Jules César (Shakespeare)/Traduction Guizot, 1864/Acte V

La bibliothèque libre.
Jules César
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 85-98).
◄  Acte IV

ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Les plaines de Philippes.
Entrent ANTOINE, OCTAVE et leur armée.

octave. — Vous le voyez, Antoine, l’événement a répondu à nos espérances. Vous disiez que l’ennemi ne descendrait point en plaine, mais qu’il tiendrait les collines et le haut pays. Le contraire arrive ; leurs armées sont en vue. Leur intention est de venir ici nous provoquer au combat, et ils répondent avant que nous les ayons demandés.

antoine. — Bah ! je suis dans leur âme, et je sais bien pourquoi ils le font. Ils consentiraient volontiers à se trouver ailleurs ; c’est la peur qui les fait descendre pour nous braver, s’imaginant par cette parade nous donner une ferme conviction de leur courage ; mais ils n’en ont aucun.

(Entre un messager.)

le messager. — Préparez-vous, généraux : l’ennemi vient en belle ordonnance ; il a déployé l’enseigne sanglante de la bataille. Il faut à l’instant faire quelques dispositions.

antoine. — Octave, menez au pas votre armée sur la gauche de la plaine.

octave. — C’est moi qui tiendrai la droite ; prenez vous-même la gauche.

antoine. — Pourquoi me contrecarrer dans un moment aussi critique ?

octave. — Je ne cherche pas à vous contrecarrer, mais je le veux ainsi.

(Marche. — Tambour. — Entrent Brutus et Cassius, avec leur armée ; Lucius, Titinius, Messala et plusieurs autres.)

brutus. — Ils s’arrêtent, et voudraient parlementer.

cassius. — Failes halte, Titinius ; nous allons sortir des lignes pour conférer avec eux.

octave. — Marc-Antoine, donnerons-nous le signal du combat ?

antoine. — Non, César ; nous attendrons leur attaque. Les généraux voudraient s’aboucher un moment.

octave. — Ne vous ébranlez point jusqu’au signal.

brutus. — Les paroles avant les coups, n’est-il pas vrai, compatriotes ?

octave. — Non que nous préférions les paroles, comme vous le faites.

brutus. — De bonnes paroles, Octave, valent mieux que de mauvais coups.

antoine. — En portant vos mauvais coups, Brutus, vous donnez de bonnes paroles : témoin l’ouverture que vous avez faite dans le cœur de César, en criant : « Salut et longue vie à César. »

cassius. — Antoine, la place où vous portez vos coups est encore inconnue ; mais pour vos paroles, elles vont dépouiller les abeilles d’Hybla, et les laissent privées de miel.

antoine. — Mais non pas d’aiguillon.

brutus. — Oh vraiment ! d’aiguillon et de voix ; car vous leur avez dérobé leur bourdonnement, Antoine, et très-prudemment vous avez soin de menacer avant de frapper.

antoine. — Traîtres vous n’en fîtes pas de même, quand de vos lâches poignards vous vous blessâtes l’un l’autre dans les flancs de César : vous lui montriez vos dents comme des singes, vous rampiez devant lui comme des lévriers, et, prosternés comme des captifs, vous baisiez les pieds de César ; tandis que le détestable Casca, venant par derrière comme un chien abâtardi, perça le cou de César. Ô flatteurs !

cassius. — Flatteurs. Rends-toi grâces, Brutus. Si Cassius en avait été cru, cette langue ne nous outragerait pas ainsi aujourd’hui.

octave. — Finissons, allons au fait. Si le débat nous met en sueur, elle coulera plus rouge au moment de la preuve. — Voyez, je tire l’épée contre les conspirateurs : quand pensez-vous que l’épée rentrera dans le fourreau ? Jamais, jusqu’à ce que les vingt-trois blessures de César soient pleinement vengées, ou que le meurtre d’un second César se soit accumulé sur l’épée des traîtres.

brutus. — César, tu ne peux pas mourir de la main des traîtres, à moins que tu ne les amènes avec toi.

octave. — Je l’espère bien ; je ne suis pas né pour mourir par l’épée de Brutus.

brutus. — Ô fusses-tu le plus noble de ta race, jeune homme, tu ne pourrais périr d’une main plus honorable.

cassius. — Écolier mal appris, indigne d’un tel honneur ! l’associé d’un farceur et d’un débauché !

antoine. — Toujours le vieux Cassius !

octave. — Venez, Antoine ; éloignons-nous. Au défi, traîtres ! nous vous le jetons par la face. Si vous osez combattre aujourd’hui, venez en plaine ; sinon, venez quand vous en aurez le cœur.

