Jours d’Exil, tome I/Qui suis-je ?

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Jours d’Exil, tome I
Qui suis-je ?
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QUI SUIS-JE ?




« Yo contra todos, y todos contra yo. »
« Moi contre tous, et tous contre moi. »
(Romance del viejo Ariel.)
« Omne solum forti patria est. »
« La patrie du fort est partout. »
(Inscrit sur la maison d’Ed. Ludlow, à Vevey.)


287 En fin de compte, qu’est celui qui a écrit ces jours d’exil ? Que le lecteur le demande ou non, voilà ce qu’il m’importe de lui dire, avant de prendre congé de lui, afin d’en épargner la peine aux personnes obligeantes.

Qui suis-je ? — Question que chacun de nous doit s’adresser aujourd’hui, et à laquelle il nous faut répondre sans orgueil comme sans fausse honte. Car le temps est proche où l’homme ne se grandira plus avec des échasses et ne se ravalera plus par des courbettes ; où l’individu ne se montrera que ce qu’il est réellement : ni plus grand ni plus petit.

Qui suis-je ? — Problème ardu, buriné sur le fronton du temple de Delphes, problème sans cesse renaissant qui fit le désespoir de Socrate, de Platon, de Descartes, de Leibnitz, de tant d’autres réputés sages parmi les nations ; qui tourmenta notre père édénique comme elle tourmente chacun de nous ; problème que jamais homme, quelque grand qu’il soit, ne résoudra pour tous, parce que nous différons trop les uns des autres.

L’énigme me paraît si difficile que, pour la deviner, je vais suivre la méthode d’élimination chère aux esprits paresseux. Je ne suis ni ceci, ni ceci, ni ceci encore : donc je dois être cela. Ce sera long. Qu’importe ? Que chacun apprenne par mon exemple à faire son examen de conscience.

288 Qui suis-je — Poète… Non. Je ne viens pas du ciel comme notre illustre poète[1] ; les éclairs ne m’ont pas déposé sur le roc nu ; je n’ai pas brûlé mes cheveux dans les feux des comètes ; la gloire jalouse ne m’a pas souri, et mes pieds touchent le sol de toute la semelle de mes souliers. — Romancier ?… Pas plus. Je mets bien du temps à écrire un tout petit livre, et les œuvres d’Alexandre Dumas remplissent toutes les bibliothèques de l’Europe. — Philosophe ?… Encore moins. Je n’ai ni maître ni disciples. Je prêche le bonheur ; j’aime le bien-être, les femmes, le luxe et les fêtes ; et si je ne mets pas mes idées en pratique, c’est qu’il y a d’excellentes raisons pour cela. Tandis que la gent philosophante, depuis M. V. Cousin jusqu’à MM. Louis Blanc et J. Simon, repousse en principe tout ce dont s’effraie la morale la plus pudibonde : vous voyez bien qu’en théorie et en fait, je suis tout l’opposé du philosophe. — Homme politique ?… Je n’y ai jamais pensé. Un homme politique, dans toute l’acception du terme, a des habits et des allures à lui, une diction spéciale, et de l’aplomb pour les milliers d’hommes qu’il suppose commander. Or, je m’habille comme tout le monde, généralement d’après l’usage des pays que j’habite ; mes manières sont telles que l’a voulu la nature ; je parle sans m’écouter, et j’ai tout juste assez d’aplomb pour paraître parfaitement gauche au milieu d’une réunion d’épiciers et de donneurs de leçons de français en Angleterre.

Je suis un rêveur, un ennemi de toute règle et de toute mesure. Je cours d’une pensée à l’autre, d’un pays à un autre pays, comme l’hirondelle qui laisse aux beaux jours le soin de diriger son vol.

Qui suis-je ? — Propriétaire ?… Mon père l’est ; c’est assez dire que je ne le suis point. — Homme de lettres ?… Je paie mon éditeur, et jamais mes livres ne m’ont valu que des ennemis : ce ne sont pas là les caractères généraux des gens de lettres. Médecin ?… Je suis partisan de la liberté de guérir illimitée ; j’estime que les maladies passeront, comme la médecine qui est la pire de toutes, quand nous vivrons selon l’ordre de la justice ; enfin, je ne sais point jeter le voile de velours philanthropique sur le plus arbitraire des monopoles. Je ne suis pas médecin.

