Julie de Lespinasse (RDDM)/01

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Julie de Lespinasse (RDDM)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 515-558).
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JULIE DE LESPINASSE[1]

I
LES ANNÉES DE JEUNESSE


I

Au centre de la ville de Lyon, le long du quai bordant la rive droite de la Saône, se dresse une vaste construction, destinée à servir d’abri aux expositions de peinture. Cet édifice couvre l’espace qu’occupait récemment encore l’ancienne place de la Douane[2], aujourd’hui disparue. Sur cette place minuscule, dans un logis de modeste apparence, vivait, aux environs de l’an 1730, le sieur Louis Basiliac, « chirurgien de la maréchaussée, » avec dame Madeleine Ganivet, son épouse, qui exerçait l’état de sage-femme. En ce quartier peu élégant, presque exclusivement habité par de petits bourgeois et par des artisans, Basiliac jouissait, semble-t-il, d’une sorte de réputation locale, due à son caractère honnête et à sa longue expérience du métier. Ce fut dans cette discrète demeure et chez ce couple respectable, qu’un certain soir de novembre 1732, s’installa, pour y faire ses couches, avec des allures de mystère, une femme au visage doux et fin, jolie et séduisante, encore qu’elle ne fût plus dans la première jeunesse, et dont la mise, les manières, le langage décelaient une tout autre origine que celle des clientes ordinaires des époux Basiliac. Peu après, le 9 novembre, l’inconnue était prise des grandes douleurs de l’enfantement : elle mettait au monde, le même jour, une petite fille, frêle et menue, bien constituée pourtant et d’aspect fort vivace.

Le lendemain, on porta l’enfant dans l’église de Saint-Paul, qui se trouvait tout contre, une des plus vieilles et des plus curieuses de la ville. Le sieur Ambroise, vicaire, procéda sur l’heure au baptême, ayant pour assistans Basiliac et sa femme, l’un parrain et l’autre marraine, et deux autres témoins dont les noms restent ignorés ; après quoi, le vicaire inscrivit de sa main dans le registre paroissial l’acte dont voici la teneur[3] :

« Le 10 novembre 1732 a été baptisée Julie-Jeanne-Eléonore de l’Espinasse, née hier, fille légitime de Claude l’Espinasse, bourgeois de Lion, et dame Julie Navarre, son épouse. Le parrain, sieur Louis Basiliac, chirurgien-juré de Lion, la marraine, dame Julie Lechot, représentée par dame Madeleine Ganivet, épouse dudit sieur Basiliac ; et ledit enfant est né chez le sieur Basiliac. Le père n’a signé pour être absent, et deux témoins ont suppléé avec le parrain et la marraine. En foi de ce

« BASILIAC, AMBROISE, vicaire. »

Plus tard, et d’une autre encre, une main demeurée inconnue ajouta il devant légitime, biffa les mots de son épouse, et mit en marge une croix, ce qui, dans ce registre, est l’indice habituel des naissances irrégulières.

Le père et la mère indiqués, Claude l’Espinasse et Julie Navarre, sont personnages imaginaires, dont nulle trace n’exista jamais dans les registres de la ville ; mais les prénoms de Julie et Claude étaient ceux d’une grande dame, dont s’occupait beaucoup alors la chronique scandaleuse de Lyon ; et quant au nom de l’Espinasse[4], c’était celui d’une terre entrée dans la famille d’Albon dans le courant du XVe siècle, par le mariage d’Alix de l’Espinasse[5]avec Guillaume d’Albon, seigneur de Saint-Forgeux. En rédigeant ainsi l’acte baptistaire de sa fille, la cliente du sieur Basiliac se désignait elle-même de la plus transparente façon.

Il n’est personne qui ne connaisse l’illustration et l’ancienneté de la maison d’Albon, qui donnait, dès le XIIe siècle, des gouverneurs au Dauphiné, et dont, pendant un temps, telles étaient la richesse et la puissance territoriales, qu’il fut question, dit-on, « d’ériger ses possessions en royaume, parce qu’elles en avaient l’étendue[6]. » De cette race militaire, dont plus d’un rejeton marqua dans notre histoire, le plus célèbre fut sans doute le maréchal de Saint-André[7], le héros des guerres de la Ligue, dont la bataille de Dreux termina la carrière. Au début du XVIIIe siècle, la famille était partagée en deux branches, — les comtes de Saint-Marcel et les marquis de Saint-Forgeux, — dont chacune était représentée par un unique enfant : Claude d’Albon, comte de Saint-Marcel, né à Roanne le 25 juin 1687, et Julie-Claude-Hilaire d’Albon, née à Lyon le 28 juillet 1695. Cette dernière, orpheline de mère à trois ans, et confiée, dès cet âge, aux soins d’un père dont l’existence paraît avoir été peu édifiante, passait avec raison pour une des riches héritières du pays : du côté paternel, elle devait posséder un jour le marquisat de Saint-Forgeux, tandis que de sa mère défunte elle tenait la principauté d’Yvetot, dont elle portait le titre et dont les revenus lui constituaient une dot considérable. On concevra sans peine que, dans l’une et l’autre famille, la pensée soit venue de réunir sur la tête d’un d’Albon un si beau patrimoine : de ce désir naquit le projet d’un mariage entre les deux cousins. Que les futurs se convinssent et que leurs humeurs s’accordassent, s’inquiéter de pareils détails ne cadrait guère avec les mœurs de l’époque. L’affaire fut promptement bâclée ; la dispense nécessaire, pour cause de parenté, fut expédiée par l’archevêque de Lyon ; le 10 févriers 1711, le contrat fut signé dans le château d’Avauges, et la noce célébrée à Lyon quelques semaines plus tard[8].

Julie d’Albon avait seize ans quand eut lieu l’événement qui engageait sa destinée. Une peinture fort intéressante, que j’ai pu admirer dans le château d’Avauges, la représente plus âgée de quelques années : c’est une femme mince et svelte, aux traits fins, au visage ovale, avec des -cheveux châtain clair, des yeux noirs veloutés, languissans, qui semblent chargés de rêverie. Sans le nez un peu long, cet ensemble serait d’une beauté régulière ; mais le caractère dominant est un grand charme de douceur, une expression mélancolique, « touchante, » pour parler le langage du temps, comme résignée d’avance aux malheurs que l’avenir réservait encore en suspens. Les premières années du mariage furent cependant, sinon heureuses, du moins exemptes de catastrophes. La naissance de plusieurs enfans prouve en tous cas la vie commune. Ce fut d’abord une fille, Marie-Camille-Diane[9], née en 1716, deux autres filles encore qui moururent en bas âge, enfin en 1724, un fils, Camille-Alix-Éléonor-Marie[10], dont la venue au monde, longuement et impatiemment attendue, assurait la continuation de la race. C’est à dater de ce moment que les choses se gâtèrent, au point de provoquer la destruction du foyer conjugal et la séparation définitive des deux époux.

Sur les causes et les circonstances d’une telle résolution plane une obscurité qu’aucun effort ; n’a pu jusqu’à présent percer. Ce que l’on peut conjecturer avec toute ‘vraisemblance, c’est que l’homme eut les premiers torts et que ces torts furent graves. La preuve en est dans ce fait éloquent que la garde des deux enfans fut, dès le premier jour, confiée à la comtesse d’Albon, et que celle-ci, malgré ses écarts ultérieurs de conduite, les conserva près d’elle jusqu’à sa mort, sans qu’on trouve de la part du comte, — bien qu’à coup sûr il eût la-partie belle, — trace d’une protestation ou d’une réclamation quelconque. Il s’établit dans la ville de Roanne, où il vécut de longues années dans l’ombre et la retraite[11], ignoré, silencieux, et ne tenant, semble-t-il, aucune place dans l’existence des siens. La comtesse d’Albon, au contraire, continua d’habiter dans ses terres de famille, le plus souvent en son château d’Avauges, et quelquefois à Lyon, où elle possédait un hôtel. Restée seule à trente ans, jolie, aimante et romanesque, — telle la révèle le peu que l’on sait sur son compte, — il était à prévoir que, de quelque façon, elle comblerait le vide de son cœur. De fait, peu d’années s’écoulèrent sans qu’elle contractât une liaison, liaison longue et sérieuse, et presque publiquement avouée, comme il était alors d’usage. Ne sommes-nous pas en effet dans un temps où la vertu, pour la plupart des femmes, consiste à n’avoir qu’un amant, et la morale à lui rester fidèle ? un temps où, dans un recueil de conseils, une sorte de guide de conscience, écrit par une plume féminine, on lit ces lignes ingénues : « Madame a-t-elle un amant ! On demande quel il est ; la réputation d’une femme dépend de la réponse qu’on va faire. Dans le siècle où nous vivons, ce n’est pas tant notre attachement qui nous déshonore que son objet. » Un temps enfin où Bachaumont, rédigeant ses Mémoires, discute avec sérénité la question de savoir s’il est le fils du mari de sa mère ou d’un parent qui fréquentait chez elle, et se décide d’après la ressemblance[12]. Quoi qu’il en soit, et que l’histoire ait ou non causé du scandale, il est certain qu’elle fit du bruit dans tout le voisinage ; et dans la ville de Lyon, au témoignage de Mme du Deffand, « il n’y avait personne » qui ne fût au courant de cette amoureuse aventure.

Julie de Lespinasse fut, comme nous l’avons vu, le gage de cet attachement, mais non le seul ni le premier. Le 14 juin 1731, Mme d’Albon mettait au monde un fils, auquel, en guise de signature, elle donnait son prénom d’Hilaire, et qui fut baptisé à Lyon dans la paroisse de Saint-Nizier, comme « fils de Jean Hubert, marchand, et de Catherine Blando[13]. » Disons dès à présent que, dans l’histoire qui nous occupe, cet enfant ne joue aucun rôle. Il fut élevé secrètement, à l’écart, dans quelque monastère de Lyon. A l’âge de dix-huit ans, le 13 avril 1750, se conformant au vœu exprimé par sa mère et doté par ses soins d’une somme de quelques milliers de livres, il prenait l’habit de novice aux Cordeliers de Saint-Bonaventure[14] ; l’année suivante, il prononçait ses vœux ; et tout donne à penser, bien qu’on perde sa trace à partir de cette date, qu’il termina sa vie dans la paix et l’oubli du cloître. C’est vingt mois après la naissance d’Hilaire que vit le jour chez le sieur Basiliac, dans les circonstances qu’on a lues, cette jeune sœur, dont la destinée devait être à la fois bien plus éclatante et beaucoup moins heureuse.


II

Ici se pose un problème de nature délicate, auquel s’est appliquée, sans parvenir à le résoudre, la légitime curiosité de tous les biographes : quel homme fut le héros de ce roman d’amour ? Comment s’appelait le père de Mlle de Lespinasse ? Les mémorialistes du temps observent sur ce point le plus complet silence, et cette belle discrétion doit être mise, sans doute, sur le compte de leur ignorance. Quand Mlle de Lespinasse parvint à la notoriété, un tiers de siècle avait passé sur un scandale, qui ressemblait au surplus à tant d’autres ; Mme d’Albon, depuis vingt ans, reposait dans la tombe ; l’histoire, d’ailleurs, s’était passée dans une région lointaine, et les échos de la province n’arrivaient guère alors aux oreilles parisiennes. Les rares personnes informées du secret étaient intéressées à n’en rien divulguer. Ainsi s’explique naturellement la réserve gardée par les contemporains.

Un seul, au lendemain de la mort de Mlle de Lespinasse, essaya de lever le voile qui recouvrait son origine ; c’est Bachaumont[15], qui écrit hardiment : « L’on sait aujourd’hui que Mlle de Lespinasse était bâtarde du cardinal de Tencin, comme d’Alembert est bâtard de Mme de Tencin ; identité d’origine et espèce de parenté, cause des liaisons de ces deux personnes. » Cette ingénieuse supposition ne mérite, par malheur, aucune espèce de créance et ne résiste pas à l’examen. Tencin[16], lors de la naissance de Julie, avait cinquante-deux ans sonnés ; son âge et son physique se prêtaient mal au rôle de séducteur. À cette époque, au reste, il vivait à cent lieues de Lyon, où il ne séjourna que dix années plus tard ; alors archevêque d’Embrun, il résidait continuellement dans son lointain diocèse, tout occupé de la lutte acharnée qu’il avait à soutenir contre son suffragant, — Soanen, évêque de Senez, l’une des colonnes du jansénisme, — et n’ayant guère l’esprit aux galantes entreprises. Ajoutons que les lettres, aujourd’hui publiées, de Mme du Deffand suffiraient à elles seules à détruire cette légende : « M. le cardinal de Tencin, écrit-elle en parlant de Mlle de Lespinasse, la rencontra chez moi dans la visite qu’il me rendit ; il me demanda qui elle était ; je ne fis pas difficulté de lui en faire confidence[17]… » L’assertion du gazetier ne repose sur d’autre fondement que la communauté d’existence entre d’Alembert et Julie, et l’irrégularité de leur double origine ; c’est sur cette base fragile qu’il a construit tout son petit roman.

