Journal intermittent (éd. Le Fleuron, 1950)/1934
1934
vec un mortier. Elle a tué sa tante avec un mortier. Un
gros mortier familial — ils sont maintenant introuvables
— qui servait à piler les amandes du gâteau, familial,
lui aussi. Tout est familial dans ce crime de Boulogne, même
la haine. Quelle couveuse que la famille !
« La famille, ces amis qu’on n’a pas choisis », disait ma mère. « Encore si l’on pouvait choisir ses ennemis !… »
J’aurais été bien surprise de ne pas trouver là dedans, remplissant son funeste office, le « douillet appartement » meublé en ancien, plein de souvenirs familiaux. La paix n’émane pas toujours des meubles légués par des générations éteintes. Vieux habits, vieux meubles, vieux poisons : le maléfice, c’est peut-être une pensée, un souhait homicide qui survit et qui erre en quête d’une proie vivante. Une petite robe persane, bonne tout juste à une fillette, me devint suspecte au point que… Non, je ne l’ai pas donnée à une amie. Je n’ai pas l’âme si noire. Je l’ai brûlée. Soutenons-nous le regard, la présence de certains portraits ? À cause de l’attention que me portait un beau petit abbé peint sous Louis XV, l’œil noir, le rabat blanc et l’occiput cravaté de taffetas, je conçus des soupçons, puis je perdis patience et l’envoyai au diable d’où il venait, c’est-à-dire à l’Hôtel des Ventes.
Un abbé peint, qu’est-ce au prix d’une nièce vivante, mûre déjà et célibataire ? La province, jungle qui n’envie rien aux grandes cités, m’a instruite, autrefois. Presque sous nos fenêtres, une mère et une fille s’entre-dévorèrent quotidiennement sans élever la voix, pendant des années et des années. Jour à jour, la fille, que sa mère tenait prisonnière entre la maison et l’église, devint aussi vieille que sa mère, et lui ressembla comme une jumelle. « Ne les regarde pas ! me disait ma mère… C’est à faire frémir ! » Moins résistante que la fille, la mère mourut, et la fille grisonnante sembla suivre, sous ses voiles, son propre convoi.
« Mais tu n’aurais jamais prévu ce qui se passe, m’écrivit ma mère quelque temps après, Mlle L… meurt de chagrin. De chagrin, qui sait ? En tout cas d’oisiveté. Elle n’a plus personne à maudire. »
Avec un mortier… Elle l’a tuée en s’y reprenant à deux fois, paraît-il… C’est une horreur dont on va beaucoup parler. Penchée à ma fenêtre, j’écoutais monter du jardin un vif ramage féminin, trois jeunes femmes occupées du crime de X… et des deux instruments de mort, tous deux singuliers :
— Avec un mortier, croyez-vous ?
— À quoi ça sert, un mortier ?
— Écoutez-la, celle-là ! On ne fait donc pas de cuisine, chez toi ?
— Non, j’ai un studio.
— Un mortier, comme c’est maniable ! Moi, si je devais… enfin s’il fallait me défendre, je n’irai pas chercher un mortier.
— Moi non plus ! J’ai toujours pensé qu’un chandelier qu’on empoigne par la tête, c’est une arme redoutable…
— Un chandelier, à présent ! Il faut encore avoir un chandelier sous la main. Tandis qu’une bouteille à champagne…
— Pleine ?
— Pleine ou vide, n’importe… Ça se rencontre un peu partout, et c’est une massue qui compte, je t’en réponds !
— Oui ? Tu la balades dans ton sac ? Comme c’est pratique ! Tu nous fais rire.
Les deux autres charmantes jeunes femmes se regardèrent en faisant la moue.
— Tout le monde n’a pas un revolver, dit la plus grave.
— Oh ! presque, dit la plus gaie.
— Oui, mais c’est noir, dit l’autre.
— Et puis c’est méchant, conclut la première.
Je quittai ma fenêtre, dans la crainte qu’un mot de plus ne vînt affaiblir la considération que m’inspiraient trois jeunes femmes qui pensaient à tout.

Pas de Fête de Neuilly en 1934. Grosse perte pour les forains, mais je pense aux actions de grâces des habitants de l’avenue de Neuilly, martyrs annuels, insomnieux sans secours. La cacophonie musicale mène au désespoir, en passant par les désordres nerveux. Le bruit de la rue, ce n’est rien. Qu’il fait bon dormir dans un hôtel marseillais, fenêtres ouvertes sur une Canebière qui ne connaît ni nuit ni jour ! Je vous recommande aussi certaine portion de la rue Vivienne et la sortie nocturne du Palais-Royal. Bon tumulte sain, rond, percé de sons plus aigus, et dominé par les disputes d’antiques prostituées (quelque jour je parlerai d’elles) qui hantent les galeries Montpensier et Valois.
