Jules Janin (Piedagnel)/1

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JULES JANIN




N ous causions avec l’auteur de la Fin d’un Monde (il y a de cela une quinzaine d’années), assis près de lui, par une belle matinée de juin, sous sa tonnelle verdoyante, en face d’une table rustique chargée de livres et de papiers. Jamais le chalet de Passy ne nous avait semblé plus paisible et plus riant. Le lierre le couvrait à demi de ses opulentes guirlandes. Pas un nuage dans le ciel bleu ! Partout des gazons pareils à du velours, des fleurs épanouies, et d’épais ombrages doucement agités par une tiède brise, qui caressait à la fois le marronnier centenaire, la rose odorante et les cheveux bouclés et blanchissants de l’ami Horace. L’acacia et le cytise mêlaient leurs grappes nombreuses, incessamment balancées, et la vigilante abeille bourdonnait et butinait alentour.

Ah ! nous ne saurions oublier l’attrayante physionomie du maître ! Étendu dans un large fauteuil de jonc, vêtu de son ample vareuse de drap rouge, la figure illuminée par son rire clair et ses yeux pétillants, il était bien le souverain légitime de cet enviable royaume, et l’on devinait tout de suite que la grâce parfaite, la véritable poésie, la loyauté et l’intime contentement, seraient toujours les hôtes familiers du logis.

En regardant cet honnête homme, ce charmant et vaillant esprit qui mettait sa plus grande joie, son suprême honneur, à écrire d’une main légère et infatigable des pages que tous les délicats se plaisent à relire, nous songions avec émotion à l’éloquente préface de ses Contes du Chalet (ils venaient justement de paraître), et nous nous redisions ces beaux vers, qui racontent si bien, en quelques lignes, toute une vie de travail, semée de bonnes actions, de pures espérances et de petits bonheurs :


Ami des braves gens et content de moi-même :
Un jardin sans épine, un logis sans remords,
Un cortège affligé quand j’irai chez les morts…
La Muse en donne moins au poëte qu’elle aime.
En si petit espace, ô ciel ! tant de bienfaits !
Un si cher compagnon, tant de grâce et de paix !
Ces rayons, cette fleur, ce rêve, cette branche,
Ce balcon si joyeux, ce toit qui rit et penche,
Ce grand œil bleu sur moi doucement arrêté !
Tout ce beau quart d’arpent, pour mon unique usage…
À ces bonheurs, dans leur bonté,
Si les dieux ajoutaient un peu de liberté,
Je n’en voudrais pas davantage !


Tout en parlant, Jules Janin annotait au crayon des volumes et des manuscrits, car il se reposait rarement ; et comme l’entretien roulait sur la magie du souvenir, nous lui dîmes soudain :

« Vous devriez dicter vos mémoires.

— Y pensez-vous ? » Et il se prit à rire joyeusement. « Mes mémoires, grand Dieu ! Je suis, mon cher ami, comme les peuples heureux : je n’ai point d’histoire. Lorsque je ne serai plus, si un homme de loisir et de bonne volonté juge à propos de narrer la vie de l’humble J. J., sa tâche, à coup sûr, ne lui demandera pas des années ! On pourrait se borner à écrire ceci : « Il rédigea fidèlement, pendant… supposons un demi-siècle !… le feuilleton des Débats, et il composa des Contes à la louange de la jeunesse aux dents blanches et des esprits en belle humeur. La goutte le tourmenta souvent ; mais, pour triompher de cette ennemie intime, il avait à ses côtés, Dieu merci ! une compagne intelligente et dévouée, et ses chers livres à portée de la main. »

Et il ajouta, après un court silence : « Quand on a toujours sincèrement honoré les lettres et que l’on possède des amis qui s’appellent Bossuet. Corneille, Molière, Diderot, Horace et Virgile, on est vraiment riche et digne d’envie, car le morne ennui vous demeure inconnu ! »

Puis, prenant parmi les livres ouverts çà et là un mince cahier in-18 : « Tenez, nous dit-il, voici un fragment de ma jeunesse, et l’un des meilleurs, à coup sûr : c’est la préface de mes Contes nouveaux, si vieux aujourd’hui que personne, hélas ! ne les connaît plus. Lorsque j’écrivais ces pages printanières, le diable habitait le fond de ma bourse, tout le long de la semaine et même le dimanche, mais mon cœur débordait d’illusions. Oh ! le beau temps des folles chimères, vêtues d’or et de soie ! C’était en 1832… Ah ! que c’est loin ! Emportez cela, mon ami ; vous le lirez à vos moments perdus. » Alors il nous tendit la brochure jaunie, zébrée de notes griffonnées en tous sens. Et, voyant que nous cherchions à déchiffrer quelques-uns de ces hiéroglyphes, dignes des patients efforts d’un Champollion :

« Oui, fit-il, souriant, j’ai voulu récemment corriger ce fatras. Grâce au Ciel ! je me suis vite aperçu de mon erreur. Cette préface exubérante est remplie d’inexpérience, j’en conviens volontiers ; mais en revanche, ô mon lecteur ! ne garde-t-elle point, je vous prie, ce je ne sais quoi, ce duvet juvénile, cette ineffable senteur d’avril qui pénètre, qui réchauffe, et que rien ne remplace ? Allons, allons, croyez-moi, il ne faut pas toucher à ces choses-là. »




II




N ous la relisions, hier encore, cette préface émue et radieuse, dans laquelle l’illustre auteur du Livre, — ce vif esprit toujours prêt, — raconte son arrivée à Paris, sa pauvreté, ses espérances, ses veilles fécondes, les mille obstacles qu’il a fallu vaincre, le rêve enivrant, les petits bonheurs — si grands ! — de la vingtième année, les robustes illusions et le travail léger, l’heureuse insouciance qui console et l’énergie qui triomphe !… Nous étions de nouveau sous le charme de cette lecture, et, dans notre pensée attendrie, ressuscitant soudain tout le passé de cet admirable écrivain, constamment sur la brèche, et qui a tenu une place exceptionnelle dans le monde littéraire, nous voyions se dérouler devant nous cette existence si bien remplie : tant d’œuvres étincelantes, tant de probité, de dévouement, et tant d’honneurs mérités !

En effet, que d’indicibles joies trouvées, durant plus de cinquante ans, dans l’accomplissement de la tâche de chaque jour, et quel noble exemple qu’une telle vie !


Jules Janin, né le 16 février 1804[1] à Saint-Étienne, y commença ses études, et les termina au collège Louis-le-Grand.

Voici, sur ses premiers souvenirs d’écolier, une bien jolie page, absolument inédite :

J’avais huit ans, lorsqu’un jour le vieux collège de Saint-Étienne s’ouvrit à M. le recteur de l’Académie de Lyon. C’était un homme taillé sur le patron de quelque dieu de la Fable. Il fallait un instant pour s’habituer à ce fier visage, à ce beau geste, à ce regard plein de feu. — Ce qu’il venait faire en ce lieu paisible ? Il venait distribuer les bienfaits ou les bourses de notre antique cité ; mais, comme on avait été trop tard averti, il s’était rencontré peu d’ambitieux de cette récompense. Alors, M. de Regel (c’était le nom du recteur) : — « Mes enfants, dit-il, qu’avez-vous appris ? Que savez-vous ? » Et comme nous demeurions interdits à son aspect, interdits et muets : — « Qui de vous, reprit-il, peut réciter sans se tromper, le Credo, en latin et en français ? » — Moi qui, dans ce temps-là, ne doutais de rien (j’ai bien changé depuis !), je m’avance soudain, et, faisant le signe de la croix, je récite à ce brave homme, et dans les deux langues, cette page immortelle où toute sagesse est contenue. On m’écoutait avec admiration : c’était pourtant ma mère qui m’avait appris le Credo chaque dimanche ! Et quand j’eus fini : — « Mon ami, s’écria le recteur, je suis content, et je rendrai de vous bon témoignage ! » En même temps, il posait sa belle main sur ma tête bouclée, en guise d’adoption. Voilà mon histoire, et mon premier pas au Parnasse. Et j’oublierais les bontés de l’Université ! Et je cesserais de te bénir, ô mère bienfaisante, qui m’entourais d’une si vive affection, qui m’as nourri de ton lait ! Toi à qui je dois les premières louanges que j’aie reçues et mes premières amitiés !…


Quand il parlait de son cher collége de Saint-Étienne, l’ermite de Passy devenait tout joyeux. — « Ma pensée y revient, disait-il, aussitôt que je veux faire un beau rêve ! »

Alors je revois le petit cloître et le grand jardin, et la salle d’études et les vieux arbres, si remplis de murmures et d’ombre… Tout d’un coup, par une grande porte qui s’ouvrait sur les jardins, nous entrions dans une cour très-vaste. Au bout de la cour, par un sentier bordé de tilleuls, on pénétrait dans l’enceinte élégante, pleine de fruits et de fleurs… Bref, c’était un lieu rare et charmant, où les Bénédictins avaient laissé leur empreinte. Il y avait d’autre part une classe ouverte, où chaque élève usurpait le nom d’un grand artiste d’autrefois. Même il me souvient que je m’appelais Scamozzi, et qu’au bout de vingt ans, passant par la ville de Gênes, la ville des palais, je trouvai que mon Scamozzi était l’architecte qui avait bâti la belle maison voisine du palais de Razzo. C’était superbe ! Alors je fus très-fier de m’être appelé Scamozzi, bien que ce nom me rappelât toutes sortes d’amendes auxquelles nous étions condamnés par notre maître de dessin[2].

Lorsqu’il dut s’éloigner de sa famille et de ses amis d’enfance, combien son cœur se serra !

Il n’a jamais oublié cette tristesse des premiers adieux :

La chambre de ma mère donnait justement sur le grand fleuve. Ce jour-là, le Rhône était bien grondeur. On l’entendait mugir, on le voyait, à travers les rideaux, scintiller comme une flamme ; il battait le pied de la maison, frappant déjà à la porte et demandant à haute voix à y entrer. Moi, sur le point de partir, je me précipitai dans les bras de ma mère, qui était déjà malade de la maladie dont elle est morte, pauvre mère ! Elle me tendit les bras avec des larmes et des sanglots. Ma mère était belle ; et partout à Condrieu, où elle était née, quand Condrieu était une ville animée et joyeuse, livrée aux doubles fêtes de la navigation et de la vendange, on citait ma mère pour la fraîcheur de ses joues, la blancheur de ses mains et la beauté de ses bras. Je ne l’avais jamais vue pleurer que ce jour-là ; car c’était une femme heureuse naturellement et d’un caractère élevé et fort, qui ne s’étonnait guère des petits malheurs qui s’élèvent dans tous les ménages… J’étais donc assis sur son lit sans mot dire. Elle ne me dit rien non plus, me prenant la main et m’embrassant, essuyant ses larmes pour pleurer encore… À présent que je me souviens de cette douleur muette, il me semble que je n’ai jamais eu tant de douleur.
Ma mère n’était pas la seule mère qu’il me fallut quitter en quittant ma petite ville ; j’en avais une autre, qui m’était bien chère aussi : c’était ma grand’tante. Voilà une femme ! Elle m’avait adopté tout enfant, un jour qu’en revenant de l’île de Corse, comme nous revenons de Saint-Cloud, elle m’avait rencontré dans le jardin et que j’avais couru au-devant d’elle, la tirant à moi comme si je m’étais douté de tout le bien qu’elle me ferait…

Le cruel moment de la séparation arriva pourtant[3] — Les trois années passées au no 167 de la rue Saint-Jacques auraient été, en somme, assez monotones, si notre écolier (il allait avoir quinze ans quand il entra dans le vieux collège royal) ne s’était lié bientôt avec quelques condisciples d’élite : Cuvillier-Fleury, Lerminier, Boitard, Sainte-Beuve, et deux ou trois autres encore dont la chaude amitié, depuis, ne lui fit jamais défaut.

À peine sorti de Louis-le-Grand, et ardemment désireux de se créer une petite place au soleil parisien, il se sentit tout à coup bien seul et profondément découragé. Cette ville éternelle est si vaste, et l’égoïsme y règne d’une façon si terrible ! Un tourbillon, ce Paris, une fournaise, et en même temps, hélas ! un immense désert. Ô le triste miracle : on y étouffe et on y gèle !

Il restait donc rêveur, sur le seuil du collège aux murs sombres et couverts de mousse, regardant, accablé, et en quelque sorte frissonnant, « ces joyeux enfants devenus des hommes s’en aller à cheval, en voiture, à pied, dans des maisons toutes préparées pour les recevoir » ; il songeait, avec une inquiétude toujours croissante, à l’avenir si incertain, lorsque, tout au bas de la rue étroite, ô bonheur inespéré ! sa seconde mère apparut. Mais laissons-le lui-même nous dire éloquemment sa joie infinie :

Je vis, accourant à aussi grands pas que le permettait sa vieillesse, je vis arriver ma vieille bonne tante, mon soutien, mon amie, mon espoir, frêle bâton de ma jeunesse, ma tante, ma Providence ! Pauvre femme ! Elle avait alors quatre-vingts ans passés ; mais c’était une femme du vieux temps, qui avait été toute sa vie belle et forte, et d’un grand cœur… Elle venait ce jour-là (du fond du Forez), fidèle à notre mandat tacite de ne nous jamais quitter, elle venait à Paris me reprendre pour y vivre avec moi, inconnu et pauvre, pauvre et inconnue comme moi !
Quelle femme ! À l’âge où l’on s’arrange pour mourir, à l’âge du repos et des longs rêves, elle avait tout quitté pour venir à moi dans la foule. Elle avait quitté sa maison bien arrangée, son feu toujours allumé, son petit jardin, ses vieux amis, son influence dans sa petite ville, elle avait tout quitté. Elle venait à moi ce jour-là, arrivée qu’elle était de la veille, après un voyage de cent lieues. Je la reconnus tout d’abord là-bas au milieu des voitures, longeant le mur, s’appuyant sur sa canne, vive encore, ne me cherchant pas même du regard, tant son cœur lui disait que j’étais là !… Alors, alors je me sentis vivre : j’avais une protection, j’avais de quoi être aimé, j’avais de quoi aimer.

Quels embrassements de cœur à cœur et quelles douces larmes !

Ils se mirent aussitôt en devoir de chercher un abri :

Hélas ! à chaque nouvelle maison dont nous visitions ainsi les combles, ma tante et moi nous n’osions pas nous consulter, même des yeux. Quoi donc ! habiter là, elle si vieille, moi si jeune ? Quoi donc ! vivre dans cet air, dans ce bruit, dans cette ombre, dans ce voisinage, au milieu de ce vice, de cette misère, et sous la loi de ce portier, elle si vieille et moi si jeune ?… Et pendant trois jours, rentrés le soir dans notre auberge, nous récapitulions tous les appartements que nous avions vus dans la journée, et toujours avec cette monotone conclusion : « C’est trop laid, c’est trop haut » ; ou cette autre non moins triste conclusion : « C’est trop cher ! »

Néanmoins, les voilà enfin installés, cet allègre hiver et ce gai printemps, tout au haut d’une maison de la rue du Dragon, dans un nid « triste, mais décent ; élevé, mais au quatrième ; d’une entrée obscure, mais très-clair ; loué par un huissier, mais à un prix raisonnable ». Quatre ans s’écoulèrent dans ce paisible et modeste logis. Pour vivre, le futur académicien donna d’abord, sans relâche, des leçons à deux francs le cachet, luttant bravement contre la misère, et confiant d’ailleurs en son étoile. N’avait il pas pour auxiliaire la jeunesse, cette fée enivrante qu’il a toute sa vie si poétiquement célébrée ? Écoutez comme il en parle :

Ô la jeunesse ! la jeunesse ! Dans le livre, dans le drame, dans le rêve, dans le monde, elle peut remplacer merveilleusement toutes choses. La jeunesse, c’est l’espérance en sa fleur, ce sont toutes les émotions du cœur de l’homme, j’entends toutes les nobles et douces émotions réunies, entassées, florissantes et chantantes passions d’un jeune cœur. La jeunesse, c’est la misère folâtre, c’est le frais sommeil, c’est la santé qui vit de peu ; c’est l’amour au hasard qui bondit comme un jeune lion, ce sont les jolies filles en robes fanées, aux dents blanches, aux mains rouges, au sein qui bat. La jeunesse, c’est la poésie, éparse çà et là, qui vous accompagne comme un parfum invisible ; elle se joue à votre chevet, elle s’assied à votre table, elle rit dans votre verre à demi-plein ; c’est elle qui ouvre la porte aux créanciers avec son air madré et boudeur, et qui les paye avec un sourire. Dites-moi donc, quand vous faites un livre, si votre héros est un jeune homme ! En ce cas, vous êtes sauvé, mon frère, en ce cas vous allez faire un chef-d’œuvre[4].

Nous trompons-nous ? Ces lignes ne sont-elles point vivantes et ravissantes ? Comme il a su voir, n’est-il pas vrai, tout ce beau cortège de la jeunesse à travers un prisme enchanteur ? Eh bien, cette saine et intarissable gaieté, cette sève d’avril, lui furent d’un puissant secours évidemment ; mais gardons-nous d’oublier que la vieille tante, témoin de son labeur, compagne de sa pauvreté, humble, tendre et ingénieuse consolatrice des heures mauvaises, mérita sans cesse l’ardente reconnaissance du courageux écrivain[5].

Lui, du reste, ne l’oublia pas un seul instant, et, à l’aide du premier argent gagné avec sa plume au Journal des Débats, savez-vous ce qu’il fit ? S’étant adressé à un artiste de grand talent, à Eugène Devéria lui-même, qui comprit bien vite sa généreuse pensée, il le pria de reproduire la douce physionomie de sa Providence en cheveux blancs. Ce portrait de la bonne vieille, de l’amie de l’enfance turbulente et de la première jeunesse pauvre et studieuse, que de fois nous l’avons vu dans le chalet de Passy ! Que de fois nous avons contemplé avec recueillement cette figure colorée et ridée, si franche et si sympathique, encadrée dans un bonnet de blanche mousseline à larges tuyaux !… Jusqu’à la dernière heure il l’a eue sous les yeux. Elle était placée tout près de son lit ; et, au bas de cette chère image, d’une main tremblante d’émotion, il écrivit (le 3 juin 1865) ces vers improvisés par son cœur :


Voici donc le portrait de ma seconde mère,
Ma tante, ange gardien qui mourut centenaire.
Ô toi, qui dans cent ans trouveras quelque jour,
Sur les quais, sur les ponts, au coin du carrefour,
Livrée à tous les vents de bise et d’agonie,
Cette image à bon droit honorée et bénie,
Accepte, ami Passant, par grâce et par raison,
Ce cadre, qui sera l’honneur de ta maison.
Ainsi, dans ton respect et ta reconnaissance,
D’un honnête écrivain j’aurai la récompense.




III




M ais, quel qu’en soit le charme, ne nous attardons pas davantage à ces souvenirs du printemps. L’espace nous est mesuré, et il nous reste à dire tant de choses encore !

