Julie philosophe ou le Bon patriote/II/05

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Poulet-Malassis, Gay (p. 348-369).
Tome II, chapitre V


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE V.

Julie est arrêtée par les Autrichiens et détenue prisonnière à Bruxelles. Sa délivrance. Elle entre en relation avec l’Avocat Vander Noot. Adresse galante de cet Avocat. Suite des liaisons de Julie avec le Ministre des États belgiques.


Si l’homme réduit à l’état de pure nature est meilleur que l’homme qui vit en société, j’aurai toujours peine à croire qu’il en soit plus heureux, du moins on ne peut disconvenir qu’il n’ait bien moins de jouissances. Il vaut mieux, selon moi, dormir dans un bon lit que de coucher sur la dure, manger des mets succulents, humectés d’un vin généreux, que de vivre de racines ou d’une chair mal apprêtée, et de ne boire que de l’eau ; il est plus agréable, sans doute, de se trouver au milieu d’une ville où le plaisir et la joie se rencontrent à chaque pas et s’offrent à vous sous mille formes variées, que d’errer presque nu dans les forêts, exposé à toutes les intempéries de l’air et des saisons. Que ces philosophes qui voudraient mettre l’homme au niveau de la brute et le faire vivre comme elle, cessent donc d’étaler dans un tissu plus ou moins spécieux de sophismes, un système qui n’aura jamais de partisans ; leur conduite à eux mêmes n’est-elle pas sans cesse en contradiction avec leurs raisonnements ? A-t-on déjà vu quelqu’un de ces Messieurs mettre leur système en pratique, quitter la société pour se retirer dans les bois et y vivre avec les animaux, leurs prétendus frères ? Toi seul, divin Jean-Jacques, tu as constamment suivi tes principes ; tes actions se sont toujours accordées avec tes paroles ; si tu n’as pas habité les forêts, si tu ne t’es pas séparé des hommes, du moins tu as vécu seul, isolé parmi eux. Qui eût pu s’élever à ta hauteur !…

Telle fut une des réflexions que je fis dans la route, en songeant qu’il vaut bien mieux voyager en poste dans une bonne chaise, que d’aller à pied, sans avoir d’autre gîte à espérer que le creux d’un arbre, et d’autre restaurant que les productions sauvages et insipides des forêts. J’arrivai heureusement à Mons : de là je pris la route de Turnhout où se trouvait le Général Vander Mersch avec un corps de Brabançons. Je n’étais plus qu’à une lieue de cette ville, lorsque j’entendis des tambours battre, et un instant après un gros de troupes que je reconnus pour des Autrichiens, débusqua d’un bois voisin et s’avança vers la grande route. À cette vue j’éprouvai une certaine émotion ; je me rappelai les Prussiens, et songeant, d’un autre côté, aux lettres dont j’étais porteur, ainsi qu’à ce qui m’était arrivé à Paris sur des indices bien moins forts, je commençai à me repentir de m’être chargée aussi légèrement d’une commission qui n’était point sans danger. Cependant je crus qu’une femme qui voyageait seule, n’étant point suspecte, les Autrichiens me laisseraient passer tranquillement ; mon espoir se trouva trompé : au moment où j’allais traverser quelques compagnies qui occupaient déjà la chaussée, un Officier ordonna au postillon d’arrêter, ensuite s’avançant vers moi, il me demanda mon nom, mes qualités et le but de mon voyage. Quoique j’eusse ma réponse prête, cependant comme l’effronterie n’a jamais été une de mes vertus, (car c’en est une, politiquement parlant) mon émotion redoubla, une rougeur subite couvrit mon visage, et je balbutiai quelques mots dont le désordre annonçait assez le trouble de mon âme ; l’Officier s’en aperçut et il en conçut sans doute des soupçons, car il me pria d’attendre l’arrivée de son Général qui s’avançait, disait-il, à la suite des troupes. En effet, celui-ci ne tarda pas à paraître avec son État-major : l’Officier alla à lui et lui dit quelques mots, après lesquels le Général s’approcha de ma chaise d’où j’étais descendue ; il me dit que les circonstances lui imposaient le devoir de faire visiter ma voiture et de me demander à voir mes papiers ; quoique le ton dont me parla le Général fût des plus honnêtes, je vis bien cependant que je ne parviendrais pas à le satisfaire par des paroles, et qu’un refus ne ferait qu’augmenter ses soupçons sans me tirer de l’embarras où je me trouvais. Je pris donc le parti de remettre de bonne grâce les dépêches dont j’étais chargée ; je les tirai de mon portefeuille : Voilà, dis-je, en les présentant au Général, des lettres qu’on m’a prié de remettre à leur adresse, j’en ignore absolument le contenu ; vous savez trop, Monsieur, qu’une femme ne se mêle point d’intrigues politiques, et que la paix est son élément. Le Général, en jetant les yeux sur les adresses, parut éprouver un mouvement de joie mêlé de surprise. — Madame, me dit-il, d’un ton un peu plus furieux, l’adresse seule de ces lettres suffit pour vous rendre suspecte et pour m’obliger à vous faire arrêter jusqu’à ce que j’aie reçu des ordres ultérieurs du Gouvernement général à qui je vais les envoyer ; aussitôt il donna l’ordre de me conduire à l’arrière-garde où étaient les bagages, et de m’y garder à vue ; puis me saluant d’une manière assez froide, il s’éloigna sans attendre ma réplique.