Le champ demeurait donc ouvert aux hypothèses et le mystère risquait de ne jamais être éclairci, quand un hasard heureux m’a mis sur une piste nouvelle, qui, à défaut d’absolue certitude, mène, semble-t-il, à la solution du problème. J’ai dit jadis, dans un autre ouvrage[18], quelle étroite familiarité régna longtemps entre Mme Geoffrin et Mlle de Lespinasse. Dans le célèbre hôtel de la rue Saint-Honoré, cette dernière, douze années durant, fut, peut-on dire, chez elle, y passant plusieurs heures chaque jour, et trouvant constamment en la vieille maîtresse du logis la plus sage des conseillères, la plus généreuse des protectrices, quelque chose comme une seconde mère. Si une personne reçut jamais les confidences intimes de Mlle de Lespinasse, ce fut assurément cette fidèle et discrète amie. Or, dans les notes, destinées à son propre usage, où elle consignait tous les soirs ses souvenirs personnels ou les informations reçues dans la journée, la fille de Mme Geoffrin, Mme de la Ferté-Imbault, au cours des pages qu’elle consacre à la commensale de sa mère, revient à deux reprises sur le secret de sa naissance : « Elle était, écrit-elle, la fille bâtarde du frère de Mme du Deffand et de la comtesse d’Albon. » Plus loin encore, elle l’appelle en passant « la nièce bâtarde de Mme du Deffand[19]. » On sait que cette dernière se nommait, de son nom de fille, Marie de Vichy-Champrond. On lui connaît deux frères[20] : l’un, beaucoup plus jeune qu’elle, entra de bonne heure dans les ordres, et mourut chanoine-trésorier de la Sainte-Chapelle à Paris ; l’autre, Gaspard de Vichy, né à Champrond en l’an 1695, était son aîné de deux ans ; c’est de celui-là seul qu’il peut être question.

La famille des comtes de Vichy, de bonne et vieille noblesse, établie de longue date dans le Forez et dans le Maçonnais, parmi beaucoup de belles alliances en comptait une récente avec les d’Albon, leurs voisins. En 1630, Hilaire d’Albon[21]s’était mariée au comte Gaspard de Vichy, bisaïeul de celui dont je viens de citer le nom. Par suite de cette parenté proche et de la proximité de leurs résidences respectives, les relations étaient fréquentes entre les deux familles ; et l’on imagine aisément qu’étant cousins, voisins et tous deux du’ même âge, Julie d’Albon et Gaspard de Vichy eussent eu de nombreuses occasions de se connaître et de se lier. Il est vrai que Gaspard, entré à vingt ans au service, employé dans toutes les campagnes de la première moitié du règne de Louis XV, était souvent au loin, à la guerre ou en garnison ; mais justement, à l’époque de la crise qui bouleversa l’existence de la comtesse d’Albon, de 1727 à 1733, les loisirs d’une période de paix le rapprochèrent des siens et facilitèrent la liaison que révèle sans détour Mme de la Ferté-Imbault.

Toutefois, malgré le témoignage réitéré de la fille de Mme Geoffrin, le doute serait encore permis, si de sérieux indices ne venaient à l’appui de cette affirmation. D’abord ainsi se justifient le singulier et subit intérêt que Mme du Deffand prendra, dès la première rencontre, à cette jeune fille mise sur sa route par le hasard d’une brève villégiature, l’ardeur qu’elle déploiera, malgré toutes les oppositions, pour l’entraîner à Paris auprès d’elle, le pied d’égalité sur lequel, du jour au lendemain, elle l’établira sous son toit, le soin jaloux avec lequel elle évitera toute interrogation sur le mystère de sa naissance, et plus tard enfin sa colère, son indignation violente, alors qu’elle se croira trahie, non par une étrangère dont un simple contrat a fait son associée, mais par une personne de son sang, à laquelle elle s’est efforcée de refaire un foyer et de rendre une famille. Je ne fais qu’indiquer ici, ayant à y revenir, par la suite, l’analogie frappante d’humeur, de goûts, de tour d’esprit, qu’on remarque entre les deux femmes et qu’une même origine explique de façon naturelle ; et je passe à d’autres raisons, tirées de la correspondance de Mlle de Lespinasse. J’entends par là certains passages des lettres qu’elle adresse à Guibert et à Condorcet, passages qui semblaient jusqu’ici ou peu intelligibles ou singulièrement excessifs : « Quelque jour, écrit-elle à l’un[22], je vous conterai des choses qu’on ne trouve point dans les romans de Prévost ni de Richardson. Mon histoire est un composé de circonstances si funestes, que cela m’a prouvé que le vrai n’est souvent pas vraisemblable… Ah ! combien les hommes sont cruels ! Les tigres sont encore bons auprès d’eux ! » Ainsi parle-t-elle à Guibert ; et c’est sur le même ton tragique qu’elle s’exprime avec Condorcet[23] : « Moi qui n’ai connu que la douleur et la souffrance, moi qui n’ai éprouvé que des atrocités des gens de qui je devais attendre du soulagement !… »

Ces expressions seraient bien violentes pour peindre la situation, — malheureusement trop ordinaire, — d’un enfant né hors du mariage et subissant les conséquences d’une faute dont il n’est pas coupable. Mais tout s’éclaire si l’on admet la paternité de Gaspard de Vichy. Ce dernier, en effet, sept ans après la naissance de Julie[24], épousait la fille légitime de la comtesse d’Albon, Marie-Camille-Diane, alors dans sa vingt-quatrième année. Qu’un homme s’unisse à la fille de son ancienne maîtresse, la chose, si répréhensible qu’elle soit, n’est certainement pas sans exemple, surtout au siècle où la chose se passa ; mais l’affaire ici se complique de l’existence de cette bâtarde, élevée, sous un nom supposé, par une mère qui voudrait et qui ne peut la reconnaître, auprès d’un père qui est en même temps son beau-frère, et dont les intérêts, par suite, sont opposés à ceux de sa fille naturelle. On imagine quels conflits douloureux, quels tiraillemens cruels, ne put manquer d’amener cet étrange imbroglio.

Ce que l’on sait du caractère de Gaspard de Vichy n’est pas, il faut l’avouer, en désaccord avec cette conduite immorale. Sauf « l’abbé de Champrond, » le trésorier de la Sainte-Chapelle, d’âme simple et d’humeur débonnaire, tous les Vichy de cette génération, le frère aussi bien que les sœurs, — Mme du Deffand et d’Aulan, — nous apparaissent sous les mêmes traits et sont coulés dans le même moule : tous gens d’esprit, cultivés, séduisans, mais égoïstes, durs, autoritaires, cyniques dans les propos, sans scrupules dans les actes. « Il faut convenir qu’ils sont bien singuliers, dit une personne du temps, payée pour les bien connaître. Le pauvre abbé a foncièrement bon cœur ; mais pour les autres, je crois qu’ils ne savent pas trop s’ils en ont un[25] ! » Ce témoignage émane de la propre femme de Gaspard, et c’est à ses enfans qu’elle fait cette triste confidence.

Avant de clore cette argumentation, il reste à relever certains v faits significatifs, qui résultent des documens qu’une bonne fortune a mis entre mes mains. Du mariage du comte de Vichy avec Diane d’Albon, naquit, l’année d’après, un fils, Abel-Marie-Claude[26], lequel fut à la fois, d’après ce que j’ai dit plus haut, le frère et le neveu de Mlle de Lespinasse. Pour cet enfant, de huit ans plus jeune qu’elle, elle se prit d’une spéciale tendresse ; dans la correspondance qu’elle entretint constamment avec lui[27], et dont je ferai grand usage au cours de cette étude, on ne peut méconnaître un accent tout particulier, celui d’une sœur aînée, pleine de sollicitude et doucement maternelle, qui, sans l’avouer ouvertement, se sent le droit et le devoir de veiller sur celui dont le bonheur, répète-t-elle fréquemment, lui est « plus cher et plus précieux que toute chose en ce monde. » Elle, si indifférente, pour ne pas dire hostile, à tout ce qui, de près ou de loin, tient à la famille d’Albon, elle qui écrira railleusement à Abel de Vichy : « Il me semble que vous ne voyez guère ou point vos parens d’Albon ; cela viendrait-il de ce que vous ne vous en souciez guère ? Cela serait bien naturel ; » elle qui tracera froidement ces lignes : « Vous ne me dites pas si le petit d’Albon continue à vouloir être prêtre, ou s’il tranchera la difficulté par mourir de la poitrine ? Ce serait bien dommage… au moins quant à la figure ; » cette même femme, au contraire, lorsqu’il s’agit du fils de Gaspard de Vichy, se passionne ardemment pour tout ce qui le touche, pour sa femme, lorsqu’il se marie, pour ses enfans, « qu’elle aime à la folie ; » elle le dirige dans toute la conduite de sa vie, dans sa carrière, dans ses rapports avec les siens, dans la gestion de sa fortune ; elle se donne un mal infini pour obtenir son avancement, tant qu’il appartient à l’armée, et la croix de Saint-Louis, quand il abandonne le service : elle sort de son lit, malade et grelottant la fièvre, afin de solliciter pour son compte : « Il y a un siècle, s’écrie-t-elle, que je n’ai fait un aussi grand tour de force que celui que je viens de faire pour vous ! »

Et à chaque page, dans cette correspondance, ce sont des formules caressantes, où s’épanche la tendresse de son cœur fraternel : « Tout ce qui vous intéresse m’est cher, et je trouverai qu’il manquera toujours quelque chose à mon bonheur, tant que je serai condamnée à vivre loin de vous… Je vous aimais à la folie, quand vous étiez enfant ; mon sentiment est le même, et il durera autant que ma vie… Je ne fais pour vous que la seule chose dont on ne doive pas remercier, c’est de vous aimer de tout mon cœur… » Dans une des premières lettres qu’elle lui écrit après l’avoir quitté, elle réprimande doucement l’adolescent qu’il est encore sur le ton trop cérémonieux dont il use envers elle : « Je sais que vous êtes bien grand, bien conséquentieux, mais souvenez-vous que je vous ai vu pas plus haut que cela, que j’étais alors votre bonne amie de nom, et qu’actuellement, je le suis de fait. Ainsi, je vous en prie, ne nous interdisons point les noms qui servent à exprimer l’amitié ; je ne veux point de Mademoiselle dans vos lettres. En public, il faut bien se conformer à l’usage, mais, de vous à moi, je ne veux rien perdre. »

La réserve du jeune Vichy se conçoit d’ailleurs aisément, car il semble prouvé qu’il ignora longtemps la vérité sur l’ascendance paternelle de Julie. Dans une lettre où celle-ci l’entretient, en termes voilés, du veto jadis opposé par Gaspard de Vichy au projet caressé par la comtesse d’Albon de donner à sa fille un état légitime : « Tout cela, mon cher ami, lui échappe-t-il de dire, est peut-être encore une énigme pour vous ; mais votre mère vous en dira le mot[28]. » Intrigué, le jeune homme interrogea la comtesse de Vichy : il sut enfin le douloureux secret, et la révolte de son cœur honnête perce dans la note laconique qu’il inscrit, le soir même, dans son journal intime : « J’ai eu une grande conversation avec ma mère au sujet de Mlle de Lespinasse. Ce sont des horreurs[29] ! » À dater de ce jour, son affection pour cette sœur malheureuse devient plus tendre et plus active ; il vient à Paris pour la voir, lui mène sa femme et ses enfans, prend plus hardiment son parti contre ceux qui l’attaquent ; lors de sa dernière maladie, il s’installera à son chevet, pour ne pas la quitter jusqu’au souffle suprême : « Mon neveu, — écrit Mme du Deffand au lendemain de la mort, — a voulu voir le testament. Il prétend qu’il était en droit de l’exiger, et il fallait bien que cela fût, puisqu’on le lui a montré. »

On excusera la longueur de cette discussion, — où j’ai dû plus d’une fois anticiper sur les événemens à venir, — en se rappelant qu’il s’agissait de trouver le mot d’une énigme regardée comme indéchiffrable, et de fixer un point, jusqu’à présent obscur, de l’histoire littéraire. À défaut de preuves matérielles, bien rares en pareille occurrence, cet ensemble de preuves morales doit suffire, ce me semble, à entraîner la conviction. Aussi, tenant désormais pour acquise la filiation de l’héroïne de cette étude, je reprends le récit de ses premières années.


III

Si les mémoires du temps sont muets sur la question de la paternité, quelques-uns, en revanche, donnent des détails sur l’enfance de Julie ; le malheur est que ces détails sont, pour la plupart, purement imaginaires. La relation la plus complète, comme aussi la plus inexacte, est celle que l’on doit à La Harpe. C’est tout un drame en raccourci, auquel ne manque aucun élément d’intérêt : enlèvement de l’enfant par le mari trompé, séquestration au fond d’un couvent de province, où la mère éplorée vient faire de mystérieuses visites, jalousie de la part des enfans légitimes, qui terrorisent de leurs menaces leur sœur infortunée : « Sa mère redoublait encore ses alarmes en lui recommandant les plus grandes précautions contre tous ceux qui la viendraient voir au couvent, de ne prendre aucune nourriture que celle de la maison, de ne recevoir ni bonbons ni bouquets, de ne sortir sous aucun prétexte… » Grimm, plus bref, n’est guère mieux informé : « Elle était fille de la comtesse d’Albon, qui n’a jamais osé la reconnaître, et dont elle n’a jamais voulu recevoir aucun bienfait depuis qu’elle a senti le prix de ce qui lui a été refusé… » Tous ces récits contiennent presque autant d’erreurs que de mots ; la vérité, plus simple, est beaucoup moins tragique.

Loin d’être reléguée dans un cloître lointain, Julie fut, au contraire, dès le berceau, recueillie par sa mère, qui la prit sous son toit, et « l’éleva presque publiquement, » sans se soucier des commentaires. Tel est le témoignage formel d’un homme qui tenait toute l’histoire de la bouche même de Mlle de Lespinasse, et cette assertion de Guibert est confirmée de point en point par Mme du Deffand comme par les pièces nouvelles qui m’ont été communiquées[30]. Nulle différence de traitement ni d’éducation, dans cette première période, entre la fille bâtarde et les enfans nés du mariage, sauf peut-être une tendresse plus grande envers celle qui à l’amour seul devait son existence. La résidence accoutumée de la comtesse d’Albon était alors le vieux manoir d’Avauges, sur la route de Lyon à Tarare, demeure qu’elle tenait de sa famille et où ses ascendans avaient vécu de père en fils depuis le XVIe siècle, après la destruction de leur château de Saint-Forgeux. Avauges, à ce moment, gardait encore ses remparts, ses fossés et ses tours, tout son appareil féodal de forteresse du moyen âge, que remplaça quelques années plus tard une construction Louis XV, moins grandiose à coup sûr, mais plus en harmonie avec les mœurs et les idées modernes[31]. De l’ancienne citadelle, il ne subsiste aujourd’hui rien ; mais ce à quoi n’a pu toucher la pioche des démolisseurs, c’est la situation charmante dans la fertile vallée qu’arrosent les eaux de la Turdine, c’est le panorama splendide que forment à l’horizon les monts Tarare, de Saint-Loup et de Saint-Romain, sommets luxurians de verdure de la chaîne du Forez.