Les débuts littéraires de Jules Janin eurent lieu dans le Courrier des Théâtres : il y rendait compte des leçons de M. Villemain. Son entrée au premier Figaro ne tarde guère (1827), et le voilà riche et content — avec cinquante francs par mois ! Un peu plus tard, il devient l’un des rédacteurs de la Quotidienne puis il passe au Messager des Chambres. En novembre 1829, il entre au Journal des Débats, où il fait d’abord de la politique ! Un an après, il y succède à Duvicquet, comme critique théâtral, et, à dater de cette heure fortunée, que de batailles livrées joyeusement, d’une plume alerte et vaillante, et que de victoires à enregistrer ! Chaque semaine, un triomphe nouveau. Il étonne, il attire, il règne, il juge, il enchante, et ses feuilletons du lundi sont attendus avec impatience et savourés par les gourmets. Pendant quarante ans, sans un seul jour de lassitude, ces pages exquises, si vives, si brillantes, si originales et si variées, ont été la fête des lecteurs des Débats, et en même temps l’honneur de ce journal célèbre.

Un pareil succès suffirait à contenter les plus ambitieux de renommée. Eh bien, ce n’est pas tout ! Que de romans pleins de verve et d’élégance (quoique un peu inférieurs, en général, à ses feuilletons), que d’études finement écrites, que de trésors semés d’une main prodigue par ce charmeur inimitable : l’Âne mort, Barnave, la Confession, le Chemin de traverse, la Religieuse de Toulouse, les Gaietés champêtres, la Normandie, la Bretagne, la Fin d’un Monde, l’Amour des Livres, l’Interné, les Oiseaux bleus, les Petits Romans d’hier et d’aujourd’hui, le Talisman, les Contes fantastiques, Rachel et la Tragédie, Debureau, Circé, les Contes du Chalet, les Contes non estampillés, le Livre, les Amours du chevalier de Fosseuse, les Petits Bonheurs, la Poésie et l’Éloquence à Rome au temps des Césars, Paris et Versailles il y a cent ans, la Semaine des trois Jeudis, et la Dame à l’Œillet rouge[6] ! Est-ce tout, cette fois ? Non, pas encore. Il fait à l’Athénée (en 1834) un cours sur l’Histoire du journal en France ; puis il part pour l’Italie, et raconte allègrement son voyage ; il rajeunit Clarisse Harlowe, et se repose de ce travail en habillant Sterne à la française et en allongeant les aventures de Manon Lescaut. Son Histoire de la Littérature dramatique, en six volumes (choix de ses feuilletons du lundi), lui vaut un ravissant article de M. de Sacy, et cinquante autres non moins élogieux. Sa plume, toujours légère et féconde, écrit d’attrayantes et innombrables préfaces[7]. Il fonde la Revue de Paris et le Journal des Enfants ; il collabore, en outre, aux Cent-et un, au Dictionnaire de la Conversation, à l’Artiste, au Diable à Paris, à l’Album de la Mode, aux Français peints par eux-mêmes, et à l’Encyclopédie des gens du monde ; on le rencontre à l’Indépendance belge, sous le pseudonyme d’Éraste, et on le trouve à la même heure à la Revue contemporaine, à la Revue nouvelle, à l’Illustration, à l’Universel et au Musée des Familles. Il donne çà et là des fantaisies, des esquisses, des contes, des articles bibliographiques, des nouvelles ; il publie des portraits littéraires (Lamartine, François Ponsard, Alexandre Dumas ; Béranger et son Temps[8]), ne se lassant jamais de produire, et bien certain que les délicats le suivront partout et toujours !

Hélas ! il faut, bon gré, mal gré, renoncer au plaisir d’analyser ces ouvrages si nombreux, dont une notable partie vivra, car l’esprit y pétille et la grâce y rayonne ! Mais à quoi bon, d’ailleurs ? Vous les avez lues, ces pages charmantes et prime-sautières, et vous les relirez, on peut aisément le prédire. Cependant nous devons nous arrêter au moins quelques minutes devant un chef-d’œuvre incontestable, devant ce tableau si mouvementé, si réussi, qui a pour titre : La Fin d’un Monde et du Neveu de Rameau !

Ce beau livre prouve, en effet, avec quel zèle passionné Jules Janin a ressuscité l’époque, vraiment curieuse, justement appelée la fin d’un monde. Les chapitres, pleins de vie, nous montrent tour à tour les physionomies, les grâces, les originalités, les coutumes, les faiblesses, les erreurs, de ce siècle bizarre, sceptique, élégant, spirituel et frivole. Que de titres riches en promesses toujours tenues, et combien de détails piquants mis vigoureusement en lumière !

Il y a dans ce tome, sur le xviiie siècle, la matière de dix volumes. Et tout cela est vivant, sémillant, finement railleur, poudré, pimpant, énergique, galant, musqué, amoureux, saisissant…, ravissant ! Comme l’illustre écrivain a su comprendre ces singuliers types de philosophes, ces mignons abbés, caillettes à petit collet ; ces irrésistibles comédiennes, ces roués conquérants, ces poëtes enrubannés, ces féroces pamphlétaires, ces adorables duchesses ! Comme il a su peindre et raconter les ballets de l’Opéra, les bruits de l’Œil-de-Bœuf et ceux de la Place Royale, les soupers exquis, le café Procope plein de discussions orageuses et d’épaisse fumée, les fermiers généraux pleins de suffisance, l’étiquette et la fantaisie, les magnifiques processions de Saint-Sulpice, les séances de la Sorbonne et le boudoir de Mlle Duthé, le For-l’Évêque et les racoleurs, l’Almanach royal et les chansons du carrefour, tout ce tumulte, toutes ces malices, toutes ces grandeurs, toutes ces élégances, toutes ces misères, tout ce monde enfin, si complètement disparu !

Tour à tour, avec un esprit infatigable, avec une science profonde, — on jurerait qu’il a vécu de leur temps, — Jules Janin nous parle de Diderot et de Rameau, du Mercure, de l’Encyclopédie, de Lantara, de Mlle Hus et du censeur royal, de la Guimard, du financier Bourette et du marquis de Nesle, des romances de Moncrif et des romans de Mme de Graffigny, du lieutenant civil et du poëte Gilbert, du prince de Conti, de Jean-Jacques Rousseau, de la Dugazon et de Mme de la Popelinière… Le siècle entier y passe, avec ses folies, ses spirituelles gaietés, ses éclairs de génie et le terrible coup de tonnerre final ! L’enchanteur agite sa baguette, et tout s’anime à l’instant : tantôt nous voici éblouis, et tantôt effrayés.

L’historien, mettant ainsi fort ingénieusement en présence le célèbre neveu du musicien Rameau et le philosophe Diderot, continue et complète, avec un art infini, la création étonnante de Diderot lui-même. À côté des pages sombres et énergiques, indispensables, il en existe d’ensoleillées et de joyeuses, dans ce livre qui nous retrace l’étrange et charmante époque où tant de grâce et de vif esprit ont été mêlés à tant de scandales et de légèretés coupables, hélas ! si cruellement punis !

On voit à merveille, en lisant cette étude puissante et colorée, écrite à l’automne de la vie, que l’esprit du maître est demeuré jeune et pétillant, et que sa verve intarissable n’a rien perdu de son originalité. En vain les années ont marché, en vain ce fervent admirateur des vrais chefs-d’œuvre a blanchi, en vain il s’est courbé, en vain la goutte impitoyable l’a condamné, lui, l’ami des ombreux sentiers, à rester immobile dans son vaste fauteuil, on peut l’affirmer, son heureuse passion pour les lettres a jusqu’au bout conservé toute sa force. En dépit de l′âge et de la maladie, l’auteur de la Fin d’un Monde, fidèle à son passé, donne raison à M. Barbey d’Aurevilly, qui a dit excellemment : « Le brillant talent de M. Jules Janin n’a jamais été qu’une jeunesse. Ce talent s’appelle vingt-cinq ans. »




IV




D onc, l’été a fui, puis l’automne ; voici l’hiver ! Croyez-vous que le maître se repose ? Non, certes. Sur sa tête il a neigé, mais le cœur est resté jeune. Pour oublier la souffrance maudite qui l’assiège trop souvent, il travaille toujours, au contraire, et il se console de ne pouvoir marcher dans les allées sinueuses du jardin en traduisant son cher Horace. Encore un triomphe ! Les éditions se succèdent, et l’ermite de Passy se met à traduire Virgile — en vers cette fois. — Il vit, paisible et honoré, indulgent et cordial, au milieu de ses beaux livres artistement groupés ; et, sans quitter son fauteuil de cuir, — le fauteuil où mourut Béranger ! — devenu président d’honneur du Caveau (en 1866), il compose gaiement la chanson d’usage, malgré la goutte qui le tyrannise, et en buvant à petits coups un grand verre d’eau rougie :


Ô vous dont les grâces parfaites
Ont allégé mes déplaisirs,
Vrais buveurs, gourmands et poëtes,
Chansonniers des légers loisirs,
Le Caveau, c’est le vrai Parnasse !
À vos côtés faites-moi place,
Et m’apprenez à l’unisson
Comment se trousse une chanson !

Mais abuser de l′espérance,
Chanter sans voix, triste science !
J’avais promis, en plein été,
Dans un jour de belle santé,
— Ce jour-là, content et superbe,
J’aurais dîné même sur l′herbe, —
D’écrire à votre intention,
Mon couplet de réception :

J’aurais chanté Margot la belle,
Et son doux rire, et sa querelle
— Un appel à maint jouvenceau —
Et son jupon rouge ponceau !

Le fils de Sémélé ne veut pas que je chante
Une beauté leste et vivante,
Il dit que ça m’est défendu,
Que j’en serais tout morfondu ;
Mais il me permettrait sans peine
De célébrer la vieille Hélène,
Et l’antique Lydie et l’ancienne Chloé,
Et Néobule et Pholoé :
Voilà des amours salutaires !
Et diamant mieux que ces grand’mères
Se laissaient aimer bien avant
Que Christophe Colomb eût mis sa barque au vent.

Modère, Jeanneton, le feu de ta prunelle !
Échanson, verse-moi de ton plus petit vin !
Ne comptez pas sur moi pour le roi du festin…
Amis, déjà voici que je chancelle
D’avoir bu trop d’eau ce matin !

Vous vouliez une chanson aimable et pimpante, soyez satisfaits ; ce n’est pas plus difficile que cela.

Enfin, le 7 avril 1870, Jules Janin est nommé membre de l’Académie française (ô la juste récompense !)[9] ; il dicte son discours de réception[10], et voilà vingt belles pages de plus. Ajoutons que ce discours, prononcé le 9 novembre 1871, fut très-chaleureusement accueilli.

On comprendra sans peine cet éclatant succès, rien qu’en lisant le passage où le nouvel académicien parle des laborieuses années de la jeunesse de Sainte-Beuve, son prédécesseur, et de ses études personnelles :


Les poëtes de la nouvelle aurore, ennemis du meurtre et des batailles, ont murmuré leurs plus beaux vers à nos oreilles, enchantées de ces divines mélodies ; jeunes gens, nous avons été gouvernés par des intelligences droites, par des puissances bienveillantes.
En même temps, Dieu soit loué ! nous avons eu, quand nous vivions encore sous la clémence auguste de nos belles années, nous indiquant les grands sentiers, les plus véritables instituteurs qui aient laissé leur salutaire empreinte dans les jeunes esprits confiés à leur science, à leur honneur.

L’un[11], qui florissait par tous les dons de la parole, un Athénien de Périclès, un rhéteur merveilleux, nous parlait des grands écrivains d’Athènes, de Rome et de Paris. Il allait sans cesse, avec une grâce, une éloquence, une énergie, irrésistibles, de Démosthène à Bossuet, de Sophocle à Corneille, de Virgile à Racine. Il avait tout vu, tout appris, tout compris ; il s’enivrait des bruits enchanteurs et des grâces correctes de la langue savante ; autour de cette chaire éloquente, il nous tenait émus, intéressés, attentifs, charmés. Qu’il parlât d’une fable de La Fontaine ou des poëmes d’Homère, il avait la vie, il avait la force, et le plus ferme espoir en nos intelligences naissantes.
Ou bien, c’était l’autre[12] : un austère, un sévère, un impitoyable historien. Ces mêmes âmes que son confrère subjuguait par son charme, il les forçait d’entrer dans l’histoire. À l’entendre invoquer les vieux âges et les divers phénomènes de ces civilisations dont il retrouvait la trace, à la façon de ces chars dont la roue est encore brûlante sur les dalles silencieuses de Pompéi, on se demandait quel était donc ce réformateur animé des passions les plus vivantes de la justice et de la vérité.
Le troisième[13] indiquait à ces heureux enfants les secrets merveilleux de la philosophie. Il venait en droite ligne du cap Sunium ; il assistait au banquet où le divin Socrate enseignait aux convives une âme immortelle. Son discours exhalait les plus doux parfums de l’Attique ; il était l’ami de Périclès, et plus encore d’Aspasie. Intelligence, esprit, éloquence, il avait tout : le javelot et le rayon.
Le vent était si doux qui nous venait d’Épire !
On éprouvait si complètement la douceur de vivre ! L’Europe entière était en paix ; la France essayait ses libertés naissantes ; elle revenait (après la révolution de Juillet) à l’enchantement de l’éloquence et des beaux-arts. Plus de mères en deuil, plus de fils mutilés, plus d’enraves à l’honnête et libre parole. De toutes parts les lettres, naguère encore comprimées et soumises au joug du censeur, se pressent autour de ces chartes, pareilles à des boulevards, pour veiller à la défense des plus belles inventions de ce bas monde. Ainsi, plus on s’était battu dans tout l’univers, plus le grand Empereur avait été obéi et tout-puissant, ne laissant après lui d’autre héritier que le genre humain (c’est un mot de M. de Salvandy), plus la France éprouvait le besoin de tout apprendre et de tout sauver.
L’heure intelligente et clémente. Messieurs ! Je m’en souviens comme si c’était d’hier. M. Sainte-Beuve et moi nous étions du même âge et des mêmes écoles. Ainsi chacun de nous rendrait témoignage, au besoin, du courage et du labeur de ses camarades. J’en atteste ici, assis à mes côtés, ces chers témoins de ma vie et de ma fidélité[14]. Nous vivions jeunes et superbes sous le consulat de Plancus. Nous l’avons tous connu, ce doux consulat de la vingtième année, en pleine espérance, en plein orgueil matinal. Pas de doute à ces heures choisies, pas de barrière et pas de murmure ! On va tête levée, on obéit à l’inspiration printanière, on ne sait rien de l’ambition et de ses délires, de la fortune et de ses obstacles. « De temps à autre j’ôtais mon chapeau, s’écrie un héros de Shakespeare, afin de voir s’il n’avait pas pris feu à quelque étoile ! » Tout vivait et se renouvelait dans un cercle enchanté : Virgile avait vingt-cinq ans ; Horace en avait trente à peine ; Ovide était le roi de la jeunesse ; Tibulle était loin de songer au suicide, et Varius ne pensait guère qu’il entrerait aux conseils de César !…



V




N aguère, rue de Richelieu (en septembre 1838), le critique des Débats, tout radieux, découvrait une véritable tragédienne. La salle, ce soir-là, était presque déserte. — Quelle bonne fortune pour ce lettré, une étoile à signaler avec enthousiasme ! Amis, applaudissez ! Et l’amour, et la haine, et la majesté, et toutes les violences, et toutes les séductions, le crime terrifiant, l’exquise tendresse et l’émotion poignante : c’est elle ! c’est Phèdre, c’est Athalie, c’est Andromaque, c’est Pauline, c’est Camille, c’est Chimène !… Voyez ce regard profond, chargé d’éclairs ; admirez ce geste sobre et éloquent, prêtez l’oreille à cette voix pénétrante. Saluez, saluez la grande Rachel !

Plus tard, fidèle à sa noble et chère passion, il met Ponsard en lumière. Il l’encourage, il le protège, il l’aide de toutes ses forces persévérantes ; et, quand le poëte de l’Honneur et l’Argent est frappé par la maladie, il le reçoit à bras ouverts dans sa maison, et l’entoure, jusqu’à la minute suprême, de la plus tendre sollicitude.

M. Camille Doucet, répondant à Jules Janin, lors de son entrée à l’Institut, rappela ce fait si honorable, dans un discours tout rempli de grâce et de spirituelle vivacité :

Un jour, monsieur, — et celui-là fut un jour heureux pour vous, pour les lettres et pour l’Académie, — un jeune homme inconnu, timide à la fois et fier, arrivant de loin, comme vous jadis, et presque de chez vous, frappait, non sans crainte, un manuscrit à la main, à la porte de votre maison, à la porte de votre cœur. Dès le lendemain, monsieur, vous annonciez avec grand fracas à l’univers, urbi et orbi, qu’un petit-fils de Sophocle venait d’apparaître tout armé en guerre, prêt à la bataille et sûr de la victoire !
Vous aviez engagé pour lui votre parole, Lucrèce la dégagea.

Les traits les plus saillants du caractère de Jules Janin ont toujours été, incontestablement, l’ardent amour des lettres, auquel nous avons déjà rendu hommage, et (comme l’a si bien dit M. Louis Ratisbonne) son faible pour les vaincus. On sait quel culte il avait pour la famille d’Orléans. Personne non plus n’a oublié les pages admirables qu’il écrivit, dans son Histoire de la Littérature dramatique, à propos de l’exil de Victor Hugo. Et les vers émus et splendides que le grand poëte lui adressa de Guernesey, en guise de remercîment, restent aussi dans toutes les mémoires :

Je dormais, en effet, et tu me réveillas.
Je te criai : « Salut ! » et tu me dis : « Hélas ! »
Et cet instant fut doux, et nous nous embrassâmes ;
Nous mêlâmes tes pleurs, mon sourire et nos âmes.
..................
Et voilà qu’à travers ces brumes et ces eaux,
Tes volumes exquis m’arrivent, blancs oiseaux,
M’apportant le rameau qu’apportent les colombes
Aux arches, et le chant que le cygne offre aux tombes,

Et jetant à mes rocs tout l’éblouissement
De Paris glorieux et de Paris charmant !
Et je lis, et mon front s’éclaire, et je savoure
Ton style, ta gaîté, ta douceur, ta bravoure.
Merci, toi dont le cœur aima, sentit, comprit !
Merci, devin ! merci, frère, poëte, esprit,
Qui viens chanter cet hymne à côté de ma vie[15] !