Cette conduite du Général Autrichien ne me donna pas une idée bien favorable de la galanterie tudesque ; du moins elle me fit voir que Messieurs les Allemands sont plus guerriers que courtisans, et plus zélés à remplir leurs devoirs qu’à témoigner des égards aux femmes : outre que j’étais très fâchée d’avoir si mal réussi dans ma mission, et que je craignais que ces lettres interceptées ne nuisissent beaucoup au parti patriotique, j’étais assez inquiète sur ce qui pouvait m’arriver. Cependant comme j’ai toujours su supporter courageusement l’adversité, et que je ne voyais pas d’ailleurs quel mal on pouvait faire à une femme, je résolus d’attendre patiemment la fin de cette nouvelle aventure.

Le public a été instruit de l’action sanglante qui eut lieu à Turnhout, du massacre terrible qui s’y fit et de la dévastation qui en fut la suite. Aussitôt après cette action, je fus mise dans une espèce de prison, et le même jour un personnage dont j’ignorais le caractère vint m’interroger ; il me demanda d’abord si je savais le contenu des lettres qu’on avait trouvées sur moi ; je répondis que non, que me proposant de faire un voyage particulier, un membre de l’Assemblée nationale avec qui j’étais liée, m’avait prié de remettre ces lettres à leur adresse lors de mon passage ; que si elles contenaient quelque chose qui fût contraire aux intérêts du Gouvernement général, j’en étais entièrement innocente ; j’alléguai ensuite ma qualité de femme et le peu d’apparence qu’il y avait qu’une personne de mon sexe, sans intérêt, sans aucune liaison dans le Brabant, prît part à des objets qui étaient en quelque façon hors de sa compétence. Le Juge me dit qu’il allait faire son rapport de ma réponse, et que persuadé, comme il l’était de ma véracité, il ne doutait pas que je ne fusse bientôt élargie.

J’attendis avec impatience pendant près d’un mois ; l’endroit où j’étais détenue était plutôt une chambre qu’une prison : j’étais servie avec beaucoup de soin et d’attention, mais est-il quelque chose qui puisse dédommager de la perte de la liberté ? Sa privation empoisonne tout, et sans elle il n’est aucun plaisir, aucun agrément : l’homme n’est heureux qu’autant qu’il est libre.

Je cherchais à calmer par la lecture les ennuis de ma solitude, et l’inquiétude que me causait une détention plus longue que je n’avais eu lieu de m’y attendre lorsqu’un matin j’entendis un bruit de mousqueterie et d’artillerie ; je ne doutais pas qu’il se passât quelque chose de sérieux dans la ville ; ce bruit continua pendant plusieurs jours d’une manière plus ou moins vive ; je l’entendais avec plaisir, dans l’espoir qu’il hâterait peut-être ma délivrance ; cet espoir augmenta encore lorsque mon geôlier m’eut confirmé ce que je présumais, savoir que les patriotes étaient aux mains avec les Autrichiens ; enfin, j’appris par lui que ces derniers avaient évacué entièrement la ville, et que les patriotes en étaient maîtres absolus. Cette nouvelle me causa la plus grande joie ; j’écrivis sur le champ, d’après le conseil du geôlier, une lettre à la Municipalité, par laquelle je l’instruisais des causes de ma détention et demandais à être délivrée ; le même jour le Magistrat envoya un de ses membres qui, après m’avoir fait rendre compte de ce qui s’était passé, me dit que j’étais entièrement libre, et que je pouvais aller où bon me semblait ; il me fit en même temps rendre ma voiture qui avait été déposée à la conciergerie. Le domestique du Comte, qui avait été arrêté avec moi, fut pareillement élargi.