En cette seigneuriale demeure, Julie de Lespinasse vit s’écouler le matin de sa vie. - Des deux enfans légitimes de la comtesse d’Albon, Diane, de seize ans l’aînée de sa sœur naturelle, était d’un âge qui excluait entre elles toute intimité d’âme et toute camaraderie, mais Camille, né en 1724, n’était encore qu’un enfant et partageait ses jeux. « Elle passa sa jeunesse avec lui, » dit Mme du Deffand. De ces amusemens en commun, de cette familiarité de l’enfance, de ces premiers souvenirs si puissans sur le cœur, naquit une affection sincère et réciproque, qui survécut à leur séparation, et qu’un cruel dissentiment put seul altérer par la suite. Cette vie, somme toute, paisible et douce, se poursuivit environ huit années. Deux événemens, survenus coup sur coup, vinrent en rompre le cours : ce furent l’entrée de Camille au service et le mariage de Diane avec-Gaspard de Vichy. Le départ de Camille n’eut d’autre effet sur le sort de Julie que de rembrunir ses journées, en la privant d’un compagnon joyeux et en la condamnant à la vie monotone d’une enfant solitaire ; mais le mariage de sa sœur, célébré à Avauges le 18 novembre 1739, eut pour elle des suites plus funestes, et l’on peut dater de ce jour le commencement de ses malheurs.

Nul doute qu’une telle union n’ait pu se décider ni se conclure sans coûter à Mme d’Albon bien des remords et bien des larmes. Sur les luttes qu’elle eut à soutenir, sur les angoisses, les combats intérieurs qui déchirèrent son cœur, nous sommes réduits aux conjectures ; mais on mesure la profondeur et l’acuité de ses souffrances à la transformation qui s’opéra dès lors en elle. De tendre, elle devint exaltée ; de rêveuse, elle devint mystique ; sa mélancolie naturelle tourna en sombre désespoir. Demeurée seule avec l’enfant qui sans cesse lui rappelait sa faute, elle semblait prévoir quels orages fondraient un jour sur cette tête délicate ; et elle se reprochait les peines et les désillusions futures d’une âme trop semblable à la sienne. Déjà malade et pressentant sa fin prochaine, la destinée de l’orpheline se dessinait nettement à ses yeux : ou l’abandon complet ; ou un refuge, pire encore que la solitude, auprès d’un père indifférent, obligé de la méconnaître, pour lequel elle serait une gêne, un fardeau encombrant, la source de complications dont elle serait la première à souffrir.

Pour atténuer les conséquences de cette situation, un rêve hantait l’esprit de la comtesse d’Albon. Somme toute, et malgré la séparation, la naissance de Julie avait eu lieu dans le cours du mariage, le prénom qu’elle portait était celui de sa mère, son nom, celui d’une terre de la famille ; son éducation à Avauges, les soins constans que l’on avait pris d’elle, cette confession publique de la maternité, ne pouvaient-ils pas compenser le caractère clandestin des couches et l’imposture de l’acte baptistaire ? Etait-il impossible d’effacer légalement la tache de bâtardise, et de rendre à Julie l’état, le nom, les droits et la part d’héritage d’un enfant légitime ? Ce qui prouve que la chose était tout au moins discutable, c’est la frayeur qu’en eurent ceux dont une telle mesure eût gravement lésé l’intérêt ; ce sont les démarches qu’ils firent pour obtenir plus tard la promesse de Julie qu’elle n’entamerait pas ce procès ; c’est enfin, malgré la parole donnée, les précautions qu’ils prirent jusqu’au jour de sa mort pour parer au danger de cette réclamation d’état. Bien que jamais elle n’eût rien fait pour justifier ces craintes, reconnaissons toutefois que Mlle de Lespinasse ne consentit en aucun cas à désavouer son origine ; bien au contraire, dans sa correspondance, elle rappelle maintes fois sans détour la lignée dont elle est issue, et nombre de ses lettres, à sa famille ainsi qu’à ses amis, sont timbrées d’un cachet aux armes des d’Albon, gravées dans l’écu en losange propre aux filles non mariées.

Quelles que fussent les chances de succès, il est certain que la comtesse d’Albon nourrit longtemps l’espoir de restituer à Julie les avantages d’une naissance légitime. Le principal obstacle auquel elle se heurta fut la résistance de son gendre ; il n’est que trop aisé de deviner les causes de cette opposition. Sous l’influence de Gaspard de Vichy, Diane et Camille, — qui peut-être sans lui se fussent montrés traitables — combattirent de tout leur pouvoir les velléités maternelles ; il s’ensuivit des scènes singulièrement pénibles ; et ce sont ces tristes débats dont Mlle de Lespinasse évêque amèrement le souvenir quand elle écrit à Abel de Vichy[32] : « Vous connaissez ma tendresse et mon attachement pour madame votre mère[33] ; elle m’a comblée de marques de bonté et d’amitié, et, quoiqu’elle se soit refusée à faire le bonheur de ma vie, par une délicatesse très respectable sans doute, mais dont peut-être elle aurait trouvé le dédommagement dans le bien qu’elle m’aurait fait, je n’aurai point de regret de ce que je lui ai sacrifié, si j’ai pu la persuader par là que mon attachement pour elle est certainement plus vif et plus sincère que celui des gens à qui elle a fait elle-même les plus grands sacrifices. »

Impuissante à doter sa fille d’un état régulier, Mme d’Albon aurait vivement souhaité qu’elle cherchât au moins un abri derrière les murailles d’un couvent, refuge accoutumé, alors plus encore qu’aujourd’hui, des déshérités de la vie ; les termes de son testament, que l’on va bientôt lire, marquent cette intention avec une précision qui ne laisse aucun doute. Mais là encore elle rencontrait une insurmontable barrière : l’humeur et les goûts de l’enfant témoignaient, dès cet âge, d’une répugnance déterminée pour la paix silencieuse, la mort anticipée du cloître. Ardente de cœur et de tempérament fougueux, déjà chez elle apparaissaient cette activité d’âme, cette vive curiosité d’esprit, ce goût passionné de la vie, dont l’âge, ni la maladie, ni les chagrins de toute sorte ne purent jamais étouffer entièrement la flamme, et qu’elle proclame encore au déclin de son existence : « Si j’ai souvent dit que la vie était un grand mal, j’ai senti quelquefois qu’elle était un grand bien ; et il ne m’échappera jamais ce souhait, si commun dans la bouche des malheureux, qu’ils voudraient n’être pas nés. Moi au contraire, animée du besoin actif de mourir, je rends grâce à la nature qui m’a fait naître[34]. »

Une fois, de plus déçue dans son espoir, Mme d’Albon envisageait avec une angoisse redoublée l’avenir de la créature innocente qu’elle allait laisser seule au monde. Incapable de se contenir, elle laissait deviner ses craintes à celle qui en était l’objet, et la prenait, en termes vagues, pour confidente de ses remords et de ses peines. « r Souvent, raconte Guibert[35], elle la baignait en secret de ses larmes ; elle semblait, par le redoublement de sa tendresse, vouloir la consoler du présent funeste qu’elle lui avait fait de la vie. Elle la comblait de caresses et de bienfaits. » C’est ce que, d’un trait vif, confirmera Julie elle-même, en écrivant à Condorcet[36] : « Par une singulière ironie, j’ai eu une enfance agitée par le soin même qu’on a pris d’exercer et d’exalter ma sensibilité ; je connaissais la terreur et l’effroi avant que d’avoir pu penser et juger ! »

Au mois d’août 1746, Mme d’Albon, sentant ses forces s’épuiser, mandait son notaire à Avauges et rédigeait son testament. La clause relative à Julie est conçue en ces termes[37] : « Je lègue à Julie-Jeanne-Eléonore Lespinasse, fille de Claude Lespinasse et de Julie Navarre, une pension annuelle et viagère de trois cents livres, payable en deux termes égaux de cent cinquante livres chacun, tous les six mois, à commencer à mon décès et par avance, laquelle pension sera employée pour la nourriture, entretien et éducation de ladite Lespinasse dans un couvent à son choix, jusqu’à son établissement, mariage ou entrée en religion, auxquels cas je veux que mon héritier paye la somme de 6 000 livres pour la dot en religion, mariage ou établissement de ladite Lespinasse, laquelle somme je reconnais m’avoir été confiée pour ladite Lespinasse, à laquelle sera constituée ladite pension de trois cents livres tant qu’elle sera dans le monde, et demeurera réduite à deux cents livres, si elle fait profession dans quelque maison religieuse… Telle étant ma volonté, déclarant que je décharge mon héritier du paiement de ladite somme de 6 000 livres en cas que ladite Lespinasse se marie ou fasse profession pendant ma vie, attendu que pour lors j’acquitterai moi-même ladite somme de 6 000 livres, mon héritier, audit cas, ne demeurant chargé que de la pension[38]… »

La somme et la pension léguées par la comtesse d’Albon pourraient sembler modiques et peu proportionnées au chiffre de sa fortune, qui, bien que déjà diminuée, demeurait encore importante. La chose pourtant s’explique, si l’on songe que le testament était fait en forme authentique, c’est-à-dire par-devant témoins, et que Mme d’Albon, dans un acte public, ne pouvait guère traiter sa fille que comme une étrangère. Elle prétendit d’ailleurs corriger cette insuffisance par un don fait de la main à la main. Dans un des meubles de sa chambre, elle conservait, dit Mme du Deffand, « une somme d’argent assez considérable, » mise de côté à cet effet. Un peu avant sa fin, elle fit venir Julie, lui confia la clé du bureau qui recelait cette somme, « lui ordonnant de la garder pour elle. » Après la mort de la comtesse, — qui eut lieu en avril 1748[39], — le premier soin de la jeune fille fut de restituer à son frère, sans vouloir en toucher un sol, une somme sur laquelle aucun titre ne pouvait établir son droit : « Elle mena M. d’Albon[40]audit bureau, lui en donna la clé, et lui remit tout l’argent qui y était[41]. » Désintéressement imprudent autant que généreux, qui la laissait dénuée du nécessaire, à la merci de ceux qui voudraient la prendre à leur charge.

Julie avait seize ans quand elle perdit une mère qu’elle aimait ardemment, et dont la mémoire, écrit-elle, lui fut toujours « vénérable et chère. » Sa douleur fut extrême, et loucha même les cœurs les moins portés à s’attendrir. Ce chagrin s’avivait encore de l’effroi de son isolement. Camille d’Albon, « qui l’avait toujours traitée comme sa propre sœur » et qui lui témoignait un réel attachement, appelé au loin par ses devoirs de capitaine [de cavalerie, ne pouvait, dans ses garnisons, s’embarrasser d’une aussi jeune compagne. Force lui fut de recourir à la pitié du comte et de la comtesse de Vichy. La marquise du Deffand assure que l’offre vint de ces derniers et qu’ils lui proposèrent de l’emmener avec eux, « ce qu’elle accepta avec beaucoup de joie. » À la joie près, qui paraît difficile à croire, le fait certain est qu’elle quitta le vieux manoir où l’attachaient ses plus précieux souvenirs, pour suivre les Vichy dans leur terre de Champrond, plante fragile arrachée de la terre nourricière, pour végéter dorénavant dans un sol inhospitalier, sous un ciel inclément, qu’aucun chaud rayon n’illumine.


IV

Le domaine de Champrond, érigé en comté par lettres de 1644, était situé sur la limite du Maçonnais et du Lyonnais, dans la petite commune de Ligny-en-Brionnais[42]. Du château, vendu nationalement, comme propriété d’émigrés, sous la Révolution, il ne reste aujourd’hui que quelques pans de murs, mais une description détaillée, qui date de 1735[43], permet de se représenter assez exactement la demeure où Julie de Lespinasse vécut quatre années de son existence. C’était une « maison forte » plutôt qu’une habitation de plaisance, composée d’« une grosse tour carrée, » que flanquaient à droite et à gauche deux vastes pavillons, et cernée de fossés profonds qu’on passait sur un pont-levis. Deux grandes terrasses « l’une du côté de bise et l’autre de midi, » un parterre, une volière d’oiseaux, un ruisseau serpentant dans le parc, auprès du château, et de longues « allées en charmilles, » dont l’une menait à une antique chapelle, adoucissaient le sévère aspect de l’endroit. Bien que la fortune des châtelains paraisse avoir été médiocre, leur train comprenait cependant le personnel nombreux alors jugé indispensable à tout ce qui faisait figure de gentilhomme : un aumônier, un régisseur, un maître d’hôtel, deux cuisiniers, quatre laquais, un cocher et deux postillons, outre « deux secrétaires et une sous-gouvernante. » Quant au luxe du mobilier, on en peut juger par ce fait que la vente qu’on en fit par adjudication, en 1793, dura pendant un mois entier et produisit la somme, importante pour l’époque, de 48 000 livres.

