Jours d’Exil, tome I/Récit

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Jours d’Exil, tome I
Récit


RÉCIT.



51 Je comptais parmi les étudiants que renfermait Paris en 1848. Je n’avais que vingt-trois ans, et déjà les soucis m’avaient ridé le front. Car le temps, précurseur infatigable de la mort, met tout à profit pour nous frapper et atteint les premiers ceux dont la tristesse retarde la fuite. Dès que j’eus pensé, mon esprit suivit la fatale pente de la réflexion sur laquelle on ne s’arrête plus.

Fils unique de bourgeois aisés, mais parcimonieux, j’avais supporté en tiers les privations volontaires que s’imposaient mes parents, j’avais gémi chaque jour de leurs emportements sans motif, de leurs querelles sans fin. J’avais passé de longues heures à pleurer avec ma mère et à recueillir les imprudentes confidences de sa douleur. Car les larmes d’une mère tombent, comme un levain d’absynthe, au fond du cœur vierge de l’enfant.

Que les écrivains gagés chantent les menteuses félicités de la famille actuelle ; moi, j’en dirai les peines, trop réelles, hélas ! Je dirai ce qu’il y a d’inflexible dans les injustices de la volonté paternelle, de vexatoire dans les exigences de la vanité maternelle, d’angoisses inutiles répandues sur la fraîche vie de l’enfant. Je dirai que la pauvre créature est soupçonnée, surveillée, poursuivie dans ses rires, dans ses pleurs, dans son maintien, dans ses jeux ; jusque dans son sommeil. Je dirai que la stupide émulation de ses parents emprisonne l’enfant dans les vêtements à la mode, le courbe sur un travail incompréhensible, l’agenouille dans les églises, et l’enchaîne à une manière de bourreau qu’on nomme un professeur, hongreur patenté de toute audace et de toute fierté. J’affirmerai que c’est là le plus odieux et le plus lâche despotisme, 52 et qu’il prépare à l’enfant, devenu homme, une longue chaîne de tortures.

Ô famille ! lien volontaire de deux cœurs qui s’adorent, secret sanctuaire des plus intimes affections, joie de la femme féconde, repos de l’homme fort, refuge de l’enfant sans défense… C’est ainsi que les bourgeois t’ont souillée sous leurs froids embrassements ! Vierge pure et libre, fille et mère de l’amour ! comme ils t’ont garrotté dans les contrats, noyée dans l’eau bénite, prostituée dans la publicité ! Comme ils ont fait de toi une caverne de voleurs ! — Et fecerunt eam speluncam latronum !

Ainsi je pensais, et sur mes lèvres pâles errait un anathème qui me faisait trembler. « Ah ! m’écriais-je, que ne suis-je le fils d’artisans laborieux et simples, imprévoyants du lendemain ? Comme eux je travaillerais, comme eux je vivrais au jour le jour. Dans les artères de l’homme le sang s’arrête-t-il jamais, comme le signe des richesses dans le coffre-fort du banquier ? Pourquoi ceux qui m’ont donné le jour ont-ils rivé leurs âmes aux pierres de leurs maisons et aux bornes de leurs héritages, tandis que ma pensée s’envole sur les fortes ailes de la Liberté ? Pourquoi ?… Est-ce leur faute à eux ou à l’engrenage de la société qui les déchire ? Les angles du caillou ne disparaissent-ils pas sous l’écume du torrent ? Je les plaindrai, mais je ne les maudirai pas : cette malédiction retomberait sur ma tête. Mais guerre jusqu’au couteau à cet ordre d’iniquité qui me donne pour ennemis les êtres que je devrais le plus chérir ! »

J’avais choisi l’étude de la médecine comme la plus appropriée à la tournure de mon esprit. Je me disais qu’à tout prendre, l’homme est meilleur dans la souffrance que dans la prospérité. Je pensais aussi qu’il est ineffable et pur le bonheur de celui qui étanche le sang, qui verse un baume sur les afflictions, un espoir sur l’abandon. Naturellement avide d’instruction et jaloux de parcourir une carrière brillante, je parvins rapidement à l’internat des hôpitaux.

Je méprisais le monde que j’étais obligé de fréquenter, société de bourgeois étriqués, où l’on sentait l’avarice sordide sous la prodigalité 53 de parade, la débilité sous la graisse, le jeûne sous l’indigestion, la corde sous le satin, la trahison sous le sourire, le vieux cuivre sous une feuille d’or. Et ces gens me rendaient mes dédains, car le cœur de l’homme est un écho fidèle qui rend haine pour haine, comme amour pour amour. Peut-être au milieu des cercles de la noblesse, fussé-je devenu parfait gentilhomme ; le dégoût de la vie bourgeoise, le vague besoin de poésie qui était en moi, auraient pu m’égarer dans les rangs de ces êtres oisifs. Mon étoile m’en préserva.

Je n’aimais pas les femmes gâtées, le vin bleu, la lourde bière, les cartes et le billard qui abrutissent, les nauséabondes émanations de l’estaminet. Aussi me voyait-on rarement au milieu de mes condisciples que la politique de Louis-Philippe s’efforçait de faire tourbillonner dans un abîme de dégradants plaisirs.

Cependant, comme j’étais extrême en toutes choses, il m’arrivait parfois de boire jusqu’à l’ivresse, de chanter jusqu’à m’étourdir, de danser jusqu’à la fatigue, et de coucher dehors jusqu’à l’épuisement. Mais ces écarts duraient peu ; bientôt la satiété me ramenait à la mansarde. Alors c’étaient de longues méditations avec mes livres, d’intimes épanchements avec mes malades, d’interminables séances auprès des cadavres. Funestes tête-à-tête entre un jeune homme qui pense et des morts qui ne parlent pas !

Semblables aux vents du midi qui brûlent les plaines sans les fertiliser, les imaginations comme la mienne consument rapidement leurs enveloppes d’argile. Quand elles s’appliquent à sonder les mystères de la science, altérées, haletantes, elles s’approprient vite les lois générales. Puis, lasses, désespérées, elles s’arrêtent devant la fastidieuse aridité des détails. Elles se blasent sur l’étude comme d’autres sur le plaisir, et rien ne saurait les faire aller plus loin ; car ce n’est pas l’intérêt, mais la passion qui les guide.

J’en étais là, et la main sur la conscience je m’étais demandé souvent s’il n’aurait pas mieux valu pour moi trouver l’ennui au fond d’une coupe qu’à la dernière page d’un livre.




54 1er  mai 1848.


RÉVOLUTION.


Réjouis-toi, mon âme veuve ! Voici venir ton nouveau fiancé qui s’avance sur un nuage de poudre ! Salut ! éclaire étincelant qui déchire le ciel noir. Salut ! cognée qui divise le chêne orgueilleux. Salut ! foudre qui secoue les flèches des églises. Salut ! épée qui fais voler les têtes des rois. Salut ! ouragan qui disperse les feuilles des codes et les débris des armées. Salut ! archange de la Révolution !

Écoutez le tonnerre des épouvantements !