Au sortir de prison je me rendis dans une des principales auberges de Bruxelles ; comme j’étais résolue de rester encore quelque temps dans cette ville, je renvoyai le lendemain le domestique du Comte avec une lettre dans laquelle je l’informais du succès de ma mission. Quelques jours après je fus témoin de l’entrée solennelle des États et des chefs du parti patriotique ; les plus grands honneurs leur furent prodigués, et surtout à M. Vander Noot, comme étant celui qui avait le plus contribué à la révolution. Lorsque toutes les fêtes qui eurent lieu à ce sujet furent passées, je fis demander une audience à ce dernier, qui avait été nommé Président du comité général des Pays-Bas catholiques ; je n’eus pas de peine à l’obtenir. J’exposai au Président le sujet de mon voyage aux Pays-Bas, et comment j’avais été arrêtée par les Autrichiens, et emprisonnée après qu’on m’eut enlevé les dépêches dont le Comte de Mirabeau m’avait chargée pour lui. M. Vander Noot me fit le meilleur accueil ; il me témoigna combien il était sensible au malheur que j’avais éprouvé, ensuite il me fit différentes questions sur le Comte et sur les affaires de France ; la manière dont je lui répondis parut le satisfaire complètement. Après une assez longue conversation, il m’invita à dîner le lendemain : lorsque je pris congé de lui, il me remit une bourse, et me dit de vouloir bien l’accepter comme un faible dédommagement de mes frais de voyage et des désagréments que j’avais essuyés ; en achevant ces mots, il me serra la main et me jeta un coup-d’œil qui me donna à penser que les affaires de l’État n’occupaient pas son premier Ministre au point qu’il fût entièrement insensible à l’attrait d’un minois passablement joli. En effet, quoique je ne fusse plus de la première jeunesse, et que j’eusse beaucoup joui, j’avais encore conservé la plus grande partie de ma fraîcheur. Sans être décidément belle, j’avais ces agréments qui ne se détruisent pas si vite que la beauté, parce qu’ils se trouvent moins encore dans le visage que dans l’esprit et les manières ; enfin j’avais ce qu’on a été forcé d’appeler le je ne sais quoi, parce qu’on n’a pu encore parvenir à le définir. Cette grâce naturelle qu’une femme tenterait en vain de se donner, et qui constitue ordinairement le joli, fait souvent plus d’effet sur les hommes que la beauté même. La raison n’en est pas difficile à trouver : la beauté ne forme qu’une impression unique, parfaitement isolée ; elle ne surprend qu’une fois, mais les grâces, les manières naissent à chaque instant, et peuvent à tout moment occasionner des surprises ; en un mot, je dirai, avec Montesquieu : une femme ne peut être belle que d’une façon, mais elle est jolie de cent mille.

Je me rendis le lendemain à l’invitation de M. Vander Noot ; l’appartement dans lequel il me reçut, était des plus magnifiques ; la table était couverte pour deux personnes seulement. Ce dîner en tête-à-tête me confirma dans l’opinion que le Président n’avait point été insensible à ma figure française, et que dans cette entrevue il voulait probablement me sonder. Comme j’étais suffisamment aguerrie, je ne craignis point de me soumettre à cette épreuve, persuadée, comme je l’étais, que le défenseur de la liberté belgique saurait respecter la liberté individuelle, et qu’il ne me ravirait que ce que je voudrais bien accorder.

