Julien l’Apostat (Louis du Sommerard)

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Julien l’Apostat
Louis du Sommerard

Revue des Deux Mondes tome 29, 1905


JULIEN L’APOSTAT


Julien l’Apostat, par M. Paul Allard, 3 volumes. Paris, 1900-1902 ; la Mort des dieux, ou le Roman de Julien l’Apostat, 1 vol. par M. Dmitry de Merejkowsky, traduction de Jacques Sorrèze.


L’empereur Julien est une figure curieuse et originale qui, à travers les jugemens les plus divers portés par les historiens et les philosophes[1], a toujours captivé les imaginations. Après être demeuré de longs siècles sous l’anathème dont l’avaient chargé saint Grégoire de Nazianze et saint Cyrille d’Alexandrie, et avoir représenté aux yeux de vingt-cinq générations chrétiennes « le Dragon, l’Apostat, l’Assyrien, le Grand Esprit, l’Ennemi commun de tous les hommes, qui avait proféré et exécuté contre le Très-Haut d’innombrables impiétés, » il est devenu, lorsque la foi s’est faite moins naïve et la critique plus précise, l’objet d’études sérieuses et approfondies à la suite desquelles les appréciations se sont modérées.

Deux ouvrages parus simultanément, ceux de M. Paul Allard et de M. Merejkousky, remarquables tous deux, l’un par l’effort qu’il représente, l’autre par son succès, viennent de ressusciter encore une fois la physionomie de cet homme attachant à tant de titres : par l’originalité de son caractère, par l’intensité de sa nature morale, par l’inachevé de sa vie, et qui, dans la lutte formidable soutenue durant trois siècles contre la religion chrétienne, a représenté le dernier effort de l’hellénisme mourant.

Toutes nos préférences vont à celle des deux œuvres qui a fait, et qui fera le moins de bruit. Les trois volumes de M. Allard reposent sur des études infiniment laborieuses et consciencieuses, et sont écrits avec la concision la plus élégante. L’intérêt y est soutenu, surtout dans le premier et le troisième tome, l’un traitant de la jeunesse du héros, l’autre consacré à ce grand drame de la guerre de Perse, où sa destinée s’abîma. Mais partout, même dans l’étude des écrits philosophiques de Julien, et dans le récit de ses luttes religieuses, là où l’historien risquait le plus d’être partial, se montre, avec un grand souci de vérité, la modération d’un esprit élevé, d’une âme sérieuse et sincère. La rigueur du penseur chrétien ne se manifeste que lorsqu’il croit devoir maintenir une vérité essentielle, et laisse place partout ailleurs, dans l’appréciation des actes, des faits et même des idées, à un réel libéralisme. Un travail de cette étendue et de cette valeur, si complet, si nerveux, exécuté avec tant de sang-froid et de maîtrise, me paraît bien être définitif, au moins dans sa partie historique. Les premières années de Julien sont contées d’une manière tout à fait aimable qui rappelle parfois la liberté et la grâce avec lesquelles Renan se jouait dans ce genre de récit ; mais l’aisance du style, la marche douce et poétique de la narration, n’empêchent pas la psychologie d’une âme toujours compliquée, et alors obscure, d’être traitée avec autant de sagacité que d’exactitude ; le fil est tenu d’une main ferme, et, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, il ne cassera jamais.

Lorsque Julien naquit à Constantinople, en 331, le monde où il entrait était singulièrement bouleversé. La conversion de Constantin au christianisme avait changé la religion officielle de l’Empire, et le choix d’une nouvelle capitale avait apporté dans la vie politique et sociale de profondes modifications. En rompant avec les traditions de sa race et de sa patrie, et en abandonnant le lieu de ces traditions, c’était presque un nouvel Empire que Constantin avait fondé ; le fait ne prendra que peu à peu une réalité historique ; Rome gardera encore longtemps la prépondérance dans les affaires. La société nouvelle formée en Orient autour des empereurs, véritable aristocratie de parvenus, car le patriciat avait été en grande partie rebelle à l’émigration, ne se fera sa place que peu à peu. Les Romains de race pure qui naissaient dans ce milieu improvisé étaient donc coupés de toutes leurs origines ; ils grandissaient aussi en pleine anarchie religieuse, l’âpre lutte des orthodoxes et des ariens, et le triomphe passager de ceux-ci, mettant en jeu l’existence du christianisme au moment même où il venait d’être reconnu par l’édit de Milan. Quant au paganisme, si en Italie, en Gaule, en Grèce surtout, — où il se soutenait grâce à l’appui que lui apportaient la philosophie et la littérature, et où il s’alliait à des idiosyncrasies profondes, — il semblait avoir gardé une certaine vitalité, cependant l’envahissement des dieux orientaux, le culte de Mithra et du Soleil, les pratiques de l’occultisme et de la magie avaient altéré sa pureté. Il fallait aux païens comme aux chrétiens un milieu immédiat particulièrement sain, un jugement sûr pour garder dans un tel désordre les belles traditions politiques d’autrefois et ne pas verser en religion dans des extravagances de doctrines. Nous verrons si cette santé intellectuelle, cette perfection du bon sens furent la part de Julien.