Jules Janin fut toujours fidèle à ses amitiés. Lisez cet adieu à Théodose Burette, et dites s’il est possible de parler avec plus d’émotion d’un camarade d’enfance :

Tu n’es déjà plus de ce monde, toi qui m’as si souvent prêté l’appui de ta force et de ton courage. Mon vieil ami, mon protecteur et mon conseil ! si heureux quand tu avais une louange à faire, et si triste quand c’était un blâme ! Quand il avait une idée, il me la donnait aussitôt ; quand il avait fait une découverte favorable, sa découverte était pour moi. Enfants des mêmes travaux, enfants des mêmes plaisirs, sortis de la même génération et du même collège, nous avons été tout de suite heureux de peu, contents de tout ; jamais nous n’avons joué au génie incompris, au désespoir, au byronisme, et la mélancolie elle-même, elle eût ri à nos gais visages. Que de gaietés, lui et moi ! quelles fêtes innocentes de la jeunesse et que de printemps en fleurs ! Plus tard, et quand déjà pointait l’âge mûr, nous aimions à nous rendre cette justice que nous avions été fidèles aux amitiés de notre enfance. Oui, nous avons pleuré avec ceux qui pleuraient, nous avons battu des mains aux grands triomphes de ceux qui marchaient en avant, nous avons aimé les puissants et les célèbres, à plus forte raison les inconnus et les malheureux… De tous deux, tu as été le plus sage, car tu as été le plus modeste. Le grand jour t’a fait peur, et tu as pris pour ta règle une belle devise : Cache ta vie ! Tu as mis sous le boisseau, comme on cacherait une action mauvaise, l’esprit, le talent, la verve, et ces dons précieux qui donnent la renommée à coup sûr ; tu n’as pas voulu de la renommée, et je crois même, Dieu me pardonne ! que tu ne voudrais pas de la gloire. Bien plus, ami, je ne serais pas étonné quand tu te serais effacé pour me faire place, afin que la route me fût plus facile. — Quand tu possédais les plus rares qualités de l’écrivain, tu m’as laissé libre cette carrière où tu devais marcher ; tu étais un maître dans l’art de corriger les œuvres rebelles et les esprits indociles, et c’est moi qui juge les autres !

Et ces lignes, sur une vente après décès, écrites en février 1854, au moment de la mort d’Armand Bertin, directeur du Journal des Débats, le digne fils du vénérable Bertin l’aîné, son « ancien patron », ne sont-elles pas remplies d’une touchante éloquence ?

… Non ! je ne reverrai pas ces vastes salons où la causerie infinie allait çà et là en mille caprices, éclatant de verve, d’esprit et d’indépendance ; je ne veux pas remettre le pied dans ce cabinet où les livres les plus rares et les plus charmants se trouvaient entassés par une main savante. Ô miracle de la patience, du goût, de l’étude et de l’amour des bons livres que ce noble esprit poussait aussi loin que l’amour des livres peut aller ! C’en est fait, je ne reverrai plus ce petit salon où il se tenait, écoutant tout le monde, appelant à lui toutes les intelligences ; si calme dans les temps d’orage, si fort quand il fallait être brave et hardi, si constant dans ses amitiés, si fidèle à ses devoirs, si tendre à ses enfants : un guide, un conseil, un ami !… Nous n’avions rien de caché pour lui, il n’avait rien de caché pour nous. Il était la justice même et la probité en personne…
De quel droit pouvions-nous compter plus longtemps sur une fête qui a duré trente années, du père à son fils, de l’oncle à son neveu, de ce bonheur à ce désespoir, de notre première jeunesse aux tristesses de notre âge mûr, de la maison de Paris à la maison des champs, où je n’ai jamais eu la force et le courage de remettre les pieds, tant j’avais peur, au détour de quelque allée et non loin du lac qu’il avait creusé, de rencontrer mon vieux patron, qui cette fois passerait devant moi la tête haute et sans répondre à mon appel ! C’est la loi ! Nous et nos œuvres, nous et nos livres, nous et nos choses, nous sommes condamnés à la mort, à la dispersion, à l’adjudication suprême !
… Dans ces demeures funèbres, rien n’est resté des parfums de la vie et de la grâce d’autrefois. C’était là pourtant notre heureux rendez-vous de chaque jour ! Là nous portions, fiers et confiants, nos plus chères pensées ; là nous venions chercher l’idée et l’inspiration, l’amitié et le conseil ! Au besoin l’écho redirait nos gaietés, l’écho redirait nos tristesses ! Sur les murailles mêmes notre image est restée, et il faudra les passer à la chaux vive pour en arracher ces empreintes ! Adieu donc, échos sérieux et charmants ! demeures chéries ! murailles honorées ! foyer poétique ! inspiration ! beaux-arts ! exemple, conseils, honnêtes et légitimes amours ! Adieu, joie intime et vestiges heureux ! Hélas ! dans ces demeures respectées, toute chose est à l’encan, le commissaire-priseur est le maître absolu : il y a deux enfants mineurs, tout se vendra ! On vendra même le verre où nous buvions, et le vin généreux que nous buvions dans ces beaux verres à la santé, à la gloire, à la prospérité, à l’avenir de tout ce que nous avons aimé ici-bas !

L’éminent lundiste a prouvé, d’ailleurs, d’une façon peu ordinaire, son attachement à la famille des Bertin et au Journal des Débats.

En 1848, par suite du ralentissement général des affaires, M. Armand Bertin prévint Jules Janin qu’il se trouvait forcé (à son grand regret, bien entendu) de réduire ses appointements à 6,000 francs, ou de lui rendre sa liberté, en ajoutant toutefois qu’il lui laissait quelques jours pour se décider.

Sur ces entrefaites, la direction du Moniteur universel, qui désirait depuis longtemps s’attacher Jules Janin, essaya de profiter de la circonstance et lui offrit un traitement annuel de 24,000 francs, « Impossible, répondit le critique, je viens de passer un nouveau bail avec les Débats. » Et, en effet, il avait écrit déjà ces simples mots à M. Bertin : « Je reste. »

Presque au même instant, le directeur du Journal des Débats, qui avait tout appris, entrait brusquement chez son ami Janin, et, lui sautant au cou, s’écriait, avec des larmes plein les yeux : « Ah ! le brave garçon ! »

N’était-ce pas là un éloge mérité ?

Ajoutons que jamais l’auteur de Barnave ne s’est préoccupé, à l’égard de ses productions, de la question d’argent. « L’essentiel, disait-il, c’est d’être lu par d’honnêtes et bienveillants esprits ! » Et, en guise de traités avec les éditeurs, il se contentait volontiers, d’habitude, d’une parole échangée ou d’un serrement de main.

Lamartine et Béranger aimaient beaucoup leur voisin de Passy et le visitaient fréquemment. Combien d’inconnus ont aussi frappé à cette porte hospitalière ! Combien de lettres de recommandation chaleureuse nous avons écrites, au nom du maître et sous son inspiration ! Que de manuscrits de tout genre (hélas ! souvent fastidieux) ont été lus ou résumés par nous à ce juge excellent, à ce patient auditeur !

Jules Janin n’a jamais refusé de rendre un service ; au contraire, il est sans cesse venu en aide de son mieux, et avec joie, aux pauvres, aux obscurs et aux souffrants. Rappelons un fait entre mille : l’admirable feuilleton qu’il rédigea et le magnifique concert organisé naguère par ses soins, avec le concours empressé de Fanny Elssler, de Mme Damoreau, de Mme Loïsa Puget, de Baillot, de Liszt, de Chopin, de Rubini, de Tamburini… au profit des malheureux inondés de sa ville natale.

Il entoura de louanges respectueuses cet astre dramatique à son déclin : Mlle Mars. Il a pleuré la Malibran et Mme Dorval. Il se plaisait également (comme Sainte-Beuve) à sonner le premier coup de cloche. Ôter les cailloux et les ronces de la route d’un jeune confrère ; mettre en lumière un talent naissant, une œuvre attrayante et saine, c’était pour lui une fête toujours nouvelle et toujours plus charmante. Il a encouragé, applaudi à leurs débuts (citons quelques noms, presque au hasard), le doux poëte Charles Reynaud ; Armand Barthet, l’aimable auteur du Moineau de Lesbie ; les deux frères de Goncourt, ces spirituels érudits ; Joséphin Soulary, pour les beaux sonnets duquel il a écrit une préface en vers, et tant d’autres, qui sont demeurés fiers et reconnaissants de cet indulgent appui.




VI




L e fécond écrivain se préoccupait fort peu des injustes attaques de la presse. Lorsque des vaniteux, blessés d’un jugement sévère, mais équitable, l’injuriaient dans les journaux, il ne daignait jamais répondre. Au sujet de Félix Pyat, qui ne lui pardonna point son compte rendu d’Ango (un méchant drame qui méritait toutes les rigueurs de la critique), il disait sagement :

Même quand il se fut retiré de moi, j’ignorai longtemps ses malveillances, et quand, par hasard, j’en savais quelque chose, eh bien, le vent l’emportait. Il me suffisait de ne pas parler de lui, de ne pas lire ses œuvres et de ne pas assister à ses comédies. Le plus rude châtiment que puisse infliger un galant homme à ces violences sans portée, à coup sûr c’est de les ignorer. Malheureux ! que de peines tu te donnes pour outrager un homme qui ne se sent pas blessé ! Dans cette carrière illustre des belles-lettres, il faut redouter avant tout le silence, l’oubli, le néant et leur contre-partie : l’admiration absurde, le rappel inutile, le fracas sans portée et la louange sans écho. Vous avez un ennemi qui vous blesse, ignorez la blessure et ne parlez pas de celui qui l’a faite. Ne dites rien de cet homme, ni en bien ni en mal ; qu’il soit absent de vos discours, de vos écrits, de votre pensée ; et si, pendant de longues années, vous entourez cet homme, mort pour vous, de ce silence dédaigneux, vous trouverez en fin de compte que vous êtes trop vengé[16] !

Ses théories politiques, il vous les exposera volontiers :

Il m’est impossible d’accorder mes sympathies à ces fièvres lentes, à ces fièvres cachées, à ce malaise universel qui n’est pas la paix, qui n’est pas la guerre, à ces ténèbres qui ne sont pas la nuit ni le jour. Je suis avant tout l’homme des époques sérieusement tranquilles, profondément apaisées, où l’on peut s’occuper à loisir de la belle prose accorte et sonore, des beaux vers écrits avec le feu de la passion, des drames bien faits, des vaillantes comédies, des brillantes exigences de l’esprit quand il produit ses œuvres les plus délicates. Voilà ce que j’aime, et, avec ces amours de ma vie, un peu de liberté, un peu d’espace et de soleil… Je hais de toutes les forces de mon instinct le drame brutal de la violence, du désordre et des multitudes déchaînées. À quoi nous mènent ces changements qui déshonorent l’histoire ? Ils hébètent un grand peuple, ils le troublent, ils le dégradent, ils le perdent, ils l’habituent à courber la tête, ils l’arrachent aux choses qu’il aime le plus, à la poésie, à la philosophie, aux beaux-arts, à toutes les grandeurs de l’intelligence… Plus d’écrivains, nous avons des parleurs ; plus de poëtes, nous avons des députés ; parmi ces députés se sont absorbés même les poëtes, et les voilà proclamant dans un affreux patois la liberté, entourée de ses garanties, comme Apollon au milieu de ses nymphes sur les hauteurs de l’Ida, le centre droit, le centre gauche… et le reste. Affreux charabia, cette langue politique, qui est devenue un domaine de la langue française, et qui nous mènera, si l’on n’y prend garde, à parler comme des sauvages. Je sais bien ce qu’on va dire : le despotisme. Ah ! oui, le despotisme ! Eh bien ! je m’accommoderais volontiers, je le jure, d’un tyran comme Louis xiv, entouré des plus rares chefs-d’œuvre qui aient honoré la langue française et l’esprit humain. En ce temps-là, c’était un honneur rare et charmant d’être lu par tant de juges excellents dans tous les genres de controverses, entre Port-Royal-des-Champs et l’hôtel de Rambouillet. Le style était non pas tout l’homme, au moins était-ce quelque chose de l’homme ; on se préoccupait tout autant de l’oraison funèbre du grand Condé que de la bataille de Rocroy ; une satire de Despréaux était une fête publique, une comédie de Molière était un événement ; une lettre de Mme de Sévigné courait le monde ; il y avait honneur et gloire, en ce temps-là, d’être un poëte, ou tout simplement un critique.

Ces lignes vigoureuses datent de quarante ans… Ne dirait-on pas qu’elles sont d’hier ?

Les réflexions suivantes intéresseront à coup sûr. Quoi de plus philosophique et de plus poétique en même temps ?

… L’oubli, c’est la règle, et le souvenir, c’est l’exception. Une page oubliée au fond d’un journal devenu le jouet de la rage des vents, est-ce une si grande infortune lorsque tant de poëmes n’ont pas trouvé un acheteur ?
Au moins, cette page errante à travers les caprices de la ville et les oisivetés de la province a vécu, ne fût-ce qu’une heure ; elle a rencontré au moins un lecteur ; elle a servi, peut-être, tout un jour à la conversation, aux commentaires, à l’oisiveté des salons parisiens ; parfois même, au fond des villes les plus lointaines, elle s’est fait jour dans quelque esprit novice ; ou bien quelque cité curieuse a voulu savoir ce que disait cette page enfouie aujourd’hui dans l’abîme ; et alors cette mauvaise petite feuille, jetée aux ronces du chemin, a vécu en italien, en anglais, en quelque langue étrangère qui lui donnait une grâce inattendue, une force inespérée. Est-ce mourir, cela ?
Est-ce donc mourir tout à fait si plus d’un cœur, à vous lire, a battu plus vivement ; si plus d’une idée, endormie au fond du cerveau réjoui, s’est éveillée en chantant ; si ce malheureux s’est trouvé consolé ; si ce misérable s’est senti châtié ; si la comédie, errante dans les nues du journal de chaque jour, s’est abattue en son vrai champ de bataille ? Est-ce mourir si, même après dix ans, un seul homme se rappelle ce grand cri qui l’a frappé ?
Non, rien ne meurt complètement de ce qui a vécu, ne fût-ce qu’un jour, une heure, un instant ; une fois que la trace est laissée au fond de l’âme humaine, essayez de l’effacer, soudain la voilà ravivée, et elle reparaît plus puissante, semblable à cette statue oubliée au fond de l’Océan : le flot qui l’emporta la rapporte, et chacun la reconnaît, en dépit des tempêtes dont elle fut si longtemps le jouet.

Et, maintenant, voulez-vous savoir comment Jules Janin comprenait les devoirs et les récompenses du critique :

Un homme d’esprit est celui qui en a quelquefois, c’est un mot de Vauvenargues ; un critique homme d’esprit est celui qui en a une fois par hasard, pourvu que les autres jours il ait du bon sens, pourvu qu’il soit juste et de bonne compagnie, on ne lui en demande pas davantage ; ajoutez la joie intime de l’homme qui tire de la foule où il se noie, où il se meurt, un poëte aujourd’hui, le lendemain un grand artiste ; tantôt il sauve une comédie aux abois, tantôt il relève un livre ignoré ; ou bien, si le parterre, ébloui d’un vain bruit de paroles, se met à applaudir à faux quelque horrible mélodrame, alors c’est le triomphe de la critique de s’opposer à ces désordres d’une admiration hors de sa voie. En ce moment, vous êtes seul contre une foule… et quelle joie, et quel bonheur de prendre ainsi la défense de la raison outragée, de la langue française insultée, de toutes les majestés de l’art livrées en pâture aux parterres ignorants ! Ou bien, par un matin de printemps, vous voyez entrer dans votre maison honorée M. de Chateaubriand qui vous dit : Bonjour ! comme à un homme de sa famille ; ou bien M. de Lamartine qui se fie à votre parole ; ou bien Meyerbeer qui vous raconte les passions nouvelles dont il va remplir, tantôt, ces artistes qui ne chantent, qui ne pleurent, qui ne vivent que par lui. Ce sont là de grandes fêtes et des joies sincères. Et souvent, quel bonheur encore de savoir toutes les nobles mains qui vous sont tendues, les voix éloquentes qui vous défendent, ces lecteurs qui marchent à vos côtés, dans vos sentiers, dont vous savez les espérances, les passions, les études ! Ô nobles clients ! ils font du critique une espèce de consul.

Quels nobles élans ! quel souffle !… Ainsi parlait (vers 1850) l’homme de cœur qui nous écrivait un jour, en nous offrant sa traduction de Clarisse Harlowe : « Ami, j’ai bien travaillé ! » Oh ! oui, certes ; et toujours avec la même conscience, avec la même ardente et honnête passion !




VII




VII ais oici quelques lettres, écrites par Jules Janin, qui permettront d’apprécier davantage encore son esprit pétillant et sa réelle bonté.

La première fut adressée à Mlle Rachel, le 30 juillet 1849. Nous la devons à l’obligeance de M. Chesnel, l’un de ces cœurs droits et fidèlement dévoués que le maître se plaisait à nommer les rares amis de l’aurore au couchant !

Que je suis heureux et que je suis fier, mon cher enfant, d’avoir retrouvé sur votre jeune et charmant esprit toute mon influence, et quel grand honneur ce sera pour moi de vous avoir maintenue en ce Théâtre-Français que votre absence allait tuer, et qui tombait le jour même de votre démission ! Il n’y a que vous, et vous seule. « Moi seule, et c’est assez ! » disait l’ancienne Médée. Oui, certes ; mais, vous absente, adieu le reste. Ils ont beau faire et chercher partout où vous n’êtes pas, ils ont beau annoncer, à son de trompe, une nouvelle Rachel, tous les huit jours… rien n’y fait, vous êtes la reine, et il faut se soumettre. Ayez donc ceci pour constant, que votre œuvre et votre vie à venir sont attachées au théâtre, et que, si vous abandonniez cette force et cette gloire où vous êtes, vous en auriez un éternel repentir. Songez donc à vos belles soirées, songez à la foule attentive et curieuse, au poëte ému, à la critique impatiente, à l’intime émotion du premier vers, à l’applaudissement définitif ! Quiconque a bu, à cette coupe, une seule gorgée, en a pour le reste de ses jours à sentir le goût du breuvage enivrant ; à plus forte raison s’il a vidé la coupe jusqu’au fond, et s’il s’est enivré de la douce liqueur. Je ne suis qu’un petit artiste, moi qui vous parle ; à peine si je suis suivi de quelques lecteurs ; mais, s’il me fallait renoncer à mon lundi de chaque semaine, à coup sûr j’aimerais mieux mourir, tant ça me charme et ça me plaît de parler au lecteur et de lui raconter ce que rêve ma tête et ce que pense mon cœur. Ainsi pas d’excuse à une retraite prématurée ! Heureuse, le théâtre augmente et double votre joie ; en deuil, le théâtre est une consolation. Rappelez-vous Henriette Sontag ! Elle s’en va au plus beau moment de la grâce et du charme ; vingt ans après elle saisit le premier prétexte à revenir au théâtre, elle y revient, à peine la veut-on reconnaître, et, l’infortunée ! elle est morte à la peine. Elle vivrait heureuse, honorée et forte, si elle avait chanté tant qu’ont duré ses beaux jours. La belle affaire, après tout, de se reposer à trente ans !
C’est pourquoi je vous loue et je vous aime de revenir, si vite et si bien, prendre terre à Paris ! Qu’importe le jour de cette fête ? On vous verra, vous serez applaudie, et vous aurez prouvé, une fois encore, que le grand artiste est supérieur même au chagrin le plus légitime. Hélas ! pendant que vous quittez Bruxelles, je quitte Paris ; à peine si nous pourrons nous saluer en passant ; une poignée de main, comme c’est peu, quand on est de si grands amis que nous, quand chaque jour a serré les liens, agrandi l’estime et justifié la tendresse. Heureusement que Spa est une ville amie et propice : on s’y trouve, on s’y dit bonjour à la face du ciel ; on s’y câline, on s’y dorlote, on s’y repose. Et que je serai donc content de vous y rencontrer, mon enfant bien-aimé ! Je ne sais pas tout à fait le jour de notre départ. J’ai bien à écrire encore, avant ce jour heureux.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
J. Janin.