Que la terre bondisse sur ses fondements, comme, sur le trépied, la Pythonisse possédée par l’Esprit ! Qu’elle s’entr’ouvre, afin d’engloutir toute iniquité dans son enfer de lave ! Que son sein soit labouré par les sabots des chevaux, les crosses des fusils, et les baisers du canon !

Que les peuples se lèvent contre les privilégiés, comme les vagues des mers contre les digues élevées sur leurs rivages !

Qu’ils se répondent de monts en monts par des cris de guerre et des signaux d’alarme !

Que le tocsin résonne par les campagnes, allumant la rage dans les entrailles des paysans !

Que la plaine reste sans culture, la prairie sans bétail, la forêt sans chasseurs, et la vigne sans bourgeons !

Que les écoles soient désertées pour les camps ; — que les prêtres arrachent les croix de la terre pour en forger des glaives ; — que pas une jeune fille ne passe l’anneau des promesses au doigt de son fiancé ; — que pas une épouse ne devienne féconde ; — que pas un matelot ne déploie ses voiles au souffle de la brise !

Car ceux qui ont semé ne récolteront pas ; — les troupeaux ne seront pas abattus par ceux qui les auront conduits dans les pâtures ; — l’homme chassera l’homme ; — toute moisson et toute vendange seront foulées sous les pieds des soldats !

Car, dans ces jours de deuil, les hommes assisteront à des scènes de meurtre inconnues des temps barbares ; — les vaincus seront 55 fusillés, écartelés, pendus ; ils imploreront en vain les lois de la guerre. — De frêles jeunes filles se raidiront d’orgueil sous le fouet du Croate grossier ; — des femmes accoucheront dans les cachots infects, et baptiseront leurs nouveaux-nés de pleurs amers !

Car le ciel se voilera d’un nuage de sang. La Révolution, la vierge à l’œil sauvage, sera vue dans les rues populeuses, armant le bras du pauvre, soulevant des pavés, hérissant l’Europe de combattants. Des citadelles imprenables s’écrouleront à sa voix ; des rois puissants se prosterneront dans la poussière devant son sabre nu. Elle jettera cinq républiques en défi à la Sainte-Alliance.

Puis, sur les remparts de Comorn brillera la dernière torche de la guerre entre les mains de la Liberté.

Puis, vous prêterez l’oreille, mais en vain : vous l’appliquerez sur la terre, et la terre ne tressaillera plus ; au bruit confus des batailles, aura succédé le silence de la mort.

Et ce silence ne sera plus interrompu que de loin en loin par les édits des tyrans, par les sanglots des femmes, la bacchanale des troupes, le grincement d’une corde sur le bois de quelque potence, le bruit d’une tête qui tombe dans le fatal panier, et les hymnes de la République entonnées par ceux qui partent pour l’exil ou la transportation lointaine.

Une fois encore les peuples seront vaincus par les rois !

Ainsi je chantais : et ces imprécations appaisaient ma colère, comme l’écume soulage le délire de l’Océan, comme les premières gouttes de pluie déchargent la nuée d’orage, comme le flot de lave tempère la fièvre du volcan.

Aussi bien, je n’étais plus l’homme à la démarche courbée, au regard fixe, au front soucieux, rassasié de l’odeur des cadavres. Les éclairs de Février m’avaient secoué de mon découragement, j’avais été réveillé par les acclamations d’un peuple libre, je respirais à l’aise, dans cet air saturé des clameurs de l’émeute. Loin de moi, loin de moi j’avais rejeté la tunique empoisonnée que l’ennui déploie sur les épaules de l’homme solitaire. Et je m’étais élancé, les cheveux au vent, vers l’étoile d’espérance que la Révolution faisait briller devant moi. Jusqu’au bout du monde, j’aurais suivi cette étoile avec l’ardeur de l’amant qui découvre enfin la fiancée de ses rêves.

56 Les clubs m’avaient vu, et moi que la timidité rendait muet jadis, j’avais su trouver dans mon indignation des accents d’éloquence. Car celui-là dit bien toujours, dont l’émotion n’est pas feinte, et qui fait courir le cri de son âme sur les têtes de la multitude.

Je connaissais le peuple ; je l’avais suivi dans toutes les manifestations de sa pensée, dans tous les actes de sa vie, depuis son grabat de mort jusqu’à son trône de pavés. La Révolution m’avait rendu la vie ; elle pouvait me la redemander à toute heure : j’étais prêt.

Ma vie était un continuel délire, un insatiable besoin d’agitation. Dès lors, et de jour et de nuit, une voix ne cessa de retentir à mon oreille, qui me criait : en avant ! en avant !




17 MARS, — 15 MAI, — JUIN 1848.


En avant ! nous sommes loin des jours de Février. Voici le 17 mars, première tentative d’une réaction timide, première hypocrisie des bourgeois sans principes auxquels la République confia ses destinées provisoires.

Voici le 15 mai, trombe d’un jour, qui emporta les fils les plus braves de la liberté, ceux que nous sommes accoutumés à voir les premiers sur la brèche. Ils se sont levés le matin, au nom de la solidarité des peuples, le soir les verra retomber, plus étroitement garrottés que la veille, comme cette Pologne martyre qu’ils voulaient ressusciter. Honneur à vous, Barbès, Blanqui, Laviron, Chancel, Raspail, votre exemple sera suivi, mais trop tard hélas pour la Révolution !

En avant ! en avant ! Voici de sombres journées. Jamais l’histoire n’en raconta de pareilles depuis Spartacus ; jamais elle ne pourra les retracer sans rouler un crêpe autour de sa plume, et la tremper dans le sang.

23, 24, 25 juin 1848 ! Jamais, aux rives de la Seine, plus chaud soleil ne se leva sur plus de morts ; jamais les eaux du fleuve ne furent rougies par tant de sang ; jamais on n’arracha plus de pavés à leurs gîtes de sable ; jamais les voix sœurs du tocsin et du canon ne confondirent dans l’air de si formidables mugissements.

Ce n’était pas une émeute de boutiquiers ; c’était une révolte 57 d’anges rebelles qui, depuis, ne se relevèrent plus. Tout ce que le prolétariat de Paris renfermait d’invincible énergie et de poésie sublime tomba dans ces jours néfastes, étouffé par la réaction bourgeoise, comme le froment par l’herbe stérile.

Ils dédaignèrent les calculs de la Diplomatie trompeuse et de l’Opportunité transie, ces fiers enfants du peuple ; ils marchèrent quand les appela la voix de la Liberté ; ils s’arrêtèrent quand les appela la voix de la Mort, qui est aussi la voix de la Liberté. Comme leurs combats, leur drapeau fut sans tache, et courageuse leur devise.

Leur drapeau était rouge. Pouvaient-ils adopter d’autre couleur que celle du sang, ce liquide de la vie que produisent tous les organes de l’homme, et que nul n’accapare sans danger de mort ? Que réclamaient-ils autre chose, ceux qui font tout, que leur part de consommation dans les richesses communes, qu’une goutte de sang ?