(Octave et Antoine sortent avec leur armée.)

cassius. — Allons, vents, soufflez maintenant ; vagues, enflez-vous, et vogue la barque ! La tempête est soulevée, et tout est à la merci du hasard.

brutus. — Lucilius, écoutez un mot.

lucilius. — Mon seigneur.

(Brutus et Lucilius s’entretiennent à part.)

cassius. — Messala.

messala. — Que veut mon général ?

cassius. — Messala, ce jour est celui de ma naissance ; ce même jour vit naître Cassius. Donne-moi ta main, Messala : sois-moi témoin que c’est malgré moi que je suis forcé, comme le fut Pompée, de confier au hasard d’une bataille toutes nos libertés. Tu sais combien je fus attaché à la secte d’Épicure et à ses principes aujourd’hui mes pensées ont changé, et j’ajoute quelque foi aux signes qui prédisent l’avenir. Dans notre marche depuis Sardes, deux puissants aigles se sont abattus sur notre enseigne avancée ; ils s’y sont posés, et là, prenant leur pâture de la main de nos soldats, ils nous ont accompagnés jusqu’à ces champs de Philippes. Ce matin ils ont pris leur vol, et ont disparu à leur place une nuée de corbeaux et de vautours planent sur nos têtes ; du haut des airs ils fixent la vue sur nous, comme sur une proie déjà mourante, et, nous couvrant de leur ombre, ils semblent former un dais fatal sous lequel s’étend notre armée près de rendre l’âme.

messala. — Ne croyez point à tout cela.

cassius. — Je n’y crois que jusqu’à un certain point, car je me sens plein d’ardeur, et déterminé à affronter avec constance tous les périls.

brutus. — Qu’il en soit ainsi, Lucilius.

cassius. — Maintenant, noble Brutus, que les dieux nous soient aujourd’hui assez favorables pour que nous puissions, toujours amis, conduire nos jours jusqu’à la vieillesse. Mais puisqu’il reste toujours quelque incertitude dans les choses humaines, raisonnons sur ce qui peut arriver de pis. Si nous perdons cette bataille, cet instant est le dernier où nous converserons ensemble : qu’avez-vous résolu de faire alors ?

brutus. — De me régler sur cette philosophie qui me fit blâmer Caton pour s’être donné la mort à lui-même. Je ne puis m’empêcher de trouver qu’il est lâche de prévenir ainsi, par crainte de ce qui peut arriver, le terme assigné à la vie : je m’armerai de patience, attendant ce que voudront ordonner ces puissances suprêmes, quelles qu’elles soient, qui nous gouvernent ici-bas[1].

cassius. — Ainsi donc, si nous perdons cette bataille, vous consentez à être conduit en triomphe à travers les rues de Rome ?

brutus. — Non, Cassius, non. Ne pense pas, noble Romain, que jamais Brutus soit conduit enchaîné à Rome ; il porte un cœur trop grand. Il faut que ce jour même consomme l’ouvrage commencé aux ides de mars, et je ne sais si nous devons nous revoir encore : faisons-nous donc notre éternel adieu. Pour jamais, et pour jamais adieu, Cassius. Si nous nous revoyons, en bien ! ce sera avec un sourire ; sinon, nous aurons eu raison de nous dire adieu.

cassius. — Pour jamais, et pour jamais adieu, Brutus. Si nous nous revoyons, oui, sans doute, ce sera avec un sourire ; sinon, tu as dit vrai, nous aurons eu raison de nous dire adieu.

brutus. — Allons, en marche. — Oh ! si l’on pouvait connaître la fin des événements de ce jour avant le moment qui doit l’amener. Mais il suffit, le jour finira ; et alors nous le saurons. — Allons, ho ! partons.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Toujours près de Philippes. — Le champ de bataille. — Une alarme.
Entrent BRUTUS et MESSALA.

brutus vivement. — À cheval, à cheval, Messala cours, remets ces billets aux légions de l’autre aile. (Une vive alarme.) Qu’elles donnent à la fois ; car je vois que l’aile d’Octave va mollement : un choc soudain la culbutera. Vole, vole, Messala : qu’elles fondent toutes ensemble !

