Journal intermittent (éd. Le Fleuron, 1950)/Notes d’Italie
1915
NOTES D’ITALIE
aint-Pierre. Mais un salut dans une chapelle, et l’assistance
c’est quatre ou cinq femmes, angoissées de
prière, et trente ou cinquante soldats, debout, sages,
et des alpins. Ils prient avant de partir. Le mouchoir sur la
tête des femmes du peuple dans les églises.
La trattoria Pastorellar. La lumière sans ménagements, électricité, sur une salle peinte à fresque, bien italienne, des enfants et des guirlandes, et quel ciel ! Vin de Frascati dans les litres de verre où s’enfonce le sceau plombé.
Public familial, quelques journalistes. Des petits ménages, avec tous leurs enfants répandus, et l’inévitable bonne d’enfant de sept à douze ans, toute déviée sous le lourd bambino qu’elle porte. Arrivent les mandolinistes : hymne royal, et la Marseillaise, que tous reprennent en chœur, y compris les bonnes de sept ans, et si on l’applaudit à la fin ce n’est pas parce que nous sommes là. Vie nocturne : c’est tout naturel qu’une bonne de huit ans balade, entre onze heures et minuit, un enfant de six mois tout éveillé.
Le Colisée la nuit, sous une lune encore mince et pas trop dure. Beauté d’une brèche ouverte sur rien, sur la nuit, et par où entre, venue de la ville, ailée, invisible, la Marseillaise.
Catéchisme à St… (l’église en descendant). Les petites filles dans une chapelle latérale. Le mouchoir sur la tête plié en triangle, et noué sous le menton. Des visages charmants, d’un brun de marbre blanc doré au soleil, et les beaux cils, et la fausse candeur des yeux au blanc bleu, et le joli menton distingué. Pas de vitraux ! Ça me fait tout chose, comme dirait M. de Vogüé.
Un marché, éclairé de citrons, dans l’ombre énorme et noire du théâtre Marcellus (quinze mille spectateurs). Des légumes, des fleurs. L’odeur et l’éclat d’un marché méridional. Parfum énorme de fruits et de légumes pourris, une puanteur bien agréable.
Le palazzo du comte Primoli. Une salade, italienne, de choses qui n’ont rien à faire les unes auprès des autres. Déjeuner terrible, huit plats, autant de vins.
Le soir, il m’emmène voir la demeure de la princesse Venosa, qui pleure son mari dans son palais. Unique palais moyen-âge de Rome. Mais quelle cour intérieure ! Les quatre murailles de pierre rougeâtre, les portails profonds et noirs. Le ciel, à cette heure-là, encore clair de la plus longue journée de l’année. Assez de lumière pour distinguer l’éclair du jet d’eau, le rose et le blanc d’une plantation régulière de lauriers-roses, au pied des murs. Entre les lauriers-roses, couchés ventre au pavé tiède, des chats et des chattes, minces, tranquilles, posés là comme pour le décor, et d’une dignité familière.
Ascenseur. Valets noirs à tête blanche, qui saluent bas, superbes, muets comme leur ombre. Si on les questionne, ils ne répondent que d’un chuchotement. L’appartement, — peut-on nommer de ce nom ces pompeuses halles de vingt, de trente mètres, belles malgré tout, malgré meubles, peintures et cadres, belles de leurs seules proportions, indevinables du dehors, et qui méprisent la lumière du jour ? Un salon, plus grand que tous, sorte de jardin mortuaire, où l’on perdrait connaissance à cause des fleurs enfermées. Promenade, assez longue pour qu’on s’y lasse. Il faut des jambes de cerf. Et on se laisse gagner par une sorte de vertige, une espèce d’agoraphobie qui vient du miroitement des dallages anciens, bleus et jaunes et noirs et blancs, qui luisent comme des étangs et reflètent les lustres.