289 Je suis sans profession, comme les repris de justice et les mendiants que la police poursuit par les rues. Je hais le public, cet affreux Briarée qui étend ses mille bras sur l’homme professionnel et imprime le sceau de la propriété sur sa face chagrine. Je le fuis parce que plus de mille fois en quatre ans, et de nuit et de jour, il est venu m’arracher à mes travaux, à mes plaisirs, à mon sommeil, et qu’il ne m’a jamais payé qu’en injures. Je suis indépendant de tous, comme cela me convient ; et tous sont indépendants de moi, comme cela convient à tous. Je travaille à l’heure et sous l’impression qui me sont favorables. Malheureusement, nous vivons dans un temps où des occupations comme les miennes ne procurent pas le moyen de vivre,… quotidienne bien que prosaïque nécessité ! Mes parents ne laissent jamais partir une lettre sans me le faire observer.

Qui suis-je encore ? — Royaliste, impérialiste, constitutionnel ?… J’ai laissé sur le seuil du collège cette avilissante habitude qu’on cherche à nous y faire prendre, de fléchir le genou devant un maître. — Républicain, démocrate ?… Pas davantage. Je me suis expliqué et je m’expliquerai bien plus complètement encore sur ce que j’entends par cette terminaison cratie qui me semble toujours entraîner après elle un effrayant bruit de chaînes et une horrible odeur de potence. — Socialiste ?… Moins encore, à la façon dont les bourgeois et les communistes l’entendent. Je n’ai jamais pu m’incliner devant un chef d’école ou un parti, faire nombre dans les majorités, mentir dans les journaux, fouetter la Colère lascive, caresser l’Intrigue à la peau gluante, rendre hommage à la Partialité borgne. Je méprise ces ambitieux transis qui tendent les deux mains à l’ouvrier, se coiffent, s’habillent comme lui, et se croient obligés de parler le mauvais langage des halles. Qu’on se souvienne donc, avant tout, que le peuple n’aime pas les sourires forcés, qu’il ne les demande pas, mais au contraire qu’on les lui demande avec ses votes. Encore une fois, il n’est pas de comédiens plus gauches ni de courtisans plus vils que ceux qui lissent le poil des multitudes.

Je suis moi, libre, indépendant, HOMME, dans le sens le plus étendu et contradictoirement le plus individuel du mot. Je me crois différent de tous les autres, et je ne me compare à eux ni pour convoiter leur supériorité ni pour humilier leur infériorité 290 relatives. — Toi qui m’as fait l’âme rebelle, ange ou démon, merci !… Jamais je n’ai sali mes lèvres à la table des tribuns ou des princes de la terre, jamais mon amitié confiante ne rechercha leur orgueil !…

Qui suis-je ? — Anglais, Espagnol, Belge, Suisse, Américain ?… Cela est bon sur les passeports, et il n’est pas de naturalisation de contrebande que je ne me sois libéralement octroyée. — Français ?… Il fut un temps où j’aurais adressé des odes à la colonne Vendôme et des ballades aux rives de la Seine avec autant de ferveur que le comte Hugo (Victor). Mais alors j’étais un enfant et, comme sur les fonts baptismaux, je pensais par la bouche de ceux qui se croyaient sages.

Aujourd’hui, je suis citoyen du monde, et je pense que ce titre est plus grand que celui que peut conférer la plus orgueilleuse des nations ; d’ailleurs je l’ai choisi, il ne m’a pas été donné par le hasard de la naissance. Je suis exilé, c’est-à-dire libre ; on ne peut l’être aujourd’hui qu’en dehors de la société, de la nation et de la famille courbées sous de honteuses servitudes. Que m’importent les armées, les étendards, les gouvernements et la police ! Je saute les frontières comme le contrebandier. Je n’ai pas de maison, pas de terres pour lesquelles il me faille payer l’impôt. Loin de moi les rois montent gravement sur les trônes et en descendent comme des filous honteux ; et je me ris de cette fantasmagorie. Je fuis les églises comme les portes de l’enfer. Les codes ne sont pas faits pour moi ; je suis hors la loi, j’aime mieux cela que d’être protégé par elle. Je suis vagabond ; et le premier, je m’en fais gloire. Ni roi ni sujet : le fort est plus fort seul.


Il y a, par tous pays, des gens qu’on repousse du pied, qu’on chasse, qu’on tue et qu’on grille sans que la voix de la pitié s’élève en leur faveur : Ce sont les Juifs. — Je suis Juif.

Il court, par les campagnes d’Andalousie, des hommes plus agiles que des chevaux, bronzés comme des bâtards de Cham ; maigres, sauvages, errants, de vrais loups. En apparence ils troquent des chevaux, mais personne ne sait trop le métier qu’ils font, et la rumeur publique les accuse de sorcellerie. Mortels fortunés ! on ne les juge pas dignes d’être soumis aux lois des Espagnes. Ils vivent et se marient à leur façon. Au milieu de la civilisation, 291 ils passent, dressant leurs tentes sur les lisières des forêts. Les portes de toutes les demeures leur sont fermées, au hameau comme à la ville. Une réprobation générale pèse sur leur race ; on ne sait d’où elle vient ni où elle va. On nomme ces hommes Gitanos. — Je suis Gitano.