Les hôtes habituels du château, lors de l’arrivée de Julie, se limitaient au comte et à la comtesse de Vichy et aux enfans issus de leur mariage. Gaspard, robuste encore malgré ses cinquante-trois ans bien sonnés, retiré du service avec le grade de maréchal de camp, gérait son domaine familial avec la raideur impérieuse et l’âpre minutie qu’il apportait en tout, et ne quittait guère cette besogne que pour aller, de loin en loin, à Paris rendre visite à sa sœur, Mme du Deffand, dont il convoitait l’héritage. Sa femme, intelligente, instruite, mais dominée par un époux beaucoup plus âgé qu’elle et devant lequel elle tremblait, se consacrait exclusivement à élever ses enfans, qui absorbaient toutes ses pensées. Elle en était, à cette époque, à sa troisième grossesse ; et le 20 mai 1748, six semaines après la mort de la comtesse d’Albon, elle donnait le jour à une fille, qui reçut le nom d’Anne-Camille, et qui paraît être morte en bas âge. De ses deux premiers-nés, l’un, Abel-Marie-Glaude, entrait alors dans sa neuvième année ; le cadet, Alexandre-Mariette, était de trois ans plus jeune. De ce dernier il n’y a que peu de chose à dire : d’humeur sauvage et d’esprit faible, sujet à des lubies qui faisaient par momens douter qu’il eût toute sa raison, il se tenait, dès l’enfance, à l’écart, maussade, et généralement solitaire. A peine adolescent, il quitta le toit paternel, disparaissant des mois entiers sans qu’on sût ce qu’il devenait : lorsqu’il mourut, à vingt-sept ans, ce fut pour tous les siens moins un chagrin qu’une délivrance.

Tout autre était Abel, et rarement se vit-il entre deux frères élevés ensemble plus grand et plus frappant contraste. Autant l’un était lunatique, rétif, ombrageux, autant l’aîné se montrait doux, facile et raisonnable. L’âge et l’éducation ne firent que développer ses bonnes qualités naturelles ; les lettres que l’on a de lui et son journal intime le révèlent probe, loyal et droit, mesuré dans toutes ses actions, de mœurs pures et de cœur sensible, d’intelligence moyenne, mais suppléant au brillant de l’esprit par la simplicité, le bon sens et la volonté, digne en tous points de cet éloge que lui décernera Julie : « Dès votre plus tendre enfance, je vous ai aimé de tout mon cœur, mais il s’est joint à ce sentiment l’estime qu’inspire toujours un caractère ferme uni avec une âme honnête[44]. » J’ai dit plus haut, et je n’y reviens pas, de quelle forte tendresse la jeune fille se prit aussitôt pour cet enfant de huit ans plus jeune qu’elle, auquel elle tenait de si près par des liens inavoués. Tout le temps qu’elle vécut au foyer des Vichy, Abel fut la consolation de ses heures de tristesse, l’unique rayon de joie qui ait quelquefois dissipé le brouillard habituel de ses mélancolies.

D’après Guibert, généralement bien informé, ce ne fut qu’à Champrond que Mlle de Lespinasse sut, de la bouche de ses parens, la vérité entière sur sa naissance : « Ils lui apprirent qui elle était… Elle descendit tout d’un coup au rang d’orpheline et d’étrangère. La dédaigneuse et barbare pitié prit soin de cette infortunée, jusque-là si tendrement soignée par le remords et par la nature[45]. » Quel qu’ait été l’effet produit par cette brusque révélation, il semble néanmoins que les premiers temps du séjour aient été pour Julie à peu près calmes et paisibles. La lecture, le travail, remplissaient ses journées ; ce fut dans cette période qu’elle compléta son éducation commencée à Avauges, tantôt étudiant pour son compte, tantôt dirigeant dans leurs classes les fils de la maison. Sans doute ce ne fut que plus tard, — et nous verrons à quelle incomparable école, — qu’acheva de se former son goût, de se développer son esprit ; mais le vernis brillant qu’elle acquit par la suite reposait sur ce fonds solide que donne seule l’instruction reçue dans la jeunesse. « Elle n’était pas savante, dit l’un de ses contemporains, elle était instruite… Elle savait l’anglais, l’italien, et elle possédait la littérature de plusieurs autres langues dans nos meilleures traductions. Elle savait surtout parfaitement sa propre langue. Je n’ai jamais connu à personne comme à elle le don précieux du mot propre ; elle s’était nourrie de Racine, de Voltaire, de La Fontaine ; elle les savait par cœur[46]. »

L’année d’après l’installation de Julie à Champrond, M. et Mme de Vichy furent passer l’hiver à Paris ; à leur départ, ils lui confièrent la garde de leurs enfans. Si jeune encore elle-même, il lui fallut, sans aide et sans conseils, diriger trois pupilles, dont le plus vieux avait dix ans à peine, tandis que le dernier était encore au berceau. Elle se voua sans murmure à cette maternité précoce. Il est d’ailleurs à remarquer que, toute sa vie, elle eut un goût marqué pour les enfans, dont elle comprenait la nature et dont elle admirait la grâce : « Si vous les aimiez un peu plus, écrira-t-elle à Guibert, je vous dirais que je crois avoir observé que ce qui plaît à un certain point a toujours quelque analogie avec eux ; ils ont tant de grâce, tant de moelleux, tant de naturel ! Enfin Arlequin est un composé du chat et de l’enfant, et jamais y eut-il plus de grâce ? » En cette saison de 1749, la manière dont Julie gouverna son petit royaume la fit adorer des enfans ; et les parens eux-mêmes, si froids d’ordinaire avec elle, ne se défendirent pas d’exprimer quelque gratitude : « Ils m’en firent des éloges infinis, écrit trois ans plus tard la marquise du Deffand ; ils me dirent toutes les obligations qu’ils lui avaient, les soins qu’elle se donnait pour l’éducation de leur fille… »

Ce fut cependant pou après le retour des Vichy que les rapports s’aigrirent. Sur ce qui provoqua cette mésintelligence, qui rendit graduellement la vie commune insupportable et fit de Champrond un enfer, nous n’avons que des données vagues et des confidences incomplètes. Du langage de Guibert et de celui de Mme du Deffand, il semble résulter qu’émerveillés des aptitudes qu’ils découvrirent dans celle dont ils avaient la charge, le comte et la comtesse de Vichy, plus ou moins consciemment, prétendirent en tirer parti, et la réduisirent peu à peu au rôle d’institutrice, une institutrice sans salaire, dont on omet de payer les services en attentions et en prévenances. Peut-être, en faisant appel à son cœur, eût-on pu la résoudre à accepter la tâche ; mais elle se révolta devant la prétention de la lui imposer, et ne soutint pas la pensée d’être traitée en inférieure par ceux dont elle était l’égale, et dont elle savait bien que le sang coulait dans ses veines. Sans doute à ce grief il s’en joignit un autre, auquel font allusion quelques passages de ses lettres : j’entends par là l’incurable méfiance qui, de tout temps, fit craindre à ses parens qu’elle n’invoquât, un jour ou l’autre, les égards qu’on lui montrerait, l’hospitalité même reçue sous le toit familial, pour réclamer ses droits sur le nom de sa mère, avec une part de sa fortune. De là, une réserve affectée, une surveillance blessante, un rappel incessant, moins dans les mots que dans la façon d’être, de la tâche d’origine dont souffrait cruellement sa juvénile fierté. Avec une nature aussi fine, aussi impressionnable, aussi prompte à saisir les nuances, avec une âme toute de premier mouvement et pour laquelle juger est un synonyme de sentir, on conçoit quelle irritation, sourde d’abord, bientôt exaspérée, gonfla le cœur de cette fille de vingt ans. Les scènes furent nombreuses, violentes ; il s’échangea de ces paroles qu’on n’oublie pas et que rien ne répare. Excessive en toutes choses, elle ne vit plus désormais chez les siens que de « barbares persécuteurs[47] ; » elle connut ces instans de véritable désespoir où la mort apparaît comme un port de refuge. « Elle vécut cependant, écrit son confident Guibert, parce qu’elle était dans cet âge où le malheur ne tue pas, et où, pour mieux dire, il n’y a pas de malheur. »

Après deux ans de cette lamentable existence, sa patience fut à bout et son parti fut pris. Elle ne mangerait pas plus longtemps le pain amer de la compassion sans tendresse ; elle abandonnerait cet asile où elle n’avait trouvé que chagrins et humiliations ; et, domptant les aspirations de cette âme frémissante qu’attirait, ainsi qu’un mirage, l’inconnu de la vie, elle suivrait le vœu de sa mère, elle ensevelirait sa jeunesse sous le linceul épais du cloître. Camille d’Albon, son frère aîné, « sur l’amitié duquel elle comptait beaucoup et qui l’avait toujours traitée comme sa propre sœur[48], » ne lui refuserait pas ses conseils, son appui, au besoin même sa bourse, pour compléter, s’il était nécessaire, sa dot de religieuse. Ce dessein une fois arrêté, elle s’occupa de le réaliser. Elle écrivit au comte d’Albon pour l’informer de « sa résolution inébranlable, » et faire appel à son fraternel dévouement.

C’est sur ces entrefaites et parmi ces préparatifs, qu’un beau jour une nouvelle venue, débarquant à Champrond, renversa d’un revers de main ce bel échafaudage, et, saisissant le gouvernail de cette barque désemparée, l’entraîna vers les mers aux larges horizons, mais semées de récifs et peuplées de tempêtes. Peut-être est-il superflu d’ajouter que cette nouvelle venue s’appelait la marquise du Deffand.


V

Des femmes du XVIIIe siècle, il en est peu de plus célèbres, et qui méritent autant de l’être, que Mme du Deffand ; mais ce que l’on connaît surtout, c’est la vieille amie de Walpole et de la duchesse de Choiseul, l’étincelante diseuse de bons mots, l’épistolière dont certaines lettres peuvent soutenir la comparaison avec Mme de Sévigné. Sur sa jeunesse, sur la formation de son esprit, sur ses relations familiales, sur toute son existence intime, flotte un certain brouillard, qu’elle semble avoir pris soin de ne pas éclaircir. C’est cependant sous cet aspect qu’il est intéressant pour nous d’évoquer sa figure, avant de préciser son rôle dans une histoire où elle tient tant de place. Je résumerai ce qui ressort des consciencieux travaux de mes prédécesseurs et de mes recherches personnelles. Marie de Vichy, sœur cadette de Gaspard, était née à Champrond[49]le 25 décembre 4697. Elle fut amenée dès l’enfance à Paris et mise chez les Bénédictines de la Madeleine du Traisnel[50], où s’écoula toute sa première jeunesse, demeure assez peu édifiante, qui n’avait guère d’un couvent que le nom, et dont l’abbesse, Françoise d’Arbouze de Villemont, passait pour accorder tour à tour ses bonnes grâces à des adorateurs variés, depuis le marquis d’Argenson jusqu’au flûtiste Descoteaux. Parmi ces exemples fâcheux et dans cette atmosphère frivole, elle apprit peu de chose, d’après son propre témoignage ; ce fut elle-même, plus tard, qui refit son éducation. En revanche, elle perdit la foi, que l’éloquence de Massillon, — dépêché vers sa nièce par la duchesse de Luynes[51]pour convertir la précoce mécréante, — ne put ressusciter en cette âme d’enfant de dix ans. « Mon génie étonné trembla devant le sien, dira-t-elle au souvenir de cette singulière controverse ; ce ne fut pas à la force de ses raisons que je me soumis, mais à l’importance du raisonneur. »

Dans sa vingt et unième année, elle épousait le marquis du Deffand[52], de bonne naissance, mais pauvre sire, esprit médiocre et tracassier, « aux petits soins pour déplaire, » disait-elle de lui joliment. Des grilles du cloître, elle s’élançait d’un bond à la cour du Régent, dans l’intimité quotidienne de ses maîtresses et de ses favoris. Ce qu’il advint de ces fréquentations, il est superflu de le dire ; le mieux est d’imiter la réserve prudente qu’elle observa toujours sur cette phase de sa vie, et de jeter un voile discret sur des égaremens passagers, qui la laissèrent pleine de dégoût d’elle-même et de mépris pour les autres. Après dix ans de ces folies, lasse jusqu’à l’écœurement, elle résolut de se ranger et, pour ce faire, prit un double parti : elle se défit de son mari par une séparation en forme, et s’engagea dans une liaison sérieuse. C’était alors le refuge à la mode des femmes qui se sentaient du goût pour la vie régulière et la tranquillité d’un foyer quasi conjugal. Reconnaissons d’ailleurs qu’elle fit son choix en personne de tête et d’esprit et qu’elle put se targuer d’avoir eu la main heureuse.