Ses origines étaient des plus illustres et toutes romaines. Son père Jules-Constance, frère consanguin de Constantin le Grand, était l’un des fils que Constance Chlore avait eus, après la répudiation de sainte Hélène, de son mariage avec Théodora, belle-fille de Maximilien-Hercule. C’était un prince effacé, qui paraît avoir toujours été tenu par son illustre aîné dans une étroite dépendance. Le poète Ausone l’avait rencontré jeune homme, aux écoles de Toulouse. Après avoir erré longtemps, il avait vécu à Corinthe en simple particulier. Rentré en grâce, il fut fait en 335 consul et patrice. Il s’était marié deux fois, et ses deux femmes appartenaient au haut patriciat romain. De la première, Galla, il avait eu une fille qui épousa plus tard l’empereur Constance, et. Gallus qui fut César. La seconde, Basilina, la mère de Julien, mourut quelques mois après la naissance de son fils. C’était une personne intelligente et lettrée de qui Julien tiendra sans doute sa finesse de nature, et aussi cette extrême acuité nerveuse, cette inquiétude qu’on ne voit chez aucun des Flaviens ses ancêtres paternels. Basilina était chrétienne comme son mari ; mais comme lui, et comme presque toute la cour impériale à la fin du règne de Constantin, elle, paraît avoir incliné vers l’arianisme. En tout cas, l’étude des lettres païennes avait fait, ainsi qu’il était d’usage, le fond de l’enseignement qu’on lui avait donné. C’était la coutume dans les grandes familles de confier l’éducation des enfans à des professeurs esclaves élevés spécialement pour cette tâche. Celui qui instruisit Basilina était un eunuque, Scythe d’origine, nommé Mardonius. Il lui enseigna les lettres grecques, lui fit lire les poèmes d’Homère et d’Hésiode, et les lui expliqua. Mais il ne la conduisit pas jusqu’à la philosophie dont il devait emplir plus tard l’esprit de son fils.

Lorsque celui-ci fut en âge d’être instruit, on le mit à son tour dans les mains de Mardonius : l’image de la jeune mère qu’il n’avait pas connue dut passer souvent entre lui et son maître ; de cette disparue lui vinrent ses premiers enseignemens et ses premières leçons ; quant à son père, Julien paraît en avoir gardé un souvenir assez confus. Jules-Constance, occupé pour la première fois des affaires publiques, consacrait sans doute peu de temps à l’enfant élevé au fond de son palais. Du reste, Julien avait six ans lors de l’horrible tragédie dans laquelle périrent tous les siens, et qui exerça une influence si capitale sur sa destinée et sur sa nature morale.

On sait le partage que Constantin fit de l’Empire entre ses trois fils, et comment le second d’entre eux, Constance, resté seul maître de l’Orient, et craignant quelques compétitions de la part des princes ses proches, les fit tous assassiner le jour même des funérailles de son père. Des membres de la famille impériale présens à Constantinople, il ne resta que Gallus et Julien, sauvés sans doute par leur grande jeunesse. Encore saint Grégoire de Nazianze affirme-t-il qu’ils devaient être enveloppés dans le massacre, mais qu’ils furent enlevés secrètement par des hommes dévoués, entre lesquels il cite Marc, évêque d’Aréthuse.

Tout ce drame, que M. Allard conte avec détail et en tâchant de l’éclairer, reste obscur malgré ses efforts. Ce qui est certain, c’est le retentissement immense qu’il eut sur l’âme de Julien. Le malheur de l’enfant a été revécu par l’adolescent et par l’homme fait ; son être intime en a été modifié dans ses profondeurs. De là, et de l’éducation qui suivit, éducation sèche et sans affection, faite exclusivement par des hommes, et par des hommes dévoués au souverain régnant, qu’il devait par conséquent craindre et haïr, est venu ce qu’il y eut d’incomplet, de faussé, pour ainsi dire, dans sa nature, son amertume, ses soupçons, l’absence d’abandon et d’épanouissement qui le caractérisera toujours. Pour se l’expliquer plus tard, il faudra se rappeler qu’il a commencé la vie par la crainte et par la haine. « Il n’y avait pas, dit-il, une âme qui fût sympathique à l’enfant proscrit de la maison de ses parens. »

Cela sans doute est exagéré, et nous savons que la tourmente calmée, Constance permit à sa famille maternelle de s’occuper de lui ; mais le palais de son père lui était fermé, ses biens mis sous séquestre, même ceux qui lui venaient de Basilina. Selon une convention passée sans doute entre l’Empereur et les parens qui lui restaient, il fut confié alors à l’évêque arien, Eusèbe de Nicomédie ; celui-ci l’emmena dans son diocèse, puis quand, par la faveur de Constance et du parti arien, Eusèbe eut été transféré du siège de Nicomédie à celui de Constantinople, Julien l’y suivit ; il y vécut de 338 à 342 dans un milieu tout ecclésiastique, dit Sozomène. C’est pendant ce temps qu’on dut s’occuper de son instruction religieuse, et M. Allard fait remarquer pour sa décharge future que, du christianisme, il n’a guère connu que la forme arienne. Il a vécu, non avec des saints et avec des apôtres, non pas même avec des hommes d’une conscience droite et d’un esprit modéré, mais parmi des prêtres disputeurs, intrigans, rompus aux manèges de cour, près d’un évêque dont la vie tout entière était un combat d’ambition et d’intérêts. « Qui dira, écrit M. Allard, si ce n’est pas alors que se formèrent dans l’esprit naturellement aigri et soupçonneux de l’élève les premières préventions contre le christianisme, représenté à ses yeux par des hommes d’une foi suspecte et d’une conduite tortueuse ! On sait quelle est à cet égard la logique terrible des enfans. » Et ailleurs : « Personne ne paraît lui avoir révélé la religion sincère et désintéressée, le doux, simple et intime christianisme, avoir fait jaillir devant ses lèvres altérées la source d’eau vive, après laquelle celui qui aura eu le bonheur d’y boire n’aura plus jamais soif. » Il eût fallu à la nature ardente et concentrée de Julien un autre milieu, le voisinage d’âmes meilleures et plus pures.