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Toujours près de Philippes. — Une autre partie du champ de bataille. — Une alarme.
Entrent CASSIUS et TITINIUS.

cassius. — Oh ! regarde, Titinius, regarde ; les lâches fuient. Je me suis fait l’ennemi de mes propres soldats : cette enseigne que voilà, je l’ai vue tourner en arrière ; j’ai tué le lâche, et je l’ai reprise de sa main.

titinius. — Ô Cassius ! Brutus a donné trop tôt le signal. Se voyant quelque avantage sur Octave, il s’y est abandonné avec trop d’ardeur ; ses soldats se sont livrés au pillage, tandis qu’Antoine nous enveloppait tous.

pindarus. — Fuyez plus loin, seigneur, fuyez plus loin : Marc-Antoine est dans vos tentes. Fuyez donc, mon seigneur ; noble Cassius, fuyez au loin.

cassius. — Cette colline est assez loin. — Vois, vois, Titinius : est-ce dans mes tentes que j’aperçois cette flamme ?

titinius. — Ce sont elles, mon seigneur.

cassius. — Titinius, si tu m’aimes, monte mon cheval, et enfonce-lui les éperons dans les flancs jusqu’à ce que tu sois arrivé à ces troupes là-bas, et de là ici : que je puisse être assuré si ces troupes sont amies ou ennemies.

titinius. — Je serai de retour ici dans l’espace d’une pensée.

(Il sort.)

cassius. — Toi, Pindarus, monte plus haut vers ce sommet : ma vue fut toujours trouble ; suis de l’œil Titinius, et dis-moi ce que tu remarques sur le champ de bataille. (Pindarus sort.) Ce jour fut le premier où je respirai : le temps a décrit son cercle, et je finirai au point où j’ai commencé : le cours de ma vie est révolu. — Eh bien ! dis-moi, quelles nouvelles ?

pindarus, de la hauteur. — Oh ! mon seigneur !

cassius. — Quelles nouvelles ?

pindarus. — Vollà Titinius investi par la cavalerie, qui le poursuit à toute bride. — Cependant il galope encore. — Les voilà près de l’atteindre. — Maintenant Titinius… maintenant quelques-uns mettent pied à terre. — Oh ! il met pied à terre aussi. — Il est pris ! — Écoutez, ils poussent un cri de joie.

(On entend des cris lointains.)

cassius. — Descends, ne regarde pas davantage. — Ô lâche que je suis, de vivre assez longtemps pour voir mon fidèle ami pris sous mes yeux ! (Entre Pindarus.) Toi, viens ici : je t’ai fait prisonnier chez les Parthes, et, en conservant ta vie, je te fis jurer que quelque chose que je pusse te commander, tu l’entreprendrais : maintenant remplis ton serment. De ce moment sois libre ; prends cette fidèle épée qui se plongea dans les flancs de César, et traverses-en mon sein. Ne t’arrête point à me répliquer : obéis, prends cette poignée, et dès que j’aurai couvert mon visage comme je le fais en ce moment, toi, dirige le fer. — César, tu es vengé avec la même épée qui te donna la mort.

(Il meurt.)

pindarus. — Me voilà donc libre ! Si j’avais osé faire ma volonté, je n’eusse pas voulu le devenir ainsi. — Ô Cassius ! Pindarus fuira si loin de ces contrées que jamais Romain ne pourra le reconnaître.

(Il sort.)
(Rentrent Titinius et Messala.)

messala. — Ce n’est qu’un échange, Titinius ; car Octave est renversé par l’effort du noble Brutus, comme les légions de Cassius le sont par Antoine.

titinius. — Ces nouvelles vont bien consoler Cassius.

messala. — Où l’avez-vous laissé ?

titinius. — Tout désespéré, avec son esclave Pindarus, ici, sur cette colline.

messala. — N’est-ce point lui qui est couché sur l’herbe ?

titinius. — Il n’est pas couché comme un homme vivant. — Oh ! mon cœur frémit !

messala. — N’est-ce pas lui ?

titinius. — Non, ce fut lui, Messala ! Cassius n’est plus ! Ô soleil couchant, de même que tu descends dans la nuit au milieu de tes rayons rougeâtres, de même le jour de Cassius s’est couché rougi de sang. Le soleil de Rome est couché, notre jour est fini : viennent les nuages, les vapeurs de la nuit, les dangers ; notre tâche est faite. C’est la crainte que je ne pusse réussir qui l’a conduit à cette action.

