Naufrage de la frégate La Méduse/Jugement du capitaine Hugues Duroy de Chaumareys
JUGEMENT
DE M. HUGUES DUROYS DE CHAUMAREYS,
Quand, après l’échouement de la Méduse, nous nous vîmes si lâchement abandonnés sur le radeau, nous pressentîmes le sort qui nous attendait, et dans le premier transport de la plus violente comme de la plus juste indignation, nous jurâmes tous que ceux de nous qui échapperaient à la mort se chargeraient de la vengeance commune.
Ce serment, dicté par le désespoir, se serait évanoui avec nos angoisses, et, du fond des abîmes, les victimes elles-mêmes applaudiraient à cet oubli généreux, s’il ne s’agissait que de vengeance ; mais comme on a pu le voir, l’administration a plus d’une fois confié les vaisseaux de l’état et la vie des équipages à des mains inhabiles. Quel autre moyen d’arrêter le cours de ces abus intolérables, que de poursuivre à outrance par tous les moyens permis, les impudens qui, se disant marins, obtiennent ou plutôt escamotent des commandemens de navire ! Qui est appelé à provoquer ces poursuites légitimes et nécessaires, plus que ceux dont la fortune ou la vie a été compromise par l’entêtement et l’impéritie des protégés ?
L’humanité même demandait un exemple. C’était à nous de le solliciter, et cette mission sévère, nous la tenions du malheur. Nous l’avons remplie autant qu’il était en nous, comme on le verra par la pétition de M. Corréard aux deux chambres.
Nous avons déjà dit comment les journaux avaient publié la première relation de M. Savigny. Un cri d’horreur s’éleva dans toute l’Europe. Dès-lors on prévit que, malgré les protections de l’individu, et une foule de considérations d’un autre genre, le capitaine de la Méduse serait mis en jugement. Le respect pour la chose jugée ne peut empêcher de rapporter ici l’extrait fidèle du jugement de M. de Chaumareys. Le voici :
« LOUIS, par la grace de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous présens et à venir, salut.
« Aujourd’hui, trois mars mil huit cent dix-sept, dix heures du matin, s’est assemblé à bord du vaisseau-amiral, en ce port, la conseil de guerre maritime (en grande tenue), en vertu de l’ordonnance de Sa Majesté du sept janvier dernier, convoqué par M. Antoine-Germain Bidé de Maurville, contre-amiral, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, major général de la marine, faisant fonctions de commandant par intérim, et ce, conformément aux dispositions de l’art. 39, section 3, du décret du 22 juillet 1806 ; ledit conseil composé de MM. Anne-Salomon-Louis de la Tullaye, contre-amiral et chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, désigné par l’ordonnance de Sa Majesté pour remplir les fonctions de président ; Eustache-Marie-Joseph Bonamy, officier de la Légion d’honneur ; Emmanuel Halgan, officier de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre royal du mérite militaire de Wurtenberg ; Laurent Tourneur, officier de la Légion d’honneur, nommé en remplacement de M. Raymond Cocault ; Jean-Jules Desrotours, baron, chevalier de l’ordre royal de la Légion d’honneur ; Cristophe-Joseph-Victor de Cairon Merville ; Alphonse Poret, comte de Blosseville, commandeur de l’ordre royal et militaire d’Avix (de Portugal) ; Jean-Baptiste la Salle-d’Harader ; tous les sept capitaines de vaisseaux, et chevaliers de l’ordre royal et militaire de Saint Louis ; Antoine-Jacques le Carlier-d’Herlye, capitaine de vaisseau, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, nommé par ordonnance de Sa Majesté du sept janvier dernier pour remplir les fonctions de rapporteur et de son procureur près le conseil de guerre et François Belenfant père, greffier des tribunaux maritimes, pour remplir ses fonctions près le rapporteur et ledit conseil ; tous âgés de plus de vingt-cinq ans, et n’étant parens ou alliés ni entre eux, ni du prévenu M. Duroys de Chaumareys, du degré prohibé par la loi.
« Ledit conseil, après avoir entendu la messe du Saint-Esprit, à bord dudit vaisseau-amiral, M. le président a annoncé au conseil, que la réunion avait pour objet de juger M. Duroys de Chaumareys, capitaine de frégate, ci-devant commandant la Méduse, échouée le 2 juillet 1816, vers trois heures après midi, sur le banc d’Arguin (côte d’Afrique), et entièrement perdue le 5 suivant, vers trois heures du matin (nota) et examiner la conduite de ce commandant, sur les faits qui ont précédé, accompagné et suivi la perte de ladite frégate.
