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Julie de Carneilhan/01

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F. Brouty et J. Fayard, réimpression Folio (p. 9-25).
II.  ►

I

Mme de Carneilhan coupa le gaz, laissa la casserole de porcelaine sur le réchaud. À côté du réchaud elle disposa la tasse Empire, la cuiller suédoise, un pain de seigle roulé dans la serviette turque brodée de soie floche. L’odeur du chocolat chaud lui donna des bâillements nerveux. Aussi bien elle n’avait déjeuné que modérément — une côtelette de porc froid et une tartine beurrée, une demi-livre de groseilles et une tasse de très bon café — sans quitter la confection d’un coussin triangulaire taillé dans une ancienne culotte de cheval, en velours côtelé presque blanc. Une laisse en mailles d’acier très fines, qui avait appartenu, disait Julie de Carneilhan, à un singe — mais son frère assurait que le singe avait appartenu à la laisse — dessinerait, sur l’une des faces du coussin, un C, ou peut-être un J… « Le C est plus facile à coudre, mais le J est plus ornemental. Ça aura de la gueule… »

Elle couvrit la casserole fumante, passa un torchon sur la tablette de faïence. Elle remplit d’eau la boîte à lait ; referma la poubelle ronde. Ayant assez sacrifié à ses principes de parfaite femme d’intérieur, elle regagna son studio. En passant devant le miroir de l’antichambre, elle rétablit sur son visage une contraction des narines à laquelle elle tenait beaucoup, et qui accentuait, disait-elle, son caractère fauve.

Elle crut entendre des voix dans l’escalier et se hâta de coiffer un chapeau, d’endosser un manteau clair, dont le lainage imitait de très près la nuance blond beige des cheveux de Julie, coupés court et frisés à la Caracalla. Elle rejeta des gants défraîchis, puis les reprit : « C’est bien assez bon pour le cinéma », enfin elle s’assit, pour attendre, dans le meilleur fauteuil de son studio, après avoir éteint deux lampes sur quatre : « C’est la dernière fois que j’utilise le bleu et le rouge ensemble pour la décoration, pensa-t-elle en parcourant du regard le studio. On se ruine en électricité, avec deux couleurs qui boivent la lumière. »

Une paroi rouge, une grise et deux bleues enfermaient un mobilier disparate, qui n’était pas désagréable, mais seulement un peu trop colonial, grevé çà et là d’une table à plateau de cuivre dodécagone, qui venait d’Indochine, d’un fauteuil fait d’une peau de bœuf sud-africain, de quelques cuirs fezzans et des vanneries dont la Guinée gaine les boîtes à tabac anglais. Le reste de l’ameublement, en bon xviiie français, tenait debout grâce aux fortes mains adroites de Mme de Carneilhan, habiles à recoller, cheviller, et même glisser une mince latte de métal dans de vieux bois et des pieds de fauteuil fendus.

Elle attendit dix minutes, patiente par humilité foncière, droite par discipline et orgueil superficiel. Sa gorge bien placée, son buste rebelle à l’empâtement, elle les mirait avec plaisir, dans une grande glace sans cadre qui donnait de la profondeur au studio. Une gerbe de fouets à chiens et à chevaux, promus au grade d’objets de collection pour ce qu’ils venaient du Caucase et de la Sibérie, retombait, lanières en boucles, sur le miroir.

Julie de Carneilhan reprit son travail de coussin, bâtit à grands points le dessin de la lettre et se découragea aussitôt : « Pas d’illusions. Ce sera hideux. »

Après dix minutes d’attente, le nez charmant et fier, la bouche étroite et musclée de Julie bougèrent nerveusement et deux grosses larmes brillèrent à l’angle de ses yeux bleus. Un coup de sonnette lui rendit son optimisme, et elle courut à la porte.

« Une jolie heure ! Je ne vous conseille pas de faire les malicieux et les petits plaisantins ! J’ai horreur des gens qui… »

Elle recula et changea de voix :

« Comment, c’est toi ?

— Tu vois. Je ne peux pas entrer ?

— Est-ce que je t’ai jamais empêché d’entrer chez moi ?

— Mais… une fois ou deux — ou trois. Tu sors ?

— Oui. C’est-à-dire que j’attends des amis, qui sont odieusement en retard, d’ailleurs.

