Jules Lemaître/Opinions et Documents/De M. Catulle Mendès

La bibliothèque libre.
E. Sansot et Cie Éditeurs (Les Célébrités d’aujourd’hui) (p. 29-30).

De M. Catulle Mendés :


… Il faut se rendre à l’évidence. M. Jules Lemaître est un penseur constatant tout de suite les deux, les trois, les quatre côtés des choses auxquelles il pense. Au besoin, — car sa subtilité est prodigieuse — il inventerait des côtés. En un mot il manque de parti pris. Ah ! que cela est estimable chez le critique, mais que cela est déplorable chez le créateur ! Le don lui fut octroyé, bienfaisant et désolant, d’être une conscience d’artiste qui a peur du ridicule. Il n’a pas l’impuissance du prodigieusement superbe, ni du prodigieusement bas, — c’est surtout en poésie que les extrêmes se touchent et se confondent, — mais il en a la sensitive inquiétude. Il ne l’ose pas ! Et s’il est fort heureux que M. Jules Lemaître, par une pusillanimité qui est louable, car elle est de la modestie, de la méfiance de soi et de la délicatesse, ne se soit pas précipité éperdument dans l’immonde, il est éternellement regrettable qu’il ne monte qu’à petits pas circonspects, étudieurs, des échelons et douleurs de l’arrivée, vers la gloire des héroïques enthousiasmes. Évidemment, même hanté des plus exécrables chimères, il n’aurait pas écrit la Philosophie du boudoir. — Quelle joie ! car le marquis de Sade fut un imbécile ! — mais même ébloui des plus augustes visions, même ayant sous son crâne le mens divinior, jamais (à moins que le Génie dès qu’il est ne supprime totalement le dilettantisme), il ne se serait hasardé jusqu’à la Divine Comédie, ni jusqu’à la Légende des siècles. Il est de ceux qui ont un trop grand souci d’être bien ou mal remarqués ; et l’amour inévitable, — quand on vit dans la perpétuelle excitation littéraire, — de la gloriole, l’a empêché de provoquer la gloire, ignoble ou sublime ! Il y a dans son œuvre, Serenus, une réalisation d’âme, ou comme on dit, un état d’âme. Eh ! bien, je le pense vraiment, Serenus, c’est M. Jules Lemaitre lui-même ; et, brave puisqu’il est un poète, mais subtil puisqu’il est un sceptique, il est prêt à mourir pour un Dieu qu’il feindra de ne pas croire !

(L’Art au théâtre, 2e année, 1896, in-18. Calmann Levy)