Leur devise était simple, mais plus savante dans sa simplicité que les systèmes menteurs : « Du travail ou du plomb ! » s’étaient-ils écriés. Toute la Révolution est là ; il n’est que le peuple pour résumer dans un cri les aspirations d’un siècle. — Du travail !… c’est-à-dire abolition de la propriété, de l’intérêt, de tout monopole mortel au travail. — Ou du plomb !… ou la guerre à tous ces abus par le plus expéditif de tous les moyens, par la dernière raison des opprimés.

À cette franche attaque, qu’opposa l’hypocrisie bourgeoise ? — Trois haillons cousus en un, le drapeau tricolore, le drapeau du Peuple, de la Noblesse et de la Bourgeoisie ; l’étendard du travail, de l’oisiveté et du commerce ! Comme si l’on pouvait accorder le vol et la justice, la misère et l’opulence, la vie et la mort ! Le drapeau tricolore, souillé par toutes les hontes, chiffon qu’on vit traîner en Espagne, à Anvers, à Ancône, à Constantine, partout où il y avait à ramasser de la boue ! — Et puis ces mots : Ordre, salut public, maintien du gouvernement, que répètent encore les murailles de Varsovie, les rives de la Saône lyonnaise, les échos de Saint-Méry et de Transnonnain, ces trois mots avec lesquels on conserve toutes les iniquités.

Et tandis que le peuple, à qui l’on refusait du travail, jetait ses grands défis à la face du monde, du haut de ses barricades inondées 58 de soleil ; tandis que son plomb vengeur atteignait dans la cohue des fonctionnaires tout ce qui brillait le plus, le chef des prêtres et les chefs des soldats ; que faisaient les bourgeois ?

Oh ! qui décrira les précautions qu’ils prirent pour sauver leurs épargnes ? Qui dira leurs sueurs froides, leurs angoisses et leurs nuits blanches ? Qui dira leurs trahisons, leurs crimes et leurs assassinats ? Qui saura jamais tous leurs exploits nocturnes, et le nombre d’hommes désarmés dont ils aplatirent les cervelles sur les murs de leurs églises saintes ? Qui dépeindra leur allure martiale après le danger ? Qui répétera leurs Te Deum et leurs chants d’orfraie ? Qui rapportera leurs dénonciations et leurs calomnies imbéciles ? Qui retracera les tortures que leurs tourmenteurs infligèrent aux malheureux qui gémissaient dans les hôpitaux et dans les casemates ?…

Le dégoût et les larmes m’arrêtent… Moi qui trace ces lignes, j’ai vu des juges d’instruction de la République modérée fouiller comme des chacals dans des moignons saignants et d’horribles plaies d’armes à feu. Et je n’avais pas qualité pour m’opposer à ces saturnales !

Cruauté dégradante et lâche ! Fange et Carnage ! Oh ! que l’obèse bourgeoisie soit maudite à jamais ; qu’on sème le sel et le soufre sur l’emplacement de ses boutiques, et que la miséricorde de son Dieu soit légère à son âme graisseuse !

Et cependant, il est encore des gens qui croient à l’esprit révolutionnaire de l’épicier !!!

Insensés, insensés ! Toujours le corbeau noir suivra les armées brillantes, toujours son cri lugubre précédera la fanfare du clairon. Toujours la hyène sortira de sa tanière quand la nuit s’éveillera sur les monts couverts de neige, quand tout bruit d’armes aura cessé, quand l’étincelant cimeterre sera rentré au fourreau, quand la poussière recouvrira le canon du fusil bronzé, quand le cheval aura brisé sa sangle, et que le cavalier sans vie sera couché sous un buisson. Toujours, toujours aussi, le vil bourgeois cherchera sa nourriture dans les entrailles de l’ouvrier ; toujours il exploitera ses travaux et ses combats, et sa vie, et sa mort.

La question fut donc bien posée en juin 1848, entre l’intérêt et la jouissance, l’épargne et le bonheur, l’exploitation et le travail, le drapeau tricolore et le drapeau rouge : — entre la Bourgeoisie et le 59 Prolétariat. Pour la conservation de l’humanité, pour le salut de la Révolution, pour le nôtre, pour l’honneur des morts de juin, pour nos enfants et pour nos aïeux, laissons-la sur ce terrain, et ne cherchons plus à associer des intérêts éternellement incompatibles.

La bourgeoisie mourra, comme elle a vécu, dans l’impénitence finale. Elle n’est pas assez désintéressée pour se suicider, elle ne peut pas l’être ; il faut qu’elle succombe, étranglée par une force supérieure.

D’où viendra cette force ? Question redoutable. Hélas ! jamais le prolétariat ne se relèvera si désespéré, si géant, si glorieux, si ferme dans ses principes, si absolu dans son programme, qu’aux jours de juin 1848. Ne l’espérons plus ; ce fut son effort suprême, et jamais agonie ne se prolonge pendant cinq années ! Tout ce qu’il y avait de plus vivace en France, dort sous la terre brune. Nous qui restons, nous n’avons plus le souffle qui s’exhalait de ces mâles poitrines, leurs bras et leurs cœurs nous font défaut.

Avec son dernier soupir, la France révolutionnaire a légué aux nations la solution du problème social ; elle est morte, vaincue par les douleurs de l’enfantement. À d’autres à élever l’enfant de ses efforts. La France est morte à la Révolution. Son étoile, qui brillait au plus haut du ciel, s’est abaissée vers la terre avec celles des nations vieillies.

Peuples, cessez de diriger vers l’Occident vos regards d’espoir. Mages d’Europe, qui attendez un nouveau Messie, c’est de l’Orient qu’il viendra ; car c’est dans ces contrées que le soleil se lève, que naissent les religions, les révélateurs et les peuples.

Révolutionnaires socialistes, il serait puéril d’user nos yeux à pleurer sur des morts ! Que la démagogie fasse chanter des messes pour le salut de leurs âmes ! Je convie de nouveau les Cosaques au salut de la société, car je ne vois plus de Révolution possible que dans une guerre générale. Et seule, la Russie peut la déchaîner sur la vieille Europe.

Sacrilège soit mon invocation !… Ma voix libre ne compta jamais avec aucun pouvoir sur la terre ou dans le ciel. Est-ce ma faute si je suis né dans le siècle de notre décadence, et si j’ose dire, moi, tout ce que je prévois.




60 En avant ! en avant ! La vie de l’homme ne se mesure qu’à ses actes ; elle ne s’évalue pas au silence de son cœur, mais au nombre de ses battements. Pour les âmes actives, le repos c’est la mort ; elles ne brillent que dans le feu. Que la mort vienne saisir quand elle voudra l’homme qui a connu toutes les passions et toutes les révoltes ; il aura plus vécu que celui qui se coudoie avec des milliers d’autres, et suit le grand chemin qu’ils obscurcissent de la poussière de leurs pas.

