille le mérite de la difficulté vaincue ? tournons la page, car, pour citer, on n’a guère que l’embarras du choix :


Toujours ce souvenir m’attendrit et me touche,
Quand, lui-même, appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m’asseyant sur lui, près de son cœur,
M’appelait son rival et déjà son vainqueur.
Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre
À souffler une haleine harmonieuse et pure ;
Et ses savantes mains, prenant mes jeunes doigts,
Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois,
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
À fermer tour à tour les trous du buis sonore.


Veut-on des images gracieuses ?


J’étais un faible enfant, qu’elle était grande et belle
Elle me souriait et m’appelait près d’elle ;
Debout sur ses genoux, mon innocente main
Parcourait ses cheveux, son visage, son sein ;
Et sa main quelquefois, aimable et caressante,
Feignait de châtier une enfance imprudente.
C’est devant ses amants, auprès d’elle confus,
Que la fière beauté me caressait le plus.
Que de fois (mais, hélas ! que sent-on à cet âge ?)
Que de fois ses baisers ont pressé mon visage !
Et les bergers disaient, me voyant triomphant :
Oh ! que de biens perdus ! Ô trop heureux enfant !


Les idylles de Chénier sont la partie la moins travaillée de ses ouvrages, et cependant nous connaissons peu de poëmes dans la langue française dont la lecture soit plus attachante ; cela tient à cette vérité de détails, à cette abondance d’images qui caractérisent la poésie antique. On a observé que telle églogue de Virgile pourrait fournir des sujets à toute une galerie de tableaux.

Mais c’est surtout dans l’élégie qu’éclate le talent d’André de Chénier. C’est là qu’il est original, c’est là qu’il laisse tous ses rivaux en arrière. Peut-être l’habitude de l’antiquité nous égare, peut-être avons-nous lu avec trop de complaisance les premiers essais d’un poëte malheureux ; cependant nous osons croire, et nous ne craignons pas de le dire, que, malgré tous ses défauts, André de Chénier sera regardé parmi nous comme le père et le modèle de la véritable élégie. C’est ici qu’on est saisi d’un profond regret, en voyant combien ce jeune talent marchait déjà de lui-même vers un perfectionnement rapide. En effet, élevé au milieu des muses antiques, il ne lui manquait que la familiarité de sa langue ; d’ailleurs, il n’était dépourvu ni de sens ni de lecture, et encore moins de ce goût qui n’est que l’instinct du vrai beau. Aussi voit-on ses défauts faire rapidement place à des beautés hardies, et, s’il se débarrasse encore quelquefois des entraves grammaticales, ce n’est guère qu’à la manière de La Fontaine, pour donner à son style plus de mouvement, de grâce et d’énergie. Nous citerons ces vers :


Et c’est Glycère, amis, chez qui la table est prête ?
Et la belle Amélie est aussi de la fête ?
Et Rose, qui jamais ne lasse les désirs,
Et dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs ?

.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
J’y consens, avec vous je suis prêt à m’y rendre,

Allons ! Mais si Camille, ô dieux ! vient à l’apprendre !
Quel orage suivra ce banquet tant vanté,
S’il faut qu’à son oreille un mot en soit porté !
Oh ! vous ne savez pas jusqu’où va son empire.
Si j’ai loué des yeux, une bouche, un sourire,
Ou si, près d’une belle assis en un repas,
Nos lèvres en riant ont murmuré tout bas,
Elle a tout vu. Bientôt cris, reproches, injure,
Un mot, un geste, un rien, tout était un parjure.
« Chacun, pour cette belle avait vu mes égards ;
« Je lui parlais des yeux, je cherchais ses regards. »
Et puis des pleurs, des pleurs… que Memnon sur sa cendre
À sa mère immortelle en a moins fait répandre !
Que dis-je ? sa colère ose en venir aux coups…


Et ceux-ci, où éclatent, à un égal degré, la variété des coupes et la vivacité des tournures :


Une amante moins belle aime mieux, et du moins,
Humble et timide, à plaire elle est pleine de soins ;
Elle est tendre, elle a peur de pleurer votre absence ;
Fidèle, peu d’amants attaquent sa constance ;
Et son égale humeur, sa facile gaîté,
L’habitude, à son front tiennent lieu de beauté.
Mais celle qui partout fait conquête nouvelle,
Celle qu’on ne voit point sans dire : Qu’elle est belle !
Insulte en son triomphe aux soupirs de l’amour,
Souveraine au milieu d’une tremblante cour,
Dans son léger caprice inégale et soudaine,
Tendre et bonne aujourd’hui, demain froide et hautaine,
Si quelqu’un se dérobe à ses enchantements,
Qu’est-ce enfin qu’un de moins dans un peuple d’amants ?
On brigue ses regards, elle s’aime et s’admire,
Et ne connaît d’amour que celui qu’elle inspire.

En général, quelle que soit l’inégalité du style de Chénier, il est peu de pages dans lesquelles on ne rencontre des images pareilles à celle-ci :


Oh ! si tu la voyais, cette belle coupable,
Rougir, et s’accuser, et se justifier,
Sans implorer sa grâce et sans s’humilier !
Pourtant, de l’obtenir doucement inquiète,
Et, les cheveux épars, immobile, muette,
Les bras, la gorge nue, en un mol abandon,
Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon,
Crois qu’abjurant soudain le reproche farouche,
Tes baisers porteraient le pardon sur sa bouche !


Voici encore un morceau d’un genre différent, aussi énergique que celui-là est gracieux. On croirait lire des vers de quelqu’un de nos vieux poëtes :


Souvent las d’être esclave et de boire la lie
De ce calice amer que l’on nomme la vie,
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité !
Je souris à la mort volontaire et prochaine.
Je me prie en pleurant d’oser rompre ma chaîne.
Le fer libérateur qui percerait mon sein
Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main ;
Et puis mon cœur s’écoute et s’ouvre à la faiblesse ;
Mes parents, mes amis, l’avenir, ma jeunesse,
Mes écrits imparfaits ; car, à ses propres yeux,
L’homme sait se cacher d’un voile spécieux…
À quelque noir destin qu’elle soit asservie,
D’une étreinte invincible il embrasse la vie,
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir.
Il a souffert, il souffre, aveugle d’espérance,
Il se traîne au tombeau de souffrance en souffrance,
Et la mort, de nos maux ce remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous !


Il est hors de doute que si Chénier avait vécu, il se serait placé un jour au rang des premiers poëtes lyriques. Jusque dans ses essais informes on trouve déjà tout le mérite du genre, la verve, l’entraînement, et cette fierté d’idées d’un homme qui pense par lui-même ; d’ailleurs, partout la même flexibilité de style ; là des images gracieuses, ici des détails rendus avec la plus énergique trivialité. Ses odes, à la manière antique, écrites en latin, seraient citées comme des modèles d’élévation et d’énergie ; encore, toutes latines qu’elles sont, il n’est point rare d’y trouver des strophes dont aucun poëte français ne désavouerait la teinte ferme et originale.


Vain espoir ! inutile soin !
Ramper est des humains l’ambition commune ;
C’est leur plaisir, c’est leur besoin.
Voir fatigue leurs yeux, juger les importune.
Ils laissent juger la fortune,
Qui fait juste celui qu’elle fait tout-puissant.

Ce n’est point la vertu, c’est la seule victoire

Qui donne et l’honneur et la gloire.
Teint du sang des vaincus, tout glaive est innocent.


Et plus loin :


C’est bien. Fais-toi justice, ô peuple souverain !

Dit cette cour lâche et hardie.
Ils avaient dit : C’est bien, quand, la lyre à la main,

L’incestueux chanteur, ivre de sang romain,

Applaudissait à l’incendie.


