Jud Allan, roi des gamins/p1/ch06

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Jules Tallandier (14p. 86-105).

CHAPITRE VI

LE SEPTIÈME


— Ah ! enfin ! Voici Lerenaud.

— Le dîner a été lugubre, sans vous !

— Et le capitaine japonais ?

— Savez-vous son nom ?

Ces exclamations accueillirent l’entrée du chef de la Sûreté dans une salle du cercle militaire, par les fenêtres duquel montaient les mille bruits de la place et de l’avenue de l’Opéra.

On eût reconnu là les privilégiés, admis naguère à l’expérience de la tour Eiffel : le général Dantun, Morand, Chazelet, Allan, les officiers, les reporters.

Tous, mordus par la curiosité, s’étaient trouvés réunis à l’heure du dîner, désireux au delà de toute expression d’obtenir le mot de l’énigme surprise par le récepteur du sans fil.

Quel était ce capitaine japonais, ce septième concurrent à la main de Linérès de Armencita, qui ne se laissait pas décourager par le sort lugubre de ses prédécesseurs ?

Mais M. Lerenaud n’avait point paru. Il s’était fait remplacer par un « pneumatique » adressé à Allan et conçu en ces termes :

« Impossible dîner. Retenu par affaires graves. Passerai prendre café avec vous. »

De là le tumulte accueillant son arrivée si impatiemment attendue.

M. Lerenaud était grave ; il serra les mains tendues vers lui. Le café servi, il attendit que la porte se fût refermée sur le domestique, puis la voix abaissée, il laissa tomber cette phrase :

— Messieurs, le septième a prié Mme de Armencita de le recevoir ce soir. À cette heure, il doit se préparer à se présenter devant la comtesse, car il lui a été répondu fort gracieusement par l’invitation de prendre le thé avec ces dames.

Mais, arrêtant le murmure provoqué par cette déclaration :

— Si je vous dis cela, c’est que je suis assuré qu’il ne se produira aucun incident fâcheux. Mmes de Armencita affirmeront au postulant que Mlle Linérès est décidée à ne se point marier, et à quitter Paris sous peu de jours.

— Quitter Paris ?

— Oui, cette malheureuse enfant, persuadée qu’elle est la cause involontaire de tant de malheurs, veut disparaître, s’ensevelir dans la retraite, vivre oubliée.

— Et nul ne sera reçu, ce soir, à l’hôtel de Armencita ?

Tous les yeux se fixèrent sur Pierre de Chazelet qui venait de parler.

Le marquis était calme, mais certaines contractions du visage décelaient une émotion dissimulée à grand’peine.

Tout le jour, il avait vécu dans l’espérance de voir Linérès, de se faire agréer par la comtesse, et la porte de l’hôtel de la rue François-Ier serait défendue !

— Personne, sauf le capitaine Anoru, attaché militaire à l’ambassade japonaise, neveu du ministre de la Guerre de Tokio.

Ce fut un concert d’éloges.

— Comment ! ce gentil garçon !

— Peste ! Il est courageux !

— L’exemple de ses devanciers n’est pourtant pas encourageant.

Mais le général Dantun éleva la voix :

— Enfin, il ne court aucun danger, nous affirmez-vous.

— Je pense, général, répliqua le chef de la Sûreté, que la décision irrévocable de Mlle de Armencita, décision qu’elle m’a confirmée elle-même, va mettre Anoru à l’abri de la fâcheuse influence qui s’est appesantie sur ses prédécesseurs.

— Tant mieux. Alors, vous inclinez à croire…

— Que des misérables veulent empêcher le mariage de cette Jeune fille.

— Pour quelle raison ?

— Voilà ce que j’ignore. L’étrangeté de cette affaire vient de ce que je n’ai pas le moindre fil conducteur. Si le mobile m’était connu, tout le reste deviendrait clair.

— C’est Juste. Mais alors, le capitaine ne me parait pas aussi en sûreté que vous le disiez.

Et comme tous l’interrogeaient du regard, le général continua :

— Sans doute ! Comme nous tous, vous en êtes réduit aux suppositions. Vous supposez que l’on s’oppose au mariage de Mlle Linérès ; vous supposez qu’en décidant de ne point convoler en justes noces, elle fait disparaître le danger… Mais vous n’en êtes pas sûr.

M. Lerenaud approuva de la tête.

— Aussi, fit-il, ai-je procédé comme si l’hypothèse était fausse.

— C’est-à-dire… ?

— … Que j’ai attaché à la personne du capitaine quelques gaillards résolus, dont les yeux sont des plus clairvoyants, de sorte que le malheur ne puisse approcher de lui, sans être aussitôt mensuré, identifié et pris.

— Bravo !

Les reporters, d’abord atterrés, écoutaient maintenant avec intérêt.

Ils entrevoyaient vaguement la possibilité de nouvelles sensationnelles.

— Alors, dit l’un d’eux, le capitaine est étroitement surveillé ?

— Je suis tenu au courant, heure par heure, de ses faits et gestes…

— Bon, grommela Morand, voilà qui est agréable… Et le mystère de la vie privée, mon cher Lerenaud, qu’en faites-vous ?… Vous auriez dû au moins le prévenir.

— Il est prévenu.

— Et il a accepté ?

— En riant.