À l’heure où la lune sommeille, bercée sur le sein maternel de la nuit, quand le grillon chante derrière la plaque du foyer, quand tout dort dans la nature, j’évoquerai le génie de la Révolution. Et docile à ma voix, il descendra des régions où les astres s’embrasent, il se tiendra debout à mon chevet, et sa droite, armée d’une épée flamboyante, dissipera devant moi les ténèbres de l’avenir. Alors des visions enchantées me tiendront haletant, et le sommeil ne sera pour moi qu’une veille ardente.

À l’heure où le soleil levant sème l’argent et l’or sur les couronnes des glaciers, où les oiseaux essaient leurs voix engourdies, où le chamois boit la rosée dans la coupe cramoisie des rhododendrons, je détendrai mes membres raidis, je me frotterai les yeux, et je m’élancerai au plus épais de la cohue humaine avec des cris de guerre.

À l’heure où le crépuscule cache de son manteau rouge les squelettes des monts, quand les feux-follets voltigent sur les tombeaux, quand le gazon gémit sous les transports des jeunes couples, à cette heure, je repasserai l’emploi de ma journée et je ne compterai pas l’instant où ma pensée, terrassée par le sommeil, aura connu le repos.

Esprit de la Révolution éternelle, ange ou démon, je suis à toi ! Donne à mon bras la rigidité de l’acier, trempe ma langue dans le fiel de l’éternel Serpent qui menaça le Dieu que les puissants adorent, fais mon cœur de bronze et ma pensée d’airain, afin qu’elles parcourent, incombustibles, l’étincelant sillon de tes éclairs.

Pour ta flamme ardente, c’est un chétif bûcher que le corps de l’homme, sujet aux maladies, à la vieillesse prématurée, à la désespérance, à la folie, à la mort ; vase d’argile où le mépris et la haine résonnent comme les autans dans l’antre de la plaintive Écho. Qu’importe ? brûle, brûle ! Bûcher vivant j’activerai ma propre flamme.




JUIN 1849.


61 En avant ! en avant ! Bade s’est affaissée sans combattre. Que l’armée des peuples passe sur son corps, comme sur celui d’un soldat novice. Il reste encore une certitude et un espoir : la certitude de nouveaux combats, l’espoir de relever la révolution européenne. Trois républiques combattent encore ; elles n’amèneront leurs pavillons que sur des monceaux de cadavres. Venise se défend dans ses lagunes, rugissante, hérissée comme le vieux lion de Saint-Marc. Au milieu du monde slave, futur Messie des nations, la Hongrie s’est levée comme un nouveau précurseur. Et sur les hauteurs du Vatican, les Romains du xixe siècle ont repris l’œuvre de Rienzi.

….. Mais quels sont ces vaisseaux qui bondissent sur la plaine salée ? Les flots s’entrouvrent devant leurs poitrails couverts d’écume ; sans bruit, leurs gouvernails s’agitent dans l’onde. Les couleurs de la France sont suspendues à leurs vergues. Ils sont encombrés de soldats, de munitions et de machines de guerre. Longue vie à la France républicaine qui vient délivrer Rome expirant sous les serres de l’aigle d’Autriche !

….. Écoutez, écoutez ! Les marins sont tristes sur les ponts de ces navires ; les oreilles de la nuit ne sont pas égayées par leurs chants. Ils s’avancent à la faveur des ténèbres, comme des pirates, mornes, comme des oiseaux de proie, vers la baie tranquille de Civita-Vecchia.

Le cœur de l’homme silencieux est rempli de mauvais desseins, et cette flotte trace un sillon sanglant dans les eaux d’azur de la Méditerranée. Les siècles ne l’effaceront pas.

Honte et malédiction !… Vagues, pourquoi dormez-vous dans les profondeurs paisibles ? ce n’est pas l’heure de confier vos chagrins aux coquillages bavards. Pourquoi restez-vous sourdes à la voix des monstres qui vous excitent ? Oh ! plutôt soulevez-vous avec eux, engloutissez cette flotte qui vous souille, et que jamais ses débris ne remontent à votre surface !

Étoiles, cessez de briller au firmament ! Oh ! plutôt dispersez vos rayons dans l’immensité, afin que ces vaisseaux égarés, errent loin des ports, à la merci des tempêtes !

Vents, hurlez comme des démons pris de vin ! Frappe, foudre ! 62 Remparts, écroulez-vous ! Dressez-vous, promontoires ! Bondissez, bondissez !

Oh ! qu’ils n’abordent point ! que les nations ne portent pas le deuil de la plus jeune des républiques ! qu’elle soit submergée, l’invincible armada du Bonaparte III !

Que les démocrates de l’Italie éteignent les phares qui brillent sur la rive ! que pas un pilote ne se présente pour guider à travers les écueils ce nouveau cheval de Troie !

Renaissez, Syrènes ! monstrueuses filles de la muse qui célébrait les guerriers, et que vos chants de mort attirent ceux-ci dans les flots de la mer Tyrrhénienne mutinés par le souffle d’Éole et les angoisses des volcans !

Vieux Silène ! verse l’ivresse dans l’estomac de ces soudards. Minerve ! souffle la révolte dans leurs rangs. Dieu de la flamme, dur Vulcain qui travaille les métaux, brise ces roues, comprime cette vapeur, et fais voler en éclats les planches de ces navires et les os de ces soldats de l’enfer !

Mais non… Les mains et les cœurs qui dirigent cette expédition maudite ne tremblèrent jamais sous l’influence du vin bienfaisant, ou de la femme pleine de séductions. Ces généraux et ces diplomates ont des cœurs de marbre et des cervelles de pierre. Ce sont des jésuites, et le peu qu’ils conçoivent, ils l’exécutent ; et leurs fronts se sont faits à la rougeur de l’infamie.

Hélas ! Civita-Vecchia recevra cette flotte dans son port, Neptune laissera reposer son trident redoutable, et les génies des éléments resteront endormis. Hélas ! Rome verra cette armée sous ses remparts, et ses remparts s’écroûleront aux fanfares des trompettes. Encore une fois, la France aura servi de gendarme à la Sainte-Alliance européenne !

Marchez, vaillants soldats ! Avancez-vous aux patriotiques accents de la célèbre Marseillaise, contre la cité sainte ! Que le roulement des tambours, les salves d’artillerie, et les couleurs éclatantes de vos bannières, vous guident à cet assaut plein de dangers !

Marchez ! Couvrez de fange sanglante les cimes des sept collines. Piétinez sur des uniformes couverts de poussière, sur des coursiers râlants, des entrailles déchirées, et des cheveux de vieillards.

63 Hurrah ! Quel sublime concert s’élève ! N’entendez-vous pas les plaintes des blessés, les sanglots des femmes, et les cris des enfants ? Les cloches hurlent, secouées par la main du Carnage ; les maisons s’écroulent sous le feu ; du haut des toits disjoints, volent tuiles et meubles qui menacent vos têtes ; aucune fenêtre ne s’ouvre, pas un mouchoir n’est agité. Quelle entrée triomphale !