En l’an 1730, où eut lieu cette évolution, le président Hénault avait quarante-cinq ans. De belle prestance, l’œil vif, le teint fleuri, la main fine et soignée, il était le type accompli du magistrat mondain et lettré d’autrefois, parleur ; disert, écrivain élégant et nourri du bon suc classique, prêt à passer, comme en se jouant, d’une grave œuvre historique au scénario léger d’un ballet d’opéra et d’un rondeau galant aux vers pompeux d’une tragédie, Sérieux sans pédantisme, badin sans frivolité, grivois sans grossièreté, viveur sans libertinage, délicat dans tous ses plaisirs, fin connaisseur en vins et en cuisine, honnête homme en un mot, dans l’ancienne acception du terme, et toujours « parfaitement aimable. » Dans les milieux variés où s’écoulait son existence, à la Cour comme dans les salons, au Parlement comme à l’Académie[53], dans les coulisses de l’Opéra ou le boudoir d’une jolie femme, partout il était à son aise et partout à sa place. L’excellent duc de Luynes parle du président avec une admiration sans limite : « C’est l’homme du monde qui sait le plus dans tous les genres, au moins dans les genres agréables et utiles à la société… » Le caustique d’Argenson ne mêle qu’une goutte d’acide au miel de ses éloges : « Il a de l’esprit, des grâces, de la délicatesse et de la finesse. Il cultive avec succès la musique, la poésie et la littérature légère. Il n’est jamais ni fort, ni élevé, ni fade, ni plat. »

Si les hommes l’appréciaient ainsi, quel n’était pas son succès auprès des femmes ! Toutes raffolaient de lui ; rarement il se montrait cruel. Discret d’ailleurs, d’humeur indulgente et douce, capable d’amitié, peut-être de tendresse, et de passion jamais ; l’amant idéal, comme on voit, pour une femme de trente ans, quelque peu décriée pour les écarts de sa jeunesse, qui cherchait avant tout un aimable et sûr compagnon, un répondant contre la médisance, un guide et un soutien dans la route, toujours difficile, qui mène de la jeunesse à la maturité. Hénault fut tout cela pour Mme du Deffand ; entrée dans cette liaison par calcul et par bienséance, elle y retrouva vite la considération perdue ; et ce fut le terrain solide où elle reconstruisit tout l’édifice de sa carrière. Elle sut d’ailleurs lui rendre en agrémens ce qu’elle recevait en services ; elle apporta dans sa lassitude de blasé le piquant, l’imprévu, le pétillement de son esprit ; elle fut la distraction de ses-heures de loisir, l’incomparable attrait de ses fameux soupers. Quelles que soient, par instans, la tyrannie de sa maîtresse, les exigences de sa changeante humeur, Hénault ne peut plus se passer de la saveur qu’elle ajoute à sa vie : « Vous m’êtes un mal nécessaire, » lui écrit-il après dix ans d’intimité.

Jamais d’ailleurs, de part ni d’autre, de confiance absolue, ni de tendre abandon, ni même d’affection véritable, pas même ces entraînemens des sens ou de l’imagination qui donnent parfois l’illusion de l’amour. « Ni tempérament ni roman : » c’est Mme du Deffand qui se peint elle-même de la sorte. Et quant au président, émoussé prématurément par les veilles et les bonnes fortunes, il était près de cette période où, selon sa propre expression, « on commence à être bien aise quand, par hasard, on se trompe d’heure et qu’on arrive trop tard au rendez-vous. » Le moment vint bientôt où cette paire d’amoureux tourna au couple d’associés, ou, pour mieux dire, au vieux ménage, uni par l’habitude et par le respect des convenances ; et ils ne prirent même plus le soin de prolonger vis-à-vis l’un de l’autre une comédie reconnue sans objet. « Vous avez l’absence délicieuse, » lui écrit la marquise, et il répond sur le même ton : « Je vous regrettais d’autant plus que je pouvais vous prêter des sentimens qu’il n’y a que votre présence qui puisse détruire. » Tels étaient les propos qu’échangeaient ces étranges amans.

Cette période de sa vie fut celle où Mme du Deffand jeta les bases de son futur salon. Elle en puisa les premiers élémens chez la duchesse du Maine, dans cette célèbre « cour de Sceaux, » où la marquise passait plusieurs mois chaque été, et où elle rencontrait ce que Paris comptait alors d’hommes lettrés et de femmes d’esprit. C’est là, dans ce cercle choisi, parmi les entretiens des auteurs, des savans, des philosophes en vogue, qu’elle refit son éducation et forma son goût littéraire : sa vive intelligence s’assimilait en un clin d’œil ce qu’elle lisait et ce qu’elle entendait. L’hiver, dans sa petite maison, — d’abord à la Sainte-Chapelle, chez son frère le chanoine, puis rue de Beaune, quand se rompit cette association, — elle donnait à souper à ses nouveaux amis. La compagnie était au début peu nombreuse, mais sa réputation d’esprit fut prompte à se répandre ; ses bons mots, partout répétés, la firent quelque peu craindre et beaucoup rechercher ; et « de proche en proche, à force d’être connue, sa maison n’y put suffire[54]. » La mort de son mari survint fort à propos pour accroître son bien et la mettre en état de vivre plus à l’aise. Elle quitta donc la rue de Beaune, pour fixer ses pénates dans ce couvent de Saint-Joseph, illustré avant elle par la marquise de Montespan, et dont elle allait rajeunir la gloire. J’aurai prochainement l’occasion de revenir sur cette demeure, que partagea dix ans Julie de Lespinasse et qui fut le berceau de sa célébrité.

L’installation à Saint-Joseph eut lieu au mois d’avril 1747 ; la marquise du Deffand approchait de la cinquantaine ; elle avait reconquis sa place dans l’opinion ; après la galanterie, elle avait goûté de l’amour, sans guère y trouver plus de charme ; le moment lui parut venu d’essayer d’une troisième méthode et de s’en tenir désormais aux joies de l’amitié. Sa résolution prise, elle la réalisa de façon nette et prompte, comme c’était sa coutume, et elle en fit part au public par un complet changement de vie : « Je me suis mise tout à fait dans la réforme, annonce-t-elle à Formont ; j’ai renoncé aux spectacles, je vais à la grand’messe de ma paroisse. Quant au rouge et au président, je ne leur ferai pas l’honneur de les quitter. » Entendons par ces derniers mots qu’elle conserve sans doute Hénault parmi les habitués de son nouveau logis, mais dans le rang, sans privilège, et sur un pied d’égalité avec les autres commensaux. L’ère des aventures est passée ; sans mari, sans enfans, libre de tout devoir, la marquise du Deffand n’a plus d’autre souci en tête que de se préparer une vieillesse agréable et douce, au milieu d’un cercle d’amis ; et c’est à dater de ce jour que se dessine définitivement la figure qu’elle va garder aux yeux de la postérité.

Ce plan savamment combiné faillit pourtant sombrer dans une crise imprévue. C’est, en effet, bien peu après la « réforme » opérée que la marquise eut la première révélation du grand malheur suspendu sur sa tête, l’un des plus accablans qui puisse frapper une créature humaine. Elle s’aperçut un jour que sa vue s’altérait ; le progrès continu du mal la remplit de trouble et d’effroi ; le spectre de la cécité se dressa devant elle, chaque jour plus rapproché, chaque jour plus menaçant. Ce fut alors une lutte désespérée contre un ennemi insaisissable : la Faculté reconnue impuissante, elle fit le tour de tous les empiriques, de tous les charlatans, nombreux à cette époque ; chacun d’eux vanta son remède, promit la guéri son et chacun échoua à son tour. Si le miracle ne vint pas, au moins tira-t-elle de ces soins une prolongation d’espérance, et ce n’est pas un médiocre bienfait. « Lorsqu’elle eut épuisé vainement tous les remèdes, prétend Mme de Genlis, elle prit facilement son parti sur son état ; elle y était parfaitement accoutumée[55]. »

L’affirmation est sans doute excessive ; la résignation, si elle vint par la suite, ne fut point si complète, ni surtout si rapide. Bien que, dans les lettres de cette époque, elle ne parle jamais de la crainte qui l’obsède, on la sent inquiète, angoissée. Après quatre ans d’efforts sans résultat, l’année 1752 la trouva fort découragée, sans grande illusion sur son sort. Elle se résout enfin, dans sa correspondance et dans ses entretiens, à aborder le pénible sujet et à faire part à ses amis de la catastrophe qu’elle redoute. Les consolations qu’elle reçoit sont peu faites, avouons-le, pour la relever de sa détresse : « Vous dites que vous êtes aveugle. Ne croyez-vous pas que nous étions autrefois, vous et moi, de petits esprits rebelles, qui furent condamnés aux ténèbres ? Ce qui doit vous consoler, c’est que ceux qui voient clair ne sont pas pour cela lumineux[56]. » A Montesquieu revient l’honneur de ce médiocre badinage. Voltaire, qui lui succède, n’est guère plus compatissant. Il est vrai qu’il envoie d’abord quelques condoléances : « Mes yeux ont été un peu humides, en lisant ce qui est arrivé aux vôtres. J’avais jugé, d’après la lettre de M. de Formont, que vous étiez entre chien et loup, et non pas dans la nuit ; mais, si vous avez perdu la vue, je vous plains infiniment. » Mais, en répondant à Formont, il plaisante agréablement sur ces yeux, morts maintenant, qui firent jadis tant de victimes : « Pourquoi faut-il que l’on soit puni par où l’on a péché ? Et quelle rage la nature a-t-elle de gâter ses plus beaux ouvrages ? Du moins, Mme du Deffand conserve son esprit, qui est encore plus beau que ses yeux. »

S’étonnera-t-on, que devant la sécheresse de ceux qui s’appellent ses amis, cette pauvre âme affolée se soit tournée vers un autre port de refuge et qu’elle ait fait appel à de plus actifs dévouemens ? Il ne faut pas chercher d’autres motifs à sa résolution soudaine de quitter, au moins pour un temps, le séjour de Paris, son logis et son entourage, et de chercher auprès des siens, dans le calme apaisant des champs et des grands bois, quelque repos pour son esprit inquiet, un baume pour son cœur malade. Peut-être aussi s’y mêla-t-il l’espoir de retrouver dans l’air natal un renouveau de force et de santé, qui pût exercer sur sa vue une heureuse influence. Toujours est-il qu’aux derniers jours d’août, le seigneur de Champrond vit, non sans quelque surprise, débarquer d’un carrosse cette sœur qui, depuis près de quarante ans, semblait avoir désappris le chemin du vieux domaine de sa famille.


VI

Les relations de la marquise avec sa parenté se sentent de l’inégalité de son humeur et des contradictions de sa nature. Lorsqu’il est question d’un des siens dans ses lettres à ses amis, c’est, la plupart du temps, d’un ton d’indifférence qui confine à l’hostilité : « J’ai un neveu à Paris, qui est le fils de M. de Vichy, mon frère aîné. Il loge chez mon frère le trésorier, je ne les vois presque pas… » Ailleurs : « J’ai chez moi mes neveux de Vichy ; ils sont dans mon antichambre ; j’ai la plus grande impatience de m’en débarrasser !… » L’épître à la duchesse de Luynes que nous lirons bientôt laisse percer un égal dédain pour son frère et pour sa belle-sœur. Et, d’autre part, la correspondance des Vichy donne à croire que ces sentimens sont payés de retour : « Ce sont des mégères, » dira crûment Gaspard de ses deux sœurs d’Aulan et du Deffand. Cependant certains documens récemment retrouvés permettent de supposer chez Mme du Deffand plus d’attachement à sa famille qu’elle ne voulait l’avouer à son entourage parisien ; on y lit des phrases de tendresse, dont sa plume est peu coutumière et dont l’accent paraît sincère : « Dites-leur bien, — mande-t-elle à l’abbé Denis, secrétaire des Vichy, — que je voudrais leur dévouer les derniers jours de ma vie ; c’est l’emploi que je voudrais en faire. Je me trouverais bien plus heureuse au milieu d’eux que dans un lieu où je ne tiens à personne et où rien ne m’intéresse. » S’adressant un autre jour à son neveu, le marquis de Vichy : « Si mon âge me le permettait, je ne balancerais pas à aller vous trouver… Je puis vous assurer que je ressens pour vous, non seulement les sentimens d’une tante, mais d’une tendre mère[57]. » La vérité de ce langage est confirmée par Mlle de Lespinasse : « Elle s’intéresse tendrement à tout ce qui vous touche… Elle vous dit son avis avec sincérité et liberté, parce qu’elle vous croit très digne d’en profiter ; ainsi n’ayez ni remords, ni inquiétude ; non seulement vous êtes pardonné, mais très aimé[58]. »

Il semble, en tous cas, établi que Mme du Deffand arrivait à Champrond dans les meilleures dispositions vis-à-vis des hôtes du château et qu’elle fit effort au début pour conserver la bonne intelligence : « Toute la province, écrit-elle à Mme de Luynes peu après son départ, rendra témoignage de mes attentions pour eux, que je me louais de tout, que je me conformais à leurs usages, que, loin de causer de l’embarras dans la maison, mes domestiques leur étaient plus utiles que les leurs… Enfin, Madame, — conclut-elle non sans quelque malice, — ce qui doit vous prouver combien ils étaient contens de moi et combien ils comptaient sur mon amitié, c’est la bonne grâce et le plaisir avec lesquels ils ont reçu les petits présens que j’étais à portée de leur faire. » En admettant qu’un peu de politique entrât dans ces bons procédés, au moins un attrait spontané l’entraîna-t-il, du premier jour, vers la jeune fille pauvre, isolée, qui vivait presque en étrangère sous un toit qu’elle eût pu considérer comme sien, et qui, malgré sa fierté, n’arrivait pas à dissimuler ses souffrances. « Je m’aperçus, dit la marquise, qu’elle était fort triste et qu’elle avait souvent les larmes aux yeux. » Cette mélancolie silencieuse fut sans doute ce qui lui valut, tout d’abord l’attention, ensuite la sympathie de Mme du Deffand. Elles en furent bientôt aux causeries, et les causeries menèrent aux confidences. La pénétration aiguisée de Mme du Deffand ne fut pas longue à découvrir une des plus merveilleuses natures qu’elle eût jusqu’alors rencontrées dans toute son existence.

