Journal intermittent (éd. Le Fleuron, 1950)/Paris de guerre et de paix
PARIS DE GUERRE ET DE PAIX
Sur ma table de travail, j’ai depuis trois mois un petit dessin à la plume, auquel je tiens beaucoup. Il me vient d’un militaire inconnu, qui a été envoyé dans le Midi pour une période d’instruction… Où est-il maintenant ? Il ne m’a pas dit son nom, mais il m’a envoyé ce dessin, et une petite lettre charmante, où il me disait qu’il ne savait pas, avant, ce que c’était que le Midi provençal, la couleur de la Méditerranée, les verdures persistantes, une région où la feuille et la fleur ne se reposent jamais. Il me disait que depuis son arrivée dans le Midi, il croyait qu’il n’avait, avant, jamais rien regardé, ni l’herbe jeune, ni les dernières roses, ni un animal libre, ni le vol d’un oiseau. J’imagine que mon jeune soldat est un enfant d’une très grande ville, et que cette demi-oisiveté pendant laquelle on l’entraînait au métier militaire a dû ressembler, pour cet enfant que la vie n’a pas gâté, à quelque merveilleuse villégiature. Pour preuve, j’en ai cette sauterelle, dessinée à la plume par lui avec la minutie, la stricte observation de la nature qui caractérise les dessins chinois, une des grandes sauterelles vertes qui dans le Midi se prennent aux rideaux de mousseline, y mènent un bruit de jouet électrique, et qui savent très bien vous pincer la peau des doigts entre leurs fortes mandibules. Enfin une de ces magnifiques et brutales sauterelles, vertes comme la cosse des pois, et qui ont une grande tête de cheval mecklembourgeois au chanfrein busqué. Et quand elles s’envolent, elles ont l’envergure d’une hirondelle. Et si l’une d’elles, le soir, s’est fait enfermer dans votre chambre, elle y fait autant de bruit qu’un avion…
Il est facile de voir que mon jeune soldat-dessinateur était plus émerveillé que moi. « On m’a dit, écrit-il, que c’était une sauterelle. » Et il écrit, soigneusement, sous la bestiole, en lettres capitales, le mot « Sauterelle ». Le petit dessin n’a rien oublié. Les longues ailes de gaze raide ont toutes leurs nervures. Aux pattes anguleuses, aux fortes cuisses de la sauteuse, l’artiste a marqué les crampons imperceptibles qui la retiennent à ses perchoirs, tandis que l’extrémité des pattes porte deux petits crochets, qui font office de doigts. Une pièce solide du thorax engaine la base de la tête, comme une sorte de cache-col, et le gros œil ovale, miroir de l’univers, semble me regarder de côté. Je reconnais jusqu’à l’écorce de l’arbre. Crevassée, bossuée comme la croûte d’une planète vue dans un télescope, c’est bien l’écorce d’un vieil olivier.
Tel est le petit dessin, fruit de trois jours d’observation et d’admiration. Ébloui et intelligent, il est aisé de se rendre compte que le jeune homme, probablement studieux, n’avait guère eu, avant de quitter sa vie ordinaire, avant de s’en aller vers le terrible climat inconnu, vers la guerre, l’occasion de lever les yeux sur la page infinie et multicolore qu’est la nature. En un coup d’œil, cet enfant des cités géométriques a été doté de tout ce qui lui manquait : l’animal inconnu, la merveille cueillie à chaque pas, la découverte à hauteur de sa main, les raisons de rêver et de comprendre, aussi nombreuses que les étoiles de l’herbe et les moissons du ciel.