— Quoi ? Un attaché militaire consent à être espionné, non, pardon, je voulais dire : observé ! Je croyais que la raison d’être de ces fonctionnaires était de surprendre les secrets des peuples qui leur accordent l’hospitalité.

M. Lerenaud se pinça les lèvres.

— Je ne sais si vous avez tort ou raison, mais l’officier japonais n’envisage probablement pas la question sous le même angle que vous, car il a éclaté de rire à la face de l’agent chargé de l’avertir, et il a répondu : « Je ne vous remercie pas, quoique votre démarche soit très correcte. Si j’avais quelque chose à cacher, elle me permettrait de prendre mes précautions. »

On sourit, avec un peu de désillusion inavouée. Au fond, chacun avait été attiré au Cercle militaire par l’espoir de… palpiter à une nouvelle scène du drame mystérieux qui fixait la pensée du Paris frivole.

Au lieu de cela, on trouvait quoi ?

Une aventure bourgeoise. Un candidat qui serait éconduit prosaïquement. Aucun relent d’intrigue ténébreuse, de rébus tragique.

La police veillait.

Et les assistants se confiaient in petto que ce dénouement était plat, sans couleur. L’épilogue apparaissait indigne des prémisses.

Chazelet s’était levé sans que personne fit attention à ce mouvement.

Par une porte-fenêtre, il avait gagné le balcon, et là, la brise du soir jetant la fraîcheur à son front brûlant, il regardait la place de l’Opéra, inondée de lumières, incessamment traversée par le flot des voitures et des piétons.

Là-bas, en face de lui, se dressait le bâtiment massif de l’Opéra. Quelques automobiles stoppaient au long du trottoir, déposant des gentlemen corrects, des femmes dont les manteaux de soirée cachaient mal les toilettes élégantes.

Sans hâte, ces spectateurs de choix qui ne peuvent arriver avant le milieu du spectacle, gravissaient les degrés, pénétraient dans l’édifice.

Involontairement, le marquis se reporta en pensée aux articles de journaux consacrant autrefois les débuts de Linérès dans le monde.

Une soirée à l’Opéra, avaient-ils dit, une visite au salon de l’automobile !

Mlle de Armencita était venue là. Sa gracieuse silhouette s’était découpée sur ce perron monumental.

Et soudain, il lui sembla qu’à tout prix il devait la revoir, lui parler.

Ah ! elle aurait beau fermer sa porte, elle accueillerait celui qui lui apporterait son dévouement, le défenseur dont elle avait besoin.

Elle l’entendrait, le croirait, lui permettrait d’être son fidèle, de se placer entre elle et le danger.

Sur le balcon circulaire, plusieurs fenêtres étaient ouvertes.

Pierre put gagner ainsi un salon voisin de celui où devisaient ses compagnons de table.

Il courut au vestiaire, prit chapeau, canne, pardessus et, descendant prestement l’escalier, se trouva sur le trottoir de l’avenue de l’Opéra.

Longeant les maisons, avec la crainte informulée d’être aperçu de ceux auxquels il faussait si cavalièrement compagnie, il contourna la rotonde occupée par une agence automobile, se jeta dans la rue de la Paix.

Une voiture passait. Il y sauta.

— Cocher ! rue François-Ier.

Et il se laissa tomber sur les coussins en murmurant :

— Pourvu que l’on veuille me recevoir. Il faut que l’on me reçoive.

À ce moment même, un valet entrait précipitamment dans le salon où Morand et ses amis entouraient le chef de la Sûreté.

— On demande M. Lerenaud au téléphone.

Le fonctionnaire se leva sans précipitation, disant d’un ton détaché :

— On me prévient, sans doute, que le capitaine est entré à l’hôtel de Armencita.

Ce disant, son regard ne quittait pas M. Allan. Celui-ci se leva à son tour.

— Ma foi, cher monsieur, dit-il, je n’attendrai point l’assurance que cet officier prend le thé bien paisiblement, car je m’aperçois que j’ai oublié l’heure. Je n’ai que le temps de réparer ma distraction.

L’Américain sortit sur ces mots et se dirigea ostensiblement vers l’escalier descendant à l’avenue de l’Opéra, tandis que le chef de la Sûreté se rendait, avec une précipitation qui démentait son calme de tout à l’heure, vers la cabine du téléphone.

Deux minutes plus tard, M. Lerenaud, très pâle, une stupeur dans les yeux, quittait la logette du téléphone et s’élançait dans l’escalier.

À la moitié de l’étage, il fut arrêté par un monsieur qui, courbé en deux, semblait très occupé à retrousser le bas de son pantalon.

Avant que le chef de la Sûreté eût pu tourner l’obstacle vivant, celui-ci, sans lever la tête, murmura :

— Me permettrez-vous de vous rejoindre, là-bas ?

— Vous, monsieur Allan !

Et, avec surprise :

— Comment savez-vous que j’y vais ?

L’Américain haussa les épaules.

— Trop simple… On devait vous téléphoner, s’il se produisait quelque chose. On vous a appelé au téléphone, donc… j’ajoute que votre hâte à descendre indique un fait grave.

— Très grave… le capitaine Anoru est mort.

Cette fois, M. Allan se dresse tout droit.

— Mort ! ce malheureux !

— Oui, assassiné dans l’hôtel de Mme de Armencita… J’y cours… à tout à l’heure.