Un temps le boulevard Suchet me berça sur le tonnerre des camions ; la chaussée y tremblait, les verreries délicates chantaient sur la table de chevet, les portes qui jouaient dans leurs cadres, disaient toque-toquetoc, comme sous un doigt discret, le sommier métallique frémissait comme une harpe — c’était délicieux…
Vous m’accusez de faire de l’humour à bon compte ? Détrompez-vous, j’aime dormir au sein du bruit que j’ai adopté. Ce ne fut pas d’abord entre lui et moi un mariage d’inclination. Comme vous le fuyez, lecteurs, je le fuyais. J’ai cherché comme vous le « quartier tranquille » qui dort dès minuit, l’appartement tourné vers un vieux jardin, le balcon-terrasse orienté au Midi… Folies ! Dans le paisible Ier arrondissement, les chiens d’un boucher veillent derrière la grille rouge, le vieux jardin entend des querelles de familles irréconciliables, et quand je m’accoudai au parapet du balcon d’où la vue est « imprenable », je m’aperçus que la terrasse voisine servait de nursery.
Trois déménagements valent, dit-on, un incendie. À ce compte, payer de deux incendies la juste estimation du repos n’est pas trop cher. Prenant en pitié une amie qui fit tendre de liège ses plafonds et ses murs, je me façonnai, au cœur feutré du tumulte, un cocon inviolable. Pétrel de la tempête urbaine, j’appris à dormir sur ses vagues. Rue Torricelli j’habitai exprès un rez-de-chaussée entre deux maisons en construction. Dès le petit matin, les boueux accotés à mes persiennes dialoguaient longuement, devant que les poutrelles de fer ne servissent de béliers aux ferronniers herculéens. Les corps de métiers guidaient mes songes ; plus d’une fois, comme le héros du Voyage où il vous plaira, je crus voir défiler au long de mon lit le majestueux terrassier, les parqueteurs qui chantent, les gratteurs de pierre qui sifflent, l’électricien prompt à la querelle… Tous ceux-là furent mes premiers maîtres en l’art de dormir.
Je vous donne ma recette : elle vaut que bravement vous l’essayiez, vous que le claquement de la portière arrache en sursaut à l’inconscience, vous que le « poum » de l’ascenseur meurtrit comme un swing…
Mais qu’il s’agisse de nuisance musicale, de sévices par T. S. F. ou de phono intempestif, me voilà aussi intolérante que vous, et butée contre les Foires de Neuilly et d’ailleurs. Je n’ai même pas d’indulgence pour leurs engins giratoires et émétiques. Encore moins pour les baraques d’exhibitions, dont chacune cache au moins un drame. Je n’ose plus passer leurs seuils de toile, ni soulever les crépines à franges, depuis que j’ai vu un soir la femme à face de lion…
Couverte d’un poil roux, court et serré, une figure de lionne, en effet, nous regardait. La femme se tenait debout, pour montrer qu’elle avait un beau corps, robuste et jeune. Son large nez léonin, court-velu, touchait de près la grande lèvre fendue des fauves, et le pelage s’arrêtait au cou. Mais je ne pus soutenir le regard des yeux admirables, jaunes et pailletés, qui ne clignaient pas, des yeux que rien d’humain n’avilissait, les vrais yeux de la lionne… De la pauvre lionne maudite, à demi dévorée par une femme…

« C’est le dernier interrogatoire de Violette Nozière avant les assises », disent les journaux. Son visage boudeur et fermé, son front qu’elle penche et dérobe appartiendront, sous peu, à tous les regards. Cette figure de jeune fille, qui paraît douce, je l’ai regardée presque sans intérêt, jusqu’au jour où des photographies ont divulgué sa frappante ressemblance avec l’effigie paternelle. Violette Nozière est, à l’exclusion de tout rappel maternel, la fille de son père : comparez l’architecture des deux faces, voyez ici et là la bouche plaintive, mais réticente, et dans les regards un reproche pareil, le reproche des faibles, le mécontentement de ceux qui n’ont jamais lutté contre eux-mêmes.