— Il ne fait pas bien beau, tu sais. »

Léon de Carneilhan se déganta, frotta l’une contre l’autre ses mains tannées par le grand air et poncées par la bride. En passant devant le miroir, il contracta ses narines comme faisait sa sœur, et il lui ressembla, blond gris, l’œil bleu, encore davantage.

« Qu’est-ce que tu fabriques avec ma vieille culotte ?

— Un coussin. Ça t’intéresse ?

— Plus maintenant, puisqu’elle est découpée. »

Il éparpillait autour de lui une méfiance distraite. La même expression soupçonneuse, Julie la concentrait sur son frère. Ils allumèrent ensemble une cigarette.

« Tu m’excuseras si je sors, dit Julie. Cinéma.

— Ce n’est peut-être pas très opportun », dit Carneilhan.

Elle ne fit que hausser l’épaule. Il planta son regard aigu, habitué à estimer les chevaux, dans un regard identique, adouci par le fard.

« Ton mari est au plus mal.

— Par exemple ! s’écria Julie, scandalisée. Mon brave Becker ?

— Non, pas Becker, le second, Espivant. »

Julie resta un moment immobile, la bouche entrouverte.

« Pourquoi Espivant ? dit-elle d’une voix incertaine. Des gens l’ont vu hier… Un barman de chez Maxim’, qui a été maître d’hôtel chez moi, l’a entendu annoncer une interpellation pour la rentrée… Qu’est-ce qu’il a ?

— Il est tombé, le nez devant. On l’a rapporté chez lui.

— Sa femme ? Qu’est-ce qu’elle dit, sa femme ?

— On ne sait pas, ça date de trois heures après midi.

— Elle dénoue ses longues tresses, et elle implore un suprême baiser, tout en vérifiant d’une main le compte de ses rangs de perles… »

Ils rirent court, fumèrent un moment sans mot dire. Julie chassait la fumée par ses petites narines serrées et parfaites.

« Il va mourir, tu crois ? »

Léon claqua de la main ses genoux secs.

« Me demander ça à moi ! Demande-moi aussi à qui il laissera la dot que Marianne lui a reconnue au contrat.

— Fallait ça pour le décider, sans doute, ricana Julie.

— Oh ! ma vieille, tu peux blaguer. Une beauté et une fortune comme celles de Marianne !… Herbert pouvait être tenté à moins.

— Il l’a déjà été, dit Julie.

— Tu es trop modeste. »

Elle leva son nez velouté et arrogant.

« Dis donc, je ne parle pas pour moi ! Je parle pour Galatée de Conches ! Et pour cette dinde de Béatrix ! »

Léon hocha en connaisseur sa tête de vieux blond féroce qui avait plu aux femmes.

« Pas si mal, pas si mal, Béatrix…

— Au total, ça ne m’intéresse pas énormément, cette histoire », dit sèchement Julie.

Elle se ganta, affermit son petit chapeau de feutre tressé, rendit évidente son envie de voir partir le visiteur, qui réfléchissait.

« Dis-moi, Julie, Herbert te voulait du bien, ces derniers temps ?

— Du bien ? Oui, comme à toutes les femmes qu’il a plaquées. C’est un observateur à retardement.

— À toi plus qu’aux autres. Est-ce qu’il n’a pas payé tes dettes, au moment de son remariage ?

— Parlons-en ! J’en avais tout juste pour vingt-deux mille francs. On ne peut plus faire de dettes. C’est tout du cash, cette époque-ci.

— Et s’il te laissait en mourant un témoignage, bien matériel, de son amitié ? »

Les yeux bleus de Julie exprimèrent une crédulité enfantine.

« Non ? Tu crois qu’il va vraiment mourir ?

— Mais non, je ne crois pas ! Je dis : s’il te laissait en mourant… »

Elle n’écoutait plus. Elle faisait l’inventaire du mobilier cosmopolite, condamnait ses fantaisies coloniales et ses reliquats de grand siècle, méditait un déménagement, une salle de bains noire et jaune… Elle n’avait aucune cupidité véritable, mais seulement de l’imprévoyance, et un peu de désordre.

« Écoute, mon vieux, puisque mes petits copains ne viennent pas, moi je descends, et je vais au Marbeuf.

— C’est bien utile ? L’indisposition d’Herbert est déjà dans la sixième des journaux du soir :

« Les médecins ne peuvent se prononcer sur la gravité du mal soudain qui a terrassé, à quinze heures, le comte d’Espivant, député de la droite… »

— Et puis ? Il faut que je m’accroche un crêpe préventif pour un homme qui m’a trompée pendant huit ans, et qui est remarié depuis trois ?