« La séance ayant été ouverte, M. le président a fait apporter et déposer devant lui, sur le bureau, les ordonnances du Roi des 25 mars 1765, 1er janvier 1786, le code pénal du 22 août 1790, le décret du 22 juillet 1806, le code d’instruction criminelle du 9 décembre 1808, et la loi du 24 ventôse an 12.
M. le président a ensuite demandé à M. le capitaine-rapporteur, la lecture du procès-verbal d’information et celle des pièces à charge, comme à décharge, envers le prévenu M. de Chaumareys.
« Cette lecture terminée, M. le président a ordonné que M. de Chaumareys soit introduit avant ledit conseil, accompagné de ses défenseurs M. Jacques-Philippe Cuvilier, capitaine de frégate, chevalier des ordres royaux et militaires de Saint-Louis et de la Légion d’honneur, et Jacques André Mesnard, avocat, ce qui a eu lieu sur-le-champ.
« M. le président a interpellé M. de Chaumareys de décliner ses nom, prénoms, lieu de naissance, département, âge, qualité et domicile ; qui a répondu, Je me nomme Hugues-Duroys de Chaumareys, natif de Vars, département de la Corrèze, âgé de cinquante et un ans, capitaine de frégate, chevalier des ordres royaux et militaires de Saint-Louis et de la Légion d’honneur, ci-devant commandant la frégate la Méduse, résidant en cette ville de Rochefort, rue Saint-Michel, no 14.
« M. le président a ensuite interrogé M. de Chaumareys, sur les faits qui ont précédé accompagné et suivi la perte de ladite frégate qu’il commandait ; à quoi il a répondu personnellement, ainsi qu’aux questions qui lui ont été faites alternativement de la part de MM. les membres du conseil et de M. le capitaine rapporteur pour la plus grande connaissance et précision des faits.
« Les témoins nommés et désignés par M. le capitaine-rapporteur ayant été entendus séparément après avoir prêté le serment prescrit par la loi, et M. de Chaumareys ayant été ouï, tant par lui-même que par l’organe de ses défenseurs, dans le cours de l’examen de la procédure et des débats ; M. le président a demandé à l’accusé M. de Chaumareys s’il avait des témoins à produire à sa décharge, il a répondu négativement.
« Alors M. le capitaine-rapporteur a pris la parole et a établi le mérite de sa plainte, par les divers témoignages qu’il a résumés, et a conclu à ce que M. Duroys de Chaumareys soit déclaré coupable de l’échouage de la frégate de Sa Majesté, la Méduse qu’il commandait, par trop de sécurité et faute d’avoir pris les précautions suffisantes pour éviter cet événement, et attendu les circonstances aggravantes et les suites fâcheuses que ce manque de précaution a entrainées, qu’il soit condamné à être cassé et déclaré incapable de servir, conformément à l’article 39 du code pénal des vaisseaux, du 22 août 1790, ainsi conçu :
« Tout commandant d’un bâtiment de guerre quelconque, coupable de l’avoir perdu, si c’est par impéritie, sera cassé et déclaré incapable de servir ; si c’est volontairement, il sera condamné à la mort. »
« Il a, en outre, conclu à ce que M. de Chaumareys soit déclaré coupable, après la perte de la frégate la Méduse, qu’il commandait, de ne l’avoir pas abandonnée le dernier, et qu’en outre de la peine à laquelle il a déjà conclu pour la culpabilité de l’échouage de la frégate, du 2 juillet mil huit cent seize, il soit condamné à cinq ans de prison militaire, dans tel lieu qu’il plaira à Sa Majesté ordonner.
« Il a ajouté qu’il avait cherché dans le code et dans les lois militaires, un article qui prescrivît la peine qu’il venait de provoquer, mais en vain, quoiqu’elle ait été prononcée dans différens conseils de guerre de terre et de mer, sans aucune citation d’article de loi, dans les jugemens ou cette peine avait été prononcée.
« L’art. 1285 de l’ordonnance du Roi du 25 mars 1765 porte : que Sa Majesté n’a pas entendu prévoir tous les délits, par conséquent, cette ordonnance et celles qui l’ont suivies, n’ont pu prévoir des peines pour des délits ou fautes imprévues. Il est cependant essentiel de proportionner les peines aux fautes commises ; il importe à l’honneur et à la prospérité des armées navales de Sa Majesté, que toutes les infractions aux lois qui régissent la marine soient réimprimées proportionnellement à leur gravité. Tel est le motif, telles sont les raisons d’intérêt général qui l’ont porté à requérir les cinq ans de prison, dont est question, envers l’accusé M. de Chaumareys ; et a signé ses conclusions.