messala. — C’est la crainte de ne pas réussir qui l’a conduit à cette action. Ô détestable erreur, fille de la mélancolie, pourquoi montres-tu à la vive imagination des hommes des choses qui ne sont pas ? Ô erreur si promptement conçue, tu n’arrives jamais à une heureuse naissance ; mais tu donnes la mort à la mère qui t’engendra.

titinius. — Holà, Pindarus ! Pindarus, où es-tu ?

messala. — Cherchez-le, Titinius, tandis que je vais au-devant du noble Brutus, foudroyer son oreille de cette nouvelle. Je puis bien dire foudroyer, car l’acier perçant et les flèches empoisonnées seraient aussi bien reçues de Brutus que le récit de ce que nous venons de voir.

titinius. — Hâtez-vous, Messala ; et moi pendant ce temps je chercherai Pindarus. (Messala sort.) Pourquoi m’avais-tu envoyé loin de toi, brave Cassius ? N’ai-je pas trouvé tes amis ? n’ont-ils pas mis sur mon front cette couronne de victoire, me chargeant de te la donner ? n’as-tu pas entendu leurs acclamations ? Hélas ! tu as mal interprété toutes ces choses. Mais attends, reçois cette guirlande sur ta tête. Ton Brutus me recommanda de te la donner ; je veux accomplir son ordre. — Viens, approche, Brutus, et vois ce qu’était pour moi Caïus Cassius. — Vous me le permettez, grands dieux j’accomplis le devoir d’un Romain. Viens, épée de Cassius, et trouve le cœur de Titinius.

(Il meurt.)
(Une alarme. — Rentre Messala, avec Brutus, le jeune Caton, Straton, Volumnius et Lucilius.)

brutus. — Où est-il ? où est-il ? Où est son corps, Messala ?

messala. — Là-bas, là et Titinius gémissant près de lui.

brutus. — Le visage de Titinius est tourné vers le ciel !

caton. — Il s’est tué !

brutus. — Ô Jules César, tu es puissant encore ton ombre se promène sur la terre, et tourne nos épées contre nos propres entrailles.

(Bruit d’alarme éloigné.)

caton. — Brave Titinius ! voyez, n’a-t-il pas couronné Cassius mort ?

brutus. — Est-il encore au monde deux Romains semblables à ceux-là ? Toi le dernier de tous les Romains, adieu, repose en paix : il est impossible que jamais Rome enfante ton égal. — Amis, je dois plus de larmes à cet homme mort que vous ne me verrez lui en donner. — J’en trouverai le temps, Cassius, j’en trouverai le temps ! — Venez donc, et faites porter ce corps à Thasos. Ses obsèques ne se feront point dans notre camp ; elles pourraient nous abattre. — Suivez-moi, Lucilius ; venez aussi, jeune Caton : retournons au champ de bataille. Labéon, Flavius, faites avancer nos lignes. La troisième heure finit : avant la nuit, Romains, nous tenterons encore la fortune dans un nouveau combat[2].

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Une autre partie du champ de bataille.
Une mêléeEntrent en combattant des soldats des deux armées ; puis BRUTUS, CATON, LUCILIUS, et plusieurs autres.

brutus. — Encore, compatriotes ! oh ! tenez encore un moment.

caton. — Quel bâtard le refusera ? Qui veut me suivre ? Je veux proclamer mon nom dans tout le champ de bataille. — Je suis le fils de Marcus Caton, l’ennemi des tyrans, l’ami de ma patrie. Soldats, je suis le fils de Marcus Caton.

(Il charge l’ennemi.)

brutus. — Et moi je suis Brutus, Marcus Brutus, l’ami de mon pays ; connaissez-moi pour Brutus.

(Il sort en chargeant l’ennemi. — Le jeune Caton est accablé par le nombre et tombe.)

lucilius. — Ô jeune et noble Caton, te voilà tombé ! Eh bien ! tu meurs aussi courageusement que Titinius ; tu mérites qu’on t’honore comme le fils de Caton.

premier soldat. — Cède, ou tu meurs.

lucilius. — Je ne cède qu’à condition de mourir. Tiens, prends tout cet or pour me tuer à l’instant. (Il lui présente de l’or). Tue Brutus, et deviens fameux par sa mort.

premier soldat. — Il ne faut pas le tuer : c’est un illustre prisonnier.

second soldat. — Place, place. Dites à Antoine que Brutus est pris.

premier soldat. — C’est moi qui lui dirai cette nouvelle. Le général vient. (Entre Antoine). Brutus est pris, Brutus est pris, mon seigneur.

antoine. — Où est-il ?