Il n’y aura point d’opinion mixte sur André de Chénier. Il faut jeter le livre ou se résoudre à le relire souvent ; ses vers ne veulent pas être jugés, mais sentis. Ils survivront à bien d’autres qui aujourd’hui paraissent meilleurs. Peut-être, comme le disait naïvement La Harpe, peut-être parce qu’ils renferment en effet quelque chose. En général, en lisant Chénier, substituez aux termes qui vous choquent leurs équivalents latins, il sera rare que vous ne rencontriez pas de beaux vers. D’ailleurs, vous trouverez dans Chénier la manière franche et large des anciens ; rarement de vaines antithèses, plus souvent des pensées nouvelles, des peintures vivantes, partout l’empreinte de cette sensibilité profonde sans laquelle il n’est point de génie, et qui est peut-être le génie elle-même. Qu’est-ce, en effet, qu’un poëte ? Un homme qui sent fortement, exprimant ses sensations dans une langue plus expressive. La poésie, ce n’est presque que sentiment.




Il y a déjà dans la nouvelle génération née avec ce siècle des commencements de grands poëtes.

Attendez quelques années encore.

Les fils des dents du dragon n’avaient pas besoin d’être entièrement sortis de la terre pour qu’on reconnût en eux des guerriers ; et, lorsque vous aviez vu seulement les gantelets d’Erix, vous pouviez juger les forces de l’athlète.



À UN TRADUCTEUR D’HOMÈRE.


Les grands poëtes sont comme les grandes montagnes, ils ont beaucoup d’échos. Leurs chants sont répétés dans toutes les langues, parce que leurs noms se trouvent dans toutes les bouches. Homère a dû, plus que tout autre, à son immense renommée le privilège ou le malheur d’une foule d’interprètes. Chez tous les peuples, d’impuissants copistes et d’insipides traducteurs ont défiguré ses poëmes ; et depuis Accius Labeo, qui s’écriait :


Crudum manduces Priamum Priamique puellos ;

« Mange tout crus Priam et ses enfants » ;


jusqu’à ce brave contemporain de Marot qui faisait dire au chantre d’Achille :


Lors, face à face, on vit ces deux grands ducs
Piteusement sur la terre étendus ;


depuis le siècle du grammairien Zoïle jusqu’à nos jours, il est impossible de calculer le nombre des pygmées qui ont tour à tour essayé de soulever la massue d’Hercule.

Croyez-moi, ne vous mêlez pas à ces nains. Votre traduction est encore en portefeuille ; vous êtes bien heureux d’être à temps pour la brûler.

Une traduction d’Homère en vers français ! c’est monstrueux et insoutenable, monsieur. Je vous affirme, en toute conscience, que je suis indigné de votre traduction.

Je ne la lirai, certes, pas. Je veux en être quitte pour la peur. Je déclare qu’une traduction en vers de n’importe qui, par n’importe qui, me semble chose absurde, impossible et chimérique. Et j’en sais quelque chose, moi, qui ai rimé en français (ce que j’ai caché soigneusement jusqu’à ce jour) quatre ou cinq mille vers d’Horace, de Lucain et de Virgile ; moi, qui sais tout ce qui se perd d’un hexamètre qu’on transvase dans un alexandrin.

Mais Homère, monsieur ! traduire Homère !

Savez-vous bien que la seule simplicité d’Homère a, de tout temps, été l’écueil des traducteurs ? Madame Dacier l’a changée en platitude ; Lamotte-Houdard, en sécheresse ; Bitaubé, en fadaise. François Porto dit qu’il faudrait être un second Homère pour louer dignement le premier. Qui faudrait-il donc être pour le traduire ?



EN VOYANT DES ENFANTS
SORTIR DE L’ÉCOLE.


Juin 1820.

Je ris quand chaque soir de l’école voisine
Sort et s’échappe en foule une troupe enfantine,
Quand j’entends sur le seuil le sévère mentor
Dont les derniers avis les poursuivent encor :
— Hâtez-vous, il est tard, vos mères vous attendent ! —
Inutiles clameurs que les vents seuls entendent !
Il rentre. Alors la bande, avec des cris aigus,
Se sépare, oubliant les ordres de l’argus.
Les uns courent sans peur, pendant qu’il fait un somme
Simuler des assauts sur le foin du bonhomme ;
D’autres jusqu’en leurs nids surprennent les oiseaux
Qui le soir le charmaient, errant sous ses berceaux ;
Ou, se glissant sans bruit, vont voir avec mystère
S’ils ont laissé des noix au clos du presbytère.

Sans doute vous blâmez tous ces jeux dont je ris ;
Mais Montaigne, en songeant qu’il naquit dans Paris,
Vantait son air impur, la fange de ses rues ;
Montaigne aimait Paris jusque dans ses verrues.
J’ai passé par l’enfance, et cet âge chéri
Plaît, même en ses écarts, à mon cœur attendri.
Je ne sais, mais pour moi sa naïve ignorance
Couvre encor ses défauts d’un voile d’innocence.
Le lierre des rochers déguise le contour,
Et tout paraît charmant aux premiers feux du jour.

Âge serein où l’âme, étrangère à l’envie,
Se prépare en riant aux douleurs de la vie,
Prend son penchant pour guide, et, simple en ses transports,
Fait le bien sans orgueil et le mal sans remords !



À DES PETITS ENFANTS EN CLASSE.


Juin 1820.

Vous qui, les yeux fixés sur un gros caractère,
L’imitez vainement sur l’arène légère,
Et voyez chaque fois, malgré vos soins nouveaux,
Le cylindre fatal effacer vos travaux,
Ce triste passe-temps, mes enfants, c’est la vie.
Un jour, vers le bonheur tournant un œil d’envie,
Vous ferez comme moi, sur ce modèle heureux,
Bien des projets charmants, bien des plans généreux ;
Et puis viendra le sort, dont la main inquiète
Détruira dans un jour votre ébauche imparfaite !

.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Êtres purs et joyeux, meilleurs que nous ne sommes,
Enfants, pourquoi faut-il que vous deveniez hommes ?
Pourquoi faut-il qu’un jour vous soyez comme nous,
Esclaves ou tyrans, enviés ou jaloux ?




Il n’y a plus rien d’original aujourd’hui à pécher contre la grammaire ; beaucoup d’écrivains nous ont lassés de cette originalité-là. Il faut aussi éviter de tirer parti des petits détails, genre qui montre de la recherche et de l’affectation. Il faut laisser ces puérils moyens d’amuser à ces gens qui mettent des intentions dans une virgule et des réflexions dans un trait suspensif, font de l’esprit sur tout et de l’érudition sur rien, et qui, dernièrement encore, à propos de ces piqueurs qui ont alarmé tout Paris, remirent sur la scène les hommes de tous les siècles et de tous les pays, depuis Caligula, qui piquait les mouches, jusqu’à don Quichotte, qui piquait les moines.




Campistron, comme Lagrange-Chancel, avait montré de bonne heure des dispositions pour la poésie, et cependant ils ne se sont jamais élevés tous les deux au-dessus du médiocre. Il est rare, en effet, que des talents si précoces parviennent jamais à la maturité du génie. C’est une vérité dont nous pouvons tous les jours nous convaincre davantage. Nous voyons des jeunes gens faire à dix-neuf ans ce que Racine n’aurait pas fait à vingt-cinq ; mais à vingt-cinq ils sont arrivés à l’apogée de leur talent, et à vingt-huit ans ils ont déjà défait la moitié de leur gloire. On nous objectera que Voltaire aussi avait fait des vers dès son enfance ; mais il est à remarquer que, dès quinze ans, Campistron et Lagrange-Chancel étaient connus dans les salons et considérés comme de petits grands hommes ; tandis qu’au même âge Voltaire était déjà en fuite de chez son père ; et, en général, ce n’est pas dans des cages, fussent-elles dorées, qu’il faut élever les aigles.