L’église néo-chrétienne Santa-Maria-in-Cosmedine. — Enfin, enfin, une petite église, une adorable petite église secrète, parée seulement de ses mosaïques en dallage, de ses colonnes aimables, reliées entre elles par un arc qui emplit l’œil d’un plaisir inexplicable. Elle n’a pas l’air pauvre, elle a l’air humble. Charme de l’humilité et de la discrétion, c’est la première fois que je te goûte dans Rome, et mon plaisir seul me fait connaître combien tu me manquais. La basilique ? Un salon pour les fêtes catholiques, un promenoir pour gens affairés, qui parlent chiffres et politique, en marchant sur les marbres vides. Santa-Maria-in-Cosmedine, on voit que c’est fait pour prier. Tout sur cette place de la Bocca della Verita est étroit, achevé et charmant.
La Bouche de la Vérité, roue de marbre à figure trouée d’yeux, de nez, de bouche ; la bouche happait la main coupable et laissait indemne la main innocente.
En sortant, contre le disque de pierre, un peuple d’enfants de chœur traîne des jupes trop longues sur la dalle arrosée et se bat à coups d’encensoirs allumés. Choc d’encensoirs-boucliers, vapeur sacrée et odorante sur le combat.
Le Forum de Trajan la nuit : c’est l’heure où les chats, repus ailleurs, y reviennent à pas comptés, et descendent dans cette brousse pompeuse qui leur appartient. Ils y descendent, prennent piédestal sur un fût de colonne, saluent rêveusement la lune et gagnent des temples plus secrets, sous pierres, sous terre.
Basilica Ulpia. Le beau cabaret sans jour, en coupole qu’une antique paroi coupe en deux, caveau de pierre grise, ampoules de vin en colliers tout autour de la salle, vin topaze rose, et fiasques de chianti, paillées de roseau, en grappes. Pas de fenêtres, la porte basse ouvre sur une courte impasse et le Forum. Odeur de cave agréable, humidité alcoolisée. Du vin de Frascati mousseux, des biscottes et des gâteaux aux amandes de pin. Les chats toujours, et des chattes tricolores, couleur de flamme et de muraille incendiée.
Thé chez Primoli : M. de Giers et Mgr Duchesne ; celui-ci parle Dialogues de bêtes et couche avec ses chats. Sa demeure, me dit-on, en garde une odeur redoutable. Les Bénard, couple adipeux de malades, leurs filles et leur fils Philippe. Donna Maria Melegari et son neveu, ingénieur soldat italien. Et la princesse, et puis des gens, est-ce que je sais.
L’erreur du palmier, palmiers flanquant les beaux degrés du Capitole, larges degrés inclinés faits pour le ruissellement de l’eau ou des robes. Le palmier est idiot et scandaleux dans ce pays. En outre il est laid. Ce plumeau prétentieux (et monégasque, tiens !) sur cette pierre rouge frottée de soleil.
Thé à la Villa Médicis. — Les martinets, à sept heures, qui chassent en tournant et fouettent en rond l’eau du ciel, si pâle à cette heure-là. Commencement d’un crépuscule oriental, où les édifices connaissent le moment d’être translucides. Le ciel boit la pierre, qui le lui rend. (Tâcherai d’expliquer ça proprement.) Les nénuphars, les moucherons, le jet d’eau, l’odeur de citerne et d’étang, vieilles fièvres mal cachées, qui sortent en même temps que la nuit.
La Vénus des Thermes de Dioclétien. — Belles mosaïques blanches et noires. Bêtes qui ont du mouvement (rare en mosaïque). La Vénus, trop humaine : rosée, ambrée, un reflet qui court sur la fesse, sur le bas du ventre, une ligne rose ici, là, comme si le corps se fût reposé sur un lit, sur un siège, contre un balcon. Le dos fait soupirer d’aise. Elle est enchaînée au sol par deux pieds refaits, sans pensée et sans divinité.
Le jeune homme du premier étage la vaut bien : c’est son frère ou son amant. Quelle chair spirituelle et légère, le long de ce dos courbé comme un beau cou de cheval. La jambe, les reins d’un rose brun, — je crois qu’il a un plus beau derrière qu’elle.
Les verreries antiques, ô papillons : Morpho Menelaus, Morpho Sulkowsky, elles vous égalent.
La Rome nouvelle. Casernes nécessaires, affreuses, sorties en peu de mois pour loger quarante mille employés sans gîte.