lucilius. — En sûreté, Antoine ; Brutus est toujours en sûreté. Jamais, j’ose t’en répondre, jamais ennemi ne prendra vivant le noble Brutus. Les dieux le préservent d’une telle ignominie ! En quelque lieu que tu le trouves, vivant ou mort, tu le trouveras toujours semblable à Brutus, semblable à lui-même.

antoine. — Amis, ce n’est point là Brutus ; mais je vous assure que je ne regarde pas cette prise comme moins importante. Ayez soin qu’il ne soit fait aucun mal à cet homme ; traitez-le avec toute sorte d’égards. J’aimerais mieux avoir ses pareils pour amis que pour ennemis. Avancez, voyez si Brutus est mort ou en vie, et revenez à la tente d’Octave nous rendre compte de ce qui est arrivé.

(Ils sortent.)

SCÈNE V

Une partie de la plaine.
Entrent BRUTUS, DARDANIUS, CLITUS, STRATON et VOLUMNIUS.

brutus. — Venez, tristes restes de mes amis : reposons-nous sur ce rocher.

clitus. — Statilius a montré au loin sa torche allumée : cependant, mon seigneur, il ne revient point ; il est captif ou tué.

brutus. — Assieds-toi là, Clitus : tuer est le mot ; c’est l’action appropriée au moment. Écoute, Clitus.

(Il lui parle à l’oreille.)

clitus. — Quoi ! moi, monseigneur ? Non, pas pour le monde entier.

brutus. — Silence donc, pas de paroles.

clitus. — J’aimerais mieux me tuer moi-même.

brutus. — Dardanius, écoute.

(Il lui parle bas.)

dardanius. — Moi ! commettre une pareille action ?

clitus. — Ô Dardanius !

dardanius. — Ô Clitus !

clitus. — Quelle funeste demande Brutus t’a-t-il faite ?

dardanius. — De le tuer, Clitus. Regarde, le voilà qui médite.

clitus. — Maintenant ce noble vase est si plein de douleur, qu’il déborde jusque par ses yeux.

brutus. — Approche, bon Volumnius. Un mot, écoute.

volumnius. — Que veut mon maître ?

brutus. — Ceci, Volumnius. L’ombre de César m’est apparue la nuit à deux reprises différentes, une fois à Sardes, et la nuit dernière ici, dans les champs de Philippes. Je sais que mon heure est venue.

volumnius. — Non, seigneur, non.

brutus. — Elle est venue, j’en suis certain, Volumnius. Tu vois ce monde, Volumnius, et comment tout s’y passe. Nos ennemis nous ont battu, jusqu’au bord de l’abîme. Il est plus noble de nous y lancer nous-mêmes, que d’hésiter jusqu’à ce qu’ils nous y poussent. Bon Volumnius, tu sais que nous fûmes aux écoles ensemble. Au nom de cette vieille amitié qui nous unit, tiens, je t’en prie, la poignée de mon épée, tandis que je me jetterai sur le fer.

volumnius. — Ce n’est pas là l’office d’un ami, mon seigneur.

(Une nouvelle alarme.)

clitus. — Fuyez, fuyez, mon seigneur ! il n’y a pas un instant à perdre.

brutus. — Adieu, vous, et vous, et vous Volumnius. — Straton, tu es resté tout ce temps endormi : adieu, toi aussi, Straton. — Compatriotes, mon cœur se réjouit parce que dans toute ma vie je n’ai pas trouvé un homme qui ne me fût fidèle. Je recueillerai plus de gloire dans ce jour de désastre, qu’Octave et Marc-Antoine n’en obtiendront par cette vile conquête. Ainsi, adieu tous à la fois, car la langue de Brutus a presque terminé l’histoire de sa vie. La nuit est suspendue sur mes yeux ; et mes membres, qui n’ont travaillé que pour atteindre à cette heure, demandent le repos. (Alarme. — Cris derrière le théâtre.) Fuyez, fuyez, fuyez.

clitus. — Fuyez, mon seigneur, fuyez.

brutus. — Pars, je vais te suivre. — (Sortent Clitus, Dardanius et Volumnius.) Straton, je t’en prie, reste auprès de ton maître. Tu es un homme plein d’attachement, ta vie n’a point été sans honneur : prends donc mon épée, et détourne ton visage, tandis que je me précipiterai dessus. Veux-tu, Straton ?

straton. — Auparavant, donnez-moi votre main. Mon maître, adieu !

brutus. — Adieu, bon Straton. — César, maintenant apaise-toi : je ne te tuai pas la moitié d’aussi bon cœur.