Dans les montagnes de l’Écosse et de la Norwège, parmi les genêts de l’Angleterre et de l’Irlande, campent des tribus de sorciers qu’ont fait parler les divines voix de Shakespeare et de Walter Scott. Ils dansent au milieu de bruyères, allument de grands feux de houx et d’asphodèles, et quand vient la nuit, évoquent sous la pâle lune les esprits de l’abîme. On les appelle des Gypsies. — Je suis Gypsy.

On voit dans Paris de chétifs gamins qui se cachent tout nus, en plein hiver, sous les ponts du canal, et plongent dans les eaux sales où le badaud leur jette un sou. Ils vont sans chaussures, sur l’asphalte des quais et des boulevards ; ils n’ont d’autre abri que les auvents des toits et les portes cochères. Leur industrie consiste à faire le foulard avec souplesse et à changer de cigare, sous prétexte d’allumer. Ce sont les Bohémiens. — Je suis Bohémien.

À Naples, les Lazzaroni s’étendent sur les dalles des palais ducaux et se frottent le ventre au soleil en dînant d’un verre d’eau et d’un quattrino de macaronis. — Je suis Lazzarone.

Il vit en Suisse et en Allemagne des gens sans foi ni loi, sans droit et sans devoirs, dont aucun ne connaît l’origine, et qui paraissent perdus au milieu des autres hommes. On les dit Hématloses. — Je suis Hématlose.

— Encore, si je pouvais, comme tous les gens sans foyers, passer le jour à l’ombre des forêts, et la nuit aux belles étoiles, sur les bords fleuris des ruisseaux ! Mais j’ai été élevé dans le bien-être, comme les petits de l’épicier.

Partout il y a des êtres auxquels promenades, musées, cafés et théâtres sont interdits, parce que la cruelle misère rit sous leurs habits à jour. S’ils se montrent sur les places, tous les regards sont tournés vers eux ; la police leur défend l’abord des lieux à la mode[2]. Et plus fort que la police, leur légitime amour-propre 292 s’offense d’être l’objet de la répugnance générale. — Je suis de ces êtres-là.

— Oh ! la misère bourgeoise, sombre comme un prolétaire de Whitechapel, la misère en paletot luisant et en bottes éculées, la misère qui porte cravate longue et peu de chemise, et qui ne rit jamais, et qui n’ose pas pleurer ! la misère hypocrite, inqualifiée, inqualifiable, déclassée, désespérante, la misère bien élevée, la plus atroce de toutes les misères !… La misère du pion !!![3]. —

Partout il est des jeunes gens dont les autres s’isolent parce que la société les rejette, parce qu’ils ne sont pas reçus et qu’ils ne s’assujétissent pas aux manières du monde. Ils ont l’échine raide et les angles aigus ; leur aspect est sombre ; ils s’irritent du bourdonnement de la conversation. Ils aiment les pensées et les habits larges ; leur tête est mauvaise et leur position pire. Ils se permettent de mettre en doute l’infaillibilité du pape, le droit divin, la légitimité de la propriété, la félicité de la famille et l’harmonie de l’ordre civilisé. — Je suis de ces jeunes gens-là.

Partout il est des jeunes gens dont les anges de la terre détournent leurs regards qui guérissent de tous les maux. Je le jure sur ma vie, celui-là peut tout souffrir dont l’extérieur remplit d’effroi les jeunes filles gracieuses et que jamais elles ne consolèrent par une bonne parole. — Oh ! femmes, femmes ! chaque soir vous bénissez vos mères qui vous ont donné des yeux limpides ; et de l’homme qui vous aimerait le mieux, vous ne voulez voir que l’habit. — Je suis encore de ces jeunes gens-là.

Eh bien ! je supporterai mon isolement. Pour en sortir, je ne comprimerai pas mes poumons dans un corset, et je ne me livrerai pas, victime volontaire, aux mains des tailleurs et aux langues des beaux esprits de salon. Je roulerai seul sur la terre comme une pierre lancée du sommet des monts à la profondeur des gouffres. Le sapin grandit seul sur les pics arides ; seul, l’aigle approche du soleil. Seul, le matelot combat l’orage ; seul, l’émigrant s’avance sous des cieux inconnus. Seul, le chasseur des monts attend l’ourse privée de ses petits. Seuls vont le lion et le tigre ; seul est le taureau dans l’arène espagnole. Tout ce qui est fort n’a pas besoin d’appui. — Au contraire, les timides oiseaux voyageurs se pressent les uns contre 293 les autres pour voler contre le vent ; les brebis se rassemblent d’elles-mêmes ; le bœuf présente sa tête au joug ; on entasse les chapons dans des cages, les porcs sur le fumier, et les princes dans les palais. Les corbeaux ne se réunissent que sur les cadavres, et les hommes de parti, que sur les populations émeutées.

