Journal intermittent (éd. Le Fleuron, 1950)/L’Acquittée
1923
L’ACQUITTÉE
lle est libre, et dix lettres quotidiennes la demandent
en mariage. C’est une enfant orgueilleuse, aux nerfs
tendus ; elle est très jeune, gouvernée par deux ou trois idées
et des amis. Elle ne se donne sans doute pas le temps de
fléchir, ni de pleurer, mais elle croit follement que tout vient
de finir, prison, tourments, solitude, qu’une tâche est achevée,
que le verdict de douze braves gens, qui ont tremblé de
pitié, met un terme à une phase de son existence.
Comme les autres, comme toutes celles qui ont tué, elle n’a pas songé que retirer à quelqu’un la vie — vengeance amoureuse ou crime politique, le mobile importe peu — c’est, pour le meurtrier, commencer quelque chose qui ne finira pas. D’un seul geste elle vient d’entrer dans l’intimité d’un mort.
La voilà libre, libre de cheminer désormais à côté d’un compagnon qu’elle a choisi. Hélas ! elle n’avait pas pensé à cela ! Vivant, elle pouvait l’exécrer ; que faire contre un mort ? Il lui appartient, elle en a la charge. Avant qu’elle ne l’accaparât, il s’appelait… comment donc déjà ? Le nom terrestre n’importe guère non plus. Il s’appelle celui qui vivait, qu’elle a tué, et à qui elle ne peut rendre la vie.
En vérité je souhaite que cette jeune fille acquittée ne perde jamais la force qui serre ses lèvres et redresse sa mince et fringante échine, qu’elle ne soit jamais une pauvre enfant épouvantée, consciente, qui suppliera, parmi ses larmes : « Oh ! qu’il vive encore… qu’il se lève enfin de cette posture couchée et rigide… que j’entende encore le son injurieux de sa voix… »