Quand un écrivain a pour qualité principale l’originalité, il perd souvent quelque chose à être cité. Ses peintures et ses réflexions, dictées par un esprit organisé d’une façon particulière, veulent être vues à la place où l’auteur les a disposées, précédées de ce qui les amène, suivies de ce qu’elles entraînent. Liée à l’ouvrage, la couleur bien appareillée des parties concourt à l’harmonie de l’ensemble ; détachée du tout, cette même couleur devient disparate et forme une dissonance avec tout ce dont on l’entoure. Le style du critique, qui doit être simple et coulant, et qui est maintes fois plat et commun, présente un contraste choquant avec le style large, hardi et souvent brusque de l’auteur original. Une citation de tel grand poëte ou de tel grand écrivain, encadrée dans la prose luisante, récurée et bourgeoise de tel critique, c’est un effet pareil à celui que ferait une figure de Michel-Ange au milieu des casseroles trompe-l’œil de M. Drolling.




Il est difficile de ne point avoir de prévention contre cette manie, aujourd’hui si commune à nos auteurs, de réunir des imaginations toujours diverses et souvent contraires pour concourir au même ouvrage. Cowley, pressé par le marquis de Twickenham de s’adjoindre dans ses travaux je ne sais quel poëte obscur, répondit à Sa Seigneurie qu’un âne et un cheval traîneraient mal un chariot. Deux auteurs perdent souvent, en le mettant en commun, tout le talent qu’ils pourraient avoir chacun séparément. Il est impossible que deux têtes humaines conçoivent le même sujet absolument de la même manière ; et l’absolue unité de la conception est la première qualité d’un ouvrage. Autrement, les idées des divers collaborateurs se heurtent sans se lier, et il résulte de l’ensemble une discordance inévitable qui choque sans qu’on s’en rende raison. Les auteurs excellents, anciens et modernes, ont toujours travaillé seuls, et voilà pourquoi ils sont excellents.




UN FEUILLETON.




Décembre 1820.


THÉÂTRE-FRANÇAIS


JEAN DE BOURGOGNE.
Tragédie en cinq actes.


C’est un inconvénient des sujets historiques d’embarrasser l’intelligence de notre savant parterre. Il arrive devant la toile sans rien connaître aux événements qui vont se passer sous ses yeux, et auxquels ne l’initie qu’assez superficiellement une exposition toujours mal écoutée ou mal entendue. C’est dans le journal du lendemain que les spectateurs iront le plus souvent chercher de quelle race sortait le héros, à quelle famille appartenait l’héroïne, sur quel trône régnait le tyran, désappointés si le critique n’éclaire pas leur ignorance, et ne leur dit pas, comme au valet Hector, de quel pays était le galant homme Sénèque.

Nous nous dispenserons toutefois d’obéir à l’usage, d’abord, parce que longtemps avant que nous ne nous mêlassions de régenter les théâtres, les petits précis historiques des feuilletons nous avaient toujours paru fort ennuyeux ; ensuite, parce que nous ne pouvons décemment nous flatter de réussir mieux au métier d’historien que tant d’Aristarques, plus habiles que nous, nos devanciers ; et, sur ce, fort de l’avis de Barnes, qu’il suffit, pour gagner une cause, de trouver deux raisons, bonnes ou mauvaises, nous passons à Jean de Bourgogne.

Dès les premières scènes de cette pièce, nous voyons se dessiner trois principaux caractères, ce qui nous donne deux actions distinctes, ou, si l’on veut, deux faits en question différents, savoir : la question entre le dauphin et le duc de Bourgogne, ou la France sera-t-elle sauvée ? et la question entre le duc de Bourgogne et Valentine de Milan, ou la mort du duc d’Orléans sera-t-elle vengée ? À cette inadvertance de diviser ainsi l’attention du spectateur en présentant deux héros à son affection, l’auteur a joint le tort beaucoup plus grand de ne pas réunir les deux affections qui en résultent en un seul et même intérêt. En effet, s’il nous montre le dauphin prêt à tout sacrifier pour sauver la France, il nous montre en même temps la duchesse prête à tout sacrifier, même la France, pour venger son mari ; il suit de là que le spectateur, qui s’intéresse à l’une des deux actions, ne s’intéresse pas à l’autre, et réciproquement, de telle sorte que la moitié de la pièce est frappée de mort. Cette combinaison est d’autant plus malheureuse, qu’elle ne paraissait nécessaire. Dès que l’auteur voulait commencer sa pièce par rappeler les crimes de Jean de Bourgogne, idée juste et tragique, il n’avait pas besoin de l’intervention personnelle de la duchesse d’Orléans ; une lettre eût suffi, et le spectateur se serait trouvé transporté tout de suite au milieu des scènes animées du second acte, seul point véritable de la pièce où commence l’action.

Lorsque nous disons que l’action commence, nous sentons avec peine que nous nous servons d’une expression impropre ; c’est paraît devoir commencer que nous devrions dire. En effet, la tragédie nouvelle, estimable sous d’autres rapports, n’est encore, quant au plan, qu’une pièce comme tant d’autres, une tragédie sans action, une sorte de lanterne magique, où tous les personnages courent les uns après les autres sans pouvoir jamais s’atteindre.

Ainsi, lorsque le dauphin est à délibérer dans son conseil sur l’accusation portée contre le duc de Bourgogne, tout à coup celui-ci se présente, et, loin de se justifier, déclare la guerre à son souverain. Voilà une situation ; mais que produit-elle ? Rien. Les deux partis se séparent avec des menaces réciproques. Cependant Tanneguy-Duchâtel est là qui doit assassiner le prince un jour et qui devrait, ce semble, profiter de l’occasion. Et de deux choses l’une : ou le duc de Bourgogne a les moyens de s’emparer de la personne de son maître, et alors pourquoi ne le fait-il pas ? ou il n’en a pas le pouvoir, et alors pourquoi vient-il s’exposer, par une bravade inutile, aux suites d’un premier mouvement, incalculables dans tout autre personnage qu’un héros aussi patient que le dauphin ?

Et plus loin encore, nous retrouvons la même situation, mais dégagée de tout ce qui peut la rendre décisive. On vient annoncer au dauphin que le duc de Bourgogne est maître de Paris et qu’il marche sur le palais. Voilà le dauphin en péril, comment fera-t-il pour en sortir ? Rien de plus simple ; il sort par une porte et le duc de Bourgogne entre par l’autre. Mais, dira l’auteur, le dauphin se laisse entraîner. Et voilà justement le malheur, les grands caractères doivent toujours agir par eux-mêmes, autrement était-ce la peine de nous annoncer des géants, si auparavant vous aviez pris soin de leur attacher les jambes ?

Cependant le duc de Bourgogne, resté seul, se garde bien de poursuivre le dauphin, ce qui le mettrait dans la nécessité d’être vainqueur ou d’être vaincu. Il s’amuse à composer avec les Armagnacs, à rabattre les prétentions des anglais, et même à offrir des places au chancelier. Puis il part pour Montereau. Tout à coup on apprend qu’il y a accepté une entrevue avec le dauphin, et qu’il y a été assassiné. Il est évident que, si le commencement de la pièce nous a fait voir de grands événements ne produisant que de petits résultats, la balance se rétablit bien au dernier acte, et qu’il est difficile de voir un événement plus important produit par une cause plus légère et plus inattendue.