Le 10 août 1841, M. Constant Janin, étudiant en philosophie au grand séminaire d’Évreux[17], recevait, tout ravi, la lettre suivante, en réponse à des éloges enthousiastes qu’il avait adressés au critique des Débats :

Mon cher cousin,
Puisque vous le voulez, je ne demande pas mieux. Que va dire monsieur votre régent s’il vient à savoir que vous vous êtes mis en correspondance avec un faiseur de romans comme moi ? Vous aurez beau lui dire que je ne suis pas aussi noir que j’en ai l’air, vous verrez que l’excellent homme aura bien peur. Quoi ! l’auteur de tant d’œuvres profanes, lui écrire du fond d’un séminaire ! C’est un grand péché peut-être.
Eh bien, non, ce n’est pas un péché, car un écrivain de romans vous donnera les meilleurs conseils, des conseils tout fraternels. Je veux dire que la vie est chose grave et sérieuse, que la jeunesse passe vite, et qu’il la faut employer non pas à admirer des écrivains futiles comme moi, mais à étudier les maîtres de la pensée et de la conscience, les grands orateurs de l’Orient et de l’Occident : saint Augustin et saint Jérôme, saint Grégoire et saint Ambroise, saint Jean Chrysostôme surtout ; Le Maistre et Bossuet. Lisez Bossuet. Voilà un maître ! Voilà un homme qui a créé la langue française ; il appartient à Homère aussi bien qu’à Louis xiv. Lisez-le. Ses sermons sont peut-être les chefs-d’œuvre de l’éloquence humaine. Son Histoire des Variations a rendu autant de services à la religion catholique que les Épîtres de saint Paul, le grand organisateur. Je ne connais rien de plus touchant dans aucun livre que les Oraisons funèbres de Bossuet. Avez-vous lu ses lettres ? Tout l’ensemble du catholicisme se retrouve dans ces papiers détachés, adressés au hasard à quiconque avait besoin de cette féconde et nerveuse parole. Voilà, mon cher enfant, voilà nos maîtres ! Voilà ceux qu’il faut aimer, admirer, applaudir, étudier la nuit et le jour ! Voilà où se trouve la solide nourriture des jeunes esprits, et non pas, Dieu merci ! dans les misérables et ennuyeuses futilités qui s’écrivent de nos jours.
Quels livres ! Si vous saviez quels abominables corrupteurs du bon goût, des bonnes mœurs, de la civilisation, de la langue, de la belle langue française, par laquelle toute l’Europe nous était soumise bien plus que par les armes de l’empereur Napoléon ! Rappelez-vous ce que vous avez lu ; tout ce qui vient des œuvres de ce siècle est une vaine fumée, bonne tout au plus à obscurcir les intelligences honnêtes. Toute cette écrivasserie, qui vous paraît belle, vue de loin, si vous pouviez en pénétrer les tristes mystères, vous porterait à la tête et au cœur. Ce ne sont que de trompeuses vanités, pauvretés, mensonges de tout genre ; et quand vous les aurez lus, rien ne vous restera, sinon un profond dégoût, un douloureux ennui, un grand mépris de vous-même et des autres.
Prenez donc bien garde de tomber dans ces abîmes, imprudent que vous êtes ! Ne lisez ni moi, ni les autres ! Ne lisez pas un livre de ce siècle ; je n’en connais pas deux qui méritent les regards honnêtes d’un brave jeune homme qui a conservé la piété, la pudeur, les chastes enivrements de ses dix-huit ans.
Allons, point de lâcheté ; revenez à la forte et si vive nourriture, à la discipline, aux enseignements de Port-Royal-des-Champs. Rappelez-vous Pascal, Arnault, Nicole, Racine, Bossuet, Fénelon et Massillon, son frère dans l’art de rendre aimables les sévérités mêmes de l’Évangile. Rappelez-vous les beaux livres du dix-septième siècle et les belles pages du siècle suivant, ou bien remontez dans les critiques de la science chrétienne. Ce seront là des auteurs utiles et sûrs ; ce seront là des études remplies de douces promesses. Ainsi vous arriverez à être un homme, un homme éloquent, austère et dévoué.
Vous avez choisi une belle et sainte profession, belle et sainte entre toutes. Soyez-en digne. Ne rougissez pas de votre habit : avec cet habit-là ont été civilisées les nations modernes. Au contraire, obéissez à votre vocation, marchez bien droit dans votre sentier, la tête haute, et quand, par hasard, vous trouverez que la nuit est épaisse, que le chemin est couvert de ronces et d’épines, que la colonne lumineuse, c’est-à-dire votre conscience, est tournée de son côté nuageux, rappelez-vous ce que dit un ancien livre de philosophie, que je lisais dans ma jeunesse :

Haud facilem voluit Pater ipse colendi
Esse viam, curis acuens mortalia corda.

Donc, encore une fois, méfiez-vous des faux enthousiasmes, méfiez-vous des fausses tristesses, méfiez-vous des études mal faites. Ayez confiance dans vos guides naturels, qui sont encore les meilleurs amis que vous puissiez rencontrer en votre chemin. N’allez pas, dans un moment de caprice ou de mauvaise humeur, vous adresser, tête baissée, au premier venu dont vous aurez lu le nom dans un journal. L’imagination est une belle chose sans doute, mais il faut avant tout l’amortir, la dominer, l’écraser tant qu’on le peut.
Voilà ce que je voulais vous dire, et aussi ce que votre lettre m’a fourni : une preuve d’un esprit peu obéissant, mais d’un cœur honnête. Elle est bien honorable pour moi, qui suis très-heureux d’inspirer de temps à autre de tels sentiments. Enfin, elle m’a donné l’occasion de vous faire une homélie polie comme bien loyale, dont j’espère que vous profiterez. Et puis un jour, quand vous signerez : Constant, episcopus lugdunensis, ou autre lieu, je présume vous écrire à mon tour : « J’invoque votre parenté, monseigneur, bénissez-moi. » En attendant ce jour, glorieux pour tous les deux, je suis de Votre Grandeur, monseigneur, le très-humble et très-obéissant serviteur.
Jules Janin.

La lettre que voici, écrite au courant de la plume comme les précédentes, fut envoyée, en juin 1856, à M. Twist, un horticulteur hollandais :

Que vous êtes bon, monsieur, et que je suis content de vous ! Vous avez donné mon nom à votre nouvelle tulipe, et me voilà, à mon âge, en cheveux déjà blancs, renouvelé dans une fleur ! Certes, si je m’attendais à une métamorphose, ce n’était pas à celle-là. Une fleur ! une tulipe ! une des parures du prochain mois de mai, pendant que tant de braves gens, qui valent mieux que moi, en sont réduits à écrire leur nom sur les neiges du mont Blanc, sur le sable du désert, au sommet des Pyramides, sur le clocher des hautes cathédrales ! Les imprudents ! L’été vient qui fond la glace ; un souffle emporte au loin le sable enflammé ; la pyramide, elle peut crouler ; la cathédrale, elle tombe ! Au contraire, la fleur, à peine expirée, elle va renaître, et le nom qu’elle porte brillera d’un éclat tout nouveau. Quelle immortalité plus généreuse et plus charmante, et me voilà mille fois plus heureux même que si j’avais une statue ! On la brise, on l’insulte, on la renverse, la statue ! Elle dépend de la fortune et du caprice populaire.
Athènes a brisé, en un jour, les trois cents images d’airain qu’elle avait décernées à son tyran. Mais quelle main assez impie oserait briser une fleur ? Quel téméraire ose arracher la tulipe de son piédestal de gazon ? Grâce à vous, monsieur Twist, me voilà tout simplement immortel ! Soyez loué, soyez béni pour cette bonne œuvre ; il y a quelque mérite aujourd’hui à reconnaître, ne fût-ce que par un sourire, les honnêtes écrivains qui sont restés fidèles à la liberté. D’ailleurs, de quel droit imposer à quelque innocente tulipe, ornement de la terre et présent des dieux cléments, le nom d’un traître ou d’un flatteur de la force ? Il y a tant de ciguë et d’ivraie, et tant de chardons, et tant de champignons vénéneux, pour porter le nom de ces gens-là !
J’aurai grand soin de ma tulipe, et déjà je cherche, à sa gloire, un beau vase orné des plus délicates peintures, où elle puisse, à son aise, naître et grandir. Je la vais mettre aussi sous la garde excellente d’un grand fleuriste, M. Lemichez, qui est resté fidèle à la reine des jardins de Neuilly.
Je fais des vœux, monsieur, pour que je vous puisse embrasser et remercier quelque jour, et je ne désespère pas de vous rencontrer avant de mourir. Au reste, vous avez pour vous un proverbe consolant : « De mémoire de rose (et de tulipe), on n’a jamais vu mourir un jardinier. »
Laissez-moi cependant vous serrer la main de tout mon cœur.
Jules Janin.

Nous possédons beaucoup de lettres du maître, remplies à la fois de grâce, d’esprit et d’exquise bienveillance. La première date du 8 février 1855. Le grand critique, alors dans toute sa gloire, nous l’adressa, à Cherbourg, au temps heureux de notre vingtième année, en réponse à un témoignage de fervente admiration ; et (on le croira sans peine) cette cordiale missive nous rendit bien joyeux !

Il nous sera permis d’en citer ici quelques passages :

Je suis toujours bien content, monsieur, lorsqu’une honnête main m’est tendue, et j’accepte la vôtre de grand cœur !
… Cette profession des lettres est rude et difficile, à la longue ! À vingt ans on la trouve charmante, mais, trente ans plus tard, quand on compte avec soi-même, et quand on voit les pièges, les abîmes, les calomnies, les dangers, le travail accompli, — et comme on est peu avancé dans ce sentier d’épines, on est bien triste et bien accablé.
Heureusement que de temps à autre vous arrive une bonne fortune, semblable à l’aimable lettre que je reçois de vous, alors on se sent tout consolé.
Quand vous viendrez à Paris, ne cherchez pas midi à quatorze heures pour me venir visiter, — je suis chez moi tout le jour et tous les jours.
Votre obéissant et dévoué serviteur,
Jules Janin[18].

Et, peu de mois après, insistant de la manière la plus séduisante, il terminait ainsi une



de ses lettres : « Je serai bien content quand vous me direz : Me voilà ! »

Tous les délicats connaissent à merveille la prose si française et si pétillante de Jules Janin, mais bien peu de personnes savent qu’il écrivait en latin, à l’occasion, d’une façon fort agréable. Nous croyons donc intéressant de publier ici une lettre qu’il nous dicta le 7 février 1872. Le destinataire de cette gracieuse épître, M. Chappuyzi, officier de l’Université, ancien professeur de seconde au lycée Bonaparte, avait offert à l’ami d’Horace une traduction, en vers latins, de plusieurs des célèbres Contes rémois de M. de Chevigné ; c’est en réponse à cet hommage d’un érudit que les lignes suivantes furent improvisées :

Legi et relegi, vir doctissime, versiculos e gallico politissimo in latinum Nasonis translatos et bene olentes vinum nostrum fraternum. Quàm juvat in hisce narrationibus invenire quod molle atque facetum Horatius appellat. Ita ut lector nihil possit reperire nisi incorruptum et elegans. Quid melius ? Libellus est tuus, alma Venus ! In isto optimo genere dicendi nanciscimur simplicitatem, nudamque veritatem, necnon veneris furtivae delicias. Hic pueri et puellae mollia prata offendunt, hic omnia ludicra, quae comes noster lepidissimus de Chevigné spargebat manu plenâ, gaudentibus rure, amore et juventute Camœnis.


Julius, a magno demissum nomen Iulo[19].


(J’ai lu et relu, très-savant confrère, vos vers traduits du meilleur français en latin d’Ovide ; ils exhalent le doux parfum de notre vin de Falerne. Quel plaisir de trouver dans ces récits ce qu’Horace appelle l’esprit souple et enjoué, en même temps qu’une irréprochable élégance ! Ce livre t’appartient, belle Vénus ! Dans ses pages exquises, on rencontre la simplicité, la vérité sans voiles et les délicieux mystères de l’amour. Là aussi, filles et garçons découvrent les gazons moelleux et tous les aimables badinages que notre joyeux comte de Chevigné semait à pleine main, en l’honneur des Muses, éprises de la nature, de la jeunesse et de l’amour !


Jules, nom dérivé du grand Iule[20]).



VIII




D ans la préface des Gaietés champêtres, Jules Janin a exposé ses idées bien arrêtées sur l’art d’écrire :

« À faire un livre, je l’avoue, il faut que je trouve mon compte, à savoir : la peine et le travail, la cadence et la recherche. Il me faut le tour, le détour et le contour. La singularité me convient, la subtilité ne me déplaît pas ; l’excès est un écueil, un bel écueil… C’est le droit de l’écrivain qui ne songe qu’à plaire un instant de chercher avant tout la forme, le son, le bruit, la couleur, l’ornement, la prodigalité, l’excès. »

Il nous répétait souvent : « Mon cher ami, écoutez ce conseil d’un ancien : Rien ne vaut mieux, pour un véritable homme de lettres, que la sainte horreur de la banalité ! »

L’auteur de l’Amour des Livres était d’ailleurs de l’avis de Chateaubriand, qui a dit, non sans raison : « On ne peint bien que son propre cœur, en l’attribuant à un autre ; et la meilleure partie du génie se compose de souvenirs. »

Jules Janin n’a jamais laissé échapper l’occasion de rendre hommage aux vraies gloires littéraires. Cette chaleur d’âme lui a inspiré beaucoup de pages excellentes ; celle-ci par exemple :

Pour celui qui a l’honneur de tenir la plume du critique, il y aura toujours beaucoup à glaner dans l’étude et dans la contemplation de l’œuvre des maîtres. C’est la mine inépuisable, c’est le sujet toujours nouveau. Nostri est ferrago libelli. Qui que vous soyez, qui vous êtes chargé de parler longtemps au public français des belles choses de la poésie et des beaux-arts, attachez-vous à bien comprendre, à bien savoir les chefs-d’œuvre qui ont été le principe et le commencement du travail même de vos contemporains. Cette étude est, pour le critique, un de ses premiers devoirs, un devoir de grand profit. D’abord, il y puise l’autorité nécessaire à qui veut faire la leçon aux beaux esprits de son temps ; en second lieu, cette profitable étude aura ceci d’utile et de bienséant que, faute d’un poëte moderne à censurer, la critique aura toujours sous la main quelque grand poëte à admirer.

Lorsque la souffrance empêchait le fécond écrivain de travailler, il recourait d’ordinaire à la lecture des auteurs classiques ; dans ses dernières années, Bossuet et La Bruyère étaient ses préférés : « Faisons, disait-il souvent en inclinant sa tête blanche, faisons une petite visite à nos maîtres éternels, et saluons-les avec respect ! »

Comme nous lui lisions, cinq ou six mois avant sa mort, quelques chapitres d’un chef-d’œuvre du grand siècle, il s’écria soudain d’une voix sonore et enthousiaste, tandis que sa figure s’éclairait de ce charmant sourire que lui eût envié Horace :

« Ah ! que c’est beau ! Relisons cela, voulez-vous ? C’est plein de soleil ! »

Cette exclamation nous remet en mémoire un fait inédit du temps de sa jeunesse. Il dînait ce jour-là chez M. Chaix-d’Est-Ange. Resté silencieux pendant le repas, il s’anima tout à coup vers la fin de la soirée. On venait de parler de Bossuet, en le critiquant un peu, et Janin, s’étant levé brusquement, plaida, vingt minutes durant, avec une chaleur et une éloquence merveilleuses, la cause de l’immortel évêque. Tous les auditeurs étaient sous le charme. Deux d’entre eux, prenant à part aussitôt le maître du logis, lui demandèrent simultanément :

« Quel est ce jeune homme ? » Nous serions heureux de le connaître et de le recevoir. »

Ces admirateurs de la verve et du caractère de Jules Janin lui vouèrent une amitié qui ne se démentit jamais. Le premier s’appelait M. Thiers[21] ; l’autre, M. Benoît Fould.

L’œuvre la plus caressée par l’ermite de Passy a été, incontestablement, son heureuse traduction d’Horace, saluée d’une louange unanime, et au sujet de laquelle M. Cuvillier-Fleury a publié une étude fort intéressante, dont nous détachons cette jolie anecdote[22] :

Un jour (c’était aux eaux de Spa, où M. Jules Janin va relire Horace tous les ans), deux des baigneurs de l’endroit l’aperçoivent de loin. « Tiens, dit l’un, c’est Janin ! le voilà à la même place, sous le même arbre, dans la même posture et avec le même livre que je lui vois à la main chaque année… — Je parie que non », dit l’autre, qui, à la distance où ils étaient encore, avait cru s’apercevoir de quelque changement. Les deux amis s’approchent. « Monsieur, dit le dernier en s’adressant au critique, n’est-il pas vrai que vous ne lisez pas en ce moment le même livre que l’an dernier à la même place ? J’ai parié que non… — Vous avez perdu, monsieur. Je lis le même livre et la même édition. Seulement Capé s’est chargé de mettre, cette année, une reliure nouvelle à mon Horace… » M. Jules Janin lisait donc Horace tous les ans ; disons mieux, il le lisait toute l’année, et il a eu ce bonheur que, lorsqu’il a conçu l’idée de le traduire, la traduction était faite une première fois dans sa mémoire. M. Janin avait vécu en la faisant ; ou plutôt il semblait n’avoir vécu que pour la faire, tant elle absorbait sa pensée, tourmentait et charmait sa vie…

Sur un certain nombre d’exemplaires de ce livre, offerts à ses amis, se trouvent de spirituels petits vers qu’il improvisait avec une facilité et une grâce ravissantes[23]. Voici plusieurs de ces dédicaces, que nous avons soigneusement recueillies :

à m. le président huet.
(Son beau-père.)

Je viens vous présenter en son habit français
Un Latin de l’ancienne Rome,
Auprès de vous qu’il ait accès,
En qualité de galant homme.
Vous aimerez sa bonne humeur,
Son cœur droit et son âme tendre ;
Il fut plein de sens et d’honneur :
Vous êtes faits pour vous entendre.

à m. sainte-beuve.

De ce triple salut ne prenez point d’ombrage !

Ami, je vous présente un sage
Traduit, mais non pas corrigé.
Il vous dira qu’à la sagesse
On n’est pas toujours obligé ;
Que, chaque mois, à sa maîtresse
On peut fort bien donner congé.
Il aimait le vin, moins l’ivresse ;
Il piquait, mais il était doux.
Il faut qu’on l’aime ou qu’on le craigne.
Il savait… Eh ! ce qu’il enseigne
Pas un ne le sait mieux que vous.

à m. villemain.

Il vous apprit l’art d’écrire et de plaire,

À mêler l’utile au charmant ;
Vous nous apprenez maintenant
L’art du courage et du bien-faire.

à m. de pontmartin.
(En lui envoyant sa traduction.)

Prenez-la, mon ami, vous qui valez mieux qu’elle.
Pourquoi ? me direz-vous. — Vous êtes plus fidèle[24].

à m.***.

Les bons livres, les vers, l’amour, la liberté,
Tout ce que vous aimez, Horace l’a chanté !

à madame ristori.