Isolé, replié, il devint hostile suivant sa tendance. Ce charme qui manquait au christianisme tel qu’on le lui présentait, les lettres anciennes, la poésie qu’on lui enseignait, le lui offraient d’ailleurs surabondamment. Mardonius, son premier précepteur, était resté près de lui pendant son séjour chez Eusèbe, ou du moins n’avait pas tardé à le rejoindre : « On sait, dit M. Allard, quel helléniste accompli était cet esclave. Avec un art merveilleux, il initia Julien aux grands classiques, et lui inspira la dévotion qu’il professait lui-même pour Homère et pour Hésiode. Commentés par une bouche éloquente, ces écrivains de génie devinrent pour Julien les vrais auteurs sacrés. Avant de croire aux dieux d’Homère, il fut d’instinct de la religion homérique. Au lieu que quand il croyait encore par habitude au christianisme, il ne se sentit jamais fils de la Bible et de l’Évangile. »

Cette éducation, il faut le remarquer en passant, était toute grecque. De Julien entièrement romain par ses origines, le hasard de la transplantation et de l’enseignement firent au point de vue de l’esprit un hellène pur. Les membres du patriciat romain, si peu nombreux, qui avaient suivi Constantin en Orient, s’étaient trouvés baignés dans un milieu de culture forte et originale. Les Grecs se considéraient avec raison comme les initiateurs de toute littérature ; ils négligeaient d’enseigner la langue latine, fille de la leur, et formaient l’esprit de leurs élèves, par la seule étude de leurs écrivains nationaux, sans l’aide des auteurs latins, qui n’étaient à leurs yeux que des disciples. Tandis qu’Homère, Hésiode, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristote, Platon, étaient admirés en Occident où toute éducation complète embrassait l’étude des deux langues, Cicéron, Virgile, Ovide, Plaute, Térence, étaient, sinon complètement inconnus, du moins dédaignés, en Orient. Julien comme orateur ne cite jamais que Démosthène. Il semble ignorer que Rome ait eu aussi ses tribuns. S’il avait lu Virgile, on n’en relève dans ses écrits aucune citation. Par une autre singularité, lui l’empereur romain qui ne verra jamais Rome, il paraît avoir eu de l’histoire romaine une connaissance très imparfaite. L’ancienne Grèce est à la fois son école d’héroïsme et son école d’enthousiasme : c’est Hérodote, Xénophon, Plutarque, non Tacite, Tite-Live, Salluste qui lui enseigneront la guerre et la politique. Il est vrai qu’au moment où Mardonius l’instruisait, les trois fils de Constantin étaient encore vivans, et que l’idée qu’il dût être empereur un jour n’effleurait jamais l’esprit de son entourage. Seul Constance entrevoyait avec crainte cette possibilité. Il avait déjà eu à déjouer plus d’une conspiration, et les deux fils grandissans de Jules-Constance devenaient à ses yeux une menace que le remords rendait encore plus effrayante. Julien avait douze ou treize ans, lorsque l’exil vint s’ajouter pour lui à la disgrâce. Eusèbe de Nicomédie était mort en 342. On ne savait que faire de son élève resté sans direction ; Gallus qui étudiait alors à Ephèse, qui avait dix-huit ans et était d’une nature remuante, paraissait sans doute plus embarrassant encore. Constance régla leur sort en même temps, et les fit interner dans le domaine impérial de Macellum, en Cappadoce. Julien garda toujours un souvenir amer des sept ou huit ans qu’il y passa. Il se représente lui et son frère « détenus dans une maison étrangère, ou plutôt gardés à vue comme dans une prison chez les Perses. » Il se plaint de l’isolement dans lequel se passait leur vie, sans aucune communication avec les gens du dehors, sans compagnon de leur âge, et n’ayant de société que celle de leurs esclaves. Il dit enfin qu’il fut pendant ce temps sevré de toute étude sérieuse. M. Allard, qui a examiné la cause de très près, croit qu’il faut en rabattre sur ces récriminations de Julien. Lorsqu’il exposait ainsi dans sa lettre au Sénat et au peuple d’Athènes les duretés de son passé, Constance venait de mourir, lui-même était empereur ; il avait beau jeu d’exagérer autant qu’il lui plaisait ; il est toujours extrêmement âpre lorsqu’il parle de ses malheurs d’enfant, et il se noircit toute chose à plaisir. Sans doute il était à plaindre, livré aux fantaisies d’un parent qui était un ennemi, et sans que personne prît réellement à cœur ce qui le concernait. Macellum, après une grande capitale comme Constantinople, ou après une belle ville de province comme Éphèse, devait sembler un séjour un peu sauvage à deux jeunes gens épris de liberté ; on conçoit qu’ils se soient excités l’un l’autre en secret contre leur oppresseur. En réalité, ils habitaient un palais superbe, au milieu d’un site agreste et grandiose ; ils y menaient un grand train de vie. Mardonius vint les y rejoindre, et Julien continua avec lui ses études, en y ajoutant cette fois la philosophie : « Après ma première éducation, dit-il dans un passage du Misopogon, je fus dirigé, jeune homme, vers l’étude de Platon et d’Aristote. » Et plus loin dans la même satire, il s’adresse ironiquement aux habitans d’Antioche : « Vous n’êtes pas sans avoir entendu, leur dit-il, certains noms dont se rit la comédie, un Platon, un Socrate, un Aristote, un Théophraste. Ce vieillard (Mardonius) s’y était laissé naïvement prendre, et me trouvant jeune, ami des lettres, me persuada qu’en me faisant sans réserve leur disciple, je deviendrais meilleur. »