L’extérieur de Julie, au témoignage de ceux qui l’ont le plus aimée, n’entrait que pour une faible part dans le prestige qu’elle exerçait. « Je ne vous par le point de votre figure, lui écrira d’Alembert ; vous n’y attachez aucune prétention. » Guibert, dans l’Eloge d’Éliza, s’exprime encore avec moins de réserve : « Elle n’était rien moins que belle, assure-t-il ; mais sa laideur n’avait rien de repoussant au premier coup d’œil ; au second, on s’y accoutumait ; et dès qu’elle parlait, on l’avait oubliée. » Remarquons toutefois que Guibert ne la connut qu’à l’âge de trente-huit ans, et fort défigurée par la petite vérole. Au temps où elle lia connaissance avec la marquise du Deffand, c’est-à-dire à l’aurore de la vingtième année, ses traits, sans être réguliers, formaient un ensemble agréable : la tête petite, sur un col dégagé ; des cheveux bruns abondans ; dans un visage ovale, un nez retroussé, spirituel, une bouche un peu large, mais fraîche, des yeux noirs au regard profond, étrangement expressifs, le regard de sa mère, avec plus de vivacité. Grande, élancée, bien faite, la distinction de son allure faisait contraste avec la simplicité de sa mise ; ses gestes étaient pleins de grâce et sa démarche aisée. Mais le point sur lequel insistent ses contemporains est l’extraordinaire intérêt de sa physionomie, mobile, variée, reflétant comme un clair miroir tous les mouvemens de son esprit, toutes les impressions de son âme. « J’ai vu, s’écrie Guibert, des visages animés par l’esprit, par la passion, par le plaisir, par la douleur ; mais que de nuances m’étaient inconnues avant que je la connusse ! » Tour à tour gaie, sérieuse, ironique, passionnée, parfois exquise de douceur, l’instant d’après, sous sa frêle apparence, remplie de force et d’énergie, toujours vivante et toujours naturelle, elle forçait l’attention des plus indifférens, elle devenait sans y penser le centre de toute réunion, l’unique occupation de tout ce qui s’approchait d’elle[59]. « J’ai vu, reprend Guibert, des cœurs apathiques qu’elle avait électrisés ; j’ai vu des esprits médiocres que sa société avait élevés… Vous rendez le marbre sensible, lui disais-je, et vous faites penser la matière ! »

Cette prise qu’elle a sur l’âme d’autrui tient à la chaleur de la sienne. Dans cet âge où la femme se dégage à peine de l’enfant, ignorante de la vie, encore étrangère à l’amour, une flamme pure émane de son être, anime ses traits et communique à ses moindres paroles « un inexprimable intérêt. » Tout entière à ce qui J’occupe, elle ne se donne pas à demi. Dans sa voix harmonieuse passe un écho voilé des sentimens dont vibre intérieurement son âme, sentimens trop intenses, trop délicats aussi, pour qu’elle ose, confesse-t-elle, les exposer à la trahison du langage : « Que les expressions sont faibles pour rendre ce que l’on sent fortement ! L’esprit trouve des mots ; l’âme aurait besoin de créer une langue nouvelle… Oui certainement, j’ai plus de sensations qu’il n’y a de mots pour les rendre. » D’ailleurs, pur un juste retour, si l’un des secrets de son charme est ce don qu’elle fait de son âme, c’est par le même chemin qu’on arrive à son cœur. Elle ne saurait véritablement s’épanouir hors d’une atmosphère de tendresse. Toute sensible qu’elle est à la distinction des manières, à la séduction de l’esprit, elle est touchée bien davantage par un peu d’abandon, de confiance, d’affection réelle. Faute de ce complément, les plus belles qualités la laissent indifférente. C’est en ce sens qu’il faut entendre le reproche qu’elle fait. à Thomas : « C’est l’homme le plus vertueux, le plus sensible, le plus éloquent même ; son plus grand défaut est de n’être jamais bête ; pour moi, le mien est de l’être toujours, et Dieu merci, je n’ai pas besoin de le dire[60]. » Son tact délicat lui révèle le fond caché de ceux qui lui prodiguent les sermens d’amitié, les offres de service ; elle juge les gens d’après leurs sentimens bien plus que d’après leur conduite : « Je tiens compte des intentions, dira-t-elle, comme les autres tiennent compte des actions. »

Cette active sensibilité, poussée parfois jusqu’à l’exaltation, s’alliait, par un merveilleux phénomène, aux qualités les plus contraires en apparence. Avec « la tête la plus vive, l’âme la plus ardente, l’imagination la plus inflammable, qui aient existé depuis Sapho[61], » ce n’est pas sans surprise qu’on découvrait en elle un fond de raison, de bon sens, assez solide pour résister, sauf dans les heures de crise, aux suggestions de son cœur tumultueux. Ce contraste étonnant, ce perpétuel mélange de chaleur et de retenue, de fougue et de bienséance, d’emportement et de clairvoyance, de spontanéité dans l’âme et de réflexion dans l’esprit, c’est la grande originalité de Mlle de Lespinasse, c’est ce qui donne à sa figure un caractère unique.

Enfin, à des dons si précieux s’ajoutait celui sans lequel ils seraient tous restés sans charme, le naturel, la sincérité absolue. Qu’on n’entende point seulement par là la véracité du langage, cette droiture instinctive qui, vis-à-vis de ceux qu’elle aime, lui rend, comme elle le dit, non seulement tout mensonge, mais toute réticence « impossible ; » je veux parler de cette sincérité plus rare qui naît de l’harmonie entre l’essence intime de l’être et son expression extérieure. « Etait-elle animée par son esprit ou par son cœur, ses mouvemens, son visage, jusqu’au son de sa voix, formaient un accord parfait avec ses paroles. » Ainsi par le un de ses amis ; et c’est aussi la justice qu’elle se rend, — car personne ne s’est mieux décrit et plus impartialement jugé que Mlle de Lespinasse, — dans ce passage d’une de ses lettres : « Vous connaissez une personne qui a été toute sa vie dénuée des agrémens de la figure et des grâces qui peuvent plaire, intéresser ou toucher ; et cependant cette personne a eu plus de succès et a été mille fois plus aimée qu’elle ne pouvait le prétendre. Savez-vous le mot de cela ? C’est qu’elle a toujours eu le vrai de tout, et qu’elle y a joint d’être vraie en tout. »

Cette médaille n’est pas sans revers, ni ces qualités sans défauts. Elle est sujette aux engouemens rapides, comme aux préventions sans fondement ; son extrême sensibilité la rend parfois susceptible, ombrageuse ; son imagination grossit, exagère les objets. Si, lorsqu’elle aime, elle se donne sans réserve, elle exige également beaucoup de ses amis ; d’aucuns la trouvent impérieuse dans ses affections. La passion qu’elle apporte en tout égare par instans son jugement et l’entraîne jusqu’à l’injustice ; on pourrait croire, à certaines heures, qu’elle perd la possession d’elle-même : « Mon âme, confesse-t-elle un jour, a la fièvre continue, avec des redoublemens, qui me conduisent souvent jusqu’au délire ! » Mais ces dispositions dangereuses, dont au surplus elle fut la première à souffrir, se montrèrent surtout par la suite, sous la double influence de l’infortune et de la maladie. À cette aube de son existence, elles n’existaient encore qu’en germe. Son caractère avait été mûri, mais non aigri, par les soucis précoces : « J’ai connu la douleur de bonne heure, écrit-elle, et elle a cela de bon qu’elle écarte bien des sottises. J’ai été formée par ce grand maître de l’homme, le malheur. »


Telle apparut Julie de Lespinasse à Mme du Deffand dans les longs entretiens qu’elles eurent, en cette saison d’automne, sous le dôme verdoyant des avenues du parc de Champrond. Au contact de ce jeune esprit, de cette âme si vibrante, si chaleureuse, si pleine d’élan, la vieille marquise sentait se fondre peu à peu la glace de son scepticisme ordinaire, et s’envoler cette ombre de méfiance qui embrumait ses plus vraies affections. L’intérêt qu’elle prenait au triste sort de l’orpheline se renforçait de son admiration pour les trésors de cette intelligence. « Vous avez beaucoup d’esprit, lui écrit-elle au départ de Champrond ; vous avez de la gaieté, vous êtes capable de sentimens ; avec toutes ces qualités, vous serez charmante, tant que vous vous laisserez aller à votre naturel, et que vous serez sans prétention et sans entortillage. » Aussi l’exhorte-t-elle à garder précieusement ce qui fait, lui dit-elle, le charme et la parure de la jeunesse, « la naïveté, » la simplicité sans apprêt, cette transparence de l’âme qui fait qu’on lit en elle comme à travers un pur cristal.

Sans doute, dès lors, sent-elle confusément que, si elle peut jamais lier à sa destinée ce jeune être tout débordant de vie et de tendresse, ce sera le meilleur remède au mal chronique qui la dévore, l’ennui, l’ennui cruel contre lequel elle lutte sans trêve et sans succès, comme tant d’autres femmes de son siècle. Non cet ennui léger, vulgaire et facile à combattre, qui provient du désœuvrement, de l’inactivité, volontaire ou forcée, du corps ou de l’esprit, mais cet ennui profond causé par le désert du cœur, par l’amertume, le goût de cendre que laissent après eux les plaisirs, par le désenchantement d’une existence sans idéal, sans croyance et sans dévouement ; l’ennui qui fait, non pas qu’on murmure ou qu’on bâille, mais qu’on pleure et qu’on désespère, et qu’on en arrive à penser, comme Mme du Deffand, qu’il n’y a dans la vie qu’un seul vrai malheur, qui est « d’être né. » C’est cet état d’esprit que refusent de comprendre, malgré toute leur intelligence, ses amis, fût-ce les plus illustres. N’est-ce pas Voltaire qui, pris pour confident de ses tristesses, s’efforce à la relever en ces termes : « Je chercherai, madame, tout ce qui pourra vous amuser, car c’est à l’amusement qu’il en faut toujours revenir… Oh ne peut guère rester sérieusement avec soi-même. Si la nature ne nous avait faits un peu frivoles, nous serions très malheureux ; c’est parce qu’on est frivole que la plupart des gens ne se pendent pas. » Ce langage est celui de tous ceux qui l’entourent ; aussi, avec quel sourire d’ironie accueille-t-elle des consolations, qui sont, dit-elle, « pour la santé de l’âme, ce que sont les infusions de tilleul, de camomille, de bouillon-blanc, pour la santé du corps, et ce qu’est aussi l’eau bénite contre les tentations du diable. » Et combien l’on excuse la dédaigneuse froideur avec laquelle elle juge la plupart de ses commensaux : « Je vis avec plusieurs personnes aimables, qui ont de l’humanité et de la compassion. Il en résulte l’apparence de l’amitié, je m’en contente. »

« En tout, écrira plus tard à Julie le président Hénault, vous n’êtes pas une personne comme une autre. » Cette dissemblance avec son siècle est assurément pour beaucoup dans la sympathie qu’elle inspire à Mme du Deffand. Pourquoi ne serait-ce pas la compagne rêvée, celle qui saurait comprendre sa misère et réchauffer son cœur ? Dans une existence vide, inutile et sans but, n’apporterait-elle pas une espérance d’avenir, quelque chose de cet intérêt que les femmes puisent dans la maternité ? Il est certain que ces pensées traversèrent la cervelle de Mme du Deffand et qu’une vague idée d’adoption germa dans son esprit. Les circonstances étaient propices ; Julie, nous le savons, passait à ce moment par une crise douloureuse, dont la marquise était la confidente : « Elle me dit, écrit cette dernière, qu’il ne lui était plus possible de rester avec M. et Mme de Vichy, qu’elle en éprouvait depuis longtemps les traitemens les plus durs et les plus humilians, que sa patience était à bout, qu’il y avait plus d’un an qu’elle avait déclaré à Mme de Vichy qu’elle voulait se retirer, qu’elle avait consenti à différer encore de quelques mois pour lui donner une marque de déférence, mais qu’elle ne pouvait plus soutenir les scènes qu’on lui faisait tous les jours… » En conséquence, ajoutait la jeune fille, elle était décidée à chercher un refuge dans un couvent de Lyon, non pas comme religieuse, — sa vocation, réflexion faite, lui semblant trop douteuse, — mais comme pensionnaire libre, pour y jouir à la fois du bienfait de l’indépendance et des avantages de décence attachés à ce pieux asile. Aux cent écus de rente qu’elle tenait de sa mère, Camille d’Albon joindra la pension nécessaire ; elle n’a sur ce point aucun doute.

Mme du Deffand assure qu’elle combattit tout d’abord ce projet, qui rencontrait chez son frère et chez sa belle-sœur une vive opposition. Gaspard de Vichy, pour son compte, prétendait bien « qu’il ne s’en souciait guère ; » mais sa femme, disait-il, était extrêmement affligée, et il souhaitait lui épargner cette peine. Tous deux d’ailleurs craignaient les commentaires que ce brusque départ exciterait dans le voisinage. Sur leur demande, la marquise consentit à jouer près de Julie le rôle d’ambassadeur. Elle lui montra la monotonie des journées qu’elle coulerait dans son monastère, l’ennui de vivre dans une ville « où de certaines choses fort désagréables pour elle étaient de notoriété publique, » le dénuement qui l’attendrait, dans le cas où le comte d’Albon ne lui ouvrirait point sa bourse, et autres raisons du même genre ; mais elle gâta tout l’effet de son éloquence en laissant entrevoir, au bout de son discours, une autre porte de sortie. Au lieu de se morfondre à Lyon, qui empêcherait Julie de se chercher une retraite à Paris ? N’y aurait-il point place pour deux dans le couvent de Saint-Joseph ? Et puisqu’elles paraissaient mutuellement se convenir, ne pourraient-elles essayer dans l’avenir d’associer leurs deux solitudes ? Ce ne fut qu’une insinuation murmurée à l’oreille, à la veille du départ ; toutefois ces simples mots brillèrent comme un rayon dans une nuit sans étoiles : « Il me parut que ce serait pour elle le comble du bonheur ! » On ne pouvait songer à réaliser ce dessein sur-le-champ, mais on se reverrait à Lyon et l’on s’écrirait d’ici là : « Elle me demanda en grâce de lui donner de mes nouvelles et de trouver bon qu’elle m’écrivît ; j’y consentis avec plaisir. » Sur toute chose, il fut entendu qu’on garderait de part et d’autre un inviolable secret.