Nous venons d’exposer en peu de mots le plan de Jean de Bourgogne, dégagé de toutes les scènes épisodiques ; il nous reste à examiner comment un auteur, qui est loin de manquer de talent, a pu être conduit à travailler sur un canevas aussi imparfait.

Le malheur de l’auteur vient d’avoir confondu les deux espèces de tragédie, la tragédie de sentiments et la tragédie d’événements. Il suffit, pour s’en convaincre, d’établir entre ses deux héros quelques-uns des rapports naturels de frère à frère ou de père à fils ; nous allons voir disparaître toutes les difformités de son action. Par exemple, qu’un fils accusé d’un crime déclare la guerre à son père, doit-on être étonné que les deux personnages, eussent-ils la faculté de s’exterminer mutuellement, se séparent avec de simples menaces ? Y a-t-il rien de honteux dans la fuite d’un père devant un fils rebelle ? Et si ce fils périt assassiné malgré les ordres du père, la situation de celui-ci en sera-t-elle moins noble et moins touchante ? Nous venons, sans nous en apercevoir, de retracer l’aventure de David et d’Absalon, l’une des plus tragiques qui soient dans les livres saints.

Dans le cas actuel, dès que l’auteur voulait nous représenter la mort du duc de Bourgogne, il fallait choisir entre les deux hypothèses d’un meurtre fortuit ou d’un assassinat prémédité. La première était impraticable, puisqu’une tragédie doit avoir un commencement, une fin et un milieu. En admettant la seconde, il fallait, dès les premières scènes, poser la question tragique : le duc sera-t-il assassiné, ou ne le sera-t-il pas ? et faire naître l’intérêt de la lutte des circonstances qui le détournent de sa perte ou qui l’y entraînent. Mais, dans la tragédie telle qu’elle est faite, le spectateur, conduit d’incidents en incidents vers la catastrophe, sans que rien lie la catastrophe aux incidents, aperçoit à peine, çà et là, quelques intentions dramatiques, quelques combinaisons théâtrales qui font naufrage au milieu du flux et du reflux des épisodes.



Walter Scott cache son nom sous le nom de Jedediah Cleisbotham. Je ne vois pas pourquoi on l’en blâme.

Si un sot parvient à la célébrité, il ne lâche plus deux pages de son écriture sans les protéger de son nom, espérant que sa réputation fera celle de son livre, tandis que souvent celle de son livre défait la sienne. L’homme de mérite, dès qu’il est arrivé à la gloire, évite quelquefois de décorer de son nom les nouveaux écrits qu’il livre au public. Il a assez d’orgueil pour savoir que son nom influerait sur l’opinion, et assez de modestie pour ne le pas vouloir. Il aime à redevenir ignoré, pour se ménager, en quelque sorte, une nouvelle gloire. Il y a quelque chose du fanfaron dans ces guerriers d’Homère qui préludaient au combat en déclinant leurs noms et leurs généalogies ; ce sont des héros plus vrais, ces chevaliers français qui combattaient la visière baissée, et ne découvraient le visage qu’après que le bras avait été reconnu.




LES VOUS ET LES TU
D’APRÈS LA RÉVOLUTION.


ARISTIDE À BRUTUS.
Quien haga aplicaciones
Con su pan se lo coma.
Yriarte.

Brutus, te souvient-il, dis-moi,
Du temps où, las de ta livrée,
Tu vins en veste déchirée
Te joindre à ce bon peuple-roi
Fier de sa majesté sacrée
Et formé de gueux comme toi ?
Dans ce beau temps de république,
Boire et jurer fut ton emploi ;
Ton bonnet, ton jargon cynique,
Ton air sombre, inspiraient l’effroi ;
Et, plein d’un feu patriotique,

    Pour gagner le laurier civique,
    Tous nos hameaux t’ont vu, je croi,
    Fraterniser à coups de pique
    Et piller au nom de la loi.

    Las ! l’autre jour, monsieur le prince,
    Pour vous parler des intérêts
    D’un vieil ami de ma province,
    J’entrai dans votre beau palais.
    D’abord, je fis, de mon air mince,
    Rire un régiment de valets ;
    Puis, relégué dans l’antichambre,
    Tout mouillé des pleurs de décembre,
    J’attendis, près du feu cloué,
    Et, comme un sage du Pirée,
    Opposant, de tous bafoué,
    Au sot orgueil de la livrée
    La fierté du manteau troué.

    On m’appelle enfin. Je m’élance,
    Et l’huissier de votre grandeur
    Me fait traverser en silence
    Quatre salons « dont l’élégance
    « Égalait seule la splendeur ».
    Bientôt, monseigneur, plein de joie,
    Je vois, sur des carreaux de soie,
    Votre altesse en son cabinet,
    Portant sur son sein, avec gloire,
    Un beau cordon, brillant de moire,
    De la couleur de ton bonnet.

    Quoi ! c’était donc un prince en herbe
    Que mon cher Brutus d’autrefois !
    On vous admire, je le vois ;
    Votre savoir passe en proverbe ;
    Vos festins sont dignes des rois ;
    Vos cadeaux sont d’un goût superbe ;
    Homme d’état, votre talent
    Éclate en vos moindres saillies,
    Et si vous dites des folies,

Vous les dites d’un ton galant.
Quant à moi, je ris en silence ;
Car, puisqu’aujourd’hui l’opulence
Donne tout, grâce, esprit, vertus,
Les bons mots de votre excellence
Étaient les jurons de Brutus.

Adieu, monseigneur, sans rancune !
Briguez les sourires des rois
Et les faveurs de la fortune.
Pour moi, je n’en attends aucune.
Ma bourse, vide tous les mois,
Me force à changer de retraites ;
Vous, dans un poste hasardeux,
Tâchez de rester où vous êtes,
Et puissions-nous vivre tous deux,
Vous sans remords, et moi sans dettes !

Excusez si, parfois encor,
J’ose rire de la bassesse
De ces courtisans brillants d’or,
Dont la foule à grands flots vous presse,
Lorsque, entrant d’un air de noblesse
Dans les salons éblouissants
Du pouvoir et de la richesse,
L’illustre pied de votre altesse
Vient salir ces parquets glissants
Que tu frottais dans ta jeunesse.


Combien de malheureux, qui auraient pu mieux faire, se sont mis en tête d’écrire, parce qu’en fermant un beau livre, ils s’étaient dit : J’en pourrais faire autant ! Et cette réflexion-là ne prouvait rien, sinon que l’ouvrage était inimitable. En littérature comme en morale, plus une chose est belle, plus elle semble facile. Il y a quelque chose dans le cœur de l’homme qui lui fait prendre quelquefois le désir pour le pouvoir. C’est ainsi qu’il croit aisé de mourir comme d’Assas ou d’écrire comme Voltaire.


Si Walter Scott est écossais, ses romans suffiraient pour nous l’apprendre. Son amour exclusif pour les sujets écossais prouve son amour pour l’Écosse ; passionné pour les vieilles coutumes de sa patrie, il se dédommage, en les peignant fidèlement, de ne pouvoir plus les suivre avec religion, et son admiration pieuse pour le caractère national éclate jusque dans sa complaisance à en détailler les défauts. Une irlandaise, lady Morgan, s’est offerte, pour ainsi dire, comme la rivale naturelle de Walter Scott, en s’obstinant, comme lui, à ne traiter que des sujets nationaux[2], mais il y a dans ses écrits beaucoup plus d’amour pour la célébrité que d’attachement pour son pays, et beaucoup moins d’orgueil national que de vanité personnelle. Lady Morgan paraît peindre avec plaisir les irlandais ; mais il est une irlandaise qu’elle peint surtout et partout avec enthousiasme, et cette irlandaise, c’est elle. Miss O’Hallogan dans O’Donnell, et lady Clancare dans Florence Maccarthy, ne sont autre chose que lady Morgan, flattée par elle-même.