L’Américain s’effaça pour le laisser passer. Son visage exprimait une violente tension d’esprit… et tandis que son Interlocuteur disparaissait dans le vestibule du cercle, il murmura d’un ton découragé :

— Le septième… Le septième… Et je ne suis sûr de rien.

Il eut un geste rageur.

— Oh ! Je reconnais la main qui mène tout… mais cela est insuffisant… Il faut que je persuade M. Loosevelt… Il faut que le président de la République des États-Unis soit avec moi… ou bien je reste seul, impuissant, comme depuis seize ans…

Il s’était adossé au mur. Dans ses regards scintillait une émotion profonde.

— Il faut que je réussisse, il le faut… pour que Lilian ne demeure pas condamnée à cette existence de mystère, de pauvreté, de dangers…

Et une mélancolie résignée tremblant en sa voix :

— Qu’importe Allan !… Il aura été l’instrument de l’immanente justice… Qu’il soit oublié, lui, qui se souviendra !

Il saisit la rampe d’un geste brusque.

— Allons à l’hôtel de la rue François-Ier… C’est peut-être là que se cache le bonheur de Lilian, et mon malheur, à moi… mais qu’importe, je suis si peu de chose.

Ses traits avaient recouvré leur expression calme.

Sans se presser, il descendit, gagna le trottoir ; un coup d’œil circulaire ne lui fit rien distinguer de suspect aux alentours.

Alors il héla un fiacre, et à l’automédon il lança ces mots :

— Rue François-Ier, je vous arrêterai…

Par la rue de la Paix, la place Vendôme, la rue de Rivoli, le véhicule gagna l’avenue des Champs-Élysées.

Allan ne bougeait pas. Mais si son corps demeurait immobile, sa pensée, elle, n’était point inactive.

— Ah ! grommelait-il… c’est Lui, lui qui dirige tout cela… Quel est son but ?… Je l’ignore… Mais je le découvrirai s’il consent seulement à se montrer. Que je tienne une extrémité du fil et je le suivrai jusqu’au bout… En écrasant cet homme, je briserai ma vie… Bah !… Que Lilian soit riche, adulée, heureuse… Cela seul est à considérer.

Le fiacre atteignait le Rond-Point et s’engageait dans la rue Montaigne.

— Nous arrivons, fit encore l’Américain… Mais lui, où est-il ? Il a quitté New-York depuis huit jours, à bord du paquebot La Provence… Hier, Tril m’a signalé son arrivée au Havre… Ai-je raisonné juste ? Va-t-il se montrer ?… Pourrai-je dire au président Loosevelt : « L’homme se juge au-dessus de tout soupçon… Il croit le moment venu de jouer sa dernière carte… Vous m’avez demandé une seule preuve, une seule, pour me prêter votre appui dans l’œuvre de justice… Cette preuve, la voici. »

Une brusque secousse le tira de ses réflexions.

La voiture s’était arrêtée à l’intersection de l’avenue Montaigne et de la rue François-Ier ; le cocher, se penchant sur son siège, demandait :

— À droite ou à gauche, patron… Vers le Cours-la-Reine, ou vers l’avenue de l’Alma ?

Allan ouvrit la portière.

— Je descendrai ici.

Il tendit quelques pièces de monnaie à l’automédon. Sans doute le pourboire était copieux, car le cocher marqua sa déférence pour le client généreux en portant la main à son chapeau.

L’Américain répondit par une légère inclination de la tête et s’éloigna vivement, descendant la rue François-Ier dans la direction du Cours-la-Reine.

Presque à l’extrémité, se dressait un hôtel spacieux, à un seul étage, que dominaient de grands arbres indiquant le jardin placé en arrière.

Sur le devant, le mur bas, surmonté d’une grille artistique, laissait les yeux pénétrer dans la cour au pavage de bois, bordée : au fond par une terrasse aux balustres de marbre, précédant le corps de logis principal et à laquelle on accédait par un large perron s’évasant en éventail ; sur les côtés, par des ailes en retour, se terminant sur la rue par deux pavillons.

L’un des deux était affecté au logement d’un gardien, lequel se tenait, malgré l’heure tardive, auprès de la porte de service, en grande conférence avec plusieurs gardiens de la paix.

Tout cela, Allan l’embrassa d’un coup d’œil.

Il allait entrer ; une forme humaine se dressa devant lui.

— Monsieur Allan.

Il reconnut le marquis de Chazelet.

— Vous, ici ?

— Oui, moi, qui deviens fou. J’ai essayé de pénétrer dans cet hôtel, où il se passe des choses horribles… M. Lerenaud vient d’arriver… Et l’on me repousse…

Doucement, l’Américain murmura :

— Venez avec moi.

Sa voix s’était faite caressante.

— Oh ! merci.

— Ne remerciez pas, cela ne vaut pas une mention. Vous souffrez de l’inquiétude, je vous aide à forcer le passage ; quoi de plus naturel ?

Et, l’entraînant pour couper court à ses protestations :

— Venez, répéta Allan, venez.

Tous deux franchirent la porte de service.

— Messieurs, messieurs… s’écria le suisse, faisant mine de les arrêter.

Mais l’Américain lui présenta un carton vert, devant lequel le cerbère s’inclina, bredouillant des excuses. Allan l’interrompit pour demander :

— M. Lerenaud ?