N’est-ce pas contre les chênes les plus forts et les clochers les plus élevés que la foudre conjure ses éclairs ? N’est-ce pas contre le sanglier qui lui tient tête que hurle la meute des chiens ? Moi contre tous, et tous contre moi : Soit ! j’accepte cette lutte et je suis fier de l’entreprendre seul, car je tiens à honneur de n’être pas compté dans le vil troupeau de mes contemporains. Personne ne me reconnaît plus ; ceux qui s’appelaient mes amis se sont retirés de moi. Je n’ai pas un sou, pas un partisan, pas une intelligence qui me soit sympathique ; mes habits ne tiennent pas beaucoup à moi, je me crève les yeux à la lueur d’une lampe de vingt sous, entre quatre murs blanchis à la chaux.

Qu’importe ? Ma cause est bonne. Ouvertement je fais la guerre à l’hypocrisie des partis. Peut-être les forcerai-je enfin à sortir de la conspiration du silence et du système de calomnies qu’ils s’en vont colporter chaque soir en chuchottant. Qu’on parle haut, pour Dieu ! qu’on s’explique ; qu’on amène tout ce qu’on voudra sous le jour de la publicité. Je crie aux voleurs, parce qu’il y en a beaucoup autour de moi, des voleurs lâches, qui chiffonnent la réputation d’un homme, la déchirent, avec aussi peu de précaution qu’un pickpocket, un mouchoir.

C’est que, voyez-vous, encore que je ne sois pas célèbre, je veux qu’on dise la vérité sur mon compte, et rien que la vérité, quand on me fait l’honneur de s’occuper de moi. Je suis dur à échauffer comme la pierre à feu, mais qu’on frappe d’aplomb sur moi, l’on y trouvera l’étincelle.

Le sang ne coule que sous les morsures. Le tonnerre est père de la foudre. Le feu soupire après le vent. N’attaquez pas la bête fauve. Ne passez pas la main sur le poil du loup. Ne barrez pas le chemin à l’homme qui marche à son but. S’il y avait en moi un éclair de pensée, un levain d’amère probité, vos attaques de jésuites m’en donneraient conscience ; elles m’indiqueraient ce que je peux faire, ce qu’il me faut tenter ; elles allumeraient au plus profond de 294 mon âme ce tison de vengeance qui fait crier le sang quand il passe dessus.

Rage des partis, je te bénirais ! Amoncèle les colères, range en bataille tes petites susceptibilités et tes vengeances louches, aiguise le sarcasme, lance l’invective, élève-toi, si tu le peux jusqu’à l’ironie. S’il faut qu’un homme succombe en luttant contre les partis, je veux bien être cet homme, mais je veux leur laisser aux flancs le dard mortel. Jusqu’à ce que le pain manque sous ma dent et la terre sous mes pieds, je crierai aux hommes : défiez-vous des soldats et des Césars, défiez-vous, défiez-vous des gens dévoués !

Toi qui donnas au tigre ses terribles rugissements, à la vipère son venin et ses serres à l’autour, Satan, Dieu vengeur ! je t’invoque. Rends ma langue acérée et ma plume brutale, fais que chacune de mes paroles passe comme un glaive à travers les esclaves à genoux dans la poudre !

Afin qu’au jour de l’action, j’aie le droit de crier : Liberté !

Et que les pierres se dressent derrière moi, et que les maisons tremblent, et que les bêtes des forêts se montrent aussi impitoyables que des hommes au milieu des villes en feu.

Et que la Révolution, aux bras gigantesques, étreigne le globe et l’entr’ouvre en pressant, et faisant jaillir sur les civilisés l’Éternel Feu ! !



  1. Nom sous lequel la confrérie démocratique désigne aujourd’hui M. Victor Hugo ; — à tous péchés miséricorde ! — Vraiment les partis sont bien évangéliques, quand ils y trouvent leur intérêt.
  2. Cela se passe ainsi à Londres, aux théâtres de Her Majesty, de Covent-Garden et de Drury-Lane.
  3. Expression dont les collégiens se servent pour désigner le maître d’études.