Le Monte Mario, ses villas : la villa ancienne, son mur rouge, sa tour de ferme et le toit plat qu’elle protège, fermes conservées habilement et transformées en villas d’étrangers bien avisés. L’une des plus jolies se nomme… Sweet home, parbleu. Les jardins… sans rivaux. Une verdure fraîche, solide, qui semble ne sentir l’été ni le soleil. Une verdure odorante, à dessous terreux et humides.
Campagne romaine. Plaine ondulée, ou montagnes assagies ? De la montagne elle a les belles ombres, et la tristesse sereine de la plaine. Troupeaux aux grandes cornes, bœufs aux courtes jambes, aux beaux yeux agrandis d’un trait noir comme les gazelles. Les gardiens qui vivent à cheval, taciturnes. Nous dépassons l’un d’eux, qui boit sans mettre pied à terre, penché acrobatiquement au-dessus d’une fontaine, près d’une osteria.
Le jardin des Chevaliers de Malte. Un petit trou dans la porte fermée : on se penche et on voit, comme dans la lentille des porte-plume de mon enfance, Saint-Pierre tout entier, serti d’un anneau de verdure taillée. Un vieux jardinier, sonné trois fois, daigne enfin déclore la porte, il s’approchait tranquillement, nous laissait cuire (Sybilla Aleramo et moi) contre les battants fermés, sous un tel soleil que je me sentais fondre, et il criait : « Piano ! piano ! » d’une voix paisible, en s’approchant. La porte refermée, il nous indique quelque chose dans le jardin, fait : « Pss ! pss ! pss ! » et l’on voit accourir l’un après l’autre deux angoras blancs, chat et chatte, pelés et mangés par l’été, et un poil-ras blanc, tous trois familiers, parleurs, hardis, propriétaires de leur jardin.
Le jardin, c’est Rome, pâle de chaleur, vue du haut de la terrasse. Hormis Rome découverte, le jardin est petit, intime, endormi. Ses terrasses et sa loggia de verdure crépitent, les grappes des glycines pendent évanouies dans un halo de parfum, mais les lauriers-roses sont heureux de tant de flamme, et les grenadiers sous la terrasse. Trois pas sous les voûtes de buis, des buis anciens taillés comme des blocs, noirs, insensibles, et la fraîcheur d’un cellier s’abat sur nos épaules.
Au retour, au pied des murs, trois cordiers cordent, comme trois vieilles parques. Parques d’autant plus aveugles, qu’un cordier ne marche jamais qu’à reculons, d’un pas qu’un rythme invétéré fait boiteux, — de temps en temps un coup de langue sur le pouce qui tord le chanvre…
Le marché de Santa-Maria-del-Fiori. Marché des antiquaires, la veille de la Saint-Jean. En plein air, sous des auvents forains. Rien à voir, d’ailleurs, que le marché lui-même et les marchands. Les antiquités, sauf quelques lampes juives et pots d’étain, quelques lambeaux de damas et bouts de frange d’or, sont un ramassis de bibelots truqués, fabriqués, maquillés, bonbonnières et tabatières en porcelaine, à miniatures, statuettes en saxe récent, argenterie, etc… le tout ingénument empoussiéré avec la brosse à noircir. Mais les marchands sont bien, assoupis dans la chaleur, accotés au pied d’une muraille, le litre de verre plombé, plein de vin des Castelli, fiché au milieu des bibelots.
L’église des Saints-Pierre-et-Jean (ou Paul-et-Pierre ?) où nous entrons pour respirer un instant, car le vent de sirocco souffle une chaleur à donner des éblouissements, est parée pour la fête de Saint-Jean, d’un tapis de fleurs fait à l’italienne, aussi net, aussi minutieux qu’une tapisserie au point, à l’aide de têtes de camomille, de pétales de roses, de géraniums effeuillés, de verdure hachée menu, de lavandes égrenées. La couleur en est vive, l’odeur délicieuse. Le silence, la fraîcheur, et du porphyre en mosaïque qui fait grenu sous les pieds.