Il faut le dire, auprès des tableaux pleins de vie et de chaleur de Scott, les croquis de lady Morgan ne sont que de pâles et froides esquisses. Les romans historiques de cette dame se laissent lire ; les histoires romanesques de l’écossais se font admirer. La raison en est simple ; lady Morgan a assez de tact pour observer ce qu’elle voit, assez de mémoire pour retenir ce qu’elle observe, et assez de finesse pour rapporter à propos ce qu’elle a retenu ; sa science ne va pas plus loin. Voilà pourquoi ses caractères, bien tracés quelquefois, ne sont pas soutenus ; à côté d’un trait dont la vérité vous frappe, parce qu’elle l’a copié sur la nature, vous en trouvez un autre choquant de fausseté, parce qu’elle l’invente. Walter Scott, au contraire, conçoit un caractère, après n’en avoir souvent observé qu’un trait ; il le voit dans un mot, et le peint de même. Son excellent jugement fait qu’il ne s’égare point, et ce qu’il crée est presque toujours aussi vrai que ce qu’il observe. Quand le talent est poussé à ce point, il est plus que du talent ; aussi peut-on réduire le parallèle en deux mots : lady Morgan est une femme d’esprit ; Walter Scott est un homme de génie.


LA SAINT-CHARLES DE 1820


—Je disais l’an passé : Voici le jour de fête,
Charles m’attend ; je veux, ceignant de fleurs ma tête,

M’offrir avec ma fille à son premier coup d’œil ;
Quand ce jour reviendra, ramené par l’année,
Si je lui porte un fils, fruit de mon hyménée,
          Mon bonheur sera de l’orgueil.

    L’année a fui ; voici le jour de fête !
    Est-ce une fête, hélas ! que l’on apprête ?
    Qu’est devenu ce jour jadis si doux ?
    De pleurs amers j’ai salué l’aurore ;
    Pourtant un Charle à mes vœux reste encore,
    J’embrasse un fils, mais je n’ai plus d’époux.

Veuve, deux orphelins m’attachent à la terre.
Mon bien-aimé près d’eux ne viendra pas s’asseoir ;
Ils ne dormiront pas sous les yeux de leur père,
Et j’irai sur leurs fronts, plaintive et solitaire,
           Déposer le baiser du soir.

    O vain regret ! félicité passée !
    Voici le jour où, sur son sein pressée,
    A mon époux je redisais ma foi,
    Et je gémis sur une urne glacée,
    Près de ce cœur qui ne bat plus pour moi ! -

        Ainsi la veuve désolée,
        Digne du martyr au cercueil,
        D’un doux souvenir accablée,
        Pleurait auprès du mausolée
        Son court bonheur et son long deuil.

Nous voyions cependant, échappés aux naufrages,
Briller l’arc du salut au milieu des orages ;
Le ciel ne s’armait plus de présages d’effroi ;
De l’héroïque mère exauçant l’espérance,
Le Dieu qui fut enfant avait à notre France
        Donné l’enfant qui sera roi.

Défiez-vous de ces gens armés d’un lorgnon qui s’en vont partout criant : J’observe mon siècle ! Tantôt leurs lunettes grossissent les objets, et alors des chats leur semblent des tigres ; tantôt elles les rapetissent, et alors des tigres leur paraissent des chats. Il faut observer avec ses yeux. Le moraliste, en effet, ne doit jamais parler que d’après son expérience immédiate, s’il veut jouir du bonheur ineffable, vanté par Addison, de trouver un jour dans la bibliothèque d’un inconnu son livre relié en maroquin, doré sur tranche, et plié en plusieurs endroits.

Il est encore pour le moraliste une condition dont nous avons déjà parlé ailleurs, celle de rester inconnu des individus qu’il étudie ; il faut qu’il entre chez eux, disait encore le même Addison, aussi librement qu’un chien, un chat, ou tout autre animal domestique.

Là-dessus nous pensons comme le Spectateur. L’observateur qui se vante de son rôle ressemble à Argus changé en paon, orgueilleux de ses cent yeux qui ne peuvent plus voir.


Quand une langue a déjà eu, comme la nôtre, plusieurs siècles de littérature, qu’elle a été créée et perfectionnée, maniée et torturée, qu’elle est faite à presque tous les styles, pliée à presque tous les genres, qu’elle a passé non-seulement par toutes les formes matérielles du rhythme, mais encore par je ne sais combien de cerveaux comiques, tragiques et lyriques, il s’échappe, comme une écume, de l’ensemble des ouvrages qui composent sa richesse littéraire, une certaine quantité, ou, pour ainsi dire, une certaine masse flottante de phrases convenues, d’hémistiches plus ou moins insignifiants,

Qui sont à tout le monde et ne sont à personne.

C’est alors que l’homme le moins inventif pourra, avec un peu de mémoire, s’amasser, en puisant dans ce réservoir public, une tragédie, un poëme, une ode, qui seront en vers de douze, ou huit, ou six syllabes, lesquels auront de bonnes rimes et d’excellentes césures, et ne manqueront même pas, si l’on veut, d’une élégance, d’une harmonie, d’une facilité quelconque. Là-dessus notre homme publiera son oeuvre en un bon gros volume vide, et se croira poëte lyrique, épique ou tragique, à la façon de ce fou qui se croyait propriétaire de son hôpital. Cependant l’envie, protectrice de la médiocrité, sourira à son ouvrage ; d’altiers critiques, qui voudront faire comme Dieu et créer quelque chose de rien, s’amuseront à lui bâtir une réputation ; des connaisseurs, qui ne s’obstineront pas ridiculement à vouloir que des mots expriment des idées, vanteront, d’après le journal du matin, la clarté, la sagesse, le goût du nouveau poëte ; les salons, échos des journaux, s’extasieront, et la publication dudit ouvrage n’aura d’autre inconvénient que d’user les bords du chapeau de Piron.


Ceux qui ne savent pas admirer par eux-mêmes se lassent bien vite d’admirer. Il y a au fond de presque tous les hommes je ne sais quel sentiment d’envie qui veille incessamment sur leur cœur pour y comprimer l’expression de la louange méritée, ou y enchaîner l’élan du juste enthousiasme. L’homme le plus vulgaire n’accordera à l’ouvrage le plus supérieur qu’un éloge assez restreint, pour qu’on ne puisse le croire incapable d’en faire autant. Il pensera presque que louer un autre, c’est prescrire son propre droit à la louange, et ne consentira au génie de tel poëte qu’autant qu’il ne paraîtra pas abdiquer le sien ; et je parle ici, non de ceux qui écrivent, mais de ceux qui lisent, de ceux qui, la plupart, n’écriront jamais. D’ailleurs, il est de mauvais ton d’applaudir, l’admiration donne à la physionomie une expression ridicule, et un transport d’enthousiasme peut déranger le pli d’une cravate.

Voilà, certes, de hautes raisons pour que des hommes immortels, qui honorent leur siècle parmi les siècles, traînent des vies d’amertume et de dégoût, pour que le génie s’éteigne découragé sur un chef-d’œuvre, pour qu’un Camoëns mendie, pour qu’un Milton languisse dans la misère, pour que d’autres que nous ignorons, plus infortunés et plus grands peut-être, meurent sans même avoir pu révéler leurs noms et leurs talents, comme ces lampes qui s’allument et s’éteignent dans un tombeau !