Fille des vieux Latins de Rome et de Corneille,
En lisant ces échos d’un esprit tout romain,
Tu diras : Ces accents ont frappé mon oreille,
Et j’ai porté ma lèvre à cette urne d’airain !

à l’éditeur léon curmer.

Entre les sages d’ici-bas
Homme heureux, je vous donne un livre
Qui vous apprendrait à vivre,
Si vous ne le saviez pas.

à la bédollière.

Voici, confrère, un bon garçon,
Compagnon de notre jeunesse !
Il nous chantait à l’unisson
Le vin, l’amour et la paresse.
Il fut votre maître en chanson,
Il est notre émule en sagesse.

La veille de la publication de l’ouvrage (10 avril 1860), Jules Janin, causant avec nous, improvisa gaiement le quatrain que voici :

Piedagnel
Ne fera pas le pied de grue
Au devant de l’Horace, édition incongrue,
Dans laquelle l’abeille a laissé peu de miel !

Le surlendemain, nous accusions réception du livre, en adressant à notre illustre maître les vers suivants, que nous plaçons ici seulement à titre de sincère hommage :

Je viens de lire le volume
Qu’hier vous m’avez envoyé :
Ce Benjamin de votre plume
Mérite bien d’être choyé !
À tout le monde il saura plaire ;
Déjà partout on l’applaudit,
Lui trouvant la grâce et l’esprit
De ses aînés et de leur père.

Vous aimez le divin Horace,
Et vous savez le faire aimer ;
On le voit, vous suivez la trace
De ce maître en l’art de charmer.
Votre Muse a ce qui scintille
Chez ce poëte séduisant,
Et chacun croit, en vous lisant,
Que vous êtes de sa famille.

Même pendant ses accès de goutte il conservait de l’enjouement, et sa physionomie avenante ne laissait deviner qu’aux familiers du chalet les luttes courageuses et opiniâtres qu’il soutenait contre la souffrance.

Vers la fin de 1873, un de ses anciens condisciples vint lui demander, en notre présence, sa photographie, avec un mot de dédicace. Il écrivit aussitôt ces quatre vers :

Ami Charnay, mon camarade !
Nous étions aux mêmes printemps ;
Qu’un de nous sous la faux du Temps
Tombe, hélas ! l’autre est bien malade.

Un matin, comme nous entrions dans sa chambre, il nous tendit un papier sur lequel étaient tracées, au crayon, deux lignes peu lisibles. « Ceci, nous dit-il, est l’épitaphe de mon chien, mort cette nuit. Vous en aurez la primeur :

Glouton, coureur, méchant, lâche et galeux, en somme
Feu mon chien était presque un homme ! »

Cette ironie teintée d’amertume n’était nullement dans ses habitudes ; le fond de sa nature fut toujours l’indulgence à l’égard d’autrui. Il partageait l’opinion de Mme de Staël : « Savoir tout comprendre, c’est savoir tout pardonner ! »

Jules Janin nous témoignait depuis bien des années une confiance et une amitié dont nous étions fier à bon droit. Aussi c’est avec une vive émotion que nous contemplons, tout en rassemblant ici nos souvenirs, le beau portrait au-dessous duquel il a écrit pour nous cette cordiale dédicace :


Abrite, ô mon complice, en ton logis ami,
Ce goutteux, par les ans tout courbé, tout blanchi !




IX




L ’amour des livres, cet amour pur, ardent, fécond, durable et sans mécomptes, a été célébré par Jules Janin, en toute occasion, avec le plus séduisant enthousiasme. Il possédait de si précieux volumes, et il les aimait tant ! Jamais, à coup sûr, aucun écrivain ne fut mieux pénétré — ni mieux entouré — de son sujet favori, et ne donna, par sa vie tout entière, plus éloquemment raison au mot si connu de Ménage, en l’honneur du charmant dada des bibliophiles : « C’est la passion des honnêtes gens ! »

Quoi de meilleur, en effet, qu’un bon livre pour la nourriture et la joie de l’esprit ? En le lisant, aux heures de fatigue morale, on se sent réconforté, on oublie ses déceptions, ses ennuis ; le calme bienfaisant peu à peu renaît au fond de l’âme, l’œil s’éclaire, le front se déride, et le sourire bientôt refleurit sur les lèvres.

Lorsque, chassées par la bise, les dernières feuilles flétries se sont éparpillées, en tournoyant et gémissant, dans les allées désertes du jardin ; durant les veillées de décembre, tandis que le vent rôde et pleure,

S’engouffrant tristement dans les longs corridors,


n’est-il pas agréable et salutaire à la fois de relire un vrai livre, en face des tisons rougis qui craquent et pétillent, — tout en écoutant la chanson de la bouilloire ou celle du grillon familier ?… Et, certes, l’été, sous un ombreux feuillage, au bruit léger du ruisseau murmurant, le plaisir n’est pas moindre pour le lecteur attentif et fidèle ; mieux que jamais, au contraire, il apprécie tout le bonheur de vivre !

Quelles douces surprises, quelles fêtes intimes, que d’émotions délicieuses on éprouve en ouvrant un beau volume du temps jadis, du xviiie siècle, par exemple (le siècle des élégances) ! La reliure pleine, en veau fauve, ou en maroquin à larges dentelles ; les tranches rouges ou dorées, le papier de Hollande, les caractères elzéviriens, les figures de Gravelot, de Moreau, de Bernard Picart le Romain, ou les vignettes d’Eisen, si délicates et si spirituelles, vous ravissent tour à tour. On croit voir l’heureux auteur de cet ouvrage centenaire ; ou, s’il s’agit de la réimpression d’un classique, le patient lettré qui a enrichi l’édition de notes ingénieuses, de commentaires excellents ; on songe à ses recherches, à ses efforts, à sa persévérance ; on se représente sa joie en découvrant soudain un fait inédit, un détail curieux ; puis on s’incline par la pensée devant l’habile graveur qui a prodigué à son œuvre exquise tant de soins intelligents et passionnés. Le premier possesseur du livre vous apparaît, lui aussi, tout glorieux d’être le maître absolu d’un si bel exemplaire, le feuilletant avec respect, avec admiration, le savourant en quelque sorte, et demandant à ce compagnon docile l’oubli de ses chagrins de la veille et de ses soucis du lendemain !…

Mais écoutez plutôt Jules Janin lui-même parler des livres, avec une autorité incontestable, avec un charme infini[25] :

Ô chefs-d’œuvre ! beautés ! grâces ! consolations ! sagesse ! Ô livres, nos amis, nos guides, nos conseils, nos gloires, nos confesseurs ! On les étudie, on les aime, on les honore… Et de même que les anciens posaient dans un coin de leur chambre un petit autel paré de verveine, et sur cet autel domestique un dieu familier, le vrai bibliophile ornera sa maison de ces belles choses…
Qu’il rentre en son logis, ou qu’il en sorte, il donne un coup d’œil à ses dieux favorables. Il les reconnaît d’un sourire ; il les salue en toute reconnaissance, en tout respect. Il s’honore aussi de ces amitiés illustres, il s’en vante !
Les livres ont encore cela d’utile et de rare : ils nous lient d’emblée avec les plus honnêtes gens ; ils sont la conversation des esprits les plus distingués, l’ambition des âmes candides, le rêve ingénu des philosophes dans toutes les parties du monde ; parfois même ils donnent la renommée, une renommée impérissable, à des hommes qui seraient parfaitement inconnus sans leurs livres. Ils ajoutent même à la gloire acceptée !…
Au catalogue de ses livres, on connaît un homme ! Il est là dans sa sincérité. Voilà son rêve… et voilà ses amours !
Accordez-moi, Seigneur, disait un ancien : une maison pleine de livres, un jardin plein de fleurs ! — Voulez-vous, disait-il encore, un abrégé de toutes les misères humaines, regardez un malheureux qui vend ses livres ! Bibliothecam vendat… Nous autres, les bonnes gens, les petites gens, qui se tiennent à part, loin du soleil, voici, du soir au matin, notre humble prière : « Accordez-nous, grands dieux, une provision suffisante de beaux livres qui nous accompagnent dans notre vie, et nous servent de témoignage après notre mort ! »



X




C ombien l’éminent lettré se plaisait dans son merveilleux cabinet de travail, au milieu de ses chers livres, si savamment, si royalement habillés par des artistes tels que Capé, Niédrée, Duru et Trautz-Bauzonnet ! D’un regard amoureux, attendri parfois, il contemplait, sans se lasser, cette nombreuse et brillante réunion d’amis : de poëtes, d’historiens, de philosophes, d’orateurs, de romanciers, de critiques… Les volumes multicolores, bien alignés dans quatre vastes bibliothèques en chêne sculpté, semblaient reconnaissants d’une si vive affection et des hommages sincères qui leur étaient rendus. On eût dit, à les voir par un jour de soleil, qu’avec leur maître ils échangeaient des sourires !

« J’ai, sous mon humble toit, la Pharmacie de l’âme ! » s’écriait volontiers Jules Janin. Et, en effet, autour de lui rayonnaient les œuvres des plus illustres, des plus aimables écrivains de tous les temps (6,000 tomes environ[26]), dans leurs éditions originales, sur les papiers les plus précieux, et ornées des gravures les plus rares : la Bible en latin, d’Ambroise Didot (1785), et la traduction de Le Maistre de Sacy, enrichie des figures de Marillier ; le Nouveau Testament, traduit par MM. de Port-Royal, imprimé par les Elzévir, en 1667, et relié par Du Seuil ; l’Imitation de Jésus-Christ, mise en vers français par Pierre Corneille, édition de Rouen, 1656 ; la Journée du Chrétien, aux armes de Mme de Pompadour ; l’Alcoran de Mahomet, traduction de Du Ryer (à la Sphère, 1649) ; Homère, Anacréon, Sapho, Bion et Moschus, Pindare et Théocrite, non loin des dignes prédécesseurs du doux poëte des Bucoliques : Catulle, Tibulle et Properce ; le Virgile Elzévir de 1636, et le Lucrèce traduit par Lagrange, en 1768 ; Horace, en vingt-cinq éditions ! Ovide, Juvénal, Perse et Lucain ; Quintilien, Cicéron et Démosthène ; la Mesnagerîe de Xénophon, aux armes de M. de Thou ; la collection des poëtes français de Coustelier, comprenant les œuvres de Guillaume Cretin, de Jean Marot, Coquillart, Martial d’Auvergne et Villon ; le Démon travesty, découvert et confus (1673), et le Faut mourir (1693), deux poëmes de Jacques Jacques, offerts par l’excellent bibliophile Jacob ; les Douze Pairs, édition Paulin Pâris ; les Quinze Joyes de mariage (1734) ; le Clément Marot de 1538, le Joachim Du Bellay de 1568, le Bertaut de 1620, et Baïf, et Philippe Desportes, et Ronsard ! N’oublions pas le Regnier de 1652, qui a successivement appartenu à Nodier, à M. Guilbert de Pixérécourt, l’auteur du vers fameux :

Un livre est un ami qui ne change jamais !
puis à M. Cigongne, et enfin au duc d’Aumale, lequel en a fait don à Jules Janin, pour le bien remercier d’un exemplaire de son Horace.

Un peu plus loin, derrière ces glaces éblouissantes, à côté d’un splendide Rabelais, voici Henri Estienne, la Satyre Ménippée, et le Montaigne de 1580, le Bonaventure Desperriers, de Jean Detournes (1544), et les Cent Nouvelles nouvelles, de 1701. Les Contes de La Fontaine, édition des Fermiers généraux, tiennent compagnie au Décaméron (1558) et à l’Heptaméron (1559). Après avoir admiré ce Despréaux Elzévir, relié par Thouvenin, et placé, à portée de la main, tout auprès des Oraisons funèbres, inclinons-nous devant Corneille, Molière, Racine, La Rochefoucauld, La Bruyère, Pascal et Massillon. Saluons aussi ces célèbres épistoliers : Guy Patin, Balzac, Voiture, et, surtout, l’inimitable marquise de Sévigné !… Que de merveilles ! Le Plutarque, imprimé par Vascosan (1567-74), et relié par Derôme, les poésies de Charles d’Orléans, les Marguerites de la Marguerite (1547), exemplaire donné par la reine Marie-Amélie ; Lope de Vega. Calderon, Shakespeare et Schiller ; le Voyage sentimental, Gil Blas et Beaumarchais ; Paul et Virginie et la Chaumière indienne, illustrés par Tony Johannot et Meissonier ; Don Quichotte, les Contes de Voltaire et Manon Lescaut ; Clarisse Harlowe, avec vingt dessins originaux de Boucher ; Daphnis et Chloé (édition du Régent) ; le Cabinet des Fées, aux armes de Mesdames, tantes du Roi ; le Cabinet satirique, les Chansons de Laborde, dont les nombreuses gravures sont si justement célèbres, et cet antique Missel, chef-d’œuvre de patience et d’originalité naïve, sur lequel le peintre en miniature, après avoir fini son long travail, improvisait un distique latin traduit ainsi, librement, par l’ami du divin Horace :

Pour tant de peine et de labeur,
Que ne puis-je avoir du Prieur
La plus vieille bouteille,
Et pour la boire, une beauté vermeille !

Gardons-nous de dédaigner la tablette voisine ! Elle est toute remplie de l’esprit, de la grâce et de la gaieté du xviiie siècle : La Fare et Chaulieu, Dorat (avec les vignettes d’Eisen), Gentil Bernard et Gresset, Berlin, Léonard et Parny ! Ah ! les aimables enchanteurs, les joyeux compagnons, les élégants poëtes !… En tête des œuvres du chevalier de Berlin, reliées en maroquin vert, on lit ce memento, signé J. J. (délicieux spécimen des annotations que le maître se plaisait à écrire sur ses livres préférés) :

Aimer est un destin charmant :
C’est un bonheur qui nous enivre
Et qui produit l’enchantement.
Avoir aimé, c’est ne plus vivre,
Hélas ! c’est avoir acheté
Cette accablante vérité,
Que les serments sont un mensonge,
Que l’amour trompe tôt ou tard,
Que l’innocence est un grand art
Et que le bonheur est un songe.

Paul Lacroix (on le voit de reste) avait raison d’appeler son ami Janin le bibliophile du cœur !

Quelle variété ingénieuse dans la collection splendide de cet amateur passionné ! Des incunables, des Aldes, des Estiennes, des Elzévirs, des ouvrages à figures… Et, parmi les modernes, quel heureux choix ! Que de trésors pour l’esprit et pour l’âme !… Toutes les illustrations contemporaines de bon aloi sont représentées, dans le cabinet du maître, par leurs œuvres imprimées sur des papiers de luxe, et notamment sur chine, avec addition, tantôt de dessins originaux, tantôt de portraits rarissimes et d’épreuves de gravures avant la lettre.

Un grand nombre de ces beaux volumes, sortis, pour la plupart, des presses de Claye, de Jouaust et de Louis Perrin, contiennent des dédicaces qui en augmentent encore la valeur. Ouvrons-en quelques-uns, presque au hasard. — Sur la première page d’un Chateaubriand princier, nous trouvons cette ligne cordiale :

À Monsieur Jules Janin, en souvenir de nos bonnes soirées,
Ferdinand d’orléans.

Sur un exemplaire de Volupté, Sainte-Beuve a écrit :

Envoi tardif au prince de la critique.

N’oublions pas de citer les derniers vers de François Ponsard. Le 20 mai 1867, il les écrivait, à Passy, en tête d’un exemplaire de ses œuvres complètes, destiné à son hôte si dévoué[27] :

à jules janin.

Voici toute la famille
Qui s’en va chez son parrain :
Lucrèce se fait gentille
Pour lui plaire, et, bonne fille,
Quitte son grand air romain.

— Te souviens-tu, lui dit-elle,
De Reynaud, l’ami fidèle ?
Ô triste et doux souvenir,
Plein de douleurs et de charmes !
Je voudrais te réjouir,
Et je fais couler tes larmes.

Derrière elle sont les sœurs :
Agnès essaie un sourire ;

Pénélope apprend à dire
Toute sorte de douceurs.

Lucile a sa belle robe,
Et, comme un petit lutin,
Se montre, puis se dérobe,
Et saute par le jardin.

Charlotte même minaude
Et tend à son cher J. J.
Sa noble joue encor chaude
Du soufflet qui la rougit :

— Conte-nous, dit-elle, comme
Bignon-Danton effaré
Est dans la peau du bonhomme
Un jour carrément entré.

Lydie accourt et l’embrasse,
S’écriant : C’est lui ! c’est lui !
J’ai retrouvé mon Horace ;
Je reconnais à sa grâce
Le traître qui m’avait fui.

Le bon parrain s’accoutume
Complaisamment à leurs jeux ;
L’une en Romain le costume,
Une autre lui prend sa plume,
L’autre tire ses cheveux ;

Et, tandis que, débonnaire,
Il rit ou gronde à demi,
Cette troupe téméraire
Répète : On peut tout lui faire ;
C’est notre plus vieil ami !

Fr. Ponsard.

Gérard de Nerval, sur son Voyage en Orient (première édition), a noté, en termes énigmatiques, un joyeux souvenir de jeunesse :

À Jules Janin, mon vieil ami de la rue du Doyenné.
Histoire de lui rappeler l’incident de la femme du commissaire.
Gérard.

En tête d’un Béranger relié avec magnificence, et que l’illustre chansonnier avait emprunté pour l’examiner à loisir, on lit ces mots touchants adressés par le poëte à ses chansons :

Mes pauvres filles, retournez chez celui qui vous a si soigneusement accueillies. Voyez malgré votre peu de mérite, comme il vous a splendidement habillées, vous qui, par habitude, courez les rues en si piètre parure. Ah ! remerciez le bon Janin, qui, sachant que votre vieux père n’avait pas le moyen de vous attifer si richement, s’est chargé des dépenses de votre toilette, et, malgré tant de gens intéressés à votre perte, a le courage de vous adopter et de vous défendre. Pareille générosité est rare aujourd’hui ! Tout républicain qu’on m’accuse d’être, assurez bien de ma gratitude le roi de la Critique.
Béranger.
Mai 1855.

Mais comment énumérer toutes ces richesses ?… Mentionnons du moins les autographes précieux : deux mille lettres, classées par Mme Janin, et plusieurs manuscrits originaux de pièces de théâtre, parmi lesquels on remarque le Père prodigue, d’Alexandre Dumas fils ; Julie, d’Octave Feuillet ; la Ciguë, d’Émile Augier ; l’Honneur et l’Argent, de François Ponsard ; un drame de Victor Séjour, un acte de l’auteur des Trois Mousquetaires, une comédie de Scribe et une scène de M. Ernest Legouvé (Près d’un Berceau), écrite pour Mlle Delaporte.

Le possesseur de ces enviables raretés, songeant avec résignation à l’heure si cruelle où il lui faudrait se séparer de ses affections, abandonner soudain toutes ses joies, écrivait dans l’Amour des Livres (en 1866) ces lignes si poétiques et si touchantes :

…Grâce à Dieu, les impatients attendront un demi-siècle les livres du chalet.
Une femme est là, jeune, vaillante et forte, qui gardera, par piété conjugale, honneur de son toit désert, ces historiens, ces poëtes, ces amis qui l’entourent, qui la célèbrent et l’honorent d’une tendresse paternelle. Ah ! qu’elle soit longtemps la fidèle dépositaire et gardienne de ces grandes mémoires ; et quand la vieillesse, à son tour, appesantira cette main charmante, ô mon Dieu ! laissez-lui la force d’ouvrir encore cette humble fortune où revivra, pour un temps si court, le souvenir reconnaissant du fidèle écrivain qui l’entoura, comme il eût fait pour sa Reine, de dévouement, de reconnaissance et de tous ses respects[28] !