Promenade à Gensano, le lac d’Albano. Des villages noirs et roux, nobles et méchants. La route est très belle, sous des chênes éternels, troncs quadri-centenaires, étayés de maçonnerie, soutenus par des piliers, respectés, soignés. La route a l’air de s’être détournée cent fois pour eux, pour n’entamer pas leurs racines exhumées, en formes de dragons, d’hippopotames, de dieux chevelus et de serpents. Comme ça fait drôle de voir tant de femmes enceintes ! Il y a si longtemps qu’on n’en voit plus chez nous. Et des hommes donc. De beaux hommes, et de beaux jeunes hommes, dont aucun d’ailleurs n’a l’air d’ignorer ses mérites.
On ne rappelle jamais ici, ni un chien, ni un enfant tout petit, exposés au milieu de la route, on sait que l’automobile s’arrêtera pour l’enfant et pour le chien. Un accident est arrivé une seule fois (enfant), il a fallu protéger les malheureux coupables, et pendant des heures la foule a hurlé autour de leur asile.
Abîmes de vert noir, humidité qui fraîchit à mesure que l’on monte. Terrasse de Frascati et les villas anciennes : composition sans gaîté, au-dessus d’une courte terrasse qui laisse voir jusqu’à la mer. Va-et-vient d’enfants, de femmes parées, de villageois portant le bouquet de papier et de cannetille, marchands de gelati et de citronnades : sauf le costume, ça ne devait pas être très différent au xvie siècle.
Attelages et carrioles à bâche peinte, posée de biais sur la voiture, et son intérieur à crépines, velours grossier, frange dédorée, le miroir et la petite Vierge. Quelques bâches bien décorées de roses naïves, d’étoiles, bleu vif, jaune clair, et les mules juponnées de pompons rouges. Tout cela va et vient éternellement sur la route, de Rome aux Castelli, et charrie les petits tonneaux du vin que j’aime tant.
L’interview du Pape. On s’interroge, on se demande : « Mais qu’est-ce qu’il a ? » comme s’il avait manifesté des symptômes de choléra ou de peste. Mais je crois bien qu’on en parle à Paris plus qu’ici, encore. Premier jour : blâme du Pape. Deuxième jour et suivants : on tombe à bras raccourcis sur Latapy, maladroit, maniaque du « papier », qui s’en va créer des incidents au moment où la guerre n’en a pas besoin, qui n’a pas su se taire à propos, ni envoyer son article au pape avant de le donner à son journal, etc., etc.
Le cimetière des Anglais. Deux heures, un moment torride et parfumé dans ce jardin de repos, si peu funèbre. Mille oiseaux, des cyprès, des tombeaux plats, comme pour inviter à s’y asseoir. Le soleil haut tombe entre des feuillages, frappe au passage la feuille, qui semble mouillée, des camélias, — vert sombre où la lumière se mire bleue — et se brise en rond sur la terre humide et nourrie. Les roses, la fleur de grenadier serrée dans son calice, qu’elle fend d’un effort, les véroniques, les fuchsias cornus ; un jasmin étoile, en défleurissant, l’eau d’une vasque. Près de la tombe de Shelley, une fontaine verte de capillaires. Et partout les gardénias.
L’église de Saint-Sabas. La même heure torride, qui rend brûlantes à la main les colonnes du narthex. Église néo-chrétienne, c’est un compliment. Peintures anciennes, mais ce qui en reste est sous verre, celles des murs très postérieures. Mosaïques, toujours. Les mêmes. Un tombeau à beaux plis. On pousse une porte, et je me trouve devant un morceau de mail provincial, villageois même, planté d’ormes, deux vieillards au soleil, un prêtre lisant son bréviaire, quelques enfants, une fontaine sans style en vieille pierre. Pourquoi est-ce si français tout d’un coup ?
Les beaux enfants. Plus beaux qu’on ne saurait dire. Chez certaines petites filles, la coupe de la paupière, l’abondance du regard, le fini du menton, et cette belle forme d’œuf, la pointe en bas, du visage. Des adolescentes émeuvent comme si elles sentaient bon. Tôt moustachues, d’ailleurs, et tôt élargies, elles perdent cette finesse périssable, cette démarche à nobles jambes et à reins élégants. Des garçons aussi : le garçon en blanc de la via Veneto, douze, treize ans, jambes nues et cou nu, le cou avec cette attache qui n’est pas de chez nous, et l’assurance, mouvements et regards d’une créature qui peut tout affronter comme comparaisons.
