Jours d’Exil, tome I/Fribourg

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Jours d’Exil, tome I
Fribourg


FRIBOURG.




« Ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c’est le cadavre. »
(Les Jésuites.)


245 I. — Ville dévote, Fribourg, que tes collines s’élèvent en chantant vers les cieux. Qu’elles disent :

Béni soit l’Éternel abondant en bienfaits !

C’est pour célébrer sa puissance que le fer des armes a brillé tant de fois sur les sommets du Jorat, et que le torrent de la Sarine a roulé tant de sang.

C’est pour louer son saint nom que, Suisses contre Suisses, nous avons poussé des rugissements de tigres. C’est pour lui que les défilés du Trient ont été comblés de cadavres.

C’est en son honneur, c’est pour sa défense que se formèrent les fidèles bataillons du Sonderbund. C’est pour lui que les cantons catholiques ont été battus et courbés, pendant six ans, sous des impôts et des gouvernements issus de la colère.

C’est lui qui donne des religieux pour gouverneurs à ceux qu’il aime.

Béni soit l’Éternel abondant en bienfaits !

II. — Et moi je dis : « Malheur au pays qui reçoit des prêtres organisés hiérarchiquement ! Malheur au peuple qui nourrit des compagnies d’hommes privés de femmes ! car ces hommes boiront le sang de ses veines, et lui videront le crâne, et lui crèveront les yeux !

Il y a peu de villes aussi fortes que Fribourg. Il y a peu de races aussi robustes que la race suisse. Il y a peu de patiences aussi opiniâtres que celle des catholiques Sonderbundiens.

246 Mais à quoi bons les remparts aux villes que la trahison habite ? À quoi bons les muscles et le courage aux peuples, quand ils sont livrés ? Les murailles servent de prisons et de cloîtres ; les bras grossissent dans les travaux de l’esclavage ; les esprits s’engourdissent et croient par ce qu’absurde. Quand un peuple s’est abandonné ainsi, il suit la direction qu’on lui imprime, le conduisît-on à l’enfer.

Malheur au pays qui reçoit les jésuites ! Malheur aux Fribourgeois qui ne savent pas qu’il y a une différence entre l’homme et les bêtes domestiques ! Leurs pères étaient conduits, ils se laisseront conduire. Leurs maîtres sont des cadavres ; et leurs troupeaux, pas plus que leurs maîtres, ne sauraient leur donner l’exemple de la résistance !

Malheur au pays où jamais homme libre ne fit entendre sa voix !

III. — Pieuse nation, tu chantes du fond des vallées :

Fanatisme à l’œil séducteur, Jésuites pères de la foi, vrai Dieu catholique, je vous élèverai des autels sur les cadavres de ceux qui ne croient pas.

Je baptiserai mes nouveaux-nés et j’ensevelirai mes morts au son des cantiques. Les Jésuites formeront les âmes de mes enfants. Car toute instruction philosophique engendre l’orgueil ; et l’orgueil déplaît au Dieu qui se fit homme et vécut parmi nous.

L’Éternel a fait alliance avec les Fribourgeois ; il a déployé son arc-en-ciel sur nos toits, et sa faveur souffle sur nous comme une brise de mer.

Sa main s’abaissera sur nos ennemis. Il les battra comme le fléau bat les gerbes ; il les renversera, comme le tonnerre renverse les édifices fragiles. Le règne des méchants est éphémère ; fortifions-nous dans la voie de l’Éternel.

Les cloches de la cathédrale sonneront encore comme aux jours de Wilmergüen. Les hymnes solennelles résonneront de nouveau sur nos orgues magnifiques. L’évêque Marillet, le saint homme, apôtre et martyr, rentrera dans sa bonne ville et montera les degrés de l’autel, revêtu de l’étole brillante.

Nous élèverons des statues à Maillardoz et à Carrard, les héros qui nous conduisaient aux champs du meurtre. Nos femmes baiseront les pieds des RR. PP. de Jésus.

247 Peuple béni, ville heureuse, Fribourg ! glorifie le Dieu de mansuétude qui s’enivre de sang.


IV. — Et moi, je dis : Malheur aux peuples qui n’ont pas le courage de penser ! Les autres pensent pour eux.

Deux religions rivales se sont abattues sur Fribourg et l’ont saccagée. Le despotisme catholique et le despotisme protestant lui ont enlevé jusqu’à son dernier haillon.