Terminons ce long chapitre par une courte anecdote inédite.

Un jour (le 15 avril 1855), Rachel, toute radieuse, fit invasion dans le cabinet de Jules Janin, et, lui remettant la liste glorieuse de ses représentations au Théâtre-Français, accompagnée de l’indication des recettes de chaque soir, elle s’écria, avec un beau geste royal et un accent parti du cœur :

Je dépose en vos mains mes titres de noblesse !

À quoi le critique répondit en souriant :

Soit, je conserverai vos parchemins, Altesse !

Nous avons feuilleté plus d’une fois ce luxueux et mignon volume, en tête duquel les deux vers que nous venons de mentionner ont été griffonnés, à l’encre bleue, par Janin lui-même.

Empruntons quelques curieux chiffres à cette plaquette unique :

Rachel débuta aux Français dans Horace, le 12 juin 1838 ; le théâtre encaissa la maigre somme de 753 fr. 05. Les quelques représentations de juin ne produisirent en totalité que 1,614 fr. 95 ! Le 3 septembre suivant, Jules Janin applaudit Rachel pour la première fois. Elle jouait Andromaque. Enthousiasmé, il publie aussitôt un grand article en l’honneur de l’incomparable artiste, alors complètement inconnue. Le lendemain du compte rendu des Débats, on donnait Tancrède, rue de Richelieu, et le théâtre encaissait 2,048 fr. 10. La précédente recette s’était élevée seulement à 929 fr. 70.

Dans le mois où parut le premier feuilleton — qui fut suivi de beaucoup d’autres non moins chaleureux, — les recettes, pour les jours de tragédie, produisirent un total de 14,347 fr. 85. En décembre 1838 (trois mois après !) on obtenait, pour le même nombre de représentations, 50,987 fr. 85.

Et ce légitime succès est toujours allé en grandissant.

De tels chiffres sont pleins d’éloquence !




XI




L es travaux de l’infatigable écrivain, dont nous parcourions à l’instant les beaux livres, ont été heureusement récompensés. Le roi Louis-Philippe l’avait décoré en 1836 ; le voilà académicien. Ses légitimes désirs sont comblés. Depuis plus de trente ans[29], le logis hospitalier est animé par la bonté gracieuse d’une vaillante femme, fière de porter un nom justement glorieux, et qui entoure des soins les plus touchants ce mari qu’elle aime, qu’elle vénère, et dont elle est à la fois le collaborateur attentif et la Muse.

Il y a donc, dans ce gai chalet de Passy, le calme, la fortune, la renommée bien acquise, le travail, hôte assidu et constamment choyé… Hélas ! revenons, il le faut, à la réalité douloureuse ! … Naguère il y avait tout cela ; mais la mort est venue, et, au milieu de cette vaste et attrayante pièce du rez-de-chaussée où le maître lisait et songeait l’été, s’interrompant si volontiers pour accueillir les visiteurs, nous avons vu une bière couverte de couronnes et entourée de cierges !

Le 19 juin 1874, à six heures du soir, Jules Janin (nous causions avec lui deux heures auparavant) s’est éteint subitement dans les bras de son fidèle serviteur François, qui le soignait avec tant de zèle intelligent. Sa dernière parole, adressée à sa chère femme, a été : « Je n’entends plus les oiseaux du jardin… » Ils l’avaient distrait et charmé si souvent !

Le matin des obsèques, Arsène Houssaye, profondément ému, s’écriait : « Le dernier adieu, je ne veux jamais le lui dire.

Pour ceux qui les aimaient, les morts vivent toujours ! »

Cela est vrai ; et nous aussi nous reverrons, vivant dans notre souvenir attendri, ce ravissant écrivain, cet ami indulgent auprès duquel nous avons passé tant de douces heures. Étendu sur son lit funèbre, il semblait endormi. Un vague sourire restait sur ses lèvres pâlies, et les boucles de ses cheveux argentés s’éparpillaient encore sur l’oreiller, comme au moment de son réveil.

Non, nous ne voulons pas, nous non plus, croire à la séparation éternelle. Non ! ce maître illustre et bienveillant ne nous a point quitté pour toujours. Nous entendons sa voix ; nous lisons dans son regard si expressif, et nous pourrons travailler encore. Voici l’encre bleue, le porte-plume d’ivoire et les feuillets blancs disposés sur la table, en face des longues rangées de livres richement vêtus et près de la fenêtre grande ouverte.

Il est là, dans son vaste fauteuil vert, souriant et paisible, passant sa main sur son front, et il va dicter tout à l’heure. Parlera-t-il de son cher Horace, ou de Diderot, ou de son autre ami, Virgile ? Ferons-nous un feuilleton, ou bien allons-nous continuer le roman commencé, — en suspendant de loin en loin notre tâche pour babiller un instant, pour écouter ensemble la chanson du bouvreuil, ou pour regarder un nuage pareil à une ouate légère qui passe sur le fond bleu du ciel, au-dessus des platanes du petit jardin, si riant et si ombreux ?… Hélas ! non : sa bouche est muette ! Le séduisant causeur, naguère intarissable, ne sèmera plus l’esprit et la grâce ainsi qu’un prodigue. Plus de pensée dans ce large front, plus d’éclair dans ces yeux, plus de voix, plus rien ! La Mort a franchi le seuil, implacable, et ce corps est glacé, et cette âme généreuse soudain s’est envolée !

Mais l’œuvre du maître nous reste. On aimera à relire ces pages faciles et ingénieuses, pleines de fantaisie, de fraîcheur et d’élégance.

L’homme de cœur ne sera pas plus oublié que le charmeur inimitable. La confidente dévouée de ce noble esprit a pieusement gardé la mémoire du loyal compagnon de sa vie, et ses amis se souviendront avec respect qu’elle a été la joie, le conseil et la meilleure récompense du brillant écrivain que les délicats regretteront toujours !




XII




L e 22 juin (1874), — un lundi ! — les funérailles de l’éminent critique eurent lieu en l’église Notre-Dame de Passy, à onze heures précises, avec une grande solennité. L’affluence était considérable. Tout le Paris ami des lettres avait voulu rendre un suprême hommage à ce doyen, à ce maître vénéré.

Il serait donc impossible de mentionner les célébrités qui se pressaient au convoi. L’Institut, l’Assemblée nationale, la littérature, la diplomatie, l’art et la science, l’armée et la marine, la magistrature et le barreau, s’y trouvaient largement et dignement représentés.

En venant s’inscrire dès la veille, M. le comte de Paris et M. le duc de Chartres avaient montré qu’ils se souvenaient de la visite que Jules Janin fit à la reine exilée, à Claremont.

Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Cuvillier-Fleury, l’amiral Darricau, Alexandre Dumas, Paul de Saint-Victor, le premier président Alexandre et le baron Oscar de Watteville, délégué du ministère de l’instruction publique. — Le cercueil, sur lequel on voyait l’habit d’académicien et l’épée du défunt, avait été en outre chargé, par des mains pieuses, de deux énormes couronnes de roses et de pensées, d’une gerbe d’immortelles et de nombreux bouquets aux senteurs pénétrantes.

Après la cérémonie religieuse, le corps ayant été transporté dans le jardin du presbytère, tout rempli de fleurs et de frais ombrages, M. Cuvillier-Fleury parla d’abord, au nom de l’Académie française, en qualité de directeur, et aussi en invoquant « une vieille et invariable amitié ».

Nous empruntons à son discours, d’une haute éloquence, le beau passage suivant :

… Le Journal des Débats, qui avait confié à Jules Janin, dans son feuilleton, l’héritage des maîtres, et qui ne le lui a jamais repris, n’a pas eu, pendant quarante ans, à lui reprocher une seule défaillance. Il travaillait donc toujours, à jour fixe. Mais, pour Jules Janin, écrire, était-ce travailler ? La nature travaille-t-elle quand elle couvre de fleurs la prairie sous la tiède haleine du printemps ? L’oiseau travaille-t-il quand il remplit de son chant mélodieux la profondeur des bois ? Neque laborant, neque nent, a dit l’apôtre. Jules Janin a joui pendant presque toute sa vie de cette floraison spontanée et de cette germination féconde qui fait ressembler ses œuvres, même réunies en volumes, à ces produits fragiles et embaumés de nos jardins ; — et aussi, quand la fatigue d’écrire est venue, quand la sève a tari, la mort n’était pas loin…
On l’avait appelé le prince des critiques. Il était mieux que prince : il était roi, roi de la littérature facile ; et à la façon dont il défendit un jour son domaine menacé par un redoutable adversaire, il mérita d’y régner jusqu’à la fin de sa vie en maître souverain et triomphant. Grâce à ce double attrait d’une langue facile et d’une verve puissante, il aura eu ce privilège d’avoir été, comme critique, à la fois très-recherché et très-écouté, entraînant par la séduction de son style le lecteur, que retenait ensuite la sagacité prime-sautière de son jugement. Ce fut le secret de sa longue influence. À sa férule étaient attachés de joyeux grelots. Si elle attirait par le bruit, elle corrigeait souvent par la vive atteinte. Jules Janin ne croyait pas avoir charge d’âmes, mais il a toujours pris sa mission au sérieux. Il a eu des veines de sévérité qui rachetaient, aux yeux des vrais juges, ses périodes d’indulgence. Sa bonne humeur n’était pas banale ; sa rigueur ne s’obstinait pas.
C’est dans ces alternatives parfois savantes qu’il a réussi. Il y mettait plus de calcul qu’on ne croyait. Un « amuseur » insouciant n’eût pas régné si longtemps dans ce grand milieu critique qu’on appelle Paris, cette capitale du goût et du labeur intelligent sous toutes ses formes, tant que le jour dure. — Le soir, l’activité se complète, parfois se corrompt, dans les plaisirs, les curiosités et les audaces de la littérature dramatique. À ce besoin d’émotions théâtrales, souvent aveugle, il faut un guide. La censure, quand elle existe, n’est qu’une garantie insuffisante, une garde de police devant la porte. La critique dramatique est le vrai recours contre les excès du théâtre. À Paris, elle est représentée par d’excellents juges, gens d’honneur et de talent. Sous la plume de Jules Janin elle a toujours fait son devoir. La répugnance qu’il éprouvait pour l’étalage parfois impudent des mœurs équivoques devant un public honnête avait fini par tourner chez lui en une sorte de vertueuse colère. Au fait, il avait compris que la critique est, à elle seule, une honorable et virile profession, qui pouvait suffire, et pour la vie, à la considération d’un homme de bien.

M. Louis Ratisbonne, ancien collaborateur de l’illustre lundiste au Journal des Débats, prononça ensuite de touchantes et poétiques paroles. Voici un fragment de cette chaleureuse improvisation, que M. Cuvillier-Fleury a si bien nommée une belle ode !

J’ai été le dernier ami auquel Jules Janin a serré la main une heure avant sa mort, et je remplis le vœu de la personne qui l’a le plus aimé dans ce monde ; c’est mon excuse, c’est mon seul titre pour m’approcher de ce cercueil au milieu des illustrations qui l’entourent.
L’Académie, par une voix éloquente, a dit adieu au membre illustre qu’elle a perdu, qu’ont perdu les lettres françaises ; laissez-moi dire encore adieu à Jules Janin, un adieu plus humble, mais plus douloureux, au nom de ses amis en deuil, de cette famille de son cœur qui a vécu dans son intimité, qui a éprouvé l’homme, qui l’a chéri et le chérira à jamais.
Jules Janin n’a senti que les belles passions, et il aimait la renommée. Son âme doit sourire à un cortége comme celui-ci, applaudissement final de sa belle vie. Je l’entendais dire naguère d’un homme en pleine gloire, grand serviteur de son pays, qu’il avait délivré de l’étranger et tiré de sa ruine : « Quel bel enterrement il aura ! « Quel bel enterrement se préparait Jules Janin lui-même, simple écrivain, par la sympathie universelle qu’il avait su mériter et que nous voyons éclater aujourd’hui ! Quel retentissement les journaux ont donné soudain à cette funèbre nouvelle ; Jules Janin est mort ! et de quels regrets unanimes ils l’ont accompagné ! Messieurs, on ne jalouse pas seulement les célébrités, on s’en lasse, et il y a des modes en littérature comme dans le reste. On a essayé à la fin de contester l’œuvre de Jules Janin et de miner sa renommée. Mais, si les détracteurs de l’écrivain avaient eu raison, pourquoi tant d’émotion devant sa mort ? Si ce n’est l’éclat de son talent, c’est donc son caractère qui en est cause ; si ce n’est pas son esprit, c’est son âme. Il faut choisir. C’est l’un et l’autre, c’est le talent et la bonté. Un journaliste célèbre écrivait ce matin : « Après un demi-siècle de discussion, de critique et de publicité, Jules Janin vient de quitter le monde sans y laisser un ennemi. »
Oui, il était bon. C’était une riche, généreuse et expansive nature. Il était dévoué et ardent en amitié, et c’est l’amitié aussi qui le pleure…
« Si Corneille avait vécu sous mon règne, je l’aurais fait prince, » s’écriait Napoléon ier. Au plus beau temps de sa verte jeunesse littéraire, quand on s’arrachait ses prestigieux feuilletons du Journal des Débats, quelqu’un appela un jour Jules Janin le prince des critiques, et le nom lui est justement resté. Entendons bien : prince de la critique, non pas ministre de ses arrêts motivés, et souvent plus gourmés qu’infaillibles ; non pas ministre, juge suprême, mais prince, c’est-à-dire écrivain de race, d’un goût naturel pour juger les œuvres de l’esprit, brillant, fringant, conquérant, vêtu de pourpre et de soie, et parfois d’air tissé, comme un prince de féerie, prodigue d’esprit, de grâce, de verve intarissable, de riches fantaisies, magnifique dans la louange, clément dans ses sévérités, toujours honnête, jamais vulgaire, un prince idéal, un prince Charmant ; ce prince-là, il l’était, et il gardera sa couronne.
Mais ce Jules Janin, l’écrivain éblouissant et original, un maître vient de le louer devant vous ; il sera honoré de toutes parts, et certes il tiendra sa place dans l’histoire des lettres françaises. C’est l’homme que nous pleurons, c’est le Jules Janin que ses amis seuls ont pu apprécier, ce cœur où n’est jamais entrée une goutte de fiel, si bon, si cordial, si sympathique, si simple, et je dirai si ingénu et si candide. C’est fini ; nous ne presserons plus ta main ouverte, maître et ami chéri ! Nous n’aurons plus la caresse de ton beau et bienveillant regard ! Nous ne l’entendrons plus s’envoler de tes lèvres, ton rire frais et sonore ! Il s’est évanoui avec ta chanson comme un chant d’oiseau de ton jardin. Mais ta chanson, à toi, laissera une trace. Elle plane au-dessus de ce cercueil où repose ton pauvre corps endolori, pendant que ton âme d’enfant et de poëte est remontée aux étoiles !



XIII




L e lendemain de cette imposante cérémonie, le corps fut transporté à Évreux, pays natal de la famille de Mme Janin ; les parents et les intimes amis de l’illustre académicien l’accompagnaient[30]. À onze heures, le chapitre diocésain, le clergé de la cathédrale et celui de Saint-Taurin, M. le baron Sers, préfet du département, et toutes les autorités de la ville, reçurent en grande pompe, à la gare, la dépouille mortelle de l’auteur de tant d’œuvres charmantes.

Les obsèques, à Évreux comme à Paris, furent à la fois émouvantes et magnifiques[31]. Le cercueil du maître, entièrement couvert de couronnes et de guirlandes fleuries, était escorté par une députation d’élèves des hautes classes du lycée.

Ô jeunes gens, combien vous avez eu raison d’honorer ainsi celui qui a tant aimé la jeunesse et qui l’a célébrée d’une façon délicieuse ! Dans ses plus ravissantes pages, il est parlé de ce printemps en fleur, de cette saison bénie de l′espérance et du rêve. Voici, vous disiez-vous sans doute, voici le fidèle compagnon d’Horace et de Virgile ; accueillons-le avec respect, entourons-le : il a toujours été sincèrement notre ami !

Quel doux et consolant spectacle (ô suprême récompense d’une vie consacrée au travail !) : une foule émue, recueillie, tous les habitants d’Évreux, pour ainsi dire, se trouvaient dans l’immense cortége, s’empressant de rendre hommage au prince de l′esprit et, en même temps, au cœur loyal qui venait, après tant d’années d’un glorieux labeur, chercher au milieu d’eux l’éternel repos. Ils l’ont reçu non-seulement comme un hôte éminent, mais comme un ami véritable !

Lorsque le corps arriva à la cathédrale (une merveille commencée au xie siècle, les cloches sonnèrent à toute volée. L’émotion augmentait encore. Ce soleil éblouissant, ce paysage si pittoresque, ces chants religieux, cette fanfare, ces tambours battant aux champs, ces cloches si vibrantes, impressionnaient profondément les âmes.

À l’issue de la messe funèbre, chantée en faux-bourdon, tous les assistants se rendirent au cimetière, et M. le docteur Fortin, maire d’Évreux, prononça, les yeux pleins de larmes, d’éloquentes paroles, qui furent écoutées avec recueillement. Après lui, l’amiral Darricau, camarade d’enfance de Jules Janin, dit un touchant mot d’adieu, parti du cœur, au nom des amis du maître.

La bière fut déposée ensuite dans un caveau d’un style riche et sévère[32] ; en face de la sépulture d’Hippolyte Rigault, l’ancien confrère du grand critique si justement, si splendidement honoré à Paris et dans son beau pays d’adoption[33].

Le voilà donc loin du tourbillon, après tant de jours de pacifiques et légitimes triomphes. Comme on applaudissait naguère à sa verve brillante !… Désormais, les oiseaux du ciel chanteront aux alentours de sa tombe respectée ; les fleurs printanières lui offriront leurs parfums ; et, tout emperlés dès l′aube, leurs légers pétales, s’éparpillant doucement au souffle de la brise, voltigeront sur ce spirituel rêveur, qui fut toujours épris de la jeunesse, de la bonté, des sentiers verdoyants, du soleil et des roses.




XIV




T ous les critiques ont tenu à rendre justice, en mainte circonstance, à leur illustre et vénéré confrère. Détachons quelques fleurons de cette glorieuse couronne.