Mais quoi !… L’honneur du drapeau tricolore est engagé. Et juste ou infâme, la cause de la noble France n’est-elle pas toujours celle de la première des nations ? Oui, la première, comme sont les premiers des hommes ces chevaliers de boutique qui égorgent dans les cimetières des combattants désarmés. Dérision et blasphème !

Achevez votre besogne de bourreaux, magnanimes guerriers ! Déployez votre loyal courage dans ce tournoi brillant. Les nations saisies de dégoût détourneront la tête ; les libres citoyens de Rome s’écarteront de vous avec horreur ; les jeunes filles se riront de vos regards conquérants. Car jamais cœur de femme ne pardonnera l’assassinat de son amant, le cynisme du traître, la vergogne dans la lâcheté. Lovelaces de caserne ! qu’ils soient vos éternels remords les fiers dédains de ces belles filles d’Italie, si belles que la nature semble les avoir créées dans les transports de son premier amour !

Mais quoi !… Le maréchal duc de Reggio, le Président Bonaparte, le Saint-Père Pie, les grandes ombres de Charlemagne et de Napoléon, la Religion et la Discipline vous contemplent, les yeux jaunis de fiel. Quoi ! les Autrichiens, les Espagnols et les Napolitains, impatients de vous imiter, assistent l’arme au bras, à vos exploits de titans. Quoi ! vous serez admis à baiser la mule du successeur des apôtres, vous porterez, sur vos poitrines, son économique médaille, et vous chanterez des Te Deum à l’Éternel des armées, sous le dôme de Saint-Pierre. Hosannah !… Après tout, Rome vaut bien une messe, et toute lèpre est blanchie par l’eau bénite !




LAVIRON.


Le jour où Rome succomba sous le nombre, fière comme au temps des Gracques, après une résistance immortelle, un homme tomba sur ses décombres. Ce fut le sceau du sang apposé sur l’œuvre du crime.

64 Cet homme tenait sa main crispée sur la poignée d’un sabre ; il portait l’uniforme des braves que Garibaldi guidait à la victoire ; les doubles insignes du commandement brillaient sur ses épaules. Ses traits étaient ceux d’un guerrier étranger.

Aucune croix ne décorait sa poitrine. Mais, sur sa tunique, on voyait le trou d’une balle par lequel, avec son âme, s’échappaient les flots de son sang.

Jeunes hommes de toute nation, qui aimez la liberté, rappelez-vous son nom glorieux. Ce mort, c’était Laviron, le jeune capitaine au cœur d’or, déjà victime, l’année précédente, de son amour pour la Pologne !

La balle qui l’étendit sans vie fut dirigée par une main française, elle partit des rangs de cette armée qui, pour notre éternelle honte, se fit milice papale, et rehissa Pie IX à la force des baïonnettes.

Dans quel lieu de la terre traîne-t-il sa misérable existence le mercenaire dont Parme sut trouver le chemin de ta grande âme, Laviron ? Saura-t-il jamais où porta le coup fatal ? Oh ! non ! le génie du carnage est aveugle, et les yeux de ceux qui le servent sont couverts d’un nuage de fumée.

Où que tu sois, chère et noble victime, pardonne-lui… Jamais l’infortuné n’entendit parler de liberté, il porta sa large part des misères sociales, il paie l’impôt du sang ; et sa conscience répugnait sans doute à cette expédition sanguinaire.

Se séparer de sa famille, végéter dans la paresse et l’ignorance, égorger son père, traîner sa sœur par les cheveux, fouetter une mère vieillie, plonger les mains dans les entrailles de son frère, frapper contre ses convictions, son intérêt et son amour : abdiquer sa vie entre les mains d’un supérieur brutal : — telle est la tâche odieuse qu’accomplissent quatre cent mille Français sacrifiés sur les autels du Dieu des nationalités.

Gloire à toi, Laviron ! première victime d’une idée qui s’étend sur le monde, homme sans peur, qui osas tirer l’épée contre ton pays parjure, et adopter pour patrie cette glorieuse Italie reconquise à la Liberté. Je ne voudrais pas faire ce récit sans donner une larme à ta mémoire, et sans chercher à la consacrer parmi les hommes libres.

Heureux ceux qui t’ont connu, qui pressèrent ta main dans la 65 leur, qui peuvent se rappeler ton attitude, tes traits et le son de ta voix. Je ne connais de toi que ta mort ; c’est mille fois trop pour me laisser d’éternels regrets.

Que les détracteurs de toute gloire audacieuse s’acharnent sur tes dépouilles ; que les petits démocrates de la France te renient pour leur frère, fils géant de l’humanité ! Qu’ils évitent de prononcer ton nom devant un peuple abruti par un chauvinisme stupide ! Je dirai que ta folie fut sublime, et que parmi les plus révolutionnaires d’alors, il s’en trouva peu, qui n’en fussent scandalisés. Et je t’apporterai l’humble tribut de ma reconnaissance.

Pour nous, exilés de la terre, bannis de toute affection humaine, c’est une amère consolation et un lointain espoir de jeter un regard d’amour sur les tombes de ceux qui moururent dans l’accomplissement d’une tâche réprouvée.

La tunique que Laviron portait dans le combat fut recueillie par le compagnon de ses travaux, par Chancel, noble existence réservée pour de nouvelles épreuves. Elle sera religieusement conservée parmi nous jusqu’à ce que le soleil de la démocratie se lève sur des jours meilleurs, sur des jours de guerre et de triomphe.

Elle est rouge la tunique de Laviron ! couleur de la vie, couleur du sang, couleur du vin vermeil, de la mer phosphorescente, des feuilles et des fruits d’automne, du soleil levant, de tout ce qui a force dans la nature.

Vierges républicaines, filles et sœurs de proscrits, sortez des murs de Rome, à l’heure où la nuit monte au ciel, où les soldats de la France roulent sous les tables des cafés, témoins de leurs exploits.

Courez aux rives du Tibre, le fleuve où se plongeaient vos héroïques aïeux ; remplissez vos amphores de son onde lustrale ; recueillez les blanches fleurs du jonc, les couronnes du nénuphar flottant, et les perles bleues du myosotis.

Et puis, vous remonterez. La lune, amie de ceux qui pleurent, vous prêtera le secours de sa mystérieuse lumière pour découvrir l’endroit des remparts où repose celui qui fut notre frère.

Là croissent, pleines de vigueur, les plantes qui prennent racine dans les ossements des guerriers : la mauve salutaire, le réséda parfumé et la violette qui sourit aux étoiles. Les plantes sont les âmes bienheureuses des corps privés de vie ; elles planent sur leurs tombeaux afin de s’entretenir avec les mortels.

66 Là, vous tresserez des guirlandes et des couronnes fraîches, entrelaçant les fleurs du fleuve avec les fleurs du sépulcre. Là, vous confondrez dans vos prières le nom de Laviron et les noms de vos pères, et ceux de vos amants absents. Là, vous mêlerez vos chants aux serments de liberté que les véritables descendants de Rome confient aux discrètes solitudes de l’Aventin. Là, vous verserez l’eau jaunie du Tibre sur les herbes qui renaissent.

