Journal intermittent (éd. Le Fleuron, 1950)/Lumières bleues
1939-40
LUMIÈRES BLEUES
romenades tâtonnantes dans Paris confié aux bleus
nocturnes, azur cendré de la pleine lumière, bleu de
fer des grandes nues, floraison des lampadaires bleus.
Pour nous qui datons de loin, qu’est-ce qu’attendre sinon comparer ? « Vous vous souvenez ? Sous leurs chapeaux de tôle, entre 1915 et 1918, les éclairages de Paris étaient plus bleus. Henri Duvernois, en uniforme, suivait les quais, regardant dans la Seine le reflet serpentin des becs de gaz bleus… » Un ami chauve, une amie blanchissante — ou trop blonde — ajoutent à nos souvenirs céruléens une note bleue, quelque ver luisant d’un bleu sourd. Pour poignant qu’il soit, un tel rapprochement ne nous bouleverse pas. Nous évoquons ce qui fut, ce que vit chacun de nous. J’apporte à la conversation un peu de Rome 1915, coiffée de bleu à la mode parisienne et qui retentissait d’une turbulence verbale irrésistible, celle de Gabriele d’Annunzio. De là, j’abordais Venise enfouie sous le sable, muette derrière ses persiennes aveuglées de toile à voile, en proie à une indicible et totale obscurité, baignant dans la chaleur d’août, les eaux corrompues et les côtes de pastèques putrides…
À notre honneur, je puis dire que nous n’étions ni plus fébriles, ni moins irrités que n’étaient, par exemple, la semaine dernière, les Anglais regagnant par Dieppe leur pays, les Français requis dans l’autre sens par la mobilisation. Toutes les vitres de la gare maritime, à Dieppe, tous les feux inclinés sur les quais d’embarquement, sur les bateaux chargés, sur les belles automobiles anglaises noires et lustrées, toutes les sources de lumière étaient d’un matin à la nuit devenues bleues. Les quadruples pinces de homard pendillant sous la grue cueillaient une à une les voitures avec une sorte de condescendance et une à une les rangeaient sur les bâtiments amarrés. Un moment les fanaux bleus se miraient, en éclairs, dans des flancs vernis impeccables, puis la nuit sans lune buvait formes et images, sauf les panaches saccadés des fumées plus pâles que le ciel… Mais que de calme, parmi ces jeunes filles bronzées, ces enfants roux tachés de grains de son, ces adolescents arrachés à leurs vacances méridionales ! Leur foule malléable se laissait guider, répartir, embarquer, témoignant d’une docilité intelligente qui faisait merveilles. Sur le vœu unanime d’une foule qui a résolu d’être maniable, légère, d’encombrer le moins possible, d’employer les heures au mieux, de parler peu, veillent partout les mêmes lumières bleues qui virent, il y a un quart de siècle, le trouble profond d’âmes également valeureuses mais plus sensibles, livrées au sens des présages, aux lyrismes épars qu’aujourd’hui elles refusent d’écouter.
Aujourd’hui il semble que la ferme multitude ne se fie qu’à la raison. Ceux qui sont sur l’âge rouvrent, aux pages marquées de figures pathétiques, le livre des portraits-souvenirs. « Vous souvenez-vous qu’un soir de la guerre, place Vendôme… » Oui. Je me souviens que, sous un réverbère bleu, Marcel Proust suffoquait d’asthme, renversait une face mauve creusée d’ombres, envahie d’une barbe avide. Nous pouvions lire, sur ses traits, dans cette bouche ouverte qui buvait l’obscurité piquetée de bleu violet, qu’il mourrait bientôt. Il avait la force encore d’admirer la nuit et ses pervenches de guerre. Au même moment un raid d’avions accourut et je dus m’abriter avec Proust dans l’hôtel Ritz. L’alerte passée il s’empressait, haletant mais animé d’une grâce mondaine, et parlait d’envoyer chercher pour moi une voiture, comme s’il y eût eu des voitures dans Paris à deux heures du matin… Je le quittai, m’en allai vers Auteuil. Passé la Concorde, Paris se dissolvait dans une nuit massive. J’enlevai donc souliers et bas et me remis en marche, rassurée de tâter pieds nus mon chemin.
Nous eûmes, à cette époque, le temps de former, de rééduquer en nous la confiance nyctalope qu’abolit l’abus des lumières nocturnes. À la fin de la guerre, ma fille âgée de cinq ans, au sein d’une province maigrement pourvue de bougie et de pétrole, trottait dans le noir absolu d’une grande demeure, gaîment, sans tomber ni se meurtrir.
Ce qui, bien plus que la sécurité relative, va manquer, ô femmes, à la chaude fin d’été, à ses crépuscules et ses nuits croissantes, c’est la présence de ceux qui sont appelés. On vous demande encore une fois ce qui est presque au-dessus de vos forces, et vous le donnez généreusement. Aux grands cœurs — les vôtres — la patience est grande. Ce n’est plus dans les enclos fleuris de la ville que vous chercherez, le soir, la fin paisible de vos travaux du jour. Vous ne pouvez plus puiser la force d’attendre, la gloire d’aider, la passion de secourir, que dans un seul lieu magnifique : votre propre cœur.