— Au salon, monsieur… Il attend ces dames pour les interroger. Elles ont été bouleversées, vous comprenez…

L’Américain ne l’écoutait déjà plus. À grandes enjambées, il traversait la cour, gravissait le perron et, poussant l’une des portes-fenêtres, disparaissait dans l’hôtel, Pierre le suivait comme son ombre.

Guidés par la lumière, ils venaient de pénétrer dans le grand salon, vaste pièce au mobilier riche, trop riche peut-être, au plafond décoré d’une ronde d’amours joufflus et roses s’ébattant sur un fond bleu pâle.

À leur entrée, un homme, assis auprès d’une liseuse, se leva vivement

C’était M. Lerenaud, le chef de la Sûreté.

Les trois personnages se serrèrent la main, et l’Américain, d’une voix légère comme un souffle, laissa tomber cette interrogation :

— Eh bien ?

Un haussement d’épaules fut la seule réponse du chef de la Sûreté.

— Voulez-vous dire que vous ne savez rien ?…

M. Lerenaud inclina affirmativement la tête, puis, en présence de la surprise évidente de ses interlocuteurs, il se décida à prononcer :

— La comtesse et la jeune fille sont dans leurs chambres… Le drame les a terriblement secouées. Je les attends, pour obtenir de leur bouche le récit de l’événement Jusque-là, je ne veux pas formuler une opinion.

— Pourquoi ?

— Parce que les racontars des domestiques m’apparaissent fous… Il y a impossibilité matérielle à ce que le crime ait été commis ainsi qu’ils le disent.

— Impossibilité matérielle ?

— Absolue… Au surplus, ajouta-t-il avec un regard rapide désignant le marquis, puisqu’un souci de justice, qui me fait vous estimer profondément, vous transforme à cette heure en… policier amateur… venez voir par vous-même. J’ai pu apprécier, depuis nos brèves relations, votre rectitude d’esprit. Examiner les lieux en votre compagnie ne sera pas du temps perdu pour l’enquête… Je prierai M. de Chazelet de vouloir bien nous attendre ici.

Sans attendre de réponse, M. Lerenaud se dirigeait vers le fond du salon.

L’Américain le suivit… Tous deux passèrent dans une pièce voisine, petit salon plus intime.

Sur une table légère de marqueterie, le thé était servi, refroidi maintenant dans les tasses.

Et, tout près, renversé dans un fauteuil, une forme rigide se devinait.

— Le capitaine Anoru… présenta le chef de la Sûreté.

Il actionnait en même temps les boutons électriques d’allumage… Une clarté aveuglante remplit la salle, et Allan eut une exclamation étouffée :

— Il est mort… comme vous l’annonciez au cercle.

— Absolument, le pauvre diable ! Le capitaine Anoru, de l’armée japonaise, neveu du ministre de la Guerre de Tokio, a été frappé au front, il y a une heure, d’une balle de revolver, là, à l’endroit où son corps se trouve en ce moment.

En effet, sur le front poli, légèrement teinté d’ambre, un petit trou noir s’apercevait, d’où avait coulé un filet de sang qui sillonnait la face ainsi qu’une large balafre, et allait se perdre dans le col de l’habit.

— Qui a fait cela ?

À la question, attendue sans doute, M. Lerenaud répliqua par une mimique si claire, que l’Américain grommela, avec une nuance d’impatience :

— Vous ne savez pas ? Vous n’avez aucun doute, aucun soupçon ?

— Non.

— Pourtant une détonation, dans cet hôtel, à une heure où les domestiques n’étaient point couchés…

M. Lerenaud eut ce sourire si particulier que tous les Parisiens connaissent.

— Justement, ils prétendent n’avoir rien entendu.

— C’est invraisemblable.

— Certes, mais il y a plus invraisemblable encore.

— Quoi donc ?

— Je vais vous le dire.

Et, se penchant vers son interlocuteur, le chef de la Sûreté continua :

— Regardez bien autour de vous. Le petit salon a deux ouvertures… La fenêtre donnant sur la cour d’honneur, et dont les contrevents de tôle avaient été fermés dès le déclin du jour ; la porte communiquant avec le salon de réception, porte que tous déclarent avoir été fermée, tandis que l’on servait le thé ici…

— Eh bien ?

— Eh bien, cher monsieur Allan, si ces renseignements sont exacts, il est impossible que l’assassin ait tiré sur le capitaine du dehors, car les volets, carreaux ou panneaux de porte, garderaient les traces du passage de la balle.

— Évidemment… Il faut donc en conclure que le meurtrier se trouvait dans ce salon.

— C’est votre avis ?

— N’est-ce point le vôtre, monsieur Lerenaud ?

Un instant, l’interpellé demeura silencieux, puis lentement, détachant les syllabes, comme pour les mieux faire pénétrer dans l’intellect de son compagnon :

— C’est là justement ce qui me fait crier à l’invraisemblance. Les domestiques prétendent que lorsqu’ils accoururent, appelés par des sonneries frénétiques, il n’y avait dans cette pièce que le capitaine défunt, la comtesse de Armencita, la señorita Linérès et un vieux serviteur que la comtesse a amené d’Espagne… un nommé Patricio, je crois… On ne peut raisonnablement accuser aucune de ces trois personnes ?