Julien oublie de mentionner une autre étude qu’il fit à cette époque, soit volontairement, soit de force. Saint Grégoire de Nazianze nous dit « que lui et Gallus reçurent à Macellum les leçons de maîtres des lettres humaines et de docteurs des Écritures sacrées. » On poussa même si loin cette seconde éducation religieuse, que tous deux furent, paraît-il, inscrits dans le clergé, et chargés de lire au peuple les livres ecclésiastiques. L’ordre des lecteurs comprenait alors de tout jeunes gens ; c’était, dans la hiérarchie cléricale, un des degrés inférieurs. En y recevant Julien, conçut-on l’espoir qu’il entrerait réellement plus tard dans l’Eglise ? Les persécutions dont il avait été l’objet depuis son enfance avaient entamé la sincérité de son caractère ; il jouait la piété, faisait amitié avec des prêtres ariens nombreux en Cappadoce. Il fut avec l’un d’eux, nommé Georges, élevé plus tard au siège d’Alexandrie, en commerce de prêts de livres. L’Ancien Testament, et une partie du Nouveau, lui passèrent ainsi par les mains. Il lisait tout, et quelquefois copiait, sans qu’on puisse bien savoir quel était alors son état d’esprit. Ce serait lui faire honneur de trop de précocité et de dépravation que de penser qu’il se préparât dès ce moment à un combat de doctrines. Sans doute il croyait encore croire ; mais suivant l’expression d’un de ses historiens, sa connaissance des livres sacrés était toute verbale, et, ajouterons-nous, il n’aimait pas ce qu’il croyait ; il pliait à la nécessité présente, même intérieurement, et faible comme il était encore, ne réalisant pas la possibilité d’une réaction ou même d’une résistance, il prenait de toutes mains la pâture intellectuelle offerte à son avide curiosité. Lorsqu’il quitta Macellum, sa formation d’idées n’était pas encore complète, mais cette longue concentration, et à cet âge, l’avait à peu près fixé moralement. Certaines facultés de l’âme se sont développées, d’autres se sont atrophiées en lui ; n’ayant eu presque personne à aimer, il a désappris d’aimer ; Gallus, son frère, est trop grossier, trop différent de lui ; il a voué à Mardonius une affection de nature tout intellectuelle, incapable de remplir son cœur, telle qu’un jeune homme de ce rang, fils d’une race plusieurs fois divinisée, pouvait la donner à un maître qu’élevait son intelligence, et que dégradait en même temps son double caractère d’eunuque et d’esclave. Il aimera à peu près de même plus tard son second éducateur, Maxime d’Ephèse, et Libanius. En réalité, dès Macellum les puissances affectives sont mortes en Julien. Toujours il brûlera par en haut comme une torche. Ce long silence, la surveillance qu’il sent sur lui, l’ont aussi un peu dévoyé et gauchi, et enfermant en lui-même des impressions confuses, mais ardentes, il sait faire les signes extérieurs qui témoignent d’impressions contraires. Très sincère dans l’ordre de ses idées, de sa foi, de ses préférences philosophiques, il ne le sera pas toujours en face des hommes, ni dans les moyens qu’il prendra pour triompher.

Cependant Constance faisait préparer les voies à une réconciliation avec ses deux cousins. Les serviteurs qui entouraient les jeunes princes avaient pour mot d’ordre d’effacer le souvenir de la terrible catastrophe qui avait traversé leur vie d’enfans. On leur affirmait que l’Empereur avait agi par surprise, sous la pression d’une soldatesque violente et déchaînée. Il est difficile de démêler les raisons d’agir de Constance en tout ceci : par des confiscations, par l’exil, il accumule d’abord d’irrémédiables rancunes dans le cœur de Gallus et de Julien ; puis il finit par les flatter, et par tâcher de les adoucir. En 347, voyageant en Asie Mineure, il vint les visiter. Quatre ans plus tard, en 351, leur captivité cessa tout à coup. Constantin et Constant étaient morts ; Constance trouvait le fardeau de l’Empire trop lourd pour lui seul. Il se persuada, avec la versatilité naturelle de son caractère, que seul un prince de sa famille pouvait l’aider à en porter le poids. En 351, Gallus fut fait César, marié à une sœur de l’Empereur, et chargé du gouvernement et de la défense des provinces d’Orient. Quant à Julien, il revint à Constantinople où il continua ses études sous la surveillance de Mardonius, mais en suivant cette fois des cours publics, ceux par exemple du grammairien Nicoclès et du rhéteur Ecebole. Par le sérieux qu’il montrait dans sa tenue et dans ses occupations, par l’intelligence qu’on lui prêtait, il commençait à éveiller l’intérêt autour de lui ; Constance prit peur encore une fois, et l’envoya à Nicomédie.

C’est là qu’il devait rencontrer les maîtres définitifs de sa pensée : « Deux influences païennes, dit M. Allard, s’emparèrent promptement de son esprit déjà préparé peut-être à se livrer à elles. » L’une était celle du fameux rhéteur Libanius, le représentant par excellence de l’hellénisme, l’ennemi déclaré de l’Eglise chrétienne à laquelle il reprochait d’avoir dérangé l’harmonie du monde grec, l’ennemi même de l’Empire romain, puissance demi-barbare à ses yeux, et qui s’était imposée par la conquête à une civilisation supérieure. Julien ne put suivre ses cours, car il en avait reçu de l’Empereur la défense formelle, mais il lut ses ouvrages, interrogea ses auditeurs, et se fit réellement son disciple par la ferveur de l’admiration et de l’imitation.