Ajoutez à cela que, tandis que les illustrations les plus méritées sont refusées au génie, il voit s’élever sur lui une foule de réputations inexplicables et de renommées usurpées ; il voit le petit nombre d’écrivains plus ou moins médiocres qui dirigent pour le moment l’opinion, exalter les médiocrités qu’ils ne craignent pas, en déprimant sa supériorité qu’ils redoutent. Qu’importe toute cette sollicitude du néant pour le néant ! On réussira, à la vérité, à user l’âme, à empoisonner l’existence du grand homme ; mais le temps et la mort viendront et feront justice. Les réputations dans l’opinion publique sont comme des liquides de différents poids dans un même vase. Qu’on agite le vase, on parviendra aisément à mêler les liqueurs ; qu’on le laisse reposer, elles reprendront toutes, lentement et d’elles-mêmes, l’ordre que leurs pesanteurs et la nature leur assignent.

Des réflexions amères viennent à l’esprit quand on songe à l’extinction, aujourd’hui inévitable, de cette illustre race de Condé, qui, sans jamais s’asseoir sur le trône, avait toujours été remarquable entre toutes les races royales de l’Europe, et avait fondé dans la maison de France une sorte de dynastie militaire, accoutumée à régner au milieu des camps et des champs de bataille. Si, dans quelques années, de nouvelles convulsions politiques amenaient (ce qu’à Dieu ne plaise !) de nouvelles guerres civiles, nous tous qui servons aujourd’hui la cause monarchique, nous serions bien alors des exilés, des bannis, des proscrits ; mais nous ne serions plus, comme les vainqueurs de Berstheim et de Biberach, des Condéens. Car, du moins, pour ces fidèles guerriers sans foyer et sans asile, le nom de leur chef sexagénaire, ce grand nom de Condé, était devenu comme une patrie.


La peinture des passions, variables comme le cœur humain, est une source inépuisable d’expressions et d’idées neuves ; il n’en est pas de même de la volupté. Là, tout est matériel, et, quand vous avez épuisé l’albâtre, la rose et la neige, tout est dit.


Ceux qui observent avec un curieux plaisir les divers changements que le temps et les temps amènent dans l’esprit d’une nation considérée comme grand individu peuvent remarquer en ce moment un singulier phénomène littéraire, né d’un autre phénomène politique, la révolution française. Il y a aujourd’hui en France combat entre une opinion littéraire encore trop puissante et le génie de ce siècle. Cette opinion, aride héritage légué à notre époque par le siècle de Voltaire, ne veut marcher qu’escortée de toutes les gloires du siècle de Louis XIV. C’est elle qui ne voit de poésie que sous la forme étroite du vers ; qui, semblable aux juges de Galilée, ne veut pas que la terre tourne et que le talent crée ; qui ordonne aux aigles de ne voler qu’avec des ailes de cire ; qui mêle, dans son aveugle admiration, à des renommées immortelles, qu’elle eût persécutées si elles avaient paru de nos jours, je ne sais quelles vieilles réputations usurpées que les siècles se passent avec indifférence et dont elle se fait des autorités contre les réputations contemporaines ; en un mot, qui poursuivrait du nom de Corneille mort Corneille renaissant.

Cette opinion décourageante et injurieuse condamne toute originalité comme une hérésie. Elle crie que le règne des lettres est passé, que les muses se sont exilées et ne reviendront plus ; et chaque jour de jeunes lyres lui donnent d’harmonieux démentis, et la poésie française se renouvelle glorieusement autour de nous. Nous sommes à l’aurore d’une grande ère littéraire, et cette flétrissante opinion voudrait que notre époque, si éclatante de son propre éclat, ne fût que le pâle reflet des deux époques précédentes ! La littérature funeste du siècle passé a, pour ainsi parler, exhalé cette opinion antipoétique dans notre siècle comme un miasme chargé de principes de mort, et, pour dire la vérité entière, nous conviendrons qu’elle dirige l’immense majorité des esprits qui composent parmi nous le public littéraire. Les chefs qui l’ont donnée ont disparu ; mais elle gouverne toujours la masse, elle surnage encore comme un navire qui a perdu ses mâts. Cependant il s’élève de jeunes têtes, pleines de sève et de vigueur, qui ont médité la Bible, Homère et Dante, qui se sont abreuvées aux sources primitives de l’inspiration, et qui portent en elles la gloire de notre siècle. Ces jeunes hommes seront les chefs d’une école nouvelle et pure, rivale et non ennemie des écoles anciennes, d’une opinion poétique qui sera un jour aussi celle de la masse. En attendant, ils auront bien des combats à livrer, bien des luttes à soutenir ; mais ils supporteront avec le courage du génie les adversités de la gloire. La routine reculera bien lentement devant eux, mais il viendra un jour où elle tombera pour leur faire place, comme la scorie desséchée d’une vieille plaie qui se cicatrise.


Tous ces hommes graves qui sont si clairvoyants en grammaire, en versification, en prosodie, et si aveugles en poésie, nous rappellent ces médecins qui connaissent la moindre fibre de la machine humaine, mais qui nient l’âme et ignorent la vertu.


DU GÉNIE


Toute passion est éloquente ; tout homme persuadé persuade ; pour arracher des pleurs, il faut pleurer ; l’enthousiasme est contagieux, a-t-on dit.

Prenez une femme et arrachez-lui son enfant ; rassemblez tous les rhéteurs de la terre, et vous pourrez dire : A la mort, et allons dîner. Écoutez la mère ; d’où vient qu’elle a trouvé des cris, des pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence vous est tombée des mains ? On a parlé comme d’une chose étonnante de l’éloquence de Cicéron et de la clémence de César ; si Cicéron eût été le père de Ligarius, qu’en eût-on dit ? Il n’y avait rien là que de simple.

Et en effet, il est un langage qui ne trompe point, que tous les hommes entendent, et qui a été donné à tous les hommes, c’est celui des grandes passions comme des grands événements, sunt lacrymae rerum ; il est des moments où toutes les âmes se comprennent, où Israël se lève tout entier comme un seul homme.

Qu’est-ce que l’éloquence ? dit Démosthène. L’action, l’action, et puis encore l’action.-Mais, en morale comme en physique, pour imprimer du mouvement, il faut en posséder soi-même. Comment se communique-t-il ? Ceci vient de plus haut ; qu’il vous suffise que les choses se passent ainsi. Voulez-vous émouvoir, soyez ému ; pleurez, vous tirerez des pleurs ; c’est un cercle où tout vous ramène et d’où vous ne pouvez sortir. Je vous le demande, à quoi nous eût servi le don de nous communiquer nos idées si, comme à Cassandre, il nous eût été refusé la faculté de nous faire croire ? Quel fut le plus beau moment de l’orateur romain ? Celui où les tribuns du peuple lui interdisaient la parole.-Romains, s’écria-t-il, je jure que j’ai sauvé la république ! Et tout le peuple se leva, criant : Nous jurons qu’il a dit la vérité.

Et tout ce que nous venons de dire de l’éloquence, nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne sont que la même langue différemment parlée. Et en effet, qu’est-ce que nos idées ? Des sensations, et des sensations comparées. Qu’est-ce que les arts, sinon les diverses manières d’exprimer nos idées ?