J’ai d’autres lettres que la sienne, d’autres fraîcheurs, d’autres étonnements que les siens. Vous n’avez pas à craindre, vous, leurs jeunes femmes, vous, leurs mères, que la vie du front ne change les beaux fils de France en champions brutaux… Je croirais, moi, plutôt le contraire. Si, en ce moment, nombre d’entre eux déguisent leur jeunesse sous le collier de barbe qu’aimaient autrefois les sapeurs du deuxième Empire, ils ne deviennent ni insensibles, ni rudes. La dure école du risque en commun est en même temps celle du repliement sur soi, et de la mélancolie. Est-ce que je me trompe ? Je peux me tromper. Je ne vois, pendant leur permission, qu’une poignée d’hommes. Je reçois, comparativement, une très petite quantité de lettres. Revenus auprès de nous, les permissionnaires se font gais. Ils se sentent obligés de ressembler à l’idée que nous nous sommes faite d’eux. Quand ils sont loin et qu’ils nous écrivent, leurs lettres sont plus confiantes que leurs paroles. Mais les véritables confidences me viennent des inconnus. Ils m’écrivent simplement parce qu’ils connaissent mon nom, ou en souvenir d’une lecture. Quelle lumière elles versent, ces lettres-là, sur des traits que peut revendiquer, légitimement, le caractère français ! Rassurées par l’éloignement, ou par l’anonymat, leurs charmes identiques sont faits de pudeur, de besoin de parler, du désir d’être compris, de la soif de remplacer, en secret, les formules rebattues ou grossières du langage courant par un mot plus élevé, par une image poétique, d’abdiquer, pour un moment ou pour une heure, cette défiance, qui nous contraint presque tous à nous railler nous-mêmes. Voilà, je crois, les principaux motifs qui nous valent de si belles lettres, des lettres plus vraies que la vérité quotidienne. Notre race est fine. Je crois la connaître assez bien, simplement parce que j’ai eu le temps de la connaître, et le goût de l’observer. Un mauvais petit rire, la fameuse « blague » française — je déteste ce mot, blague — lui servent à cacher ce qu’elle a de mieux et en particulier l’élan poétique, l’essai de lyrisme, qui nous guette vers la quinzième année. Tenez, un exemple : je reçois beaucoup d’essais littéraires, prose et vers. Les débutants prosateurs signent leurs essais de leur nom, donnent leur adresse. Tandis qu’un poète, jeune fille ou garçon adolescent, se coiffe tout de suite d’un pseudonyme, d’un beau nom mystérieux et enfantin, un nom d’étoile, un nom de héros romanesque. Son choix même est un poème de plus…
Mais la guerre est un grand torrent, — hélas troublé de jeune sang précieux — un flot énorme où se noient le mauvais petit rire embarrassé, le petit orgueil. Pendant la guerre, un mari de longue date n’hésite pas à écrire, à sa femme, des lettres d’amant passionné, et il n’hésite pas non plus à risquer sa vie pour sauver un camarade, hier inconnu. L’homme de la guerre, le Français de la guerre est un grand prodigue de son cœur. Ils sont toujours, à vingt-cinq ans de distance, indiciblement frères, mon jeune militaire à la sauterelle, et le soldat de tranchée qui, en 1916, m’envoyait une fleurette jaune, échappée aux piétinements, survivante d’un boyau glaiseux, avec ce mot, un mot de poète : « Je vous l’envoie, m’écrivait-il, parce que je l’ai regardée si longtemps qu’elle est devenue un cadeau. » L’homme à la fleur jaune, l’homme à la sauterelle, ne sont-ils pas les parents aussi d’un jeune médecin de mes amis, trop jeune pour avoir fait l’ancienne guerre, trop homme de science pour avoir aimé jusqu’ici son semblable, sauf sous sa forme déchirée, déformée par la maladie, et trop occupé pour s’accorder le luxe d’une amitié poignante ? Ce très jeune savant vient de repartir, sa première permission finie, pour un « quelque part en France » bien mal placé… Quand il est reparti il ressemblait à une espèce d’arbre de Noël, tout brinquebalant de thermos pour le café chaud de ses hommes, de bouteillons pour les grogs de ses hommes, d’eau-de-vie de framboises contre le cafard de ses hommes, d’aspirine contre la grippe de ses hommes. Et il emportait aussi des boîtes de lait en poudre pour un chien de quatre mois, qu’il avait ramassé au front, parmi Dieu sait quelle solitude et quelle misère. Ce beau jeune homme froid d’avant la guerre découvrait, dans la guerre, pêle-mêle, l’amitié, la pitié, la tendresse universelle. Je voulais me donner l’air de rire de lui, naturellement, — cette manie, toujours, de vouloir rire de ce que nous admirons — mais je n’ai pas pu, c’était tellement étonnant et… respectable, oui respectable, cette lune de miel entre un jeune homme et l’espèce humaine, ce type épatant, qui était en train de crever les vitres de la serre où il était né pour pousser des branches dans tous les sens… Mais comme, tout docteur qu’il est, il ne connaît rien, mais rien à la manière d’élever un chien de quatre mois, j’ai repris, avec mon sang-froid, mon autorité, et pour son petit chien je lui ai fait une ordonnance.