Elle est au Dieu catholique, disaient les jésuites. Elle est au Dieu protestant, répondaient les mômiers. Et Fribourg se taisait.

Malheureuse ville ! Il ne faut pas dire : « Les jésuites pensent bien, et je pense comme les jésuites. » Il faut prendre la plume et dire : « Je pense ceci, et voici pourquoi je le pense. » Il faut prendre le glaive, sans attendre de commandement, et dire : « Voici comment je soutiendrai ma pensée. »

Malheur aux aveugles, et malheur à ceux qui les guident mal. La force se retournera contre la ruse, quand les temps seront venus.


V. — Fribourgeois ! voyez les villes qui vous entourent ; elles ressemblent à des ruches d’abeilles au milieu de leurs fertiles campagnes. Le matin, leurs habitants courent aux travaux joyeux ; le soir, ils se reposent et ne craignent pas d’être réveillés par le bruit du canon.

Ils mangent, et vous avez faim ; ils boivent du vin, et vous buvez de l’eau sanglante ; ils fabriquent des montres d’or et des tissus précieux, et vous savez à peine tisser la paille en chapeaux grossiers.

Le produit de leurs travaux leur appartient. Ils choisissent et surveillent leurs gouvernants. Ils font des alliances et des contrats de commerce avec les peuples, selon qu’il leur convient.

Et vous semez pour vos ennemis, vous vendangez pour eux.

Malheur aux nations qui chargent de richesses les tables de leurs maîtres, et qui se contentent des miettes du festin !


VI. — Toutes les vieilles villes sont tristes avec leurs visages de pierre noircie, leurs murs lézardés, leurs remparts croulants et leurs étroites rues.

248 Mais de toutes les vieilles villes, Fribourg est la plus triste avec sa fourmilière de Jésuites.

Partout les révolutions sont cruelles avec leurs flots de vivants qui s’étranglent et leurs monceaux de morts.

Mais de toutes les révolutions, celles de Fribourg sont les plus cruelles. Les esclaves ne se battent que pour changer de maîtres.

Partout les prêtres affligent la vue. Mais les prêtres en société, les prêtres qui n’ont d’autres soins que l’espionnage et la confession, les prêtres qui parlent bas, les prêtres conspirateurs sont les plus dangereux des prêtres.

Partout le travail est pénible, et l’ouvrier frustré.

Mais le travail le plus pénible est celui que daigne accorder la charité chrétienne, et les ouvriers les plus malheureux, ceux qui sont soumis aux caprices des fainéants.

Partout la science est incertaine et ses fruits sont amers.

Mais la science la plus incertaine est celle qu’il nous faut accepter toute faite, et dont les semences ne germent que dans le sol de l’humiliation.

Partout les femmes enfantent dans la douleur.

Mais les plus malheureuses des mères, sont celles qui ne peuvent avouer leurs amours ; et les plus perdus des enfants ceux que les religieux enfouissent dans leurs couvents pour les dérober au monde.

Partout la naissance et la mort cachent des mystères redoutables.

Mais à Fribourg, l’homme ne connaît pas son père et ne peut rien prévoir par lui-même de la vie future.

Malheur à la nation qui croit recevoir la vie des religieux ! Leurs reins engendrent la mort.


VII. — La Suisse protestante a étouffé la liberté d’examen. Des hommes libres ont été commandés pour fusiller, juger et bâillonner d’autres hommes. Le sang s’est confondu dans le sang. La révolte est sortie de l’excès de la compression.

N’était-ce pas assez d’avoir terrassé cette ligue insensée qui menaçait l’existence de la Confédération ? Fallait-il éterniser les haines ? Fallait-il prélever sur tous, ambitieux et victimes, les frais d’une guerre atroce ? Fallait-il appeler chers et fidèles confédérés 249 ceux qu’on traitait en vaincus ? Fallait-il maintenir ce système malgré toutes les révoltes qu’il excitait.

Ah ! La Vengeance est une cavale borgne ; et quand le Pouvoir la monte, il la fait passer dans le sang jusqu’au poitrail.


VIII.Liberté ! Égalité ! Fraternité !

Fribourg est la propriété de Lausanne. Quand Fribourg veut remuer, Lausanne la charge de chaînes. Le gouvernement du canton de Fribourg est une préfecture du canton de Vaud. La voix des canons vaudois ne s’est fait entendre depuis un demi-siècle que sur les massacres de Fribourg ! — Liberté !