Rousseau, s’examinant soi-même et se confrontant avec ce modèle idéal que tous les hommes portent gravé dans leur conscience, traça un plan d’éducation par lequel il garantissait son élève de tous ses vices, mais en même temps de toutes ses vertus. Le grand homme ne s’aperçut pas qu’en donnant à son Émile ce qui lui manquait, il lui ôtait ce qu’il possédait lui-même. Cet homme élevé au milieu du rire et de la joie serait comme un athlète élevé loin des combats. Pour être un Hercule, il faut avoir étouffé les serpents dès le berceau. Tu veux lui épargner la lutte des passions, mais est-ce donc vivre que d’avoir évité la vie ? Qu’est-ce qu’exister ? dit Locke. C’est sentir. Les grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti, beaucoup vécu ; et souvent, en quelques années, on a vécu bien des vies. Qu’on ne s’y trompe pas, les hauts sapins ne croissent que dans la région des orages. Athènes, ville de tumulte, eut mille grands hommes ; Sparte, ville de l’ordre, n’en eut qu’un, Lycurgue ; et Lycurgue était né avant ses lois.

Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes apparaître au milieu des grandes fermentations populaires ; Homère, au milieu des siècles héroïques de la Grèce ; Virgile, sous le triumvirat ; Ossian, sur les débris de sa patrie et de ses dieux ; Dante, l’Arioste, le Tasse, au milieu des convulsions renaissantes de l’Italie ; Corneille et Racine, au siècle de la Fronde ; et enfin Milton, entonnant la première révolte au pied de l’échafaud sanglant de White-Hall.

Et si nous examinons quel fut en particulier le destin de ces grands hommes, nous les voyons tous tourmentés par une vie agitée et misérable. Camoëns fend les mers son poëme à la main ; d’Ercilla écrit ses vers sur des peaux de bêtes dans les forêts du Mexique. Ceux-là que les souffrances du corps ne distraient pas des souffrances de l’âme traînent une vie orageuse, dévorés par une irritabilité de caractère qui les rend à charge à eux-mêmes et à ceux qui les entourent. Heureux ceux qui ne meurent pas avant le temps, consumés par l’activité de leur propre génie, comme Pascal ; de douleur, comme Molière et Racine ; ou vaincus par les terreurs de leur propre imagination, comme ce Tasse infortuné !

Admettant donc ce principe reconnu de toute l’antiquité, que les grandes passions font les grands hommes, nous reconnaîtrons en même temps que, de même qu’il y a des passions plus ou moins fortes, de même il existe divers degrés de génie.

Et, examinant maintenant quelles sont les choses les plus capables d’exciter la violence de nos passions, c’est-à-dire de nos désirs, qui ne sont eux-mêmes que des volontés plus ou moins prononcées, jusqu’à cette volonté ferme et constante par laquelle on désire une chose toute sa vie, tout ou rien, comme César, levier terrible par lequel l’homme se brise lui-même, nous tomberons d’accord que, s’il existe une chose capable d’exciter une volonté pareille dans une âme noble et ferme, ce doit être sans contredit ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes.

Or, jetant maintenant les yeux autour de nous, considérons s’il est une chose à laquelle cette dénomination sublime ait été justement attribuée par le consentement unanime de tous les temps et de tous les peuples.

Et nous voici, jeunes gens, arrivés en peu de paroles à cette vérité ravissante devant laquelle toute la philosophie antique et le grand Platon lui-même avaient reculé. Que le génie, c’est la vertu !

Poëtes, ayez toujours l’austérité d’un but moral devant les yeux. N’oubliez jamais que par hasard des enfants peuvent vous lire. Ayez pitié des têtes blondes.

On doit encore plus de respect à la jeunesse qu’à la vieillesse. L’homme de génie ne doit reculer devant aucune difficulté ; il fallait de petites armes aux hommes ordinaires ; aux grands athlètes, il leur fallait les cestes d’Hercule.


=== PLAN DE TRAGÉDIE FAIT AU COLLÈGE ===


Deux des successeurs d’Alexandre, Cassandre et Alexandre, fils de Polyperchon, se disputent l’empire de la Grèce. Le premier est retranché dans la citadelle d’Athènes, le second campe sous les murailles. Athènes, entre ces deux puissants ennemis, menacée à tout moment de sa ruine, est encore tourmentée par des dissensions intérieures. Le peuple penche pour le parti d’Alexandre, qui promet de rétablir le gouvernement populaire ; le sénat tient pour Cassandre, qui a rétabli le gouvernement aristocratique. De là la haine violente du peuple contre Phocion, chef du sénat, et le plus grand ennemi des caprices de la multitude. Phocion, dans cette crise, où il s’agit de lui autant que de l’état, insensible à tout autre intérêt qu’à celui de ses concitoyens, ne songe qu’au salut de la république ; il y travaille avec toute l’imprudence d’une belle âme. Les moyens qu’il emploie pour sauver la patrie sont ceux qu’on emploie pour le perdre lui-même. Il parvient à déterminer les deux chefs rivaux à s’éloigner de l’Attique et à respecter Athènes ; et dans le même moment il est accusé de trahison, traduit devant le peuple, et condamné. Voilà, en peu de mots, toute l’action de la tragédie ; elle est simple, et peut être noble pourtant. C’est le tableau des agitations populaires et de la vertu malheureuse, c’est-à-dire le plus grand exemple qu’on puisse mettre sous les yeux des hommes, et le spectacle digne des dieux.

D’un côté, la haine du peuple, les ennemis de Phocion, sa vertu imprudente, qui leur donne des armes contre lui, enfin Alexandre et son armée ; de l’autre, les troupes de Cassandre, le parti des bons citoyens, la vieille autorité du sénat, enfin l’ascendant éternel de la vertu, qui fait triompher Phocion toutes les fois qu’il se trouve en présence de la multitude. Ainsi la balance théâtrale est établie ; l’action se déroule par une suite de révolutions inattendues ; les moyens d’attaque et de résistance ont entre eux des proportions qui rendent l’anxiété possible.

Ainsi, lorsqu’au troisième acte Phocion n’a pas craint de se rendre au camp d’Alexandre, son ennemi, et qu’il l’a déterminé à accepter une entrevue avec Cassandre, il semble que cette démarche courageuse va désarmer l’ingratitude du peuple et fermer la bouche à ses accusateurs. Mais Phocion s’est exposé à la mort sans mandat ; il a méprisé, pour sauver le peuple, un décret populaire qui le destituait de sa charge, décret que le sénat n’avait pas sanctionné. Ainsi, lorsque le spectateur croit que l’action marche vers un heureux dénoûment, il se trouve que le péril est au comble. Le peuple, en pleine révolte, assiège la demeure de Phocion. Il ne se présente aucun moyen de salut. Le sénat est sans force, et Cassandre est trop éloigné. Il n’y a plus qu’à mourir. On propose à Phocion d’armer ses esclaves et de vendre chèrement sa vie. Mais le grand homme refuse. Le peuple se précipite sur la scène en criant : -La mort ! la mort ! Phocion n’en est point ému. Les orateurs agitent la multitude par leurs cris. Phocion la harangue ; mais, voyant que le tumulte redouble et qu’il ne peut parvenir à la ramener à des sentiments humains, il monte sur son tribunal, et à ce mouvement la révolution théâtrale est opérée. Ce n’est plus le vieillard disputant sa vie contre une populace effrénée, c’est un juge suprême qui foudroie des révoltés. Les assassins tombent aux genoux de Phocion. Le vieillard, profondément ému de l’ingratitude de ses concitoyens, ne leur demande pas vengeance, il ne leur demande pas même la vie, il ne leur demande que de le laisser vivre encore un jour pour les sauver. Ainsi la face de la scène est changée ; le peuple est apaisé ; les deux rois vont se rendre dans la ville pour conclure une trêve ; il semble que Phocion n’ait plus rien à craindre. Tout à coup Agnonide se lève et conseille de se saisir des deux rois et de mettre ainsi fin aux malheurs de la Grèce. A cette proposition perfide, dont il ne développe que trop bien les avantages, l’incertitude renaît ; on sent tout de suite quel effet la réponse de Phocion va produire sur un peuple chez qui Aristide n’osa pas une seconde fois préférer le juste à l’utile. Phocion voit le piège, et il n’en est point étonné. Il fait ce qu’Aristide n’aurait point osé faire, il reste du parti de la chose juste contre la chose utile. L’entrevue des deux rois est rompue, et Phocion est cité devant l’assemblée du peuple comme coupable d’avoir laissé échapper l’occasion de sauver la république.