Elle ressemble à son père. C’est tout naturel, me dira-t-on. Cela peut aussi n’être pas rassurant. Cela m’inspire d’abord la crainte que le père ait ressemblé à sa fille. En outre, de séduisants travers virils, transmis à un être féminin, subissent un décantage propre à épouvanter. Plaidé-je pour une criminelle de laquelle j’ignore tout, sauf son crime ? Non. Je pense moins à elle qu’au crime, moins à elle qu’à l’adolescence, qu’au bouillonnement caché. La jeunesse la plus compliquée, la plus mal connue peut-être, est celle de notre bourgeoisie modeste. Elle grandit dans un logis rétréci, et dès l’enfance apprend que tout se cache, à commencer par la misère. Il faut cacher le meuble râpé, le linge souillé, la cuvette où l’on savonne, le bas troué. La robe inavouable se glisse sous le manteau. Cachons le malaise, la défaillance : le médecin coûte cher. Et grignotons au lieu de manger. Quelle école d’héroïsme ! Elle forme encore de grandes âmes. Mais c’est d’elle aussi que s’élancent des jeunes gens qui échappent, d’un sursaut meurtrier, à l’évier-lavabo, au seau de toilette commun, à tous les spectacles, à tous les aveux familiaux, à une cohabitation parfois pire que la cohabitation ouvrière.
Avant d’en venir là, ils ont conçu et jugulé un grand cri, une singulière malédiction : « Tout, tout plutôt que la comparution constante devant nos parents, que la toux paternelle, que la récrimination maternelle, fût-elle bienveillante ! Tout, mais plus jamais l’odeur du ragoût et du gaz, ni celle du lit camouflé en divan ! Tout, sauf ce qui est quotidien, pestilentiel, sans issue, impossible à peindre… »
Mais les sens subtils et blessés, les âmes qui suffoquent n’avouent rien. Sur une eau muette, aucune écaille de monstre, émergeant, n’a brouillé les reflets d’un plat paysage… Peu de parents ont du génie ; combien ont le pressentiment de la catastrophe ? Ils n’interviennent jamais par divination pure. D’ailleurs les Violette Nozière sont de trempe à repousser toute effraction. On a vu des captifs affûter presque sous les yeux de leurs gardiens les armes de leur évasion…
Devant nous, aux assises, deux étrangères, deux ennemies, la mère et la fille, vont affreusement combattre. La mère maudira en vain. Mais du moins la fille mettra fin au rêve confus, atroce, qu’elle mûrit si longtemps, entre sa mère l’étrangère et son père l’inconnu.

Non, ne me dites pas que c’est une baleine ! C’est un serpent de mer. Il faut que ce soit un serpent de mer. Il est là, dans le Loch, captif et insaisissable. Des curieux l’ont vu. Il a la tête petite, — petite pour un serpent de mer — le cou grêle, le corps interminable. Il respecte les barques qui ne portent qu’un couple, encore faut-il que ce soit un couple d’amoureux. Les autres barques, il est enclin à les secouer sévèrement… Je vous donne là des nouvelles qui m’arrivent d’Écosse, et qui me réjouissent. « Il est enclin ! » Ne voyez-vous pas qu’il a déjà un caractère, et ces préférences, ces caprices, ce sens théâtral où l’on reconnaît qu’il est bien le vrai de vrai, le serpent de mer ?
Car les autres serpents de mer apparaissent généralement l’été, saison où les journaux mâchent à vide. Le vrai serpent de mer ne s’est soucié ni des cures, ni des étrennes, ni des jouets scientifiques, ni des huit, dix, douze pièces nouvelles, ni des revues qui se sont passées de lui. Son arrivée hors de propos, hors d’utilité, l’authentifie. Il est gris-vert, sale, écailleux, et il sent le musc comme certains poissons immangeables.
Il est un peu parent du serpent de terre, la Mère des Giboyas, qui n’a jamais voulu quitter la République Argentine. Celle-là aussi existe. Le père de Georges Da Costa l’a vue, l’aïeule de tous les serpents inoffensifs appelés giboyas. Et Georges Da Costa m’a transmis le récit de son père, pour que j’en fasse le meilleur usage : « Elle était comme les autres giboyas, mais si grosse, si longue, que pour suivre les ondulations de son corps, mon père était forcé de lever la tête. Elle a passé son chemin tranquillement, elle cherchait sa nourriture. »
— Seigneur, sa nourriture ! C’est terrible. Que mangeait-elle ?