La plus jeune et la plus belle se détachera de ses compagnes, et dira : « Fils de l’humanité, si vaillant pendant ta vie, repose-toi de tes fatigues. Nous avons essuyé le sang qui souillait la lame de ton glaive. Jusqu’à ce que tes yeux se r’ouvrent à la douce lumière, nous veillons sur toi. Nous venons te visiter, discrètes comme l’astre des nuits, bienfaisantes comme la rosée. Nous ne troublerons pas ton sommeil. Nous venons voir si tu n’as pas froid, dans cette terre d’Italie que tu cherchais à réchauffer. Nous t’apportons nos manteaux de soie, nos rubans de fiancées, les fleurs et les fruits que nos soins ont fait croître. »

Près de lui vous resterez jusqu’à ce que l’alouette, messagère de l’aurore, salue sa maîtresse du frémissement de ses ailes grises. Car c’est l’heure où les vivants s’éveillent sous le fouet de la Discorde matinale, où les paisibles esprits des morts se rendorment dans leurs tombeaux.

Que la première nation que visitera la République universelle envoie sur les remparts de Rome, aux premiers jours de juin, les premiers qui se relèveront d’entre ses blessés. Qu’ils se fassent indiquer la place où Laviron tomba, qu’ils y déposent une simple pierre, et sur cette pierre, le drapeau des nations.

Point de marbre, point d’urne funéraire, pas d’inscription, pas de croix d’or, de bois ou d’argent. Laissons ces soins puérils à la vanité des familles et des partis. Ici, rien qu’un nom : l’histoire dira le reste.

Jamais l’adulation ne transmit que le souvenir de l’intrigue. Triste souvenir que celui-là !

À l’extrémité méridionale de l’Italie, dans les lieux que le Vésuve arrose de son écume, le voyageur rencontre une pierre qui porte cette inscription : « Ingrat pays, tu n’auras pas mes os ! » Cette pierre recouvre les restes du vainqueur d’Annibal. Que les 67 Académies composent un jour un éloge funèbre aussi court et aussi superbe que celui-là !




Heureux les morts !

Heureux ceux qui meurent jeunes, quand l’amour et l’amitié s’épanouissent dans leurs cœurs comme des fleurs printanières !

Heureux ceux qui meurent dans les batailles, quand la Gloire a ceint leurs fronts de palmes vertes !

Heureux ceux qui meurent pour la liberté ! La Liberté, c’est la Vie. L’esclave meurt à toute heure du jour.

Heureux ceux qui meurent pleins de force ! La maladie est plus cruelle que la mort.

Heureux ceux qui meurent fiancés ! La réalité est fatale aux rêves.

Heureux les morts, quand ils ont mérité de se reposer !

Heureux les morts qui ont leurs épées pour croix !

Heureux les morts-martyrs ! La moisson du courage germe vite dans le sang.

Heureux les morts qui dorment ! — tandis que nous luttons.

Heureux les morts qui s’échappent de leurs demeures sombres, à la rêveuse clarté des étoiles ! — tandis que nous supportons le poids du jour.

Heureux les morts ! Lorsqu’ils se réveilleront au dernier tonnerre du canon, les hommes les accueilleront avec joie sur la terre féconde ; — tandis que l’injustice nous remplit de rage les uns contre les autres.

Heureux les morts sous la pierre froide ! Du moins, aux jours solennels, des êtres chéris leur apportent des couronnes ; — tandis qu’autour de nous, tout est solitude et désespoir.

Lorsque les vents remplissent les cimetières du bruit des guerres civiles ; lorsque le noir corbeau, qui fuit la poudre, crie dans les clochers et sème autour de lui l’effroi ; — heureux les morts qui n’entendent pas !

Heureux les morts, car les ronces et l’ortie maudite, et la terreur qu’ils inspirent les gardent des persécutions des vivants !

Heureux les morts !




68 Et maintenant, de cette organisation d’élite, de cet ensemble de raison sublime et de fiévreuse ardeur qui s’appelait Laviron, ne reste-t-il plus rien ? — Rien que des os blanchis, recouverts à la hâte de quelques poignées de terre, et foulés chaque jour sous les pieds d’insolents vainqueurs. Quoi ! tandis que les vers se glissent à l’aise dans les anfractuosités de ce crâne vide, tandis que le gazon verdit sur ce monceau d’argile, tandis que la vie de la matière renaît de la mort de la matière, la vie de l’âme ne reproduirait que le néant !

Non, cela n’est pas. Abîmes de ma raison, mugissez, et que jamais la maigre voix de la foi ne domine vos grandes revendications…

Rien n’est perdu dans le grand atelier de la nature. La vie ne se tire pas du néant, non plus que les corps du vide ; les âmes humaines ne se forment point par la compression de je ne sais quelle légère vapeur, remplie par un esprit plus impalpable, plus stérile encore, qu’on appelle le souffle de Dieu.

Le corps d’un homme renaît dans chaque être de l’univers ; et je puis suivre cette transformation matérielle. L’âme de l’homme renaît donc aussi, non pas pour s’enivrer de cantiques, de liqueurs fermentées et de houris idéales, comme on nous la représente dans tous les paradis mystiques, mais pour animer de nouveaux corps d’hommes, pour être utilisée sous la forme où elle peut le mieux servir.

Toutes les religions et tous les matérialismes du monde ne réussiront pas à arracher de mon intelligence cette notion si simple que je dois à mon seul bon sens. Je nie le gouvernement de Dieu, comme je nie le gouvernement des hommes, parce qu’il n’y a pas de toute-puissance capable de pétrir toutes les âmes dans un même moule, pas plus qu’il n’y a de gouvernement capable de faire passer tous les corps sous un même joug. L’autorité divine, comme l’autorité terrestre, est tout au plus un épouvantail, qui perd chaque jour de son effrayant caractère. Ni l’une ni l’autre n’ont pu faire encore que les visages, les âmes et les esprits des hommes, fussent les mêmes ; elles ont tout au plus servi à les égaliser par l’impôt, le culte et la tyrannie.

Je repousse comme nuisible la croyance en l’existence de Dieu, comme la croyance en l’utilité des gouvernements. Car, ou bien 69 l’existence de Dieu est une expression vide de sens, à peine bonne à figurer dans les poétiques méditations de Lamennais ou de Lamartine, dans les odes de Victor Hugo au large front, dans les proclamations ampoulées de Ledru-Rollin ou de Mazzini, dans les sermons du père Lacordaire, dans les élégies de Chateaubriand, dans les ukases de Bonaparte ou de Nicolas, et dans les discours désorganisateurs de M. Louis Blanc. — Ou bien c’est un prétexte pour établir sur terre des autorités beaucoup plus pesantes, beaucoup moins spirituelles et beaucoup plus tangibles que celle qui se contente de l’escabeau des nuages et de l’aspiration de l’ambroisie.