(Il se précipite sur son épée, et meurt.)
(Une alarme. — Une retraite.) (Entrent Antoine, Octave et leur armée ; Messala et Lucius.)

octave, regardant Straton. — Quel est cet homme ?

messala. — Il appartient à mon général. — Straton, où est ton maître ?

straton. — Hors des chaînes que vous portez, Messala. Les vainqueurs n’ont plus que le pouvoir de le réduire en cendres. Brutus seul a triomphé de Brutus, et nul autre homme que lui n’a l’honneur de sa mort.

lucilius. — Et c’était ainsi qu’on devait trouver Brutus. — Je te rends grâces, Brutus, d’avoir prouvé que Lucilius disait la vérité.

octave. — Tous ceux qui servirent Brutus, je les retiens auprès de moi. — Mon ami, veux-tu passer avec moi ta vie ?

straton. — Oui, si Messala veut vous répondre de moi.

octave. — Fais-le, Messala.

messala. — Comment est mort mon général, Straton ?

straton. — J’ai tenu son épée, il s’est jeté sur le fer.

messala. — Octave, prends donc à ta suite celui qui a rendu le dernier service à mon maître.

antoine. — Ce fut là le plus noble Romain d’entre eux tous. Tous les conspirateurs, hors lui seul, n’ont fait ce qu’ils ont fait que par jalousie du grand César : lui seul entra dans leur ligue par un principe vertueux et de bien public. Sa vie fut douce les éléments de son être étaient si heureusement combinés, que la nature put se lever et dire à l’Univers : C’était un homme[3].

octave. — Rendons-lui le respect et les devoirs funèbres que mérite sa vertu. Son corps reposera cette nuit dans ma tente, environné de tous les honneurs qui conviennent à un soldat. Rappelons l’armée sous les tentes, et allons jouir ensemble de la gloire de cette heureuse journée.

(Ils sortent.)


FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
  1. Brutus lui répondit « Estant encore jeune et non assez expérimenté ès affaires de ce monde, je fis, ne sçay comment, un discours de philosophie par lequel je reprenois et blasmois fort Caton de s’estre desfait soy-mesme, comme n’estant point acte licite ny religieux, quant aux dieux ny quant aux hommes vertueux, de ne point céder à l’ordonnance divine, et ne prendre pas constamment en gré tout ce qui lui plaist nous envoyer, ains faire le restif et s’en retirer : mais maintenant me trouvant au milieu du péril, je suis de toute autre résolution, tellement que s’il ne plaist à Dieu que l’issue de cette bataille soit heureuse pour nous, je ne veux plus tenter d’autres esperances, ni tâcher à remettre sus de rechef autre équipage de guerre, ains me délivreray des misères de ce monde, car je donnai aux ides de mars ma vie à mon pays, pour laquelle j’en vivrai une autre libre et glorieuse. » Plutarque, Vie de Brutus.

    Shakspeare, qui n’a jamais mis en récit que ce qui lui est impossible de mettre en action, renferme ici en une seule scène le changement que plusieurs années ont opéré dans l’esprit de Brutus. C’est d’ailleurs une explication donnée d’avance des raisons pour lesquelles Brutus ne se tuera pas après la mort de Cassius et l’événement très-incertain de la bataille. Il s’annonce comme déterminé à tout supporter avec résignation, excepté le malheur auquel il ne croit pas qu’il soit permis à un homme d’honneur de se soumettre, la honte d’être mené en triomphe. Cette intention de l’auteur est évidente ; les commentateurs anglais qui ont multiplié les notes sur ce passage, auraient dû la faire remarquer.

  2. Ce ne fut pas le même jour, mais trois semaines après, que Brutus donna la seconde bataille dans ces mêmes plaines de Philippes où les deux armées demeurèrent tout ce temps en présence.
  3. Plutarque rapporte dans la Vie d’Antoine que celui-ci ayant trouvé le corps de Brutus, lui dit d’abord quelques injures, « mais ensuite il le couvrit de sa propre cotte d’armes, et donna ordre à l’un de ses serfs affranchis qu’il meist ordre à sa sépulture : et depuis ayant entendu que le serf affranchi n’avoit pas fait brûler lu cotte d’armes avec le corps pour autant qu’elle valoit beaucoup d’argent, et qu’il avoit substrait une bonne partie des deniers ordonnés pour ses funérailles et pour sa sépulture, il l’en feit mourrir. »