— Des petits rats et des musaraignes. Comme les autres giboyas, seulement il lui en fallait davantage… Il en fallait déjà pas mal à une grosse giboya qui habitait chez mes beaux-parents, là-bas. Elle chassait la nuit dans les combles, en faisant autant de bruit qu’un sanglier. Quand elle avait bien chassé et mangé, elle s’en allait toute lourde coucher dans le lit des enfants. Alors les enfants criaient.
— Quelle horreur !… Je pense bien !
— Oui, ils criaient : « Eh ! pousse-toi un peu, Giboya ! Tu prends toute la place ! » Et ils lui donnaient de grands coups de pied.
J’aime ce récit, qui descend tout parfumé du Paradis terrestre. Pourquoi la mère des giboyas n’existerait-elle pas aussi ? À Saint-Tropez, nous avions bien le Grand-père Couleuvre, qui habite le chaud petit marécage, non loin de ma maison. Tout le monde l’a vu — sauf moi…
— Gros comme mon bras, affirme Pauline. (Pauline est bien en chair.)
— Gros comme ma cuisse, dit Lamponi. (Lamponi est maigre.)
— Mais comment sait-on que c’est un grand-père et non une grand’mère ?
Je me fais « mal regarder » quand je pose des questions maladroites.
— Ça se sait, dit Lamponi péremptoire, de tous les temps. Ça date.
Un pareil mot n’éclaire-t-il pas, d’une blanche et confiante lumière, les six cents pieds du serpent de mer ? Il existe, vous dis-je. Aux dernières nouvelles, il est bleu-homard, avec de petits yeux de cochon, et il a les nageoires en dents de scie, comme le drap découpé qui borde gracieusement les descentes de lit.

En dépit de la température et du lointain quartier, Paris visite assidûment la collection Frusthofer, qui connaît un succès surprenant — je veux dire qu’il me surprend. Il est beaucoup plus difficile qu’on ne croit d’intéresser Paris à une relique de la nature. Il ne se dérangera guère pour des fossiles inédits. L’oiseau rare, empaillé, le laisse assez froid. Mais le voici tout flamme pour les ailes, par quatre épanouies autour d’un petit corps à ceinture étranglée, à abdomen long, un peu gras. Tête étroite parée d’antennes, taille grêle et juponnage fastueux, si vous caricaturez le papillon, vous avez une danseuse.
L’homme qui collectionne l’insecte aime l’entomologie, la découverte, la méthode. Mais je me plais à croire que le collectionneur de papillons a dû commencer recherche et classification par le pur lyrisme et l’éblouissement.
Charles Saglio achète soudain des papillons. Mais il ne s’enquiert d’eux qu’après les avoir achetés, et c’est seulement alors qu’il leur devient tendre… Il me les montre, désigne leurs perfections d’une voix émue, et saisi par l’enthousiasme des définitives amours se met à les tuer lui-même, à les crucifier de ses propres mains ; il a des poisons pour endormir les grands sphinx, les bombyx aux corps charnus ; il a des filets de soie verte, des tombeaux provisoires, et ce véritable amant du papillon sait décrire la beauté d’une touffe de luzerne mauve accablée d’un vol d’Argynnes rousses et de Paons-de-jour.
Je n’ai jamais été ce véritable amant du lépidoptère, même au temps où mes deux frères chassaient passionnément le papillon de notre région natale. La cruauté nécessaire me manquait, comme me manqua toujours l’esprit de collection. Mais la chasse était belle, dans un pays boisé, où le chanvre, cultivé et sauvage, attirait des essaims d’ailes. Le grand Mars farouche, gibier rare, nous surmenait le long des lisières. Poursuivi de près, il s’enlevait d’un vol puissant et franchissait les bois, emportant la lueur bleue, l’humide reflet de lune qui glisse sur ses quatre ailes sombres. Un Flambé, large pétale planeur, tigré de noir, entraînait, sans moi, les deux garçons recrus… Qu’eussé-je fait de telles captures ? Je n’aimais pas, je n’aime pas encore les longues boîtes à fond de liège, l’odeur du camphre, l’alignement funèbre des ailes immobiles. Une jeune femme ingénieuse exhume en ce moment les papillons des deux hémisphères, les groupe, les encadre, les met à l’honneur, à côté de Renoir nacrés, qui se réjouissent. Elle compose des arabesques, des chutes florales de papillons, des vols nuptiaux, éternise ces éphémères qui ont droit, vivants, à trente, quarante jours de soleil incertain, d’amour, de périlleux paradis…
Seule, l’image cinématographique accélérée nous donne, du papillon, ce que je voulais de lui autrefois… Je le vois débarquer, ailé, d’un cercueil étroit, d’un songe inconnaissable auquel il se n’est abandonné, chenille, qu’après une furieuse défense, de dramatiques sursauts.