Libanius était surtout un dévot de littérature ; en éloignant Julien de la religion chrétienne, il ne lui fournissait pas l’aliment dont avaient besoin cet esprit inquiet et cette âme vide. Il y avait encore, à cette époque, chez le jeune prince un extrême éloignement pour les idoles, répugnance de délicat, sans doute, que choquaient ces dieux si matérialisés dans leur essence, si vulgaires dans leurs passions et dans leurs appétits, circonscrits et agités comme des hommes. Pour aller de la philosophie qui demeurait sa seule religion et son seul idéal au paganisme effectif, il lui fallait trouver un point de jonction, un pont pour ainsi dire. Le néo-platonisme, émigré d’Alexandrie, et qui avait alors toute sa vogue dans la région grecque de l’Asie, le lui procura ; il consentit à s’incliner devant les dieux, dès qu’il put voir en eux autre chose qu’eux-mêmes, et qu’en les considérant comme les forces secrètes qui animent le monde, il les eut pour ainsi dire spiritualisés ; l’évolution de Julien se fit, dit Libanius, « lorsqu’il eut rencontré des hommes imbus des doctrines de Platon, qu’il eut entendu parler des dieux et des démons, des êtres qui en réalité ont fait cet univers et qui le conservent, qu’il eut appris ce que c’est que l’âme, d’où elle vient, où elle va, par quoi elle est abaissée et déprimée, par quoi elle est élevée et exaltée, ce que c’est pour elle que la captivité et la liberté, comment elle peut éviter l’une et atteindre l’autre. »

Une telle philosophie, comprenant une théologie complète, excluait d’elle-même la foi chrétienne. Il ne peut rien y avoir de commun entre le mystère de la Trinité et les hypostases alexandrines, et le roman mystique de l’âme émanée de Dieu, descendue sur la terre, et s’élevant lentement jusqu’à s’abîmer de nouveau en lui, s’oppose formellement au dogme chrétien de la Rédemption de la chair et du salut individuel. Mais c’était justement ce vague des espérances et ce caractère purement abstrait de la doctrine qui plaisaient à l’imagination rêveuse et à la passivité naturelle de Julien. Il se mit d’abord à l’école d’Eusèbe de Myndes, disciple d’Edésius, et représentant d’un néo-platonisme modéré qui voulait n’appuyer ses conquêtes que sur la foi aidée de la raison. Mais bientôt il apprit en l’entendant combattre qu’il existait une forme plus aventureuse du néo-platonisme, celle que professait Maxime d’Ephèse ; ce n’était rien moins que la théurgie ou, comme nous disons aujourd’hui, l’occultisme, l’appel de la créature à la divinité, une dans son essence multiple dans ses formes, et la réponse de celle-ci, la communication supra-terrestre avant l’ascension finale ; à peine Julien eut-il la révélation des prodiges accomplis par Maxime, à peine eut-il entrevu dans ses pratiques « l’étincelle cachée de l’art divinatoire, » qu’il courut lui porter son âme de plus en plus avide et troublée. Personne plus que lui n’avait besoin d’oracles, pris comme il était entre les menaces de la politique de Constance et les vastes espoirs que sa naissance autorisait. Aussi fut-il immédiatement subjugué ; guidé par Maxime, il se mit en communication avec les puissances occultes, leur offrit des sacrifices, se fit initier à leurs mystères. Le surnaturel désormais se mêle à tous ses actes, détermine toutes ses résolutions. Il ne se reprendra plus, et sa vie réelle, si active parfois, ne cessera de cacher un drame intérieur tout aussi actif. Peut-être y eut-il quelque supercherie de la part des païens. L’habile Maxime fit parler les dieux comme il fallait, et par leur voix promit l’Empire à Julien. Au milieu de la fièvre de l’imagination, le sens critique défaillait en celui-ci. Mardonius n’était plus auprès de lui pour le rappeler au goût vraiment grec de la simplicité et de la clarté, pour l’arracher aux superstitions de l’Asie. Saint Grégoire de Nazianze raconte une scène d’évocation dans une caverne, qui est sans doute surchargée, car il écrivait dix ans après les événemens, sur des rapports oraux que sa haine pour l’ennemi mort l’empêchait de contrôler, et, il faut bien l’avouer, en vrai pamphlétaire. Mais son récit, dit ingénieusement M. Allard, qui, plein de bonne foi ne peut s’y laisser prendre, et qui cependant n’y veut pas contredire, son récit témoigne au moins des bruits qui avaient couru, et des conjectures et de l’agitation que les colloques suspects de Julien et de Maxime avaient dû provoquer dans le moment même. Les traverses que le jeune prince eut bientôt à subir lui rendirent sans doute plus cher son refuge intérieur ; les oracles favorables soutinrent secrètement son courage dans un moment où il avait plus que jamais besoin de consolation. En 354, la rébellion, la disgrâce et la mort de Gallus lui enlevèrent son seul proche parent ; lui-même redevint suspect, et passa près d’une année dans la situation la plus critique et dans les anxiétés les plus vives. Il dut aller en Italie se justifier auprès de Constance qui le traîna sept mois à sa suite, sans consentir à le recevoir ; peu s’en la Uni, dit Ammien Marcellin, que ses ennemis n’obtinssent alors contre lui une condamnation capitale. Enfin, grâce à l’impératrice Eusébie, il réussit à voir Constance à se disculper, et à se faire renvoyer en Asie. A peine y était-il, qu’on lui enjoignit de se retirer à Athènes ; c’était, pour un lettré comme lui, une sorte d’exil de faveur ; néanmoins une telle suite de tribulations et d’angoisses ne laissaient pas d’agir fortement sur l’âme d’un jeune homme de vingt ans, de l’enfoncer de plus en plus dans la voie qu’il avait choisie. Saint Basile et saint Grégoire de Nazianze le virent alors dans cette Athènes où étaient réunis les étudians de toutes les nations. Le dernier nous a laissé de lui un portrait outré sans doute, mais qui ne doit pas être sans quelque ressemblance : « Je ne me pique pas, dit-il, d’être fort habile à deviner ; cependant je ne pouvais rien attendre de bon de ce jeune prince, en qui je voyais une tête toujours en mouvement, des épaules continuellement branlantes et agitées, un œil égaré, un regard fier et plein de fureur, une démarche chancelante et sans fermeté, un nez qui ne marquait que de l’insolence et du dédain pour les autres, un air de visage railleur et méprisant, un rire excessif et immodeste, des signes de tête qui accordaient et refusaient sans raison, une parole hésitante et entrecoupée, des interrogations déréglées et impertinentes et des réponses qui ne l’étaient pas moins, embarrassées les unes dans les autres sans ordre ni méthode, et ne se soutenant pas. » Tant de traits qui n’arrivent pas à faire un ensemble montrent du moins que Julien n’était pas sympathique. Il l’eût été difficilement, toujours menacé d’un retour de la colère impériale, pouvant tout craindre de tous, pratiquant une religion quand son cœur était plein d’une autre, mêlant le cynisme de l’hypocrisie au cynisme de la bravade (certains historiens prétendent qu’il se fit initier pendant son séjour à Athènes aux mystères d’Eleusis, mais M. Allard réfute cette assertion). Tel qu’il était, il n’avait rien qui pût attirer et séduire les deux heureux et purs jeunes gens élevés dans la quiétude et la santé morale, au milieu d’excellentes familles chrétiennes d’Asie, ivres d’un rêve de solitude ascétique, et impuissans à concevoir les tortures qu’avait déjà éprouvées dans son atmosphère de crimes et de délations le fils malheureux des maîtres du monde.