Le repas fut servi sans profusion, mais avec goût. Un excellent bourgogne, que je trouvai plus délicat qu’aucun que j’eusse jamais bu dans ma patrie, me fit faire la réflexion que c’est ordinairement en pays étranger qu’on boit le meilleur vin de France ; cette douce liqueur m’inspira bientôt la plus grande gaîté, ainsi qu’à M. Vander Noot. Après avoir discouru quelque temps sur différents objets politiques et autres, le président fit tomber la conversation sur la nature de mes relations avec le Comte de Mirabeau. Une femme en pareil cas est toujours plus ou moins dissimulée ; elle n’aime point de faire un aveu que rien ne nécessite, surtout si cet aveu donne une certaine prise sur elle à celui à qui elle le fait, car les hommes ont en général la manie de prétendre qu’on ne doit pas leur refuser ce que l’on accorde à un autre. Cependant comme il m’en a toujours coûté de déguiser la vérité, la réponse que je fis à M. Vander Noot, parut plutôt le confirmer dans ses soupçons, que le persuader du peu de consistance de ces relations. Il me dit qu’il enviait le bonheur du Comte, et qu’il donnerait tout pour en goûter un pareil ; il se répandit ensuite en éloges sur ma figure et sur mon esprit : c’est ordinairement par la flatterie que les hommes cherchent d’abord à s’insinuer dans notre cœur, et en cela ils connaissent bien notre faible ; une femme quelqu’expérience qu’elle ait, est toujours sensible aux louanges, et j’avouerai que je le fus à celles de M. Vander Noot ; l’adroit Brabançon remarqua cet effet, il renchérit encore, et sachant que Bacchus est un des meilleurs amis de Vénus, que les fumées du vin couvrent la raison d’un voile favorable aux desseins d’un amant, il remplissait fréquemment mon verre à rasade, et cherchait par ses propos galants et finement libertins, à exalter en moi les facultés physiques et morales ; je donnai d’autant plus aisément dans le piège, que je l’avais moins prévu. Quoique je sois naturellement sobre, l’Avocat parvint à me procurer cette demi-ivresse assez forte pour émouvoir les esprits, mais non pour les plonger dans cet assoupissement qui rapproche l’homme de la bête. Lorsqu’il me vit dans cet état, il hasarda quelques caresses ; la faible résistance que j’y opposai l’enhardit encore, et il sut si adroitement et si insensiblement soulever mes sens, qu’il me porta jusqu’à la dernière faiblesse, pour ainsi dire sans que je m’en aperçusse. Le tempérament, l’absence ou du moins l’affaiblissement de ma raison causèrent ma défaite.

Il est des cas où une femme qui a cédé comme moi, revenue de son extase, ne peut se rendre compte à elle-même de ce qui a occasionné sa défaite ; sans le vouloir, sans avoir eu aucune raison, aucun penchant, elle a faibli, elle a manqué à ses principes, souvent même à sa vertu : la faiblesse naturelle à notre sexe est sans doute la première cause de cette espèce de phénomène ; joignez-y un concours de circonstances imprévues, l’ascendant toujours plus ou moins fort du tempérament, et souvent les illusions de l’amour-propre et de la vanité : toutes ces causes qui, seules et par elles-mêmes ne pourraient rien, se trouvant réunies, forment une force qui renverse la raison et nous fait agir contre notre système. Une femme ne peut donc jamais répondre d’elle-même ; c’est alors qu’elle se croit le moins en danger, qu’elle est le plus près de faiblir ; la méfiance de soi même, voilà, selon moi, en quoi doit consister sa vertu, et celle qui se fie le moins sur ses propres forces, est à mes yeux la plus vertueuse.

Bref, M. Vander Noot obtint de moi ce que les Calonne, les Mirabeau et tant d’autres en avaient obtenu, mais d’une manière un peu moins prompte. Lorsque le délire où le président avait si bien su plonger mes sens fut passé, mon premier sentiment fut le soulèvement de mon amour-propre ; j’étais piquée contre moi-même d’avoir cédé si aisément, et contre Vander Noot, d’avoir si bien employé les moyens de me faire succomber ; cependant ce sentiment céda bientôt à l’idée que je m’étais faite de l’importance du personnage, et cette idée se liant avec celles de la liberté et du patriotisme dont il était un des plus zélés défenseurs et moi un des plus chauds partisans, je crus avoir plutôt à me louer qu’à m’affliger de ce qui m’était arrivé. Le Ministre de la République fut si content de cette première entrevue, qu’il me proposa de me fixer à Bruxelles, en m’assurant qu’il me ferait un sort aussi agréable que je pourrais le désirer.