— Sur ce point nous sommes d’accord… Mais le récit du personnel doit présenter une lacune… L’assassin a pu pénétrer ici, puis s’enfuir…

— C’est ce que le me dis… Et voilà pourquoi j’attends que ces malheureuses femmes soient en état de supporter l’interrogatoire, dont je ne saurais les dispenser.

Et, hochant la tête, M. Lerenaud continua :

— Quoique, à vrai dire, votre hypothèse me semble bien inacceptable… Voyez-vous ce meurtrier qui peut frapper le capitaine Anoru partout ailleurs et qui s’amuse à jouer la difficulté ?… Car c’est jouer la difficulté que de venir commettre un crime, à neuf heures du soir, dans un hôtel habité, au milieu de nombreux serviteurs.

— C’est vrai !

Cette fois, Allan courba la tête… Un mystère angoissant pesait sur lui, et sans en avoir conscience, il murmura :

— Et puis, pourquoi ce meurtre, où le crime se trahit, au lieu d’avoir infligé à Anoru un accident comme aux autres.

— N’est-ce pas ? chuchota le chef de la Sûreté sur le même ton.

Et avec une anxiété qu’il ne cherchait plus à dissimuler :

— Si vos suppositions sont exactes ; si tous ces malheurs s’abattant sur les fiancés de Mlle Linérès de Armencita sont préparés par une volonté unique, nous nous trouvons en face du plus prodigieux criminel que la terre ait jamais porté. De quelles ressources, de quelles complicités cet homme doit disposer !… Les procédés supposeraient une fortune énorme, une armée d’affiliés…

Plus bas encore, l’Américain lui glissa à l’oreille :

— Le nom que j’ai confié à votre honneur, sur l’autorisation de M. le président des États-Unis, ce nom que connaissent trois hommes dont aucun ne trahira le secret, M. Loosevelt, vous et moi… ce nom correspondrait assez bien au signalement que vous donniez à l’instant.

— Sans doute ! Sans doute ! Mais comment croire qu’un membre du Sénat américain, l’un des plus riches citoyens de San-Francisco, soit un chef de bandits.

— C’est ce qu’il s’agit de démontrer, mon cher monsieur… C. Q. F. D. Je vous en ai averti dès notre première rencontre.

— Eh ! vous êtes peut-être droit, pour vous emprunter une locution américaine… Seulement, je me débats dans l’incompréhensible. Le besoin seul explique le crime… Et puis, on ne devient pas bandit tout d’un coup, surtout quand on brasse des millions sans avoir rien à redouter des lois.

Allan opinait de la tête.

— Comme vous, j’ignore le but… Mais je suis sûr que le but existe… Qu’il soit seulement obligé de se montrer pour emmener la señorita Linérès en Amérique… et un terrible duel s’engagera entre nous.

— Un duel à mort, fit M. Lerenaud d’un ton grave.

Son interlocuteur eut un sourire mélancolique.

— J’ai fait le sacrifice de ma vie.

À ce moment, un laquais apparut sur le seuil.

— Doña de Armencita et la señorita croient être assez fortes pour supporter l’entretien que désire Monsieur le chef de la Sûreté.

L’attitude du policier se transforma aussitôt ; une flamme joyeuse passa dons ses yeux, décelant toute la pénétration, toute la finesse d’esprit qu’il voilait à l’ordinaire sous un air endormi. L’homme de la lutte se montrait.

— Veuillez demander à ces dames si elles auront le courage de me joindre ici… En passant, priez, donc la personne qui attend au salon de venir près de nous.

Dix secondes plus tard, Pierre de Chazelet entrait dans la pièce. Il sursautait en apercevant le cadavre, mais Lerenaud réfrénait d’un mot cette émotion.

— Le septième, oui, monsieur de Chazelet… Vous êtes venu, je ne sais pourquoi… Oh ! soit dit sans reproche, la caution de M. Allan suffit… Seulement, le vin tiré, il faut le boire sans faire la grimace.

Le marquis avait déjà dominé ses nerfs.

— Je suis calme, monsieur Lerenaud.

— Parfait ! Alors, je pose le problème.

— J’écoute de toutes mes oreilles.

Le chef de la Sûreté sourit à cette promesse d’attention et s’expliqua :

— Avant tout, il me faut établir les phases réelles du crime !… Le juge d’instruction pensera peut-être que j’ai empiété sur ses attributions… Mais, bah ! j’aurai facilité son enquête… Les souvenirs de ces dames sont tout frais… Nous rétablirons la scène dans ses plus minutieux détails… C’est le détail qui nous doit fournir la lumière.

Il s’arrêta net. Une voix douce, mélodieuse, gaie, pourrait-on dire, en dépit de l’émotion violente qui la faisait encore trembler, venait de prononcer :

— Tiens ! Je croyais Monsieur le chef de la Sûreté, seul.

Les trois hommes se retournèrent vivement :

Dans l’encadrement de la porte se tenaient Mme de Armencita et Linérès.

À cette heure, la vaillance de la jeune fille se trahissait par le geste, par l’attitude.

Autant Linérès marquait de décision, autant sa compagne montrait de répugnance à pénétrer dans le salon du crime.

Positivement, elle se laissait traîner.