Cette jeunesse de Julien, que M. Allard a retracée avec tant de talent et de finesse psychologique, a été exploitée par M. de Merejkowsky dans son roman, La Mort des dieux, d’une manière que je ne saurais trouver ni heureuse ni louable. Quel dommage que le public ne se laisse prendre qu’à la forme roman, et, dédaignant des œuvres sobres et fortes où la probité littéraire s’unit à la conscience artistique, aille à ces placages de faux pittoresque fabriqués exprès pour son goût. Comme M. Allard, M. de Merejkowsky s’est documenté et connaît toutes les sources ; mais il ne les a pas pénétrées ; il n’a cherché aux événemens ni une interprétation ni une liaison ; il s’est contenté de prendre avec un sûr instinct ce qui convenait à son objet, un effet d’ensemble d’abord, le contraste banal et poétique du jeune christianisme et du paganisme agonisant. Aucun trait nouveau, rien d’original, soit dans les aperçus historiques, soit dans le développement des caractères, ne vient renouveler cette opposition : c’est toujours le même cadre, ce sont toujours les mêmes personnages convenus du roman gréco-romain, la païenne lettrée, le philosophe cynique, les dîneurs raffinés en gastronomie et en littérature, la même villa de courtisane, les mêmes catacombes, car les catacombes servent encore dans La Mort des dieux, les catacombes au IVe siècle, sous Constance, et même sous Julien ! Cependant nous sommes à la péripétie ultime de la lutte religieuse engagée depuis trois siècles, et pour rendre un conflit d’une telle grandeur, dont la fin marque l’avènement d’un monde, l’écrivain enfle la voix, force l’expression, sans nous toucher, hélas ! car nous ne sentons dans son exécution qu’artifice et préciosité. Tout ce que nous pourrions lui reconnaître, c’est un sens assez juste du mouvement et du décor. Il met en scène agréablement les portions d’histoire qu’il a d’abord découpées pour nous les offrir ; certes il ne se soucie guère que nous en découvrions les rapports de fait ni le lien psychologique. Mais cette suite de tableaux ou gracieux, ou brillans, ou tragiques, est habilement coloriée, et frappe l’œil. Indiquons en passant quelques-uns des plus anodins, et surtout des plus courts de ces épisodes.

Le roman s’ouvre pendant le séjour à Macellum ; Julien a dix ans ; il a pour voisin un prêtre d’Aphrodite, père de deux filles charmantes, et il s’est très juvénilement épris de l’aînée d’entre elles, Amaryllis. La jeune fille fait à la déesse le sacrifice de deux colombes blanches qu’elle laisse gracieusement s’envoler de ses épaules, car elle répugne à l’effusion du sang. Survient Julien qui a fabriqué pour elle un petit [bateau, une trirème, et qui vient la lui offrir le cœur battant. Amaryllis reçoit avec une désinvolture toute campagnarde l’hommage de son impérial amoureux.

« — Que tu es drôle, dit-elle, que veux-tu que je fasse de ta trirème ? Elle ne me mènera pas loin. C’est un navire pour les souris et les cnips.

« Pour comble d’affront, on l’appela près de son fiancé, riche marchand de Samos, s’habillant mal, se parfumant trop et commettant de véritables crimes grammaticaux dans la conversation. Julien le détestait, et lorsqu’il apprit l’arrivée du Samiate, toute la maison perdit son charme.

« De la pièce voisine, parvenaient jusqu’à lui le bavardage éperdu d’Amaryllis et la voix de son fiancé.

« Sans prononcer une parole, avec une froide haine, Julien saisit sa chère trirème qui lui avait coûté tant de peine, et devant Psyché effrayée, en brisa le mât, arracha les voiles, emmêla les agrès, piétina le jouet de façon qu’il n’en restât rien.

« Amaryllis revint ; son visage portait les traces d’un bonheur étranger, ce superflu de vie, cet excès d’amoureuse joie qui provoque chez les jeunes filles l’impérieux besoin d’embrasser, et d’étreindre ceux qui les entourent. »

« — Julien, pardonne-moi, je t’ai peiné ; pardonne-moi, mon chéri ; tu sais bien que je t’aime.