« Signé à la minute, le Carlier-D’Herlye, capitaine-rapporteur.»
« M. de Chaumareys ayant été ouï en ses moyens de défense, tant par lui-même que par l’organe de ses défenseurs, M. le président l’a interpellé, ainsi que ses conseils, s’ils avaient encore quelque chose à ajouter ; sur leur réponse négative, M. le président a demandé aux membres du conseil, s’ils avaient des observations à faire ; ils ont unanimement répondu que la cause était suffisamment instruite. Alors M. le président a ordonné à l’auditoire, à MM. les défenseurs, ainsi qu’au greffier, de se retirer, et que M. de Chaumareys soit reconduit dans le lieu d’où il avait été extrait ; ce qui a eu lieu sur-le-champ.
« Les débats terminés, et toutes les formalités prescrites par le décret du 22 juillet 1806, ayant été remplies :
« Le conseil, après avoir délibéré à huis-clos, en présence de M. le procureur de Sa Majesté, M. le président ayant recueilli les voix, suivant les dispositions de l’art. 68, section 4, titre 3 du décret du 23 juillet 1806, a déclaré à l’unanimité, la procédure régulièrement instruite, et reconnu aussi, à l’unanimité, M. Hugues Duroys de Chaumareys, coupable de l’échouage de la frégate la Méduse, dont la perte s’en est suivie : en conséquence, et à la majorité de cinq voix sur huit, le condamné a été rayé de la liste des officiers de la marine, et à ne plus servir.
Quant à la circonstance de l’abandon de la frégate, ainsi qu’à celle de l’abandon du radeau, le conseil, à la majorité de sept voix sur huit, le déclare coupable, (et adoptant partie des conclusions de M. le capitaine-rapporteur de vaisseau et procureur du Roi), à la majorité de cinq voix sur huit, le condamne à trois ans de prison militaire, dans le lieu qu’il plaira à Sa Majesté d’ordonner.
« Le conseil condamne en outre M. Duroys de Chaumareys, aux frais de la procédure et à ceux d’impression du présent jugement, au nombre de cent exemplaires, et ce, conformément à l’art. 368 du code d’instruction criminelle, du 9 décembre 1808, dont M. le président a donné lecture, et qui est ainsi conçu :
« L’accusé, ou la partie civile qui succombera, sera condamné aux frais envers l’État et envers l’autre partie. »
« Fait, clos, jugé et arrêté à bord du vaisseau amiral du port de Rochefort, les jour, mois et an précités, vers onze heures moins un quart du soir, et MM. Les membres du conseil ont signé avec le greffier la minute du jugement.
« Signé de la Salle D’Harader, le comte de Blosseville, le chevalier de Cairon-Merville, le baron Derotours, L. Tourneur, E. Halgan, Bonamy, le contre-amiral chevalier de la Tullaye, président dudit conseil et Belenfant, greffier.
« Les signatures de MM. Les juges et du greffier étant ainsi apposées, M. le président a fait ouvrir les portes de la chambre du conseil, a prononcé le jugement ci-dessus, et de l’autre part, en présence de l’auditoire, et a signé avec le greffier la minute du présent acte.
« À bord dudit vaisseau amiral, les jour, mois et an précités.
« Signé le contre-Amiral chevalier de la Tullaye, président du conseil, et Belefant greffier.
« Le jugement ainsi prononcé, le greffier soussigné en a de suite donné lecture à M. Duroys de Chaumareys, en prison dudit vaisseau amiral, qui l’a entendu debout et découvert, dont acte.
« À bord dudit vaisseau amiral, au port de Rochefort, les jour, mois et an précités, sur les onze heures et demie du soir.
« Immédiatement après la lecture faite à M. de Chaumareys, de sa sentence, M. le président l’a fait venir devant lui, dans une chambre joignant celle du conseil, et sur la réquisition de M. le capitaine de vaisseau rapporteur et procureur du Roi, lui a adressé la parole, et lui a dit : « Vous avez manqué à l’honneur ; je déclare, au nom de la Légion, que vous avez cessé d’en être membre, ainsi que de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, d’après l’avis unanime du conseil, sur l’analogie des deux ordres, et ce conformément à l’art. 6 de la loi du 24 ventôse an 12, en ce qui concerne la Légion d’honneur. »
« Abord du vaisseau amiral, au port de Rochefort, les jour, mois et an précités, sur les onze heures trois quarts du soir
« Signé à la minute, le contre-amiral chevalier de la Tullaye, président du conseil de guerre.
« Pour extrait tiré de la minute exposée au greffe maritime et du conseil de guerre. »