Ici l’action se presse. Phocion est sur le point d’être traîné devant cette assemblée, composée d’un ramassis d’esclaves et d’étrangers ameutés par ses ennemis, lorsqu’on apprend que Cassandre descend de l’Acropolis et marche à son secours. Le vieillard, quoique l’on viole les lois pour le faire condamner, ne veut pas être sauvé malgré les lois. Il marche lui-même au-devant de ses libérateurs et les force à rentrer dans la citadelle ; il revient ensuite se présenter devant le peuple. Il est au moment d’être absous, lorsque tout à coup l’armée d’Alexandre paraît sous les remparts. Le peuple se révolte, l’autorité du sénat est méconnue, et Phocion est condamné. Il prend la coupe et boit gravement le poison.

Cette tragédie pourrait être belle ; cependant elle n’obtiendrait qu’un succès d’estime. Cela tient à ce qu’elle serait froide ; au théâtre un conte d’amour vaut mieux que toute l’histoire.

Campistron a déjà mis le sujet de Phocion sur la scène. Sa pièce, comme toutes celles qu’il a faites, est assez bien conçue et n’est pas mal conduite. Il y a quelque invention dans les caractères, mais il n’a point su les soutenir. C’est ce qui arrive souvent aux gens qui, comme lui, n’ont ni vu ni observé, et qui s’imaginent qu’on fait de l’amour avec des exclamations, et de la vertu avec des maximes.

Ainsi, dans une scène, d’ailleurs assez bien écrite, si l’on admet que le style des tragédies de Voltaire est un bon style, entre le tyran et Phocion, celui-ci, après avoir dit en vrai capitan :



    Un homme tel que moi, loin de s’humilier,
    Conte ce qu’il a fait pour se justifier.
    Ose toi-même ici rappeler mon histoire.
    Elle ne t’offrira que des jours pleins de gloire ;
    Chaque instant est marqué par quelque exploit fameux…

se reprend tout à coup, et il ajoute avec une emphase de modestie aussi ridicule que sa jactance :

    Mais que dis-je ? où m’emporte un mouvement honteux ?
    Est-ce à moi de conter la gloire de ma vie ?
    D’en retracer le cours quand Athènes l’oublie ?
    J’en rougis ; je suis prêt à me désavouer.
    Prononce ; j’aime mieux mourir que me louer.


Et plus loin, Campistron, ne sachant comment faire revenir Phocion mourant sur la scène, s’avise de lui faire demander une entrevue au tyran. Le tyran, très surpris, accorde par pur motif de curiosité ; mais, comme ce ne serait pas le compte de l’auteur de mettre en tête-à-tête deux personnages qui n’ont réellement rien à se dire, au moment d’entretenir Phocion, on vient chercher le tyran pour une révolte. Celui-ci, comme de raison, oublie de donner contre-ordre pour l’entrevue. Phocion arrive, et, ne trouvant pas le tyran, il cherche dans sa tête quelle raison peut lui avoir fait quitter la scène, et il n’en trouve pas de meilleure, sinon que c’est qu’il lui fait peur, et il ajoute, avec une bonhomie tout à fait comique :

Sans armes et mourant je le force à me craindre.
Que le sort d’un tyran, justes dieux ! est à plaindre !

Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se promène durant tout le cinquième acte au milieu de la sédition, se rencontre avec sa fille Chrysis, et il s’occupe, en bon père, à lui chercher un mari. Le passage est réellement curieux. Savez-vous sur qui son choix s’arrête ? Sur le fils du tyran. Il semble, comme dit le proverbe, qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre.

Et voulant, en mourant, vous choisir un époux,
Je ne trouve que lui qui soit digne de vous.

La réponse de la fille est peut-être encore plus singulière :

Qu’entends-je ! ô ciel ! seigneur, m’en croyez-vous capable ?
Je ne vous cèle point qu’il me paraît aimable.

C’est cette même Chrysis qui, voyant mourir son père et son amant, trop bien élevée pour les suivre, s’écrie avec une naïveté si touchante :


                             O fortune contraire,
J’ose, après de tels coups, défier ta colère !

Elle s’en va, et la toile tombe. En pareil cas Corneille est sublime, il fait dire à Eurydice :

    Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.

En 1793, la France faisait front à l’Europe, la Vendée tenait tête à la France. La France était plus grande que l’Europe, la Vendée était plus grande que la France.


Décembre 1820.

Le tout jeune homme qui s’éveille de nos jours aux idées politiques est dans une perplexité étrange. En général, nos pères sont bonapartistes, nos mères sont royalistes.

Nos pères ne voient dans Napoléon que l’homme qui leur donnait des épaulettes ; nos mères ne voient dans Buonaparte que l’homme qui leur prenait leurs fils.

Pour nos pères, la révolution, c’est la plus grande chose qu’ait pu faire le génie d’une assemblée, l’empire, c’est la plus grande chose qu’ait pu faire le génie d’un homme. Pour nos mères, la révolution, c’est une guillotine, l’empire, c’est un sabre.

Nous autres enfants nés sous le consulat, nous avons tous grandi sur les genoux de nos mères, nos pères étant au camp ; et, bien souvent privées, par la fantaisie conquérante d’un homme, de leurs maris, de leurs frères, elles ont fixé sur nous, frais écoliers de huit ou dix ans, leurs doux yeux maternels remplis de larmes, en songeant que nous aurions dix-huit ans en 1820, et qu’en 1825 nous serions colonels ou morts.

L’acclamation qui a salué Louis XVIII en 1814, ç’a été un cri de joie des mères.

En général, il est peu d’adolescents de notre génération qui n’aient sucé avec le lait de leurs mères la haine des deux époques violentes qui ont précédé la restauration. Le croquemitaine des enfants de 1802, c’était Robespierre ; le croquemitaine des enfants de 1815, c’était Buonaparte.

Dernièrement, je venais de soutenir ardemment, en présence de mon père, mes opinions vendéennes. Mon père m’a écouté parler en silence, puis il s’est tourné vers le général L***, qui était là, et il lui a dit : Laissons faire le temps. L’enfant est de l’opinion de sa mère, l’homme sera de l’opinion de son père.

Cette prédiction m’a laissé tout pensif.

Quoi qu’il arrive, et en admettant même jusqu’à un certain point que l’expérience puisse modifier l’impression que nous fait le premier aspect des choses à notre entrée dans la vie, l’honnête homme est sûr de ne point errer en soumettant toutes ces modifications à la sévère critique de sa conscience. Une bonne conscience qui veille dans un esprit le sauve de toutes les mauvaises directions où l’honnêteté peut se perdre. Au moyen âge, on croyait que tout liquide où un saphir avait séjourné était un préservatif contre la peste, le charbon et la lèpre et toutes ses espèces, dit Jean-Baptiste de Rocoles.

Ce saphir, c’est la conscience.

  1. .Nous traduirons ainsi, sans chercher à rendre les pompeuses expressions d’humilité du grand Corneille :
    Il ne m’est pas donné, sur le double coteau,
    De suivre Chapelain et d’atteindre Godeau.
    (Note du Conservateur littéraire.)
  2. Il faut en excepter toutefois son roman sur la France. (Note de l’édition originale)