Journal intermittent (éd. Le Fleuron, 1950)/La Manière
LA MANIÈRE
Parce que le soleil s’est montré, parce que, sur Bidart blanche, il rayonne rose, surtout parce que la mer basque vient d’apparaître à droite et fume comme un bain de lait, je me souviens soudain que l’Espagne est là, plus proche à chaque tournant. Le soleil et la mer donnent à ce pays son accent, lâche hors des seuils des enfants aux voix espagnoles ; une petite vache noire, fine comme une antilope, barre la route, puis s’échappe après un bond d’isard ; aussi bien, voici la frontière, la douane française, un douanier plaisant, plein d’une grâce militaire, et rien qu’à son rire je conjecture que l’auto de louage, la voyageuse et ses papiers succincts passeront facilement…
— Je ne vais qu’à Saint-Sébastien, et pour deux heures, le temps de faire une conférence et vous me verrez revenir à huit heures environ…
— C’est bien tard, interrompt le charmant douanier. Nous aimerions mieux vous garder, mais ce que femme veut…
Votre chauffeur a les papiers de la voiture ?
— Je ne sais pas, vous comprenez, je l’ai pris à Bayonne, et…
— Bon, bon, ne vous en souciez pas. Chauffeur ? vous venez une minute au bureau ? Mille fois pardon, Madame.
La minute dure un quart d’heure, mais le charmant douanier revient avec le chauffeur bougon, pour s’excuser encore…
— Comme nous sommes ennuyeux, Madame ! Allez vite. Revenez plus vite encore… Pardon, cette valise ?
— Une robe d’après-midi, les souliers, les bas assortis…
— Tout ça doit être ravissant ! Un coup d’œil à la robe, vous permettez ? Jolie étoffe… pas de poche ? pas de doublure ?
— Mais non, Monsieur…
— Et ce petit sac de satin — non, de moire (je suis connaisseur), pas de dollars ? d’or étranger ? Oui, ouvrez-le, oh ! vous allez me trouver tellement curieux…
— Je commence à le croire…
— Vous voyez ! je ne vous le fais pas dire ! Et si je vous demandais de vous soulever un peu, dans le cas où, sous les coussins… Merci. Cette couverture fourrée vous appartient ?
— À moins que je ne l’aie volée…
— Un vol ? non. Une preuve de goût, tout au plus… Roulez, chauffeur, et pas trop vite ! À tout à l’heure, Madame.
Un peu blasée sur tant de grâce douanière, j’entends, sur le siège de devant, que le chauffeur la prise encore moins que moi.
— Qu’est-ce que ça sera avec la douane espagnole, alors ! Quelle colle et quelle poisse !
Cet homme, né à coup sûr au nord de Bayonne, me fait trembler, d’autant que sur le seuil de la douane espagnole se tient un homme dramatique en uniforme réséda, et qui ne parle pas français. C’est du geste qu’il réclame l’ouverture de la voiture, et son œil de feu déjà me fouille l’âme. Humble, pressée par l’heure, maladroite, je délie les courroies de la valise, j’ouvre le sac de moire, je secoue la couverture, je retourne, d’un revers de main, les coussins. Torquemada n’en est point touché. Pis, il ricane. Le chauffeur exprime en quelques paroles toute mon angoisse.
— Allez, c’est gelé ! On en a pour une heure ici, et vot’conférence elle est roustie !
Torquemada le toise d’un fauve regard, recule d’un pas — l’espace de dégainer une rapière, et gronde : « Roulé ! »
Jusqu’à Saint-Sébastien, le chauffeur réserve son opinion. Il la réserve encore au retour, pendant que le phare creuse dans la nuit un tunnel rond, aux bords irisés des sept couleurs, qui fuit incessamment devant nous… Il n’est plus question de badinage, car la douane espagnole, passé neuf heures, peut consigner les automobilistes, en attendant le jour… Des lampes aveuglantes signalent la frontière : neuf heures vingt !
— Oh là là !…
— Vous pouvez le dire, acquiesce le chauffeur.
Rien ne bouge. La petite maison du poste espagnol, illuminée et close, ne répond pas à nos appels, aux coups frappés à la porte. Nul fil barbelé, nul pont-levis ne barre la voie… Nous démarrons dans du coton et passons en contrebande, quitte à nous rendre après, à l’évidence : fatigué de jouer du sourcil, las de croiser les bras d’un air altier, Torquemada est allé se coucher.