Peu m’importe qu’il y ait un ciel habité par un Dieu quelconque ; les plus docteurs de toutes les religions n’en savent pas, à l’heure qu’il est, plus long que moi là-dessus. Mais ce qui m’importe davantage, c’est ce que Dieu et ceux qui en parlent et en vivent restent bornés à leur empire céleste.

C’est précisément parce qu’il me paraît aussi indifférent de nier que d’affirmer l’existence théologique de Dieu, et c’est parce que je nie son existence pratique, exploitée par les puissants de la terre, que je crois à la renaissance de l’âme humaine, à sa liberté dans son caractère individuel, en dehors de l’intervention de tout despotisme divin. La vie paradisiaque ne serait pour nous que la plus humiliante des oisivetés, le plus complet des anéantissements.

… L’âme de Laviron reviendra parmi nous. Elle plane déjà sur les vagues pressées de la mer humaine, comme l’esprit de la Révolution sur les sociétés, alors même qu’elles semblent plongées dans un profond sommeil. Elle s’est penchée déjà sur le berceau d’un enfant. Elle l’a choisi beau, plein de vigueur ; elle écartera de sa jeunesse le joug des préjugés, la tyrannie des coutumes et les hébêtantes clameurs de l’opinion. Elle lui apprendra à se jouer des flots de la mer, à conduire un coursier, à rompre une lance, à diriger le canon d’une carabine contre la poitrine d’un tyran. Elle le plongera, nouvel Achille, dans les eaux de ce fleuve aux rives escarpées, au cours rapide, parsemé de brisants, qui s’appelle la Révolution, et qui jamais ne cesse de couler au milieu de l’humanité.

Et quand, gonflé par les flots d’iniquités et de révoltes que lui apporteront ses affluents, ce grand fleuve rompra ses digues, quand 70 palais, cités, hameaux, s’écrouleront dans ses flots ; quand il entraînera richesses, nations, idées et croyances ; quand les autres hommes fuiront éperdus devant ses envahissements……

Alors cet enfant sera devenu homme, et s’écriera :

« Peuples ! ne cherchez pas à arrêter ce fleuve ; il est plus fort que vous, il vous broyerait, comme l’Océan les vaisseaux.

« J’ai navigué sur ses eaux torrentueuses, j’ai sondé ses récifs, tantôt la poitrine nue, tantôt la rame en main, porté sur une embarcation fragile ; je connais ses courants difficiles ; je me suis endormi dans ses îles fleuries ; j’ai prêté l’oreille aux gémissements de ses vagues, et leur harmonie m’a paru plus douce que celle de la lyre ; j’ai bu de son eau limpide, et elle a fait courir en moi une douce fraîcheur.

« Confiez plutôt vos nacelles à ses ondes soulevées ; livrez avec confiance vos solides voiles aux vents qui le mutinent, faites provision d’aliments, de courage et de vins généreux, et remplissez l’air de vos cris d’allégresse !

« Je vous le dis, ce fleuve est pareil au Nil, qui détruit pour fertiliser, qui noie et qui sauve, qui tue et qui ressuscite, qui fait verser quelques larmes de douleur pour les rassembler ensuite dans un immense arc-en-ciel : grand fleuve qui se retire, béni de ces mêmes plaines qui l’avaient accueilli par un concert d’imprécations.

« — Où qu’il vous mène, suivez le cours de la Révolution ; ne cherchez ni à le remonter, ni à le couper témérairement. Imitez le roseau, imitez le lin des voiles qui tamise la tempête, tandis que le grand mât éclate dans l’impuissance de sa rage. Imitez les laboureurs d’Égypte, qui préparent leurs champs pour recevoir le Nil, et sont payés au centuple de leur hospitalité. Ne vous raidissez pas contre la Révolution, ne défiez pas la Mort : ce sont les divinités les plus amies des hommes. »

Ainsi parlera l’âme de Laviron, brillante dans les traits mâles, dans la voix ferme, dans le corps souple de quelque jeune révolutionnaire. Et les peuples suivront les conseils de sa virile audace. Et la Révolution passera, féconde, au milieu des nations auxquelles elle coûtait naguère tant de batailles, de guerres civiles, de pleurs et de sang.




13 JUIN.


71 Les peuples ont profité des leçons des rois ; ils tentent de délivrer l’Europe, en jetant sur elle la trame d’une sainte-alliance démocratique. L’insolent défi de 1815 a été relevé en 1848 ; — c’était une réparation que les peuples devaient à leur propre dignité. — Et maintenant, dans chaque maille de la chaîne serrée des empires, se joue librement une maille de l’élastique réseau des républiques.

Ces deux enrégimentations sont défectueuses, par cela seul qu’elles sont des enrégimentations. Toutes deux ont des chefs, toutes deux ont des soldats ; — qu’importent les noms des uns et des autres ? — Toutes deux reconnaissent un devoir, une discipline, un mot d’ordre ; toutes deux combattent pour des motifs dont quelques-uns seulement possèdent le secret.

Nous n’en sommes pas au temps où chaque homme ne suivra que son impulsion et ne sera réuni aux autres que par un contrat. Ce temps viendra plutôt que les tyrans et les ambitieux ne le croient, car aujourd’hui l’individu s’émancipe jusqu’à siffler Dieu.

Alors, il ne sera plus question ni des gouvernements, tant méprisés aujourd’hui, ni des partis, qui sont aussi des gouvernements, et qui partagent leur discrédit ; — ni des Constitutions qu’on déchire déjà, ni des journaux qui sont aussi des constitutions, et qu’on déchire comme elles ; — ni des assemblées, qu’on dissout avec les baïonnettes, comme des foyers d’anarchie, ni des sociétés secrètes, qui sont aussi des assemblées, et qu’on déserte, comme entachées de parlementarisme ; — ni de la propriété, qui est un vol, ni du vol, qui est aussi un mode de propriété ; — ni de la religion catholique, qui est un monopole, ni de la religion socialiste, qui est un autre monopole ; — ni de l’instruction universitaire, qui est un privilège, ni de l’instruction obligatoire, qui est un autre privilège ; — ni de mille autres aubaines ; — ni d’aristocratie, ni de démocratie, qui consacrent toutes deux la domination de quelques-uns…

Heureux l’homme qui projette dans l’avenir ses plus justes pensées, heureux celui qui se sent attiré vers des lumières lointaines et sûres, comme le marin qui sait distinguer un phare à travers mille clartés décevantes. Il sait où il tend ; les intrigues, 72 les mensonges et les désillusions le font moins souffrir ; il devient plus indulgent envers les hommes, moins impatient dans les événements, plus ferme dans sa voie. Alors que l’équipage se mutinait contre Colomb, l’intrépide navigateur se tenait droit au pied du mât, insensible à cette révolte de matelots, comme à la rage des vagues qui mouraient à ses pieds. Il distinguait, à travers des vapeurs impénétrables pour d’autres, le Nouveau-Monde dont il allait doter l’Europe, et qui le rendrait immortel.

Mais quoi !… l’homme ne peut pas vivre étranger à son siècle. Impardonnable serait celui qui croirait racheter son inertie présente par ses rêves d’avenir. Les grands artistes furent aussi de grands guerriers.