— Mesdames, commença M. Lerenaud, je m’excuse d’abord de vous imposer une aussi pénible corvée.

Mais Linérès l’interrompit vivement :

— Ne vous excusez pas, monsieur… Le froissement de nos nerfs est peu de chose auprès de la mission que vous assumez ici… Du reste, si ma chère mère adoptive est faible devant le crime horrible, moi, je suis brave, et je vous dis : disposez de moi.

Il n’y avait pas à s’y méprendre ; la jeune fille exposait simplement, sincèrement, son état d’esprit.

Les trois hommes se regardèrent, un peu surpris par cette énergie, rare chez des enfants de dix-huit ans.

Elle comprit leur pensée, et doucement :

— Vous songez, messieurs, qu’à l’ordinaire, une señorita doit s’évanouir devant un cadavre. Eh bien, je ne suis pas ainsi… La mort ne m’effraie pas… Pourquoi suis-je différente de la plupart des charmantes Parisiennes qui m’ont accueillie dans cette belle cité ? Est-ce parce que nous avons vécu seules, ma mère adoptive et moi, dans notre vieux château ruiné de Armencita ?… Ruiné, oui, car nous étions pauvres, alors… Un seul domestique, notre vieux Patricio, auquel nous ne pouvions payer ses gages… Et quand il partait aux provisions, je devenais la garnison du château… À dix ans, armée d’un mousquet plus grand que moi, je veillais sur maman, sur ma peureuse, comme je l’appelais… et ce mousquet que je soulevais avec peine, a bien souvent éloigné le gitano pillard et l’errant (bandit) de la sierra.

Elle acheva avec un ravissant sourire :

— Le mousquet, vous le savez, messieurs, fait bien souvent le mousquetaire. C’est probablement ce qui est arrivé pour moi.

Durant un instant, il se fit un lourd silence.

Ni M. Lerenaud, ni Allan, ne trouvaient le mot nécessaire à renouer l’entretien.

Tous deux se sentaient pris par l’originalité de la jeune Espagnole.

Ils s’attendaient à rencontrer deux femmes éperdues, et au lieu de cela, se dressait une créature charmante, au tranquille courage, à la gaieté si robuste qu’elle transparaissait encore dans les tragiques circonstances actuelles.

Involontairement, ils levèrent les yeux sur le corps raidi dans le fauteuil, et par un effet réflexe, le front de la jeune fille se rembrunit.

— Oui. dit-elle entre haut et bas, c’est de cela qu’il faut parler.

La phrase rappela le chef de la Sûreté à lui-même.

— Vous avez raison, mademoiselle.

— Oui, reprit-elle, un éclair dans ses beaux yeux…

Il faut le venger, me venger aussi.

— Vous venger, vous ?

— Sans doute… N’y a-t-il point à votre avis, une conspiration dont je suis victime ?

— Si, si, la conspiration existe, s’écria Pierre, incapable de se contenir plus longtemps. Et si je suis là, c’est que je veux combattre l’ennemi inconnu, dussé-je y laisser la vie.

— J’aurais voulu éviter cela, répondit-elle avec une nuance de tristesse, et cependant je vous suis reconnaissante infiniment.

Et comme ses interlocuteurs se taisaient, impressionnés par ces dernières paroles, reproduisent celles qui les obsédaient, elle poursuivit :

— Victime par ricochet, victime parce que l’on me casse mes jouets de coquetterie… Je suis coquette, je l’avoue, et j’ai été joyeuse de voir tant de gens distingués solliciter ma main… Oh ! je n’ai point hâte de me marier… J’ai dix-huit ans, et sainte Catherine, comme vous dites en France, est encore loin de ma porte, mais il est agréable de s’entendre dire que l’on est jolie, aimable, que l’on peut faire le bonheur de quelqu’un… Donner le bonheur, est-il rien de plus charmant ?

Sa physionomie mobile s’embruma de nouveau.

— Au lieu de cela, une influence néfaste pèse sur moi… On croirait que je porte malheur à ceux qui m’approchent… Six Français, en deux mois… Encore, ceux-là, on pouvait croire à des accidents… Mais le capitaine Anoru, tué, là, devant nous, à l’instant même où il demandait à ma mère d’être admis à me faire sa cour.

— Vous ne considériez donc pas M. Anoru comme un fiancé, mademoiselle ? Pardon de la question, mais…

— Mais je suis prête à répondre à toutes vos questions, monsieur le chef de la Sûreté ; maman et moi nous étions fatiguées, nous sortons beaucoup, n’est-ce pas… Alors nous devions fermer notre porte, ce soir, et nous coucher de bonne heure.

Elle eut un regard mélancolique à l’adresse de Pierre.

— Vous avez néanmoins reçu le capitaine.

— Oh ! je le regrette, hélas !… Vers deux heures, il avait envoyé un mot à maman. Il la priait de vouloir bien lui accorder un entretien, ce soir même, parce que, expliquait-il, son service l’obligeait à quitter Paris pour quelques jours, et il souhaitait, en termes très flatteurs pour moi, ne pas retarder sa communication.

— Et alors ?

— Maman a répondu oui… bien que je l’eusse prévenue de ma résolution irrévocable.

— Puis-je vous prier de me la faire connaître ?