« Ce sont ces beaux visages, dit Besnard, qui font chez nous les mauvais peintres. Un coloriste y perd sa joie et ses ressources. Ils ne se prêtent qu’au dessin. Où trouver, ici, une de ces carnations septentrionales, qu’une lumière, un reflet, frappe et pénètre de vert, de violet, de bleu ? Allez donc trouver, dans ce pays, un modèle à qui un rayon fasse soudain le menton vert, la joue d’azur, et le sein comme une lampe d’opale ? »

On a tout vu, tout ce que les peintres peignent et les photographes reproduisent sur Venise, on a lu vingt romans hantés de Venise. On a vingt fois vomi Venise et son poison romantique. Et puis on arrive à Venise et on découvre qu’elle ne ressemble à rien de ce qu’on a lu, entendu.
En somme, c’est petit, Saint-Marc. Ce n’est ni large, ni haut. Son énormité, surtout l’intérieur, dépend de conditions indifférentes à ses dimensions réelles.
Piazzette et place : impression salonnière. Ce n’est pas le plein air, c’est un beau vestibule. Mais si beau… Pigeons, — enfin quelque chose de vivant — petites pattes griffues et chaudes accrochées à la main, à la manche, à l’épaule, éventails frais qui battent l’air et sentent l’oiseau propre. L’œil jaune et féroce de ces oiseaux de l’amour.
Les rues d’eau. La porte d’eau. L’eau qu’on n’attend pas, au bord d’un seuil. On avancerait le pied, croyant trouver une marche, et c’est l’eau. Les salles de l’eau, en bas des palais, cette salle sinistre qui sent la cave inondée, les latrines, l’œuf corrompu, l’iode. Beau moment pour errer par les rues d’eau : une chaleur asiatique, et de souveraines puanteurs. On navigue sur un sirop de pourriture où se penchent les fraîches chevelures des jardins prisonniers, lauriers-roses enflammés, et bignoniers dont la fleur a juste la couleur, jaune sulfureux et rouge d’ocre, des palais pelés. Les ponts en dos d’âne, les châles noirs sur les filles minces aux cheveux huilés. Jolie démarche allante, allégée encore par le battement des mèches de soie, en bordure aux châles noirs.
Les défenses de Venise. Ici, c’est la guerre. Matelots, soldats, officiers de marine. Matelots bleus, matelots blancs, les reins bien serrés. Élégance des officiers de marine blancs, insigne d’or, souliers blancs, chaussettes blanches, beaux sur le porphyre noirci ou les dalles roses, ou la mer bleue. Les petits bateaux automobiles réquisitionnés pour leur service exclusif. Aviateurs français, en blanc aussi. Mais l’officier italien beaucoup plus chic : de l’allure, de la stature, et le souci du maintien.
Venise, sous la direction d’Ojetto, joue au sable. J’entends qu’on bastionne, de sacs pleins, les merveilles fragiles. La Fortune de Venise ne tourne plus, encagée d’un échafaudage compliqué, id. du Saint-Georges de l’Église du Rédempteur. Le quadrige est à l’écurie, dans le cœur du palais ducal. Muré, il a de tout petits soupiraux, pour respirer. Entre les piliers du palais des doges des piliers supplémentaires, de brique rose, soutiennent l’édifice qui vibre aux explosions. Les deux ponts sont sous moellon, et Adam et Ève, ensevelis, ne se reverront plus qu’après la paix. L’intérieur de Saint-Marc est un chantier de plâtrier, les « conservateurs », lancés, ne s’arrêteront plus. La moindre corniche et statuette… vite, un sac de sable. J’arrive à temps, juste, pour voir encore le poitrail du cheval du Colleone, qui bénéficiera d’un toit normand, pointu. Des peintures décrochées s’en vont à Florence. Défense de monter aux campaniles.
À 8 heures 1/2, pendant le dîner, on apporte et on allume des bougies. À 8 heures 3/4 exactement extinction de toute électricité. L’énergie coupée aux usines. Le palais Danieli, éclairé aux bougies… sinistre. Je sors. La nuit parfaite, sans une piqûre de lumière sur la ville. Pourtant les gens fuient leurs demeures désolantes pour errer dehors, et la place Saint-Marc, si déserte le jour, s’anime fort.