Malheur à l’homme insensible qui, voyant la Liberté passer avec son armure de combat, dirait : « Elle ne porte pas le costume que j’avais rêvé, ce n’est pas là la maîtresse de mes pensées, » et qui, refermant sa fenêtre, se remettrait péniblement à noircir une feuille de papier. Cet homme-là pourrait être un savant, à coup sûr ce ne serait pas un artiste.

Où que la voix de la Liberté m’appelle, je répondrai. À quelque heure que ce soit, dans quelque pays qu’elle combatte, mes pas l’y suivront. Pourrais-je d’ailleurs résister à la passion qui me pousse ? Celui-là n’est pas homme, qui reste neutre quand autour de lui d’autres hommes tombent dans la lutte glorieuse.

Quoique les défenseurs de la Liberté soient encore enrégimentés, comme les soldats du despotisme, j’entrerai dans leurs rangs. Quoiqu’ils n’osent pas arborer le drapeau du travail, je suivrai leur étendard, — c’est encore le moins souillé de tous. — Quoiqu’ils ne fassent encore que balbutier cette grande pensée : « Solidarité des peuples », je m’élancerai quand ce cri retentira.

Des deux partis qui divisent l’Europe, l’un a pour but avoué la conservation des rois ; l’autre, l’avènement des masses populaires : cette différence me suffit. D’ailleurs, la honteuse voix de l’intrigue est toujours étouffée par les clameurs de la révolte ; le jésuitisme ne devient redoutable que le lendemain de la victoire, alors qu’il s’est emparé des positions. Mais alors aussi, une nouvelle opposition se forme, qui accepte les efforts des hommes de bonne volonté. C’est ainsi que, d’émeute en émeute, d’insurrection en révolte, nous marchons.

73 D’ailleurs, une étincelle suffit pour allumer un incendie, et la coupe du crime ne déborde qu’à la dernière goutte. Une révolution profonde peut surgir d’une émeute éclose à temps. Il est difficile de réveiller le peuple, mais quand sa colère est déchaînée, il est plus difficile encore d’en paralyser les effets.

Honneur donc à l’homme qui s’arme le premier pour en soulever des milliers, il nous fait faire un pas à l’escalade du Ciel, il est plus fort que Dieu ! — Honneur à la femme qui lève le premier pavé, à l’enfant qui pousse le premier cri de détresse dans une grande ville. Honneur à ceux qui déposent, dans un plateau de la balance sociale, épée pour épée !

Oh ! ne flétrissons pas les rares fleurons qui brillent encore à la couronne de la France révolutionnaire ; n’allons pas chercher à de nobles actes des motifs que les plus vils rougiraient d’avouer. Lorsque, le 12 juin 1849, M. Ledru-Rollin s’écria, du haut de la tribune nationale, que la Constitution serait défendue, même par les armes, ce fut bien le cri de son âme indignée. N’avait-il pas entendu, lui aussi, le râle de Rome ? Ne savait-il pas qui commettait cet assassinat ? Ne se fût-il pas rendu complice, par son silence, des hypocrites joies du jésuitisme ? Avait-il donc moins de cœur que tant d’autres qui se levèrent le lendemain ?

Ce défi fut spontané, il fut vrai, il eut la puissance et la portée d’une révolution, l’Europe le répéta. C’était en effet la première fois que, du sein d’une assemblée constituée, des hommes s’insurgeaient, au nom de la liberté d’un autre peuple, contre l’armée, contre le pouvoir, contre la majorité de leurs collègues, et n’hésitons pas à le dire, contre une nation plus touchée du souvenir de sa gloire que des affaires de ses voisins. Jamais la Convention, de sanglante mémoire, n’eût donné pareil exemple, elle qui subjuguait les peuples, sous prétexte de les affranchir, et qui refusa des secours à la Pologne, parce que Kosciusko était né gentilhomme.




Au bas de la page où sera relatée la destruction de la République romaine par la France, l’histoire, n’eût-elle qu’à enregistrer cette protestation solennelle, qu’elle pourrait déjà faire dater de juin 1849 le rapide mouvement de fusion qui entraîne les peuples les uns vers les autres.

74 Mais il y eut plus ; l’appel aux armes fut entendu. Le matin du 13 juin, cinquante représentants du peuple, les rédacteurs des journaux républicains, les membres des comités révolutionnaires, des légions entières de gardes nationaux et d’artilleurs, beaucoup d’ouvriers et quelques étudiants descendirent dans la rue. La résistance tenta de s’organiser au Conservatoire des Arts et Métiers. Le peuple s’émut, les boulevards et les quartiers d’émeute regorgèrent de foule. Jamais je ne conçus plus d’espoir, jamais je ne crus plus fermement à l’imminence d’une révolution. Le soleil était radieux, la journée chaude, le pavé brûlait. Déjà il était impossible de se frayer un chemin à travers les rassemblements ; déjà s’élevaient des clameurs redoutables ; déjà des armes avaient été livrées aux ouvriers ; déjà s’était produit ce frottement des hommes si fatal aux pouvoirs prévaricateurs. Tout s’annonçait pour une grande journée.

Mais hélas !… Qui peut établir une conjecture solide sur l’instabilité des événements ? Qui posera des fondements sur le sable ? Qui peut dire aux vagues humaines : Vous irez jusque-là ? Qui découvrira ce fétu, ce grain de sable, cette ombre, ce rien, cette parole mal placée ou cet instant de silence qui décident du triomphe ou de la défaite ? Qui pourrait, une heure avant l’action, prédire à des insurgés s’ils seront accusés ou accusateurs ? Hélas ! le droit n’a rien à voir avec les sanglants hasards de la guerre ; — il y parut le 13 juin 1849.

Ne nous livrons pas à des récriminations vaines ; cette journée fut manquée ; subissons les faits accomplis. La tentative la plus spontanée, la plus significative qui eut été faite depuis février, au nom de la solidarité universelle, avorta après deux ou trois heures.

Cet échec fut-il dû à l’irrésolution des insurgés, aux énergiques mesures prises par le pouvoir, à la division du commandement, au défaut de plan chez les premiers, aux conditions contraires chez leurs adversaires ; en un mot aux événements même de la journée ? — Eut-il des causes plus profondes ? Ne fallait-il pas un autre drapeau que le drapeau tricolore ? Ne fallait-il pas un cri de ralliement plus compréhensible que : Vive la Constitution ? N’était-il pas absolument indispensable que les défenseurs de la Révolution se distinguassent de leurs ennemis par leurs emblèmes et par leur tendance ? Le peuple se contente-t-il de proclamations d’avocats ? 75 Enfin ce peuple de Paris émondé, épuisé de sang et d’espoir, n’était-il pas excusable d’abandonner ceux qui l’avaient renié l’année précédente dans la plus juste des insurrections ?

Toutes ces raisons ont été données ; toutes sont vraies. Quoiqu’il en soit, la journée du 13 juin fut bonne, elle consacra le grand principe de la Solidarité des Peuples.