Les mouvements de son éclosion m’appartiennent : à moi cette patte délicate qui repousse la chrysalide démantelée, ces yeux à facettes qui mirent la lumière pour la première fois, cette aile moite et plissée qui tremble, ce moment enfin de la première rêverie du papillon, accoudé au bord du monde…

Une épidémie étrange fait des victimes parmi les chiens, l’épidémie de la peur. Par chance, ceux qui l’observent sont dénués d’imagination et solidement arrimés à leur science. Ils ont acquis déjà que la peur épidémique n’a rien de commun avec la rage, que le régime alimentaire n’en peut être responsable, enfin que l’étiologie en demeure obscure. Nous voilà bien aises de savoir ce que les chiens, atteints de peur, n’ont pas. Quant à ce qu’ils ont, c’est une autre affaire.
J’ai possédé, un an environ, une petite chienne, Belou, qui avait peur. Une brabançonne croisée de griffon belge, assez sotte, très gaie, gourmande. Au cours d’une promenade, il lui arrivait de s’aplatir brusquement. Toutes les pattes écartées, tremblante, elle semblait subir un passage effrayant, le contact direct de l’invisible. Au bout d’une minute, elle se relevait, se secouait dans sa peau, et repartait non sans regarder avec inquiétude derrière elle.
Un jour qu’un bâton, que je lançais pour que mon autre chienne le rapportât, vola dans l’air au-dessus d’elle, Belou se comporta exactement de la même façon. Mais elle n’eut jamais d’attaques d’épilepsie.
Avant Belou, combien de chiennes m’ont prouvé qu’elles percevaient devant moi des sons, des présences qui restent inaccessibles aux sens humains ? Une grande bas-rouge, douée d’autant de perfections qu’il en fallait pour m’humilier à toute heure, recevait les appels d’un monde où j’eusse voulu, sous sa garde, pénétrer. Sourires sans objet, faibles battements de la queue, félicité contenue, elle dédiait le plus subtil d’elle-même à des visiteurs — plutôt à un visiteur, que je n’ai jamais vu. La première inquiétude passée, je m’y habituai, ou mieux je reconnus les droits de l’hôte. S’il eût été maléfique, la chienne me l’aurait dit.
D’autre sorte sont les visions des chats. Requis brusquement, ils interrompent une toilette minutieuse et suivent quelque chose dans l’air, à côté de nous, ou au-dessus de nos têtes. Qu’on ne vienne pas me dire : « Ils ne voient pas, ils écoutent. » Entendre et voir se traduisent par des expressions très différentes sur la physionomie du chat. Les oreilles fixes, d’un beau regard étonné, mais libre de toute hypnose, ma chatte repère ce qui sans doute vient de lui apparaître.
D’après son regard, je juge si l’apparition est immobile ou chemine lentement. Puis le prodige s’éteint, ou s’en va, et la chatte retourne aux soins raffinés qu’elle prend de son pelage. Un passant a traversé la chambre, voilà tout. À coup sûr un passant moins suspect et plus bienveillant que le passant humain dont l’ombre barre ma vitre…
Un seul détail me rend pensive : l’épouvante des chiens, touchés par ce que l’homme raisonnable, ce brave type sans imagination, nomme l’épidémie. Je sais bien que le chien aussi manque de lyrisme, et que notre long contact, l’idée que nous nous faisons de lui, les conditions matérielles que nous lui imposons ne cessent de l’avilir. Quand même il s’agit de manifestations collectives. Plusieurs chiens s’épouvantent à la fois, se comportent identiquement comme des bêtes menacées, poursuivies. Qui donc prend la place des doux fantômes dont les mains transparentes flattent, à notre insu, l’échine canine ? J’aimerais consulter un chien qui reconduisait, jusqu’aux limites d’une propriété, un hôte préservé de notre vue grossière et que le soir bannissait. Mais le chien est mort.
Ne désespérons pas de percer nos propres ténèbres. Simple, impénétrable encore, léger sur ses pieds de songe, peut-être l’invisible s’approche-t-il enfin de nous ? Les chiens s’effarent, la terre tremble çà et là, un poisson inconnu échoue sur notre côte océane, et, Dieu merci ! le Grand Serpent soulève, sur son dos de cent pieds, la surface de la mer…