Octobre touchait à sa fin. Camille d’Albon, faute de pouvoir venir lui-même, avait expédié à Champrond une personne de confiance pour escorter sa sœur dans son voyage ; et l’heure avait sonné de la séparation. Le moment des adieux provoqua des scènes plus touchantes qu’on n’aurait pu le supposer. M. et Mme de Vichy parurent sincèrement attendris ; ils conjuraient Julie « de ne les point quitter, » de leur laisser au moins l’espoir qu’elle viendrait chaque année passer la saison d’été avec eux. Julie, de son côté, se montrait fort émue ; elle gardait, malgré ses griefs, une réelle affection pour des parens si proches, dont, quatre années durant, elle avait partagé la vie ; ses lettres ultérieures[62]ne permettent aucun doute sur la force et sur la durée des sentimens qui l’animèrent jusqu’à son dernier jour. Quant aux enfans, ils pleuraient amèrement leur compagne et leur seconde mère ; toute la maison retentissait de leurs cris et de leurs sanglots. Les serviteurs eux-mêmes ne pouvaient retenir leurs larmes. Quand s’ébranla le lourd carrosse qui emportait la voyageuse, il sembla qu’avec elle s’envolât la joie du foyer et que le vieux manoir eût perdu sa parure.

L’un au moins des hôtes de Champrond ne put se faire à cette absence ; ce fut la marquise du Deffand. Le paisible séjour des champs se dépouilla de tout charme à ses yeux, et la vie familiale ne lui parut plus supportable. « Je vois par votre dernière lettre, lui écrit le 4 décembre son confident d’Alembert, que Champrond ne vous a pas guérie ; vous me paraissez avoir l’âme triste jusqu’à la mort… Vous vous déplaisiez à Paris, reprend-il peu de jours après, vous avez cru que vous vous trouveriez mieux à Champrond ; vous y avez été, et vous vous y êtes ennuyée… » Ces lignes ne l’y trouvèrent plus ; déjà elle était partie pour Mâcon, où elle logea chez l’évêque de la ville, du Lort de Sérignan de Valras, « un très bon ami, écrit-elle, et dont je suis on ne peut plus contente, à ses colères près, qui nuisent beaucoup à la conversation. Il prétend que c’est moi qui m’emporte. Tout cela ne fait rien, quand on finit par être d’accord. » De là comme de Champrond, la marquise entretenait une correspondance assidue avec Julie de Lespinasse, et le fameux projet revenait fréquemment sur l’eau.


VII

Le séjour de Julie à Lyon est l’une des phases les plus obscures de son histoire. On ne peut même déterminer, malgré toutes les recherches, sur quel couvent tomba son choix. Il paraît vraisemblable que, dans les premiers temps, cette vie tranquille ne dut pas lui déplaire ; cette conjecture se fonde sur l’hésitation qu’elle éprouve à quitter sa retraite, quand, au printemps suivant, la marquise du Deffand vient lui rendre visite et réitère ses offres. Ces entretiens eurent lieu dès le début d’avril ; la marquise fut dix jours à Lyon ; Julie, de tout ce temps, ne bougea de chez elle : « Elle arrivait chez moi à onze heures du matin, et ne me quittait qu’à six heures du soir, qui était l’heure où il fallait rentrer dans son couvent. » L’affaire, dans ces longs tête-à-tête, fut discutée à fond, examinée sous toutes ses faces. La marquise, avec loyauté, ne cacha rien à la jeune fille des mécomptes, des contrariétés probables de son arrivée à Paris : les curiosités indiscrètes, les « commentaires impertinens, » dont elle serait l’objet, l’ennui qu’elle éprouverait sans doute à se voir transplantée dans un milieu où tout serait nouveau pour elle, les gens, le ton, les habitudes. Elle lui dit aussi les moyens qu’elle comptait employer, pour atténuer, autant qu’il lui serait possible, les inconvéniens redoutés. Ce fut avec la même franchise qu’elle lui peignit les défauts de son caractère, ses exigences, ses brusques sautes d’humeur, et l’irrémédiable méfiance qui lui rendait odieux tous ceux en qui elle croyait voir un soupçon d’artifice, voire de simple « finesse. » Julie écoutait, attentive ; une espèce d’inquiétude, peut-être de pressentiment, s’éveillait dans son âme et combattait l’attrait qui l’avait entraînée d’abord.

Le cardinal de Tencin, depuis peu archevêque de Lyon et lié de date ancienne avec la marquise du Deffand, arriva certain jour au cours d’une de ces conférences. Il remarqua Julie, interrogea la marquise sur son compte ; ce qu’elle lui dit accrut son intérêt ; il promit à Julie l’appui de sa haute protection, dont le premier effet fut d’obtenir pour elle « une chambre particulière » dans l’intérieur de son couvent. Dans une seconde visite, le cardinal remit la conversation sur cette séduisante personne : « Il me dit le premier, rapporte Mme du Deffand, que je devrais me l’attacher et que, dans le malheur dont j’étais menacée[63], elle me serait utile et nécessaire, que mes parens et M. d’Albon devraient le désirer eux-mêmes, parce que c’était le plus sûr moyen de s’assurer d’elle. Nous pesâmes tous les inconvéniens qu’il pourrait y avoir, et nous n’en vîmes aucun qu’il ne lût aisé de prévenir et de détruire. » Ainsi encouragée, quand, vers le 15 avril, Mme du Deffand quitta Lyon, sa décision, pour sa part, était prise. Il n’en était pas de même pour Julie ; elle demanda du temps pour réfléchir, et la séparation eut lieu sans qu’il fût conclu d’engagement.

Plusieurs mois s’écoulèrent dans cette expectative, l’une demeurant enfouie, au fond de son couvent, l’autre se partageant entre Mâcon et Champrond, et prenant en égal dégoût l’un et l’autre séjour. Ses amis la pressaient de regagner Paris, et s’évertuaient à faire briller les plaisirs qui l’y attendaient : « Pourquoi craignez-vous de vous retrouver chez vous ? Avec votre esprit et votre revenu, pourrez-vous y manquer de connaissances ? Je ne vous parle pas d’amis, car je sais combien cette denrée-là est rare, mais je vous parle de connaissances agréables. Avec un bon souper on a qui on veut, et, si on le juge à propos, on se moque encore après de ses convives. » Ainsi parlait d’Alembert, sans que cette alléchante peinture suffît à la déterminer. Le supplice secret de sa vie, la solitude morale, s’aggravant, comme elle dit, du « cachot éternel » d’une cécité maintenant presque complète, lui inspirait un indicible effroi ; elle retardait sans cesse l’heure de se retrouver dans les murs de ce froid logis, vide de toute réchauffante affection. C’est pour juin qu’elle s’annonce d’abord, puis elle recule l’échéance en août, et c’est seulement au mois d’octobre[64]qu’ayant rencontré d’Alembert au château du Boulay[65], chez leur ami commun, M. du Trousset d’Héricourt, elle revint en sa compagnie s’installer dans la capitale. Elle y était depuis peu de semaines, lorsqu’elle reçut une lettre de Julie qui paraissait devoir mettre à néant sa plus chère espérance.

Chaque jour, en effet, la jeune fille sentait croître sa répugnance à faire un saut dans l’inconnu. Elevée à la campagne, dans l’isolement et dans l’obscurité, qu’allait-elle devenir dans le tourbillon parisien ? Dépaysée, perdue dans ce « grand monde, » qui lui apparaissait de loin comme singulièrement redoutable, ne s’y trouverait-elle pas plus seule que derrière les grilles du couvent ? Et somme toute, ennui pour ennui, ne valait-il pas mieux, disait-elle, s’en tenir à celui auquel elle était « toute accoutumée ? » Après mûres réflexions, elle en revenait donc à sa première idée : recourir à Camille d’Albon, obtenir une rente viagère qui lui permît de demeurer à Lyon, pour y mener une vie cachée, unie et sans éclat, mais indépendante et tranquille. En cas de refus de son frère, mais dans ce cas seulement, elle se rendrait aux vœux de Mme du Deffand. Si déçue que fût la marquise à la lecture de ces lignes, elle se montra parfaite de dignité et de modération : « Je suis persuadée, écrit-elle[66], que M. d’Albon se déterminera à vous assurer une pension… Ainsi je vois mes projets bien éloignés ; mais au cas qu’il vous refuse, vous y gagnerez la liberté entière de faire toutes vos volontés, et alors je souhaite que vous ayez toujours celle de vivre avec moi. » Elle rassurait d’ailleurs Julie sur la continuation de ses bons sentimens : « Ce n’est point une faute de dire sa pensée et d’expliquer ses dispositions ; c’est au contraire tout ce qu’on peut faire de mieux. » Bien loin donc de lui en vouloir, elle lui savait « bon gré de sa sincérité » et, quoiqu’elle craignît fort de voir l’association à vau-l’eau, « elle ne l’en aimerait pas moins tendrement » que par le passé. « Adieu, ma reine, terminait-elle ; vous pouvez montrer cette lettre à notre ami[67]. Je ne lui cache rien de ce que je pense. »

Ayant ainsi repris ses coudées franches, Julie n’hésita plus à s’adresser au comte d’Albon ; elle le mit au courant des pourparlers qu’on vient de lire et lui dit le service qu’elle attendait de lui, le conjurant de « s’expliquer nettement. » La réponse arriva bientôt ; elle était en effet fort nette, et négative sur tous les points. Le jeune comte s’opposait à l’installation à Paris, à la communauté de vie avec la marquise du Deffand ; il déclarait en même temps à Julie, en termes secs et décisifs, qu’elle ne devait compter, ni maintenant ni plus tard, sur aucune addition à la rente qu’elle tenait du testament maternel. Si dur qu’il puisse sembler, ce langage, disons-le, trouvait sinon son excuse du moins son explication dans la situation financière de Camille. Son père vivant encore, il n’avait hérité de la comtesse d’Albon qu’un assez faible revenu, encore ébréché depuis lors par des spéculations malheureuses. De plus, il avait contracté, en 1750, avec une fille de médiocre fortune et de petite noblesse, un mariage où le cœur avait eu part bien plus que la raison[68] ; et la naissance d’un fils, que quatre autres enfans allaient suivre de près, augmentait lourdement ses charges. « Je vous démontrerai ma position, lit-on dans une note de sa main, et vous verrez qu’il m’est impossible de faire des sacrifices d’argent. J’ai des enfans qu’il faut que je pense à établir, et c’est une marchandise qu’il faut payer pour s’en défaire… Je vous ferai connaître que, dans ma position, je serai forcé de chercher, pour l’avancement de mes enfans, d’autres moyens que les pécuniaires[69]. » Si fortes que fussent ces raisons, — que peut-être Julie ne savait pas si bien fondées, — le refus de son frère et la manière dont il le formula lui causèrent un dépit amer, une irritation violente. Excessive, emportée par sa vive imagination, elle y vit une preuve d’abandon, un désaveu de l’ancienne amitié, un reniement des liens du sang ; sous le coup de sa déception, les sentimens qu’elle avait voués au compagnon de son enfance s’écroulèrent brusquement et firent place à une sourde et rancunière hostilité, qui s’étendit progressivement à toute cette branche de sa famille, et dont ses lettres, comme son testament, portent des traces nombreuses et manifestes : « Je me disais, écrira-t-elle vingt ans plus tard à Aboi de Vichy, que j’aurais toute ma vie à me plaindre de tout ce qui porte le nom d’Albon ou qui y appartient, et que telle était ma destinée[70] ! »

De ce jour, son parti est pris : elle quittera sa province pour la grande capitale, et son obscur couvent pour le logis mondain de Saint-Joseph. À ce revirement imprévu, on juge la joie de la marquise : « J’espère, ma reine, lui mande-t-elle aussitôt, que vous n’avez pas besoin de vous consulter de nouveau… Ne vous faites point de noir ; j’espère que dans le courant du mois de mai nous serons contentes l’une et l’autre, et l’une de l’autre. » La chose pourtant n’était point encore faite ; et le seul bruit de cette résolution provoquait dans toute la famille, tant du côté d’Albon que du côté Vichy, un déchaînement universel, une vraie levée de boucliers. C’est toujours l’éternelle frayeur de quelque entreprise de Julie pour effacer la tache de sa naissance, et, selon l’expression de la duchesse de Luynes, « la crainte que dans Paris elle ne trouve des conseils et des ressources pour se donner un état[71]. » Ils n’ont pas plus confiance dans les précautions prises par Mme du Deffand[72]que dans les promesses par écrit obtenues de Julie « d’oublier qui elle est, » de ne pas se livrer « à la plus petite tentative. » Si vive est leur angoisse, que Mme du Deffand paraît en être un instant ébranlée et se fonde moins, pour combattre leurs inquiétudes, sur les engagemens pris par Mlle de Lespinasse, que sur le peu de chances qu’auraient ses prétentions. « Je ne suis pas assez sotte pour me flatter qu’aucune raison d’amitié, de reconnaissance, ni de crainte, pût l’empêcher de réclamer son état, si elle y trouvait de la possibilité : mais, comme il n’y en a aucune, et qu’elle a beaucoup d’esprit, j’ai tout lieu de croire qu’elle ne fera aucune tentative. »

C’était connaître mal, pour le dire en passant, la hauteur d’âme et la fierté de sa future compagne. Jamais, dans aucune circonstance, fût-ce quand il pourrait y aller du bonheur de sa vie, Julie n’aura l’idée de revenir sur sa parole ; elle a le droit, au déclin de son existence, d’écrire ces lignes orgueilleuses : « Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à la mémoire de ma mère et à la maison d’Albon ! Voilà comme le monde juge, comme il voit. Hé ! bon Dieu, sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges ! mon âme n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent ; tout entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force, ni honnêteté, pour supporter la pauvreté et pour dédaigner les avantages de la vanité ! »

La violente opposition de la famille des deux intéressées les mettait l’une et l’autre dans une passe assez délicate. Julie surtout, inconnue, sans appui, pouvait tout redouter de l’accueil qui lui serait fait, en de telles conditions, par la société parisienne. C’est ce que comprit la marquise ; aussi s’employa-t-elle avec une adresse consommée à prévenir le péril qui menaçait sa protégée. Un mois d’avance, elle met ses amis en campagne, Tencin d’abord, fort bien vu à la Cour et craint de tous pour son audace et son esprit d’intrigue, ensuite Hénault, familier de la Reine et l’homme le plus répandu de Paris. Le terrain une fois préparé, elle frappe un coup direct, en s’adressant à celle dont l’appui peut suffire à briser toutes les résistances ; je veux parler de la duchesse de Luynes. Tante de la marquise du Deffand, à laquelle elle garda toujours une tendresse indulgente, Mme de Luynes, par son rang, par son caractère, par son intimité avec Marie Leczinska, jouissait dans sa famille comme dans la société d’une autorité reconnue. Associer à son jeu une pareille partenaire équivalait, ou peu s’en faut, à gagner la partie ; et Mme du Deffand déploya, pour se l’assurer, tout l’art de sa diplomatie, toutes les ressources de sa plume.