— Mais certainement… Étant donnée l’épidémie qui sévit sur ceux qui me font l’honneur de me trouver digne de leur nom, je comptais remercier M. le capitaine Anoru de sa démarche, puis lui déclarer que je ne songeais pas à me marier, et obtenir de lui qu’il renonçât à ses projets.

— Ah ! soupira la comtesse d’une voix dolente. Pourquoi ne lui ai-je pas écrit tout cela, au lieu de laisser ce malheureux jeune homme venir chercher la mort ici ?

M. Lerenaud esquissa un geste insouciant, le geste du fonctionnaire que l’accoutumance du crime a cuirassé de philosophie.

— Cette mort, fit-il lentement, motive ma présence chez vous, madame la comtesse, cette mort à propos de laquelle je souhaite réunir les renseignements les plus exacts.

La mère adoptive de Linérès poussa un gémissement.

— Que pourrais-je vous dire ? La foudre frappe… Elle passe… Elle disparaît… Il reste un éblouissement.

— Interrogez-moi, monsieur, interrompit Linérès, je répondrai de mon mieux.

Allan et le marquis s’inclinèrent sans en avoir conscience.

Ils saluaient, le courage. Si bas que nul ne le put entendre, l’Américain se confia cette opinion étrange :

— Celle-ci non plus ne sait rien… Elle n’est point complice… Une victime encore !… Pauvre enfant !

Cependant, la jeune fille installait affectueusement la señora de Armencita dans un fauteuil, lui faisant tourner le dos au cadavre.

Ce soin pris, elle revint se planter devant M. Lerenaud et répéta :

— Interrogez, monsieur.

— Ainsi ferai-je, mademoiselle, en vous remerciant de votre fermeté… Un détail, si minime qu’il soit, peut aider puissamment l’enquête… Veuillez rappeler vos souvenirs…

— Ils sont très précis, dit-elle. Je vous l’ai affirmé sans forfanterie, je suis brave… et si je me suis sentie profondément affectée par l’événement, mes idées ne se sont pas troublées un seul instant.

De nouveau, les trois hommes s’entre-regardèrent, et M. Lerenaud murmura :

— Une nature exceptionnelle.

Puis, d’un ton bienveillant :

— En bien, mademoiselle, veuillez nous raconter ce qui s’est passé.

Elle devint grave, un léger pli se creusa entre ses sourcils mordorés, et lentement :

— Nous avions décidé de recevoir M. Anoru dans ce petit salon. Une tasse de thé, une demi-heure de conversation, cela ne nous aurait pas conduites bien tard, et il nous eût été encore loisible de goûter une longue nuit de repos. À neuf heures moins cinq, on annonça le capitaine.

— À neuf heures moins cinq, vous êtes certaine de l’heure ?

— Absolument… J’étais très impatiente du contretemps ; j’avais hâte d’en finir avec un entretien… désagréable, vous comprenez… et je consultais fréquemment la pendule… Quand on annonça le visiteur, je dis même à maman : « Neuf moins cinq ; à neuf et demie, ta petite Linérès montera à sa chambre… » Je dis « tu » à maman quand nous sommes seules ; je sais qu’à Paris c’est beaucoup plus élégant de dire « vous »… mais je n’ai pas pu m’y faire.

« Bref, le capitaine est introduit… Il s’excuse de son insistance, donne des explications sur son voyage… Une course en Amérique à lui infligée par son gouvernement, une absence d’un mois… Il a tenu à pouvoir se rappeler à ma mémoire durant ce laps, à mettre le souvenir de garde auprès du pur diamant dont les facettes ont ébloui ses yeux, dont les angles ont rayé son cœur… Enfin, un discours de prétendant dernier japon… Je pensais : « Allez toujours, mon capitaine, le diamant en question ne craint pas « les voleurs, il va se dérober tout seul », mais avant de faire ma petite déclaration de principes, je servis le thé… là, sur la table… ; il est resté servi… Je versais l’infusion, presque une compatriote de notre hôte. Maman, très embarrassée, ce qui m’amusait, je l’avoue, répondait au capitaine par des phrases entortillées… Jamais je n’aurais cru maman capable de phrases aussi vastes…

Linérès eut un sourire.

— Je vous semble bavarde, mais je ne vous cache rien, pas même mes réflexions pendant que le thé passait de la théière dans les tasses. Notre vieux Fabricio venait d’entrer, portant une assiette de gâteaux secs. Il était debout derrière moi, cherchant où déposer son fardeau… Car le brave homme a le service plutôt un peu gauche… gauche mais si dévoué. Tout à coup, j’entends comme un léger sifflement… Vous aussi, maman ?

L’interpellée leva les bras au ciel dans un geste éploré, et d’une voix sourde :

— Je ne sais plus… ne me demande rien… Je suis dans un rêve atroce…

— Pauvre maman !

Légère comme un oiseau, la señorita courut à la vieille dame, l’embrassa fougueusement ; puis, revenant à ses interlocuteurs :

— Je vous demande pardon, mais cela m’inquiète de la voir ainsi…

« Où en étais-je ?

— Vous entendez un sifflement, indiqua le chef de la Sûreté.