Écoutez d’abord Sainte-Beuve, le prédécesseur de Jules Janin à l’Académie française. Nous butinons çà et là dans les Lundis :

M. Janin s’est fait un genre et une manière à part, et il a créé un feuilleton qui porte son cachet… Il a beaucoup demandé à la fantaisie, aux hasards de la rencontre, à tous les buissons du chemin ; les buissons aussi lui ont beaucoup rendu. C’est un descriptif que M. Janin, qui vaut surtout par le bonheur et par les surprises du détail. Il s’est fait un style qui, dans ses bons jours et quand le soleil rit, est vif, gracieux, enlevé, fait de rien comme ces étoffes de gaze transparentes et légères que les anciens appelaient de l’air tissé. Ou encore ce style prompt, piquant, pétillant, servi à la minute, fait l’effet d’un sorbet mousseux et frais qu’on prendrait en été sous la treille… Et ne croyez pas que le bon sens manque à travers ces airs habituels de courir les champs et de battre les buissons… Quand M. Janin se mêle d’avoir du bon sens, il en a, et du meilleur, du plus franc.
… Jamais on n’a mieux parlé que lui de ces choses fugitives et rapides, qui pourtant ont été l’événement d’un jour, d′une heure, et qui ont vécu. Sur un brouillard du soir, sur un violoniste qui passe, sur une danseuse qui s’en va, sur une bouquetière qui meurt, il a écrit des pages délicieuses qui méritent d’être conservées… Il aime tant son métier et son art, il y est si bien dans son élément, que ce qui mettrait un autre hors de combat ne fait que le mettre, lui, plus en train et en haleine.

Un frère du lundi, auquel on doit des merveilles de style, Théophile Gautier, a ciselé en novembre 1871, dans la Gazette de Paris, un profil séduisant et très-ressemblant de Jules Janin :

… Comme la plupart des auteurs, à cette époque précoce et de maturité prompte (1830), il eut son talent tout de suite, et ses premiers coups furent des coups de maître. On ne peut s’imaginer, aujourd’hui qu’on est habitué à ce perpétuel miracle, quel effet produisit alors ce style si neuf, si jeune, si pimpant, d’une harmonie charmante, d’une fraîcheur de ton incomparable, ayant sur la joue un velouté de pastel avivé d’une petite mouche, avec son essaim de phrases légères, ailées, voltigeant çà et là et comme au hasard, sous leur draperie de gaze, mais se retrouvant toujours, en rapportant des fleurs qui se rassemblaient d’elles-mêmes en un bouquet éblouissant, diamanté de rosée, et répandant les parfums les plus suaves.
Où va-t-il ? se demandait-on avec cette inquiétude bientôt rassurée qu’excitent les tours de force bien faits, quand, au début d’un feuilleton, il partait d’un mélodrame ou d’un vaudeville à la poursuite d’un paradoxe, d’une fantaisie ou d’un rêve, s’interrompant pour conter une anecdote, pour courir après un papillon, laissant et reprenant son sujet, ouvrant, entre les crochets d’une parenthèse, une perspective de riant paysage, une fuite d’allée bleuâtre terminée par un jet d’eau ou une statue, s’amusant comme un gamin à tirer des pétards aux jambes du lecteur, et riant à pleine gorge du soubresaut involontaire produit par la détonation ; mais voici qu’en vagabondant, au détour d’un petit chemin, il a rencontré l’idée qui se promenait. Il la regarde, il la trouve belle, et noble, et chaste. En tomber amoureux est l’affaire d’un instant ; il se monte, il s’échauffe, il se passionne ; le voilà devenu sérieux, éloquent, convaincu ; il défend avec une lyrique indignation d’honnêteté le beau, le bien, le vrai, — cette trinité morale qui n’a guère moins d’incrédules aujourd’hui que la trinité théologique. — C’est un sage, un philosophe, presque un prédicateur.

Il y a vingt ans, M. Sylvestre de Sacy, le savant académicien, conservateur de la bibliothèque Mazarine, jugeait en ces termes, dans le Journal des Débats, les deux premiers volumes de l’Histoire de la Littérature dramatique :

… Il faut savoir que pour composer ces feuilletons, dont l’apparence brillante et légère fait croire peut-être à ceux qui les lisent qu’il n’en coûte à leur auteur qu’une prodigieuse dépense d’esprit et de verve, M. Jules Janin travaille dix heures par jour, lit tout, apprend tout, et a le bonheur de ne retenir que ce qui peut féconder son imagination et fournir à son effrayante consommation d’idées et de style… Prenez presque tous ses feuilletons sur Molière ; ce sont des chefs-d’œuvre d’appréciation délicate, bien sentie et souvent éloquente. Je ne connais pas dans nos anciens critiques les plus vantés un morceau qui vaille certain feuilleton de M. Jules Janin sur le Misanthrope… Ce ne sont pas seulement les lettres et le bon goût qui ont trouvé en lui un énergique et infatigable défenseur. Il a défendu avec le même courage toutes les bonnes causes.

La Gazette de France a publié sur l’ami d’Horace un article dû à la plume éloquente et si autorisée de M. le comte Armand de Pontmartin. Le doux tableau d’intérieur que voici donnera une idée du ton général de cette admirable étude :

Janin eut le bonheur le plus exquis, le plus complet, qu’il ait jamais pu rêver ou souhaiter… Ce sourire et ce rayon qui éclairaient son style, il en vit le reflet sur une gracieuse figure. Il vit son aimable compagne s’incliner d’abord sur son épaule pour être sa première lectrice, puis aller au-devant de sa phrase rapide, et enfin s’emparer de la plume tremblante dans sa main malade, et écouter en elle-même ce qu’il se plaisait à lui dicter. Elle le complétait, elle l’animait, elle personnifiait à ses yeux l’émulation et la récompense. Elle était le mouvement et la vie de ce joli chalet de Passy qui a reçu tant d’illustres visites, entendu tant de fines causeries, provoqué tant de poétiques ou dramatiques confidences.

Un brillant poëte, qui est en même temps un critique ingénieux et convaincu, M. Théodore de Banville, a fort bien défini le feuilleton de Jules Janin :

… Ce fut la Poésie, longtemps opprimée et régentée par la Critique, prenant à la fin sa revanche, et absorbant la Critique, se substituant à elle. Oui, ce fut la Poésie, non pas, comme sa devancière, rendant des arrêts et les imposant, le bonnet carré sur le front et la férule à la main, mais, à son tour, faisant prévaloir sa pensée et son impression, à force de grâce, de sourires, d’enchantement, d’habileté à rendre la vérité attirante et aimable à entendre, si bien que ce fut en effet une longue, une invincible séduction, et qu’ayant encore leur main rougie et brisée par la palette du pédant, du maître d’école, les honnêtes gens s’étonnaient de sentir sur leurs lèvres et sur leur front soudainement rafraîchi le délicieux baiser de la Muse !

Écoutez à présent M. B. Jouvin, ce véritable gourmet littéraire, qui sait si bien apprécier les hommes et les choses :

… C’était le plus merveilleux des improvisateurs dans le tempérament d’un écrivain de race ; il avait l’éloquence, mais il avait le style. Janin avait beaucoup étudié deux maîtres d’école absolument différents, mais de premier jet tous les deux : Mme de Sévigné et Diderot. En écrivant, il semblait les avoir sans cesse sous les yeux sans les rencontrer jamais sous sa plume, « en imitant toujours original ». Comme la marquise, il avait des trouvailles de mots du pittoresque le plus heureux et le moins prévu pour tout le monde, à commencer par l’écrivain ; comme le philosophe, il cédait à des enthousiasmes ou à des colères d’un élan vraiment lyrique. Qui ne se souvient de son beau feuilleton consacré au roi Louis-Philippe devenu, après 1848, la facile proie de pamphlétaires à images !
Le trait original et la forme légère qui firent la supériorité du feuilletoniste badinant avec la critique, Janin ne les emprunta à personne : il la trouva, cette forme, tout armée à la légère dans les grâces de son esprit : il n’eut point de maître en ce genre, auquel il donna ses grandes entrées dans la prose française, et, comme son talent n’était tiré qu’à un seul exemplaire, il n’a point laissé d’école.
… « Ce jeune homme casse les vitres ! » s’écriaient, en attestant la mémoire de Geoffroy, les vieux abonnés des Débats. — « Eh ! laissez donc, messieurs ! » répondait en chœur la jeunesse romantique, « il se contente de les détacher avec le diamant de son style ! »

Prenons le fragment suivant à Arsène Houssaye, l’un des fidèles du chalet (Jules Janin était le parrain de son fils, le jeune et savant auteur de l’Histoire d’Alcibiade, et c’est même l’éloge de ce livre qui a fait l′objet de son dernier article) :

Étudiez de près l’Âne mort et le Chemin de traverse, étudiez ses cent et un contes, ses mille et un feuilletons, vous reconnaîtrez que toute l’histoire intime du xixe siècle est là, vivante par fragments, comme vous trouvez dans l’atelier d’un peintre de génie la créature humaine, de face, de profil, de trois quarts. On entre dans l’œuvre de Jules Janin comme dans un atelier : ici un fusain, là une gouache, plus loin une ébauche, çà et là de vivantes peintures qui ont l’âme, qui ont le regard, qui ont la parole. Et que de trouvailles inattendues ! — C’est un pastel effacé, mais souriant encore ; c’est une eau-forte lumineuse ; c’est une académie qui crie la vérité.
… Initiateur par excellence, il ne s’est pas trompé une seule fois sur l’or pur et sur la fausse monnaie des renommées contemporaines.
Il dit dans un de ses livres : « Je taillais les hautes futaies de ma fenêtre en lisant quelque chef-d’œuvre des anciens jours. »
Tout Janin est là ; il cueillait l’heure présente tout en s’égarant dans l’heure passée.

Paul de Saint-Victor, le grand coloriste, a tenu, lui aussi, à honneur de consacrer une belle page à l’ermite de Passy :

L’écrivain, chez Jules Janin, c’était l’homme. Il portait, dans ses livres et dans sa critique, non pas seulement son esprit, mais sa nature même… Je fais grand cas, sinon pour l’exactitude, du moins pour le style, de la traduction d’Horace qu’il mit tant d’années à polir et à ciseler. Elle rend admirablement, par endroits, la verve attique, la fleur de gaieté, le rire brillant de son inimitable modèle. Son originalité est justement dans sa liberté. Ce n’est point par des calques pénibles que Jules Janin ressaisit la couleur et la vie du texte, mais par des équivalents qui sont des trouvailles… Avec quel feu il a traduit les odes amoureuses ! On dirait les merveilleux petits bronzes du musée de Naples, jetés dans un nouveau moule ; ils en sortent divins comme devant. S’il était donné à quelqu’un d’aller à Tibur, c’était à cet esprit aimable et cultivé entre tous.

M. Édouard Fournier, cet érudit de bon aloi[34], a salué également avec une sympathique déférence l’auteur des Petits Bonheurs :

Il écrivait à toute volée, sans un livre ouvert devant lui, sans rien qui pût faire le moindre poids sur son aile de papillon, sur sa plume de colibri… Comme tout l’amusait, il s’amusa même de sa goutte. Un jour qu’elle le faisait un peu moins souffrir, il fit son éloge ! Je ne crois pas que, depuis Scarron, l’on ait vu un impotent plus gai. Rire de son mal, c’est s’en guérir ; telle était la philosophie dont il faisait sa médecine.

Charles Monselet mêlait (le 8 février 1874) sa note gracieuse et cordiale à ce concert :

Jules Janin ! tout ce qu’il y a au monde de gai, de vif, de riant, de brillant, d’alerte, de jeune, d’inconscient, de spirituel, s’éveille à ce nom. Le facile talent et l’heureuse existence !… Il est sur les hauteurs de Passy, dans la rue de la Pompe[35], une habitation coquette en forme de chalet, environnée de beaux et grands arbres. C’est là que M. Jules Janin vit maintenant d’une existence reposée et tout intime. À ceux qui viennent le voir il montre avec orgueil une bibliothèque qui passe, avec raison, pour une des plus riches de notre époque. Ses auteurs favoris, revêtus de somptueuses reliures, — Horace en tête, Horace dans toutes les langues, Horace dans toutes les éditions, Horace sur tous les papiers, — lui font oublier parfois sa goutte opiniâtre ; il trompe sa douleur avec une ode ; ses lèvres, qui s’ouvraient pour la plainte, ont murmuré une citation.

M. Barbey d’Aurevilly, le célèbre critique du Constitutionnel, parlant de Jules Janin, à propos de la Fin d’un Monde et du Neveu de Rameau, s’écriait un jour avec chaleur :

C’est Diderot, et c’est plus que Diderot ! Il en a la verve enragée, mais bien plus soutenue ; la bonhomie charmante, mais non plus si bourgeoise et tout autant bonhomie. Il en a la langue immense, enthousiaste, éloquente, lyrique, à rires sonores, à larges larmes, l’engueulement sublime du cabaret, la gouaille à écuellées, les gros mots hardis qui n’ont peur de rien, quand il s’agit d’être remuant et pittoresque, le gros sel, le sel bourguignon qu’il jette à poignées, d’ici, de là, mais plus cristallisé, plus diamanté, et qui, en salant tout autant, étincelle davantage ! Il en a, en deux mots, tout cet esprit vivant et cordial et qu’on aime, quand on est Gaulois ou même Franc, mais il l’a poussé presque de l’ampleur étoffée de Diderot jusqu’au grandiose de Rabelais, avec le dictionnaire accumulé et splendide du xixe siècle[36] !

Nous empruntons ce qui suit à un ravissant feuilleton de M. Louis Ulbach :

… Sainte-Beuve a dit, à propos de Nestor Roqueplan, son camarade, dont il appréciait l’esprit si délicat et si parisien : « Il embarque de la poudre d’or dans des coquilles de noix. »
Jules Janin fut l’amiral d’une flotte composée de ces précieux esquifs. Tous n’arriveront pas au port, mais le plus grand nombre abordera, et l’on peut répéter à ces nefs légères, lestées d’esprit, le vœu d’Horace, traduit et médité par Jules Janin :

Sic te diva pocens Cypri
Sic frater Helenae lucida sidera
Ventorumque regat pater…

Oui, quelque chose de cet improvisateur hebdomadaire surnagera sous le souffle des astres cléments, et la postérité connaîtra cette poudre d’or, qu’en thésaurisant un peu, l’auteur de la Fin d’un Monde pouvait réduire et fondre en un lingot. Il aima mieux se répandre que se recueillir ; il fait partie désormais comme essence, comme arôme subtil, de l’atmosphère même de l’esprit français au xixe siècle.

Dans un des meilleurs chapitres de son ouvrage fort intéressant : La Libre Parole, M. Jules Claretie a enregistré cette remarque dont nous avons pu tant de fois constater l’exactitude :

Ceux qui ont lu les livres et les feuilletons de Janin ne le connaissent qu’à demi. Il faut le voir, il faut l’entendre. Il cause volontiers, et beaucoup, comme les gens qui savent causer. Il parle assez souvent de lui, mais le plus souvent de ceux qu’il aime. Jules Janin a un grand mérite. Quoi qu’on en ait pu dire, il sait admirer. Lorsque les noms amis viennent sur le tapis, Horace, Diderot, Richardson ou Victor Hugo, par exemple, il s’anime, il s’échauffe, il parle, il entasse arguments, preuves, jugements, anecdotes, défend son homme, attaque ses rivaux, les pique, les harcèle, lance ses pointes acérées avec une rapidité et une vigueur éloquentes, vous éblouit, vous fascine, vous entraîne.

Au sujet du brillant feuilletoniste, M. Albert de la Fizelière, rédacteur de l’Opinion nationale, a dit très-justement :

Dans notre monde actuel, où tant de compétitions malsaines divisent les hommes, où tant d’ambitions avides font de la concurrence une bagarre et des rivalités une bataille, Jules Janin fut uniquement un homme de lettres ; plus qu’un homme de lettres : il fut l’homme de lettres même ; le type complet, absolu de l’artiste, de l’inventeur qui consacre sa vie, son art, ses labeurs et son invention à la profession littéraire.
C’est un éternel honneur pour sa mémoire d’avoir été en passe d’atteindre aux plus hautes situations qui caressent l’orgueil et flattent les besoins des avides, et d’être resté, par haute raison autant que par goût, l’éclatant écrivain qu’il était devenu.

Sept ou huit mois avant la mort de Jules Janin, Alphonse Karr lui rappelait, en notre présence, un fait datant de longues années, et qui permet de juger à quel point le cœur du critique était bon. Voici cette délicieuse anecdote ; elle a paru dans les Guêpes de 1840 :

Gatayes est allé voir Janin et il l’a trouvé fort embarrassé. Il y a quelques années, Janin s’est intéressé à une pauvre vieille femme qu’il a rencontrée dans la rue. Il l’a fait entrer dans un hospice, où elle se trouve fort heureuse. La veille, elle avait été malade, et, ce jour-là, se trouvant mieux, elle s’était dit : « Il ne faut pas que je meure sans avoir vu M. Janin. » Elle s’était fait accompagner par une femme de la maison, — et, à petits pas chancelants, — elle était arrivée à la rue de Vaugirard. — Là, je ne sais comment, elle avait réussi à monter les étages, — peut-être a-t-elle mis deux heures ; — mais enfin elle est arrivée. — Janin l’a reçue de son mieux, — il a déjeuné avec elle et avec Théodose Burette, — Théodose Burette, savant et homme d’esprit, est le Gatayes de Janin, — il a glissé de l’argent dans la poche de la vieille, — il a été simple et bon, — il lui a parlé du régime de l’hospice, — il l’a écoutée avec intérêt, — il a retrouvé, pour accueillir cette pauvre femme, — tous ces soins affectueux qu’il garde au fond du cœur depuis qu’il a perdu sa chère vieille tante.
« Allons, ma bonne, lui dit-il, Théodose et moi nous irons vous voir ; — il ne faut pas vous fatiguer ainsi à venir ; je suis jeune, moi, j’irai là-bas. »
Tout cela était fort bien ; — mais la bonne vieille avait épuisé tout le reste de ses forces pour arriver à l’aire du farouche critique. — Quand il fallut descendre l’escalier, ses pauvres vieux genoux fléchirent ; en vain Janin, d’un côté, Théodose Burette, de l’autre, voulurent la soutenir : impossible de descendre. — À ce moment, Gatayes arriva, et on lui expliqua la situation. « Parbleu ! dit-il, il faut descendre la vieille sur un fauteuil que nous porterons. »
L’idée est adoptée : — on place la vieille sur un fauteuil, — Gatayes prend les pieds de devant, — Janin et Burette le dossier, et on descend un peu haletant :
« Allez, — allez, — la bonne, — disait Burette, il n’y a pas beaucoup de reines qui aient un attelage comme le vôtre. »

On lira avec émotion ces lignes tracées par M. Henri de Lapommeraye, dans le Bien public, à l’occasion de la retraite du maître :

Que vous importe l’ingratitude de ceux que vous avez honorés de votre critique ou de votre admiration ? Vous vous plaignez de leur oubli, et, à la fin de votre Histoire de la Littérature dramatique, vous avouez votre chagrin de les sentir si indifférents pour ces feuilletons qui ont fixé le souvenir — si vite effacé sans vous ! — de leurs célébrités éphémères ! Allons donc, disciple et commensal d’Horace, ayez plus de douce philosophie ! Ils n’étaient que des instruments plus ou moins utiles du progrès artistique et moral ; vous vous êtes servi d’eux pour dire et faire de belles et bonnes choses : ne leur demandez rien ; vous êtes quittes ! Mais c’est à nous, les nouveaux venus, à vous payer le tribut de reconnaissance qui vous est dû, pour avoir continué la tradition des enthousiasmes généreux, des nobles protections et des amours fécondes pour tout ce qui est élevé, vrai, bien et beau.