J’ai oublié, ou plutôt j’ai différé, mon cher lecteur, de te faire un aveu qui coûte toujours à notre sexe ; mais comme cet aveu est nécessaire pour me justifier de la facilité avec laquelle j’acceptai l’offre de M. Vander Noot, s’il blesse mon amour-propre, il conciliera au moins ma franchise avec mon intérêt. Je te dirai donc que le Comte de Mirabeau, homme d’esprit et Français comme M. de Calonne, avait la même légèreté, la même inconstance. Quelque temps après notre liaison, je m’en étais aperçue ; j’appris qu’il avait d’autres maîtresses, et son ardeur amoureuse qui diminuait insensiblement, m’en convainquit encore davantage. Comme je lui étais plus attachée par vanité que par amour, et que d’ailleurs cette liaison n’était d’aucun avantage pour moi, j’avais vu avec assez d’indifférence ce changement. Le patriotisme m’ayant surtout unie à lui, les doutes que j’avais formés sur la pureté du sien, n’avaient pas peu contribué à augmenter cette indifférence. Lorsque je me séparai de lui, je le fis donc sans ce vif regret qui accompagne ordinairement la séparation, même instantanée de deux amants. Ce que me dit M. Vander Noot, de la part que le Comte avait eue aux journées des 5 et 6 octobre, en détruisant la base sur laquelle ma tendresse pour lui était fondée, détruisit aussi cette tendresse ; ainsi mes relations avec lui ne pouvaient plus être un obstacle à ce que j’en formasse d’autres. D’ailleurs, l’âge et l’expérience, en m’éclairant sur les hommes, en me convainquant de leur inconstance naturelle, m’avaient fait adopter un système et des règles de conduite d’après lesquelles je savais goûter les plaisirs de l’amour sans en éprouver les disgrâces. J’étais assurée que c’est une folie d’aimer les hommes autrement qu’ils ne veulent et ne peuvent vous aimer. L’âme forte se plie aux circonstances, mais elle ne s’en laisse pas maîtriser.

Je devins donc la maîtresse du premier Ministre d’une République naissante ; je me ressentis bientôt de la validité de ce titre. M. Vander Noot me fit meubler une jolie maison dans un quartier peu fréquenté de Bruxelles ; tout y respirait le luxe et l’abondance. Le président venait me voir presque tous les jours, mais toujours incognito et sous le voile du plus grand mystère : je supposai d’abord que la place éminente qu’il occupait exigeait qu’il sauvât les apparences, et qu’il avait d’autant plus de précautions à prendre, que les Brabançons sont naturellement portés à la dévotion, et conséquemment aisés à scandaliser, quoiqu’ils n’en soient pas pour cela meilleurs que d’autres, mais je ne tardai pas à être instruite du principal motif de cette réserve excessive. M. Vander Noot vivait depuis longtemps avec une veuve fort aimable et fort spirituelle ; en devenant ministre il en avait sans doute pris l’esprit et les goûts, et l’on sait que l’usage de ces Messieurs est d’avoir plusieurs maîtresses à la fois ; pour s’y conformer et peut-être aussi par l’attrait de la nouveauté, il avait jeté les yeux sur moi. Comme il avait encore un certain attachement pour cette Dame, et qu’il ne voulait point sans doute alarmer sa tendresse pour lui, il mettait le sceau du secret à ses liaisons avec moi. N’ayant point pour lui cet amour qui commande la jalousie, ce que j’appris ne fit sur moi qu’une impression faiblement désagréable.

J’ai dit que j’avais écrit au Comte de Mirabeau ce qui m’était arrivé dans ma route, et comment ses dépêches avaient été interceptées par les Autrichiens : je lui mandais que je me proposais de m’arrêter quelque temps à Bruxelles, et je sondais ses dispositions à mon égard ; quinze jours après je reçus sa réponse ; elle était si laconique, si froide, que je vis clairement que le Comte n’avait plus pour moi le moindre sentiment de tendresse. Je n’en fus point étonnée ; un cœur entièrement dominé par l’ambition n’est point susceptible d’un véritable amour.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
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