— Ah ! oui ! merci… Et le capitaine se renverse en arrière, tout net… Maman se dresse avec un cri : « Santa Virgen !… » Je pose ma théière… Le vieux Fabricio lâche son assiette, qui se brise sur le marbre de la cheminée… Vous voyez les morceaux… Il crie : « Qu’est-ce que c’est que ça ?… Du sang ! du sang !… » J’ai un frisson, vous pensez bien ; mais je regarde… Le capitaine ne fait plus un mouvement… Il a un trou au front, et une traînée rouge coule sur sa joue… Blessé ? Je le crois, du moins… Comment ? Je ne me le demande pas… Je vais vers lui, tandis que Fabricio affolé… Il est un peu poltron… Fabricio s’élance vers la porte, l’ouvre en criant : « Au secours ! au secours ! »

— La porte était fermée ?

— Oui.

— Et la fenêtre ?

— Également… Maman s’était évanouie. En la faisant porter dans sa chambre, j’ai donné l’ordre de ne rien déranger ici et de n’y point entrer jusqu’à l’arrivée de la justice.

Allan, M. Lerenaud, Chazelet se considéraient d’un air ahuri.

Le récit de la jeune fille était de tout point conforme à celui des domestiques, qu’un instant plus tôt ils qualifiaient d’invraisemblable.

Pourtant, le chef de la Sûreté insista :

— Vous avez dû entendre une détonation, mademoiselle ?

Elle secoua énergiquement la tête.

— Non… Un sifflement, et c’est tout. Vous pensez bien que si j’avais perçu autre chose, je vous l’aurais dit ; et puis, pourquoi une détonation ?

— Parce que la mort du capitaine Anoru a été causée par une balle de revolver.

— De revolver ?

Le visage de la jeune fille exprima la stupéfaction.

— De revolver ? fit-elle pour la seconde fois… Mais c’est impossible.

— Cela est, cependant…

— Mais un coup de revolver s’entend… Et puis, pour tirer au revolver, il est essentiel d’en avoir un… à moins, fit-elle par réflexion, que le capitaine en eût un dans sa poche.

— Il n’en a pas, déclara M. Lerenaud… Je m’en suis assuré… Je puis même affirmer qu’il n’en a jamais porté dans le vêtement qui le couvre, car l’arme aurait laissé des traces, un observateur de quinzième ordre reconnaîtrait qu’un revolver a été enfoui dans telle ou telle poche.

Linérès écoutait avec attention.

— Alors, je disais bien, c’est impossible… Ni maman ni moi, vous voudrez bien le croire, ne nous promenons avec des instruments pareils sur nous… Quant à Fabricio, il a pour les armes à feu un respect superstitieux… Et puis, un revolver est bruyant.

— Cependant, mademoiselle, l’examen de la blessure ne laisse aucun doute… C’est pour cela que je vous priais de me renseigner sur cette porte, sur cette croisée… Si elles avaient été ouvertes, le criminel aurait pu, du dehors…

— Ah oui ! c’est vrai !

Et son front poli se plissant sous un violent effort de réflexion :

— Non, non, je crois être certaine que tout était fermé… Au surplus, Fabricio va nous répondre. Il a pu remarquer quelque chose qui m’a échappé.

Elle ouvrit l’entrée du salon.

— Il est là… je l’avais amené à tout hasard.

Et, sans sortir, elle appela :

— Fabricio ! Fabricio !

Un vieil homme, voûté, ridé, parcheminé, les cheveux blancs et raides, se présenta presque aussitôt sur le seuil.

Sur sa face sillonnée par les ans, une expression naïve était répandue. Le chef de la Sûreté, Allan et Chazelet eurent un hochement de tête identique.

Tous trois avaient fait une réflexion semblable.

Le serviteur était un de ces simples qui, dans le corps cassé d’un vieillard, ont conservé une âme d’enfant. Pas plus que les deux femmes, il ne pouvait être coupable du crime.

Au reste, il répondit sans hésiter à toutes les questions… Les issues étaient closes… Il avait discerné un sifflement, tout comme la señorita… À ce moment, il cherchait à placer son assiette sur la cheminée… Il s’était retourné au cri de Mme la comtesse et avait aperçu le sang coulant de la blessure… Alors, il avait perdu la tête, s’était enfui en criant au secours.

Sur les joues de M. Lerenaud se plaquaient des teintes roses. Évidemment, il s’énervait, en face du mystère impénétrable.

Une heure se passa à interroger les domestiques, à rechercher dans le jardin une trace du passage de l’assassin.

Rien, toujours rien.

La plus légère lueur manquait.

Nul indice, décelant l’intrusion d’un étranger dans la maison.

Personne n’avait perçu la moindre détonation.

Le concierge de la grille déclarait n’avoir ouvert à aucun être en dehors du capitaine Anoru, lequel lui avait décliné ses nom et qualités, puisque, selon les ordres de la doña, il était le seul visiteur que l’on dût recevoir.

Mme de Armencita se lamentait dans le grand salon, où on lui avait permis de se réfugier pour ne plus voir ce pobre señor Anoru, mais Linérès suivait le chef de la Sûreté partout, insistant auprès des domestiques, multipliant les interrogations… La solution du problème semblait maintenant lui tenir au cœur, autant qu’au policier lui-même.

— C’est effrayant, s’exclamait-elle… Un revolver, je dois vous croire… Un revolver frappe à côté de moi… et je ne vois rien, je n’entends rien… Cela, ah ! cela. Il y a de quoi devenir folle.

Son calme l’avait abandonnée.