C’est à la pointe des baïonnettes qu’on démontre à Fribourg que le catholicisme est une religion mauvaise ; c’est avec l’état de siège qu’on lui a fait comprendre que les jésuites la ruinent ; c’est par une tyrannie coûteuse, qu’on veut lui inspirer l’amour fédéral ! — Fraternité !

La Suisse protestante commande à la Suisse catholique. Elle fond les encensoirs et les vases des églises pour enrichir les temples. Ses gouvernants montent dans les chaires et étouffent la voix des curés. Ils ont fait de Fribourg une solitude désolée ! — Égalité !

Liberté ! Égalité ! Fraternité ! En France, au temps de la Terreur, ces trois mots étaient écrits sur les murs de l’Abbaye. Les Vaudois ont aussi gravé leur devise, Liberté et Patrie ! sur le portail de la prison de Chillon. Réjouissez-vous, prisonniers d’État, vous êtes libres ! Réjouis-toi, Bonnivard, infortunée victime des guerres de religion !

Esclavage ! Tyrannie ! Mensonge ! Aussi bien pourrait-on inscrire ces trois mots sur tous les étendards modernes. Les paroles sont des paroles : ne jugez les hommes qu’à leurs actes.


IX. — Ils appellent cela une alliance ! Dérision ! Je connais aussi l’alliance du planteur et du nègre, celle de l’Autriche et de l’Italie. L’isolement vaut mieux.

Non, ce n’est pas ainsi qu’on émancipe les peuples. Ce n’est point ainsi qu’on leur fait aimer et la libre pensée et la libre existence. Dès que les hommes ne sont plus libres, ils sont 250 malheureux : ceux qui asservissent comme ceux qui sont asservis.

Et c’est en ton nom, Christ, homme superbe qui t’égalas à Dieu, c’est en ton libre nom que les soldats pointent les canons contre les villes et que les prêtres se pendent aux cloches pour sonner le glas des Saint-Barthélemys.

Toi qui te révoltas contre la divinité de l’Inconnu, ils te peignent maintenant sur les bannières de la superstition ! Toi qui relevas la femme lapidée et ressuscitas Lazare, ils condamnent pour ta gloire les femmes adultères et les pauvres qui mendient ! Toi qui leur recommandas de s’aimer les uns les autres, ils t’appellent le Dieu des armées !

Persécution sans fin ! Éternellement l’humanité se renouvelle ; mais éternellement aussi les sociétés dressent des croix pour y clouer les révolutionnaires ! Ô Christ ! la couronne de roses des Chrétiens est plus lourde à ton front que la couronne d’épines des Hébreux.


X. — Je me suis promené la nuit dans les rues de Fribourg ; elles étaient noires et silencieuses. Et j’ai dit : « Il y a là des hommes qui veillent et d’autres qui sommeillent. C’est la Tyrannie soupçonneuse qui tient ouvertes les paupières des premiers ; c’est l’aveugle Servitude qui ferme celles des seconds. »

Je me suis promené le matin, je me suis promené le soir autour des clochers et des murs de la cathédrale, j’ai visité les fortifications, j’ai gravi les montagnes, j’ai sondé les ravins. Et toujours j’ai vu des ombres noires se dessiner à l’horizon. Ces gens-là ne dorment donc jamais !

Allez dans les champs, semez du blé : ils le mangeront. Allez ramasser des raisins dans les vignes : ils boiront le vin. Allez dans les montagnes couper du bois au péril de votre vie : ils se chaufferont avec. Et vous resterez dans la nudité et dans la faim. Les vrais étrangers dans un pays ce devraient être ses maîtres, mais ce ne sont pas ses maîtres.

Oh ! que tu as coûté, Fribourg ! que tu as coûté d’armes et de chevaux, d’argent et d’hommes, de franches guerres et d’hypocrites réconciliations ! Que tu coûteras encore, Fribourg ! La fécondité de tes femmes est maudite.

251 Ne pourras-tu donc jamais remplacer la couleur noire de ton écusson par une couleur joyeuse, bleue, verte ou rouge ? Tant que tu seras esclave d’ailleurs, porte le deuil. Car le deuil convient aux femmes et aux villes qui ont perdu ce qu’elles ont de plus cher. Et quoi de plus cher au monde que la Liberté !