« Et avant qu’il ait eu le temps de se raviser, Amaryllis rejetant sa tunique emprisonna sa tête dans ses frais bras nus ; une douce peur arrêta les battemens du cœur de Julien. Il voyait si près de lui deux grands yeux noirs humides, de la chair s’épandait une odeur si pénétrante, et elle le serrait si fort contre sa poitrine ferme que l’enfant eut le vertige. Il ferma les yeux, et sentit sur ses lèvres un baiser douloureusement long. »

C’est joli sans doute, et presque aussi fade et aussi banal que joli. Quelle singulière manière de comprendre et de poser son sujet ! Ces scènes de vulgaire sensualité n’ont rien à voir avec l’histoire, ou même, si l’on veut, avec le roman de Julien l’Apostat. Que le petit garçon précoce qui en est le héros s’appelle Émilien, Servius ou Victor, à la bonne heure ! Mais c’est commettre plus qu’une faute de goût, c’est manquer de respect à la vérité et à l’histoire que de dénaturer par ces inventions puériles une physionomie originale, que d’accrocher à un grand nom, pour forcer plus sûrement la curiosité, des tableautins de cette insignifiance.

Julien, à Athènes, fait la connaissance d’un pauvre poète nommé Publius « qui vivait en compagnie de fossoyeurs, de marchands suspects, d’organisateurs de fêtes nuptiales, et qui passait des journées entières dans les chambres des seigneurs pour obtenir la commande d’un épithalame ou d’une épître d’amour. » Une riche fermière étant décédée, et les héritiers n’ayant pas marchandé les honoraires de l’épitaphe, il put un jour s’acheter une chlamyde neuve. Il en profita pour aller faire sa cour à une beauté à la mode nommée Arsinoé : « Il connaissait tout et tous dans Athènes, et s’était fait présenter à elle ; puis il avait introduit Julien dans la maison. » C’est bien simple ; quand le petit-fils de Constance Chlore, le neveu de Constantin le Grand, celui dont la mort de tous les siens avait fait l’héritier présomptif d’un empire qui s’étendait des montagnes d’Ecosse aux colonnes d’Hercule et aux frontières de Perse, voulait aller dans le monde, comme il n’avait pas d’autres références, il s’y faisait présenter par un loqueteux. Ces anecdotes ne sont pas de la grande histoire ; mais elles ont l’avantage de renseigner exactement sur la société et sur les mœurs ; elles éclairent en même temps d’un jour très vif la psychologie d’un homme singulier. Il n’y a que ce Julien l’Apostat pour fabriquer si bien des petits bateaux, et pour s’introduire ainsi par la bonne porte chez une femme élégante. Arsinoé d’ailleurs n’est pas une personne commune d’esprit ; elle et son tuteur Hortensius donnent de très beaux dîners, où l’on sert des foies de canards « sous sauce safran, » et où les convives sont des intellectuels de marque qui ne craignent pas les grands sujets, mais les traitent, comme il convient, en badinant. Arsinoé grandit ensuite jusqu’à devenir une sorte de symbole. Elle est « celle qui veut la puissance. » Elle la demande d’abord au paganisme et à Julien. Puis elle pressent la mort des dieux et se retire au désert où Julien, devenu empereur, la retrouve ; il veut la reprendre, l’entraîner, il lui offre son amour, le partage du pouvoir. Mais cette ambitieuse à longue portée le repousse en le chargeant d’imprécations. « Pourquoi t’illusionnes-tu, n’es-tu pas indécis, périssable comme nous tous ? Songe, que veulent dire ta charité, tes discours de sacrificateur. Tout cela est nouveau, inconnu aux antiques héros de la Hellade !… Julien !… Julien !… Tes dieux sont-ils les anciens olympiens lumineux et inclémens, terribles enfans de l’azur, se réjouissant du sang des victimes et des souffrances des mortels ? Le sang et les souffrances des humains étaient le nectar des anciens dieux. Les tiens, séduits par la foi des pêcheurs de Capharnaüm sont faibles, humbles, malades, ils meurent de pitié pour les hommes… Mais cette pitié est mortelle pour les dieux. Oui, continua-t-elle implacable, vous êtes malades, vous êtes trop faibles pour votre sagesse ! Voilà votre châtiment, Hellénistes retardataires. Vous n’avez de force ni dans le bien ni dans le mal. Vous n’êtes ni le jour ni la nuit ; vous croyez ; vous ne croyez pas ; vous trahissez toujours, vous hésitez toujours, parce que vous ne savez pas vouloir… Vos dieux sont morts, je suis loin de cette contamination, de cette effrayante pourriture. Laisse-moi ; je ne puis t’aider en rien. Pars. »

C’est de la philosophie. C’est du symbolisme. J’ai bien peur que ce ne soit surtout du pathos. Vous trouverez encore dans La Mort des dieux des incantations, des évocations, des triomphes, des sacrifices à Apollon, tout ce que vous voudrez ; en tout et pour tout une information superficielle, une exécution adroite, de l’histoire frelatée et du talent factice.

C’est avec un vif plaisir que nous avons suivi M. Allard dans le récit de la vie privée de Julien. Ainsi qu’il nous le dit, ce qui intéresse le plus en un tel homme, ce n’est pas ce qu’il a fait, c’est lui-même. Mais, à partir de 355, tout se complique. La grande histoire pénètre dans l’histoire individuelle, l’envahit et en déborde de toutes parts. Julien se remettait à peine de ses chaudes alarmes d’Italie au milieu de l’existence paisible et animée d’Athènes, lorsqu’un ordre impérial l’appela de nouveau à Milan. Ses craintes le ressaisirent, il se crut condamné. Plus tard, il écrivait aux Athéniens à ce propos : « Que de torrens de larmes je répandis, que de gémissemens je poussai, les mains tendues vers l’acropole de votre cité, suppliant Minerve de sauver son serviteur ! Beaucoup d’entre vous l’ont vu, et peuvent en rendre témoignage. La déesse elle-même sait combien de fois je lui ai demandé de mourir avant de quitter Athènes. »