Il nous a semblé intéressant de reproduire ici ces appréciations sincères, et même nous regrettons bien vivement de ne pouvoir en donner que de courts fragments, et d’être forcé d’omettre la plupart des témoignages contemporains.

De telles citations, sans parti pris, ont surtout l’avantage d’éclairer et de fixer le lecteur ; en même temps elles servent à rendre un hommage éclatant et légitime à un véritable écrivain. — Et si l’on nous parle des défauts de l’auteur du Talisman, il sera facile de répondre. De quoi l’accuse-t-on, en effet ? D’avoir trop produit, d’avoir été incessamment prodigue de ses trésors d’imagination, de grâce et de style ? Quel adorable reproche ! et si rare ! Trop de sève, trop de broderies légères, trop de verve brillante, trop de passion pour l’école buissonnière en des sentiers charmants, tour à tour pleins d’ombre et de soleil ? Eh bien, mais il est aisé de remédier à tout cela. Que d’une main impartiale et délicate on fasse quelque jour un choix parmi ces pages touffues, débordantes de jeunesse, parsemées de phrases opulentes ; que l’on élague cette forêt littéraire, où abondent et s’enchevêtrent les lianes luxuriantes, mais aussi où l’on rencontre, presque à chaque pas, des fleurs étoilées et de suaves parfums, et nous aurons à coup sûr des volumes riches en exquises merveilles.

M. de Sacy disait naguère, très-judicieusement et avec une grande autorité :


Que je souhaiterais à bien des gens ce que M. Jules Janin a de trop !… Ô vous qui vous sentez l’esprit stérile et la veine à sec, si cette prose resplendissante ne vous dit rien, n’échauffe pas votre imagination, jetez la plume : vous n’écrirez jamais !



XV




N ous ne saurions mieux terminer cette nouvelle édition qu’en parlant du suprême hommage rendu à Jules Janin, par l’un de ses anciens collaborateurs au Journal des Débats, M. John Lemoinne, devenu son digne successeur à l’Académie française.

Le jeudi 2 mars 1876, à deux heures, a eu lieu la réception du célèbre journaliste, assisté de MM. Mignet et Sylvestre de Sacy, ses parrains.

La séance était présidée par M. CuvillierFleury, directeur de l’Académie ; M. de Loménie, chancelier, et M. Camille Doucet, en qualité de secrétaire perpétuel, avaient pris place à ses côtés.

Un intelligent auditoire se pressait sous la coupole du palais Mazarin. En voyant cette foule si recueillie, qui, longtemps avant le moment indiqué, remplissait déjà la salle des réunions publiques de l’Institut, nous nous sommes rappelé, avec une émotion profonde, le jour où l’ami d’Horace, rayonnant d’une joie qu’il ne songeait guère à dissimuler, occupa, pour la première fois, le fauteuil qu’il avait si légitimement ambitionné !

Combien son clair regard était sympathique ! quel bon sourire illuminait sa tête neigeuse et bouclée !… et pourtant, il nous en souvient, la goutte, son terrible tyran, ne lui avait pas donné congé en ce jour de soleil. Mais qu’importait cela ! Il était plus fort que la souffrance ; il l’eût même raillée volontiers, puisque le rêve de toute sa vie laborieuse s’accomplissait enfin.

Les collègues de l’heureux lundiste, en signe de bienvenue, lui serraient cordialement la main. — une petite main de prélat, blanche et potelée, dont il était à bon droit un peu fier, et que la goutte elle-même avait respectée. La statue de Fénelon, l’un de ses illustres prédécesseurs[37], et celle de ce grand Bossuet qu’il admirait tant, semblaient s’animer pour lui faire accueil ; les princes d’Orléans souriaient à ce fidèle ami de leur maison ; l’auditoire, sincèrement reconnaissant des plaisirs délicats que lui avait si souvent donnés l’éminent écrivain, ne se lassait pas de l’applaudir, se réjouissant de voir rendre pleine justice à un vrai lettré. Dans l’ombre d’une tribune, — entourée de sa famille, hélas ! aujourd’hui disparue presque en entier, — la compagne des travaux du maître, les yeux mouillés de douces larmes, jouissait elle aussi de ce pur triomphe.

Le nouvel académicien, tout ravi, jetait par instants un rapide regard sur cet habit à palmes vertes, qu’il ne devait porter qu’un jour ! (car il ne put jamais retourner à l’Académie) et, en même temps, sur son épée officielle, − véritable objet de luxe, à coup sûr, dans le costume de ce critique bienveillant dont l′arme loyale fut toujours une plume étincelante et légère !

On nous pardonnera facilement d’avoir évoqué ces souvenirs du 9 novembre 1871. Nous revenons, d’ailleurs, à la séance du 2 mars 1876, si remarquable à tous égards.

L’éloge solennel de Jules Janin a été prononcé par le récipiendaire, et ensuite par M. Cuvillier-Fleury (qui, devant le cercueil du grand écrivain, avait noblement exprimé déjà les vifs regrets de l’Académie). Les deux orateurs ont célébré, avec une éloquente conviction, la grâce, l’esprit et la bonté du maître, et les applaudissements de l’assemblée sont venus prouver combien cette louange chaleureuse et méritée trouvait d’écho dans tous les cœurs.

Voici en quels termes excellents M. John Lemoinne a parlé des prestigieux lundis de Jules Janin :

Son premier feuilleton fut plus qu’un coup de théâtre ; ce fut un coup de tonnerre éclatant dans les régions jusqu’alors paisibles, uniformes, un peu monotones de la critique. Ce fut une irruption, une invasion, une révolution ; ce fut le feuilleton qui prit la place du théâtre, qui s’empara de la scène et devint lui-même le drame ou la comédie. Jusqu’alors la critique, humble servante de n’importe quelle œuvre, bonne ou mauvaise, se bornait à faire l’analyse de la pièce.
M. Janin cassa cette chaîne que ne pouvait porter un esprit indépendant, volontaire et prime-sautier comme le sien. Il changea tout cela ; il trouva et créa un genre, qui fut de ne pas faire l’analyse de ce qui n’en valait pas la peine, et, même en prenant pour point de départ le titre d’un méchant vaudeville ou d’un infime mélodrame, de lancer sur ses lecteurs éblouis le plus inattendu des feux d’artifice.
… Il était, quand il le fallait, un vrai critique, un critique aigu, acéré ; il avait un don supérieur de discernement, de triage ; il découvrait d’un coup d’œil ce qu’il fallait élaguer, ce qu’il fallait conserver ; il avait ce qu’on pourrait appeler un admirable diagnostic. Non-seulement il avait inventé un genre de critique, mais encore, comme pourraient l’attester de célèbres exemples, il a su trouver, découvrir des poètes, des acteurs, des actrices ; il a su les voir, les saluer à leur naissance, les soutenir dans les premiers pas difficiles, et c’était le plus grand de ses bonheurs que cette première protection donnée à des talents qui, sans lui peut-être, seraient restés inconnus ou se seraient ignorés eux-mêmes.
Je ne chercherai point à ranger M. Jules Janin dans telle ou telle école. Il n’était d’aucune. Il était original. Jamais on n’a pu appliquer mieux qu’à lui le mot : « Le style est l’homme même. » En lui, l’homme, c’était le feuilleton. Il avait créé un genre, mais non une école ; il n’a jamais fait et ne fera jamais d’élèves.

Dans sa brillante réponse, M. Cuvillier-Fleury, après avoir retracé d’une façon magistrale l’histoire du journalisme, et loué énergiquement les utiles et incessants travaux ainsi que le caractère élevé de M. John Lemoinne, a su peindre, lui aussi, avec un grand bonheur d’expressions, la physionomie mobile et séduisante du traducteur d’Horace :

… Il appartenait à ce limpide courant des esprits naturels, prime-sautiers, faciles, qui a de tout temps coulé sur la terre de France, comme pour ajouter à ce limon vigoureux dont l’intelligence française est formée,
Queis meliore luto finxit præcordia Titan,
ses sables dorés et ses eaux jaillissantes. C’est à ce signe de race qu’il a été reconnu presque au début de sa carrière, accueilli, applaudi et fêté, même dans le plus hasardeux de ses essais. Les peuples aiment ce qui leur ressemble, comme les pères se reconnaissent volontiers, même avec leurs défauts, dans leurs enfants ; Rabelais, Saint-Évremont, Bussy-Rabutin, Diderot, Duclos, Voltaire (dans ses lettres familières qui sont d’incomparables feuilletons), quelque différents que soient les degrés où le jugement public a placé ces écrivains, sont tous fils du génie français ; et quoiqu’il ne soit pas prudent de hasarder en une telle compagnie une renommée encore si jeune pour l’avenir, M. Janin, s’il n’était pas un aîné dans cette famille de race gauloise, pouvait sembler un de leurs frères, le dernier venu du même sang.
… Jamais écrivain n’a paru moins asservi à son œuvre, même en ne l’interrompant jamais.
… Si quelque événement politique prenait la forme d’une tragédie, n’eût-elle qu’un acte, si le malheur entrait dans une maison royale par la porte que Dieu avait ouverte, ou qu’avait enfoncée l’émeute, son âme s’élevait à une pathétique hauteur, son accent s’attendrissait, ses larmes coulaient. Il n’était plus ni poëte, ni conteur, ni critique, mais un moraliste profondément touché des misères et des crimes de l’humanité.
C’est ainsi qu’il avait pleuré le duc d’Orléans, brisé, comme autrefois le Germanicus de Tacite, « dans la fleur de son âge et de sa popularité ! » Ainsi avait-il regretté cette royauté libérale, qui n’avait reçu ses hommages que tombée et déchue ! Ainsi avait-il voué une sorte de culte à la reine Marie-Amélie, qu’il était allé saluer dans son exil, sur un de ces degrés de l’épreuve humaine qui la conduisaient lentement jusqu’au ciel.

Ce sont là de justes et précieux éloges, à coup sûr ! Nous les avons écoutés avec une émotion pieuse ; nous les reproduisons avec joie.

Notre travail est achevé maintenant.

La sincérité de ces pages les a rendues sympathiques ; nous les dédions à tous les amis, à tous les admirateurs du fécond et ravissant écrivain dont un bon juge a dit si poétiquement : « Il restera toujours un rayon sur son nom, autour de sa mémoire un vol d’abeilles murmurantes : ce souvenir de grâce et de charme qui est le sourire de la renommée. »



  1. 26 pluviôse an xii, selon l’acte de l’état civil, et non le 11 décembre 1804, à Condrieu, comme on l’a dit jusqu’à présent. Il reçut les prénoms de Gabriel-Jules. Son père était avoué près le tribunal de première instance de Saint-Étienne.
  2. Ces lignes sont extraites d’une longue et aimable lettre que l’éminent critique, déjà trop souffrant pour écrire lui-même, nous dicta, le 20 septembre 1872, à l’adresse d’un savant universitaire, M. G. Condé, alors proviseur du lycée de Saint-Étienne.
  3. Avant de venir à Paris, Jules Janin était resté un certain temps au collège de Lyon, où il avait eu pour camarades de prédilection Armand Trousseau et Edgar Quinet.

    On nous saura gré, sans doute, de placer ici cet aimable portrait de J. J. adolescent, crayonné jadis par l’auteur d’Ahasverus :

    « … Il était plus jeune que nous de deux ou trois ans. Ah ! le bon compagnon ! La jolie tête enfantine, espiègle, épanouie ! Les beaux cheveux noirs bouclés ! Et quels francs rires de lutin dans nos corridors sombres ! Les murs doivent s’en souvenir.

    « Quelle joyeuse, gracieuse ignorance de soi-même ! Il jouait alors aux billes ; il jouait surtout de la harpe, et bien mieux que le roi David. Aussi faisions-nous de saints concerts dans l’église, à l’élévation et au salut, Janin jouant de l’instrument du prophète, moi du violon, son maître, M. Bédard, de la basse, un autre de l’alto. Notre maître de philosophie chantait des Alleluia d’une voix claire et vibrante. Ces concerts de séraphins nous donnaient, le jour où ils avaient lieu, de grands privilèges, tels que celui de manger à une table d’honneur, en compagnie de messieurs les chantres. »

  4. Le Chemin de traverse.
  5. Cette digne femme s’appelait Mme Faverge ; elle était petite-fille d’Élisabeth de Bassompierre, de la famille du maréchal.
  6. Voir, à la fin du volume, une liste détaillée des œuvres de Jules Janin.
  7. Pour le Théâtre de Corneille, les œuvres de Molière et celles de Boileau, les Chefs-d’œuvre dramatiques du xviiie siècle, le Gil Blas, illustré par Gavarni, les Mille et une Nuits, Roland furieux, Manon Lescaut, les Aventures de Télémaque, le Voyage sentimental, les Voyages de Gulliver, l’Été à Bade, Paul et Virginie, la Dame aux Camélias, l’Iliade (traduction Lagrandville), le Théâtre d’Alexis de Comberousse, les Classiques de la table, les Lettres de Mademoiselle de Lespinasse, les œuvres de Martial, d’Ovide, etc. Sa dernière introduction, très-remarquable, fut celle que M. de Villemessant lui demanda pour l’Autographe (Événements de 1870-71).
  8. Nous avons lu récemment ces quatre vers écrits par Jules Janin, sur la première page d’un exemplaire de son Béranger, offert à M. Georges d’Heylli :

    Ami, je vous envoie un doux portrait de maître
    En liberté, courage, esprit, sagesse, amours ;
    Il est facile à reconnaître :
    La beauté du vieillard, son rire des beaux jours !

  9. Son fauteuil avait été occupé onze fois. Voici les noms de ses prédécesseurs : De Serizay, 1634. — Pellisson, 1653. — Fénelon, 1693. — De Boze, 1715. — Le comte de Clermont, 1754. — De Belloy, 1771. — Le duc de Duras, 1775. — Garat, 1795. — Le comte Ferrand, 1816. — Casimir Delavigne, 1825. — Sainte-Beuve, 1844.
  10. Trois ans auparavant, pour se consoler des retards apportés à sa nomination, il avait écrit un Discours à la porte de l’Académie. L’éditeur Jouaust a publié, en un même petit volume, fort élégant, cette ravissante fantaisie humoristique et les excellentes pages acclamées au palais Mazarin.
  11. M. Villemain.
  12. M. Guizot.
  13. M. Victor Cousin.
  14. Ses parrains, MM. Cuvillier-Fleury et Saint-Marc-Girardin
  15. Les Contemplations.
  16. Histoire de la Littérature dramatique, tome I.
  17. Devenu curé de Tosny, Cet heureux abbé Janin n’était pas le parent de l’éminent écrivain.
  18. Voir, en regard, ces charmantes lignes reproduites en fac-simile.
  19. Virgile, Énéide ; chant 1er, vers 288 ou 292 selon l’édition).
  20. Iule, fils d’Énée.
  21. Le 14 novembre 1871, cinq jours après sa réception à l’Académie française, le « prince des critiques » recevait de M. Thiers (alors président de la République) une lettre des plus cordiales, dont voici les premières lignes :
    « Mon cher confrère,

    « Je n’ai pu lire que ce matin votre charmant discours, plein de grâce, d’esprit, d’imagination, comme tout ce que vous écrivez. Je vous en félicite de bien bon cœur, et j’en félicite l’Académie, qui a eu une bonne journée. J’aurais bien voulu y assister et pouvoir me joindre à tous ceux qui ont applaudi en vous un brillant talent et l’un des caractères les plus aimés les plus aimables de notre rude époque… »

  22. Historiens, Poëtes et Romanciers, par M. Cuvillier-Fleury, tome II, 1863.
  23. Jules Janin, d’ailleurs, a toujours eu du goût pour la poésie. En 1821, âgé de dix-sept ans, il prenait part à un concours que l’Académie de Lyon avait ouvert, et dont le sujet, fort dramatique, était le Siège de Lyon. M. Joséphin Soulary vient de retrouver le poëme du critique dans les archives de cette Académie.
  24. Délicate allusion aux opinions royalistes du célèbre critique
    de la Gazette de France.
  25. Nous avons extrait les délicieux fragments qui suivent d’une plaquette devenue introuvable : l’Amour des Livres. Ce coquet petit volume (64. pages in-12), publié chez J. Miard, en 1866, a été tiré à 200 exemplaires sur papier vergé, avec titre rouge et noir. Son prix primitif était de 3 francs ; on en a vendu des exemplaires, brochés, plus de 60 francs.

    En tête de celui qui nous appartient, et que nous conserverons toujours précieusement, Jules Janin a écrit ce distique :

    Lorsque chacun sur mon livre hésitait,
    Piedagnel hardiment l’achetait !
  26. Cette superbe collection va être vendue, dans quelques mois, ainsi que le chalet. (Septembre 1876.)
  27. L’auteur de Galilée est mort (chez Jules Janin) le 8 juillet suivant.
  28. Hélas ! ce vœu du maître n’a pas été exaucé. Mme Janin vient de mourir, à Passy, — le 8 août 1876, — dans sa 56e année, deux ans après son mari.
  29. Son mariage eut lieu le 16 octobre 1841. Il épousa la fille unique de M. le président Huet, maire d’Évreux, mort en 1873.
  30. Voici leurs noms : M. Eugène Huet, avoué près le tribunal de première instance de la Seine, oncle de Mme Janin ; MM. Sébastien Janin, Clément-Janin, J. Janin, capitaine d’artillerie ; Alfred Dard, membres de la famille ; et MM. l’amiral baron Darricau, Paul Bapst, Louis Ratisbonne, le docteur Ménière, Delaroa, ancien membre du conseil général de la Loire ; Davelouis, Chesnel, Bourdin et A. Piedagnel. Le serviteur dévoué du grand critique, François Salembier, avait accompli, lui aussi, le douloureux voyage. M. Moore, l’excellent voisin des hôtes du chalet, était resté auprès de Mme Janin.
  31. Le 21 juillet 1874, un service solennel fut célébré dans l’église paroissiale de Saint-Étienne. Tous les fonctionnaires, toutes les notabilités du pays y assistèrent.
  32. Un admirable buste en bronze, œuvre d’Adam Salomon, couronne le monument.
  33. Mme Jules Janin repose maintenant dans le tombeau de famille, à côté de son mari et de ses excellents parents, M. et Mme Huet.
  34. Jules Janin disait un jour, devant nous, à l’excellent éditeur Laplace, à propos d’un livre nouveau du critique de la Patrie : « Ce diable de Fournier, il sait tout ! Il ne sait que ça, mais comme il le sait bien ! » Et il riait, sincèrement heureux de louer un savant confrère qu’il estimait fort.
  35. Cette rue honorée et tranquille, où si longtemps a rêvé et travaillé l’ami du poète de Tibur, pourquoi ne l’appellerait-on pas désormais rue Jules Janin ?

    La ville de Saint-Étienne, justement fière de compter le « prince des critiques » au nombre de ses enfants, a donné son nom, en 1873, à l’un de ses principaux boulevards.

    A. P.
  36. Les Œuvres et les Hommes, 4e partie, i vol. (1865.)
  37. L’auteur de Télémaque fut appelé, en 1693, à prendre possession du septième fauteuil académique, où Jules Janin vint s’asseoir, à son tour, environ deux siècles plus tard.