Je ne saurais citer ici dans son entier la lettre où elle plaida sa cause[73], lettre longue, étudiée, aux allures de mémoire, vrai chef-d’œuvre de politique et d’éloquence insinuante. Tous les faits que j’ai racontés y sont rappelés et présentés avec un art incomparable ; aucun reproche direct, aucune accusation blessante contre M. et Mme de Vichy, mais des réticences calculées, des ménagemens discrets, cent fois plus accablans qu’un réquisitoire dans les règles ; et surtout un appel constant au cœur de la duchesse, lui dépeignant son infortune sous les couleurs les plus attendrissantes : « Je suis aveugle ; madame, on me loue de mon courage, mais que gagnerais-je à me désespérer ? Cependant je sens tout le malheur de ma situation, et il est bien naturel que je cherche les moyens de l’adoucir. Rien n’y serait plus propre que d’avoir auprès de moi quelqu’un qui pût me tenir compagnie et me sauver de l’ennui de la solitude ; je l’ai toujours crainte ; actuellement elle m’est insupportable… » Tel est l’exorde du morceau, et la péroraison n’est pas moins pathétique : « Ce n’est point une domestique que je prends ; c’est une compagne que je cherche, et vous savez qu’il n’est pas facile de trouver ce qui convient. J’avoue qu’il sera fâcheux pour moi de déplaire à mes parens… mais je ne fais que choquer une fantaisie, pour me procurer un bonheur essentiel, et, en vérité, il n’y a pas de proportion. Voilà, madame, le fond de mon âme : vous m’aimez, je suis malheureuse, et vous êtes aussi compatissante que vous êtes juste. »

La réponse de Mme de Luynes arriva peu de jours après[74]. Pleine de réserve et de prudens conseils, elle pouvait cependant passer pour une espèce d’assentiment : ce fut ainsi, du moins, que Mme du Deffand voulut l’interpréter, accablant adroitement sa tante de sa reconnaissance. Puis, sans perdre une minute, elle passa à l’action. L’archevêque de Lyon fut prié d’organiser le voyage de Julie, tandis qu’à Paris la marquise disposait l’opinion suivant le programme judicieux qu’elle s’était tracé à l’avance : « Je dirai… que vous êtes une demoiselle de province qui veut entrer dans un couvent, et que je vous ai offert un logement en attendant que vous ayez trouvé ce qui vous convient… Je n’aurai point l’air, dans aucun temps, de chercher à vous introduire ; je prétends vous faire désirer ; et, si vous me connaissez bien, vous ne devez point avoir d’inquiétude sur la façon dont je traiterai votre amour-propre… Il faut que l’on connaisse votre mérite et vos agrémens avant toute autre chose ; c’est à quoi vous parviendrez aisément, aidée de mes soins et de ceux de mes amis. » Tout Paris sut bientôt qu’on attendait à Saint-Joseph une jeune personne d’un mérite singulier, sur laquelle planait un mystère qui n’était qu’un attrait de plus.

Les choses ainsi réglées, la marquise informa Julie du résultat de ses démarches, et la pressa de se mettre promptement en route : « Je reçois dans le moment la réponse de Mme de Luynes ; elle est absolument telle que je la pouvais désirer… J’espère que je n’aurai jamais à me repentir de ce que je fais pour vous et que vous ne prendriez point le parti de venir auprès de moi, si vous ne vous étiez pas bien consultée vous-même… Cela dit, il ne me reste plus qu’à vous parler de la joie que j’aurai de vous voir et de vivre avec vous… » Le billet s’achève par ces lignes, empreintes d’une réelle allégresse : « Adieu, ma reine ; faites vos paquets, et venez faire le bonheur et la consolation de ma vie. Il ne tiendra pas à moi que cela ne soit bien réciproque ! »

Il se trouva que, juste à ce moment, « le procureur et la procureuse de Lyon » eussent dessein de venir faire séjour à Paris. A la prière du cardinal de Tencin, ils consentirent à se charger de l’intéressante voyageuse. Dans la seconde quinzaine d’avril 1754, la diligence de Lyon s’arrêtait à la porte du couvent de Saint-Joseph, et déposait au seuil de la maison une jeune fille d’une vingtaine d’années, un peu provinciale dans sa mise, un peu émue, un peu effarouchée, heureuse pourtant au fond et le cœur gonflé d’espérance.


SEGUR.

  1. Principales sources inédites. — Archives particulières : Archives du comte de Villeneuve-Guibert. — Archives du marquis de Vichy. — Archives du marquis d’Albon. — Documens tirés des archives de la maison de Villa-Hermosa. — Archives du marquis d’Estampes. — Archives du château de Coppet. — Archives du comte de Rochambeau (ancienne collection Minoret).
    — Dépôts publics : Manuscrits de la bibliothèque de Roanne. — Manuscrits de la Bibliothèque nationale. — Archives municipales et départementales de Lyon. — Archives départementales de Mâcon. — Manuscrits du British Museum, etc., etc.
  2. Plus anciennement appelée place de la Grande Douane.
  3. L’extrait baptistaire de Mlle de Lespinasse a été publié en 1810 dans la première édition des Lettres de Mme du Deffand, puis en 1877, par M. Eugène Asse, d’après une copie faite, en 1754, par le notaire de Mlle de Lespinasse. Ces deux textes diffèrent quelque peu entre eux ; aucun d’eux n’est d’ailleurs entièrement conforme au texte original, que je donne ici pour la première fois d’après la minute du registre de l’église de Saint-Paul, conservé aux archives municipales de Lyon.
  4. Dans les mémoires du temps et dans les actes juridiques, le nom de l’héroïne de cette étude est écrit tantôt de l’Espinasse, tantôt de Lespinasse, tantôt Lespinasse tout court. J’ai adopté au cours de mon récit l’orthographe qu’elle employait elle-même quand elle signait son nom, c’est-à-dire de Lespinasse.
  5. Fille d’Hugues de l’Espinasse, seigneur de Saint-André, près Roanne. — Arch. nat., m 259.
  6. Histoire de la principauté d’Yvetot, par Beaucousin.
  7. Jacques d’Albon, maréchal de Saint-André, 1524-1562.
  8. Archives d’Avauges. — Archives nationales, m. 259.
  9. Née le 4 décembre 1716, mariée en 1739 au comte Gaspard de Vichy.
  10. Né le 11 novembre 1724. Les deux filles mortes jeunes vinrent au monde le 6 janvier 1719 et le 21 décembre 1721.
  11. Le comte d’Albon mourut à Roanne en 1771 (Journal inédit du marquis de Vichy).
  12. Portraits intimes du XVIIIe siècle, par Goncourt.
  13. Registre paroissial de l’église Saint-Nizier, à Lyon.
  14. Arch. départ, du Rhône. Registre des vêtures et professions.
  15. Mémoires secrets de la république des lettres, 31 mai 1776.
  16. Pierre Guérin de Tencin, 1680-1758, archevêque d’Embrun en 1724, puis nommé archevêque de Lyon en 1740. À l’époque de cette dernière nomination, il se trouvait à Rome pour assister au Conclave, et il ne prit possession de son siège qu’en 1742.
  17. Lettre du 30 mars 1754 à la duchesse de Luynes.
  18. Le Royaume de la rue Saint-Honoré, p. 345 et suivantes.
  19. Souvenirs inédits de la marquise de la Ferté-Imbault. Archives du marquis d’Estampes.
  20. Elle avait en outre une sœur qui fut la marquise d’Aulan.
  21. Fille de Pierre d’Albon, qui fut l’aïeul de la mère de Mlle de Lespinasse.
  22. Lettre au comte de Guibert du 26 août 1774.
  23. Lettre du 19 octobre 1773.
  24. En 1739. Le comte de Vichy avait alors quarante-quatre ans.
  25. Lettre de la comtesse de Vichy, du 1er janvier 1768. Archives de Roanne.
  26. Né le 8 octobre 1740 et connu sous le nom de marquis de Vichy ; nous le retrouverons fréquemment dans la suite de ce récit. Le comte et la comtesse Gaspard de Vichy eurent un autre fils, Alexandre-Mariette, né le 21 avril 1743, qui mourut encore jeune, après avoir donné de grands chagrins à sa famille, dont il vécut presque toujours séparé.
  27. Cette correspondance inédite se trouve mi-partie à la bibliothèque municipale de Roanne, mi-partie dans les archives du marquis de Vichy, qui me l’a gracieusement communiquée.
  28. Lettre du 18 juillet 1769, passim.
  29. 23 juillet 1769. — Journal d’Abel de Vichy. Archives du marquis de Vichy.
  30. Consultation juridique demandée en 1772 par le comte d’Albon. Il y est constaté en toutes lettres que Mlle de Lespinasse reçut dès l’enfance les plus tendres soins de sa mère, à l’égal de son frère et de sa sœur légitimes. — Archives du château d’Avauges.
  31. La reconstruction du château d’Avauges date de 1765.
  32. Lettre du 18 juillet 1769. Archives du marquis de Vichy.
  33. Diane d’Albon, comtesse de Vichy.
  34. Lettre du 7 septembre 1774, à Condorcet.
  35. Éloge d’Eliza.
  36. Lettre du 19 octobre 1773.
  37. Testament daté du 3 août 1746. Archives d’Avauges.
  38. Le même testament contient une clause analogue en faveur d’Hilaire-Hubert, avec les mêmes suggestions à embrasser l’état monastique. La pension est pour lui réduite à 200 livres et la somme léguée à 4 000.
  39. La comtesse d’Albon mourut dans son hôtel de Lyon le 6 avril 1748, et fut inhumée à Saint-Forgeux le 9 du même mois. (Archives d’Avauges.)
  40. Camille, comte d’Albon, demi-frère de Mlle de Lespinasse.
  41. Lettre de la marquise du Deffand à la duchesse de Luynes, du 30 mars 1754.
  42. Aujourd’hui dans le département de Saône-et-Loire.
  43. Arch. départ, de Mâcon. — E 603, n° 14.
  44. 25 janvier 1765. Archives de Roanne.
  45. Éloge d’Éliza. — Je dois faire remarquer que, dans ce même passage, Guibert commet une confusion manifeste en faisant de Julie « la fille aînée » de la comtesse d’Albon, tandis qu’elle était en réalité la plus jeune.
  46. Éloge d’Eliza.
  47. Éloge d’Éliza.
  48. Lettre de Mme du Deffand du 30 mars 1734.
  49. Notons toutefois que la bibliographie Feller place à Auxerre le lieu de sa naissance, je ne sais d’après quelles données.
  50. Rue de Charonne, à Paris.
  51. La comtesse de Vichy, mère de Mme du Deffand, était née Anne Brulart et sœur de la duchesse de Luynes, qui se trouvait par conséquent être la propre tante de Mme du Deffand.
  52. Jean-Baptiste-Jacques de La Lande, marquis du Deffand. Le mariage eu lieu le 2 août 1718.
  53. Hénault avait été élu membre de l’Académie française en 1723.
  54. Mémoires de Hénault.
  55. Mémoires de Mme de Genlis.
  56. 13 septembre 1752.
  57. Lettres d’octobre 1770 et de janvier 1775. Archives de Roanne.
  58. Lettre du 1er avril 1760. Archives de Roanne. — Il s’agissait d’un léger malentendu entre Abel de Vichy et Mme du Deffand, malentendu que Mlle de Lespinasse avait habilement dissipé.
  59. Mémoires de Marmontel. — Correspondance de Grimm., — Mémoires du président Hénault. — Éloge d’Éliza, par Guibert, etc.
  60. Morceau critique de Mlle de Lespinasse sur l’Éloge des femmes de Thomas.
  61. Marmontel, Mémoires.
  62. Correspondance inédite de Mlle de Lespinasse, conservée à la bibliothèque de Roanne et dans les archives du marquis de Vichy.
  63. La cécité, qui faisait chaque jour des progrès.
  64. 1753.
  65. Non loin de Fontainebleau.
  66. Lettre du 13 février 1754.
  67. Le cardinal de Tencin.
  68. Le comte d’Albon épousa, le 21 août 1750, Marie-Jacqueline Ollivier, dont il eut cinq enfans.
  69. Lettre du comte d’Albon au marquis de Vichy. Archives de Roanne,
  70. Lettre du 1er janvier 1774. Archives de Roanne.
  71. Lettre du 7 avril 1754.
  72. « Dans le couvent, écrit Mme du Deffand, je ne pourrais pas savoir ce qu’elle ferait, comme je le saurai quand elle sera auprès de moi, où, sous prétexte de bienséance et de considération, je ne la laisserai jamais sortir qu’avec des personnes de confiance, ou bien accompagnée de quelqu’un de mes gens. » (Lettre du 8 avril 1754.)
  73. 30 mars 1754.
  74. 8 avril 1754.