En réalité, on ne lui voulait pas de mal. Constance trahi de tous côtés, obligé de contenir seul les Barbares, trouvait encore une fois sa tâche trop lourde, et sentait le besoin de s’appuyer sur ses proches. Julien fut fait César comme Gallus autrefois, marié à une sœur de l’Empereur, et envoyé en Gaule avec mission de pacifier le pays. Il avait tellement l’habitude d’être malheureux et de prendre les choses par leur mauvais côté que son élévation le consterna d’abord. L’événement tourna pourtant à son avantage et à sa gloire, et les cinq années de son séjour en Gaule furent la partie la meilleure et la plus saine de sa vie : il avait tout à apprendre, la politique, l’administration, la guerre. Son habitude de la vie passive, ses goûts de rêveur et de lettré, son passé d’étudiant encore si proche, le rendaient déplacé à la tête d’un État, comme quelques mois plus tôt, ses cheveux négligés, sa barbe de philosophe, l’avaient rendu presque ridicule aux yeux des courtisans de Constance. Il se plia avec une étonnante souplesse aux nécessités de sa situation nouvelle. Dès avant son départ d’Italie, la transformation physique était complète, et glabre, rasé, le bandeau au front, revêtu de la chlamyde militaire, il répondait assez bien au type classique du César. Pour ce qui est du gouvernement et de la défense du pays, son application, le grand sérieux qu’il apporta à sa tâche, suffirent à tout. Les souvenirs laissés en Gaule par Constance Chlore, Constantin et Constant l’avaient rendu populaire dès son arrivée. Mais sa bonne volonté était à la fois habile et touchante. Il voulut étudier l’un après l’autre tous les exercices militaires, même ceux qu’on faisait exécuter aux soldats romains pour les assouplir en suivant la cadence d’une flûte. « Oh ! Platon ! Platon ! » s’écriait-il alors, en souriant et en soupirant, à la fois. Mais le disciple de Platon était résolu à faire son devoir ; il se proposait l’exemple de Marc-Aurèle, qui sut travailler sans relâche à son perfectionnement moral tout en gouvernant son Empire, et en guerroyant contre les Barbares. Il dut d’ailleurs sentir s’éveiller en lui l’instinct militaire que Marc-Aurèle n’eut jamais. » On vit bientôt les effets de ce don mis au service d’une telle conscience, et le résultat des efforts de Julien durant ces cinq années d’activité mêlée de méditation. Il recouvra la frontière de l’Est de la Gaule, de la Suisse à la Batavie, chassa les Francs de la Belgique, et rendit à la navigation romaine toute la partie du Rhin de Mayence à la mer, qui était tombée entre les mains des Barbares. Parlant ensuite de ses guerres dans l’épître au Sénat et au peuple d’Athènes où il s’est tant raconté lui-même, il pourra écrire fièrement : « J’ai traversé trois fois le Rhin, et j’ai ramené d’au-delà de ce fleuve 20 000 prisonniers repris sur les Barbares. Deux batailles et un siège m’ont mis en possession de mille hommes capables de servir et à la fleur de l’âge. J’ai envoyé à Constance quatre cohortes d’excellens fantassins, trois autres plus [ordinaires, et deux superbes escadrons de cavalerie. Je suis maître en ce moment, grâce aux dieux, de toutes les villes, et j’en pris alors plus de quarante. » Son historien, qui voit les choses de plus loin et de plus haut, ne rabat rien des éloges que Julien se donne ainsi ; il augmenterait plutôt la valeur du service. Comme premier résultat, il y eut d’abord la joie naturelle, l’expansion des forces après la victoire : « Les cités démantelées des provinces rhénanes commencèrent à se relever ; les curies diminuées par l’absence de beaucoup de notables, prisonniers des Germains, purent se reconstituer ; l’industrie retrouva les bras qui manquaient ; il y eut, grâce au retour des captifs, de nombreux mariages ; toutes les sources de la vie sociale se rouvrirent, et des régions hier encore désolées prirent un air de fête. » Mais les efforts heureux de Julien eurent des conséquences encore plus lointaines : « Non seulement il préserva pour le moment l’Ouest de l’Empire des invasions germaniques, mais encore, en arrêtant l’élan des Barbares, et en les brisant à plusieurs reprises sous ses coups, en leur imprimant de nouveau le salutaire effroi du nom romain, il a probablement facilité à ses successeurs la défense du Rhin et des Alpes, et par là contribué pour sa part à retarder l’heure du triomphe définitif de la barbarie en Occident. » Quatre années de travaux de Julien valurent donc à la Gaule plus de cent ans de civilisation ; un tel bienfait pourrait suffire à consacrer la mémoire d’un prince. Mais même dans cette partie la plus inattaquable de sa vie et de son œuvre, Julien a été la victime d’une mauvaise chance historique tout à fait particulière.

Le flot des Barbares a fini par passer ; le résultat de ses soins a été anéanti, et lorsque, de longs siècles plus tard, est survenue une civilisation nouvelle, jamais elle n’a songé à tourner les yeux vers celui à qui elle ne devait plus rien. Bien peu d’entre nous, passant sur la montagne Sainte-Geneviève, donnent un souvenir à l’homme pensif qui y avait son palais, et qui, dans l’intervalle de ses guerres venait y reprendre les travaux interrompus de l’étudiant athénien. Il aimait Paris, « sa chère Lutèce, » comme il l’appelle dans le Misopogon, son climat tempéré, ses coteaux chargés de vignes pareilles à celles qu’enfant il avait plantées et soignées en Bithynie. Mais Paris l’a oublié, et quelques bons bourgeois qui visitent le dimanche le musée de Cluny, et