— N’empêche. Tu as été la femme sensationnelle d’Herbert. Veux-tu parier que ce soir un tas de gens, au lieu de penser à Marianne, se disent : « Je voudrais voir quelle tête fait Julie de Carneilhan ! »

— Tu crois ? C’est possible, en somme. »

Elle sourit, flattée, retoucha une très jolie petite boucle de cheveux qui couvrait à demi son oreille. Mais au bruit d’une dégringolade dans l’escalier, et des rires immodérés qui la suivirent, elle devint anxieuse et folle :

« Tu les entends ? Tu les entends ? Ils devaient me prendre à huit heures et quart, il est neuf heures, et ils s’occupent à faire des blagues dans l’escalier ! Voilà comment ils sont, maintenant ! Quel monde !

— Qui est-ce ? »

Julie haussa les épaules.

« Personne. Des petits copains.

— De nos âges ? »

Elle toisa son frère outrageusement.

« Tu ne voudrais pas, tout de même !

— Enfin, pour ce soir, remise-les. »

Elle rougit et les larmes lui vinrent aux yeux.

« Non, non, je ne veux pas ! Je ne veux pas rester toute seule pendant que les autres s’amusent ! Il y a un très beau film au Marbeuf, et on va changer le programme ! »

Elle se débattait comme si on eût voulu lui faire violence, et flagellait de ses gants le bras de son fauteuil. Son frère la regardait avec une patience malveillante, en homme qui avait eu affaire à mainte jument plus difficile.

« Écoute-moi. Ne fais pas l’idiote. Il ne s’agit que de ce soir, en somme on ne sait pas si Herbert…

— Ça m’est égal, Herbert ! S’il faut encore qu’il m’embête chaque fois qu’il a un vent de travers, celui-là ! Je te défends de rien dire à mes amis !

— Veux-tu parier qu’ils le savent, tes amis ? Les voilà qui sonnent. Tu veux que j’aille ouvrir ?

— Non, non, moi ! »

Elle courut comme une jeune fille. Léon de Carneilhan, qui tendait l’oreille, n’entendit que la voix de sa sœur.

« Ah ! vous voilà ? Simplement une heure de retard ! Entrez d’abord, le palier n’est pas un parloir ! »

Deux femmes, un homme jeune entrèrent sans mot dire.

« Mon frère, le comte de Carneilhan ; Mme Encelade, Mlle Lucie Albert, M. Vatard. Non, ne vous asseyez pas. Qu’est-ce que vous avez à dire pour votre défense ? »

M. Vatard et Mme Encelade déléguèrent sans paroles leurs pouvoirs à Mlle Lucie Albert, qui pourtant semblait, à cause de l’extraordinaire dimension de ses yeux, la plus timide.

« On ne voulait pas venir… Moi, je voulais qu’on te téléphone… On a lu dans les journaux que… que ce monsieur était tombé… »

Julie tourna vers son frère un regard de vaincue mal soumise, et les trois nouveaux venus l’imitèrent. Léon de Carneilhan, pour accepter l’hommage des regards, mit sur son visage l’expression que sa sœur appelait « la gueule du renard qui a trahi son espèce et qui chasse avec l’homme ». Mais Julie ne fit plus aucune résistance, et prit son parti :

« Qu’est-ce que vous voulez, mes petits, il faut ce qu’il faut. Herbert et moi, nous avons trop fait parler de nous pour que sa maladie n’attire pas un peu l’attention sur moi… Alors…

— Je comprends, dit Coco Vatard.

— Y a pas que toi qui comprends, dit Mme Encelade avec animosité. Nous comprenons, Lucie et moi.

— Mais à partir de demain, attendez-vous à mon coup de téléphone !

— C’est ça, dit Coco Vatard.

— Je ne peux rien faire d’utile pour toi ? demanda Lucie Albert.

— Rien, chérie. Tu es un cœur. À tout de suite mes enfants. Je vous reconduis. »

Du studio, Carneilhan entendit le quatuor rire, parler à voix basse. Quelqu’une des trois femmes traita Coco Vatard de schnock, et la porte se referma.

Quand Julie rentra, son frère ne marqua aucune surprise, habitué aux effondrements de cette belle femme qui bravait l’opinion, sortait sereine des esclandres conjugaux, endurait la vie industrieuse des femmes qui manquent d’appui et d’argent, mais ne supportait pas sans pleurer un peu, vieillir beaucoup, fléchir du dos, d’être privée d’un divertissement qu’elle s’était promis.

Elle jeta à travers la pièce son petit chapeau tressé, s’assit et se prit la tête à deux mains.

« Ma pauvre Julie, tu ne changeras donc jamais ? »

Elle se redressa, l’œil mouillé et furieux :

« D’abord je ne suis pas ta pauvre Julie ! Vends tes canassons et tes cochons de lait, et laisse-moi tranquille !

— Veux-tu que je t’emmène dîner ?

— Non !

— As-tu quelque chose à manger ici ? »

Sa fureur tomba, elle devint méditative :

« J’ai du chocolat…

— Cru ?

— Quelle horreur ! Cuit. Je comptais le prendre en rentrant, parce que ces jeunes gens, tu sais, ça arrive qu’ils vous posent devant votre porte, après le cinéma, sans vous offrir seulement un verre… Ils sont comme ça. J’ai des prunes, trois œufs… Ah ! et puis une boîte de thon et un pied de laitue…

— Du whisky ?

— Toujours.

— Il pleut. Je m’en vais ? »

Elle retint son frère d’un geste effrayé.

« Non !

— Alors amortissons l’accident d’Herbert. Je vais t’aider. Comment veux-tu les œufs ?

— M’est égal.

— Je te fais une omelette au thon. Chauffe le chocolat pour le dessert. »

Gais, préservés des pires choses par une frivolité qui ressemblait au courage et souvent l’engendrait, ils ne s’occupèrent plus que de leur repas. Une ingéniosité, une émulation de boy-scouts hors d’âge les animaient. Léon de Carneilhan découvrit un reste de crème d’Isigny qu’il versa dans la salade. Il avait ceint sous son veston un essuie-main à liteaux rouges ; Julie échangea sa robe contre un peignoir de bain. Tous deux écartaient le ridicule par la sûreté des mouvements, l’habitude de manier sans honte des objets humbles et usuels. Pendant que Léon battait l’omelette, Julie disposa sur une table à jeu deux assiettes bleues et deux assiettes rouges, une belle carafe, un pichet assez laid, campa entre les deux couverts un petit pot de lobélias d’un bleu intense, et s’applaudit : « Ça a de la gueule ! »

Ils mangèrent avec une joie qui leur venait d’estomacs inattaquables. Leur amitié ressemblait à celle des félins d’une même portée, qui ne jouent pas ensemble sans se marquer de la dent et de la griffe, et se blesser aux places les plus sensibles. Nourris, non rassasiés, ils ne se plaignirent pas du repas bref. Les cendriers, les cartes à jouer remplacèrent les assiettes. Détendue, Julie répondait de bonne grâce à toutes les questions de son frère. Les petits anneaux de ses cheveux se soulevaient quand le vent pluvieux entrait par l’unique fenêtre ouverte, et elle pouvait lire, dans le regard du « renard traître à sa race » que, de par le port de tête arrogant, les yeux bleus prompts à briller humides, l’éclat de sa peau duvetée et de ses cheveux, elle était encore la belle Julie de Carneilhan, qu’en dépit de deux maris et de deux divorces on appelait par son nom de jeune fille.

Léon avait jeté son veston, sous lequel il ne portait pas de gilet. Il étouffait, sitôt enfermé. Sous sa chemise jouait un corps dur et dépouillé — « tout en coins de table », disait Julie — un corps à peine sensible, impitoyable à lui-même.

« Ça va, les canards, Léon ?

— Non. Si je n’avais pas les cochons de lait… J’ai rendu une poulinière au père Carneilhan. La baie, Henriette.

— Rendu ? Par le train ?

— Penses-tu. Par la route. Gayant l’a menée.

— Le veinard ! Je t’aurais bien fait ça, moi.

— Tu es trop occupée, dit Carneilhan avec ironie. Tu connais Gayant. Douze jours, il a mis. La jument et lui, ils couchaient dans les prés. Chacun sa couverture. Elle s’enflait d’avoine sur pied. Si on les avait pris ! Lui, il broutait du pain et du fromage, et de l’ail. Elle est arrivée tellement grosse que le père Carneilhan a cru qu’elle était pleine. Gayant lui a enlevé cette douce illusion.

— Ça se passait quand ?

— En juin. »

Ils rêvèrent tous deux, sans autres confidences, des routes de juin entre les avoines vertes. À imaginer le pas berceur de la jument, la fraîcheur de quatre heures à huit heures du matin, le petit cri rythmique de la selle et le premier rayon rouge du soleil sur les tours basses de Carneilhan, Julie se sentit les yeux humides. Aussi jeta-t-elle un coup d’œil malveillant à son frère :

« C’est curieux ce qu’en bras de chemise tu as l’air d’un lieutenant alcoolique.

— Merci.

— Pas de quoi, mon vieux.

— Si, pour « lieutenant ». Qu’est-ce que c’est, ce type que tu appelles Coco Vatard ?

— Rien. Un type qui a une auto.

— Une fantaisie ?

— Non. Un T.C.R.P.

— Et la petite ? Celle qui est « un cœur » ? Une fantaisie ?

— Dieu non ! soupira Julie. Je n’ai de goût à personne. Je crois que je suis à un tournant de mes histoires. C’est une petite bonne femme très digne d’intérêt. Elle est pianiste-comptable dans une boîte de nuit, c’est aujourd’hui son repos hebdomadaire.

— Je ne t’en demande pas tant. Julie, si tu avais de l’argent, qu’est-ce que tu ferais ?

— Mais, mille bêtises ! dit Julie avec fierté. Pourquoi ?

— C’est cet accident d’Herbert… Je réfléchis autour. »

Elle posa sa main sur le bras de son frère, et il regarda cette main en homme que surprenait un geste fraternel.

« Ne te fatigue pas. Herbert était si terriblement camouflé en étourneau qu’il nous a tous eus. S’il meurt, il meurt. Mais l’argent qu’il a manié, personne n’en verra la couleur.

— Tu parles comme une tireuse de cartes. »

Les yeux de Julie brillèrent :

« Oh ! mon vieux, j’en connais une ! Une liseuse de bougie fondue ! Pâmante ! Elle m’a annoncé dans la même séance qu’on r’aurait la guerre, que je ferais sous trois mois une rencontre sensationnelle, et que Marianne mourrait d’un cancer…

— Marianne ? Et comment as-tu reconnu qu’il s’agissait de Marianne ? »

Le sang monta aux joues de Julie, qui attaquait valeureusement mais manquait de présence d’esprit dans la défensive :

« Mais j’ai parfaitement deviné d’après la description… Ces choses-là se sentent…

— Comment as-tu reconnu qu’il s’agissait de Marianne ? répéta Léon. Dis-le-moi, ou je te chatouille le long du dos !

— Je le dis, je le dis ! cria précipitamment Julie. Voilà, c’est Toni…

— Toni ? Le fils de Marianne ?

— Oui, je lui ai demandé… Nous sommes très bien ensemble, mon cher ! Je lui ai demandé de chiper un bas de soie à sa mère, un des bas qu’elle aurait quittés le soir en se couchant, parce qu’il faut à la liseuse de bougie un objet porté par la consultante…

— Et il te l’a apporté ? »

Julie inclina la tête.

« Étrange famille, dit Carneilhan. C’est amusant, dit-il d’un ton léger. Je vais te laisser, mon petit. Il est une heure.

— Indue, dit Julie.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on dit toujours : il est une heure indue… Ah ! ah ! »

Elle éclata de rire et il s’aperçut qu’elle était grise. Mais elle marcha d’un pas assuré jusqu’à la fenêtre.

« Il y a encore un taxi à la station. Je le siffle ?

— Pas la peine, je rentre à pied, il ne pleut plus. »

Elle ne protesta pas. Son frère rentrait souvent à Saint-Cloud de son pas infatigable, en passant par le bois. Une nuit, voyant venir un piéton de mauvais augure, il avait plongé au plus épais d’un buisson, d’un bond si soudain et si long que le piéton épouvanté avait rebroussé chemin. Il aimait ensemble la nuit et l’aube, rentrait toujours avant six heures, et ses chevaux qui l’entendaient de loin hennissaient.

Il serra distraitement la main de Julie, et s’en alla vers ce qu’il aimait sur tout au monde, le cri aigu des juments fidèles et le langage amical de leurs grosses lèvres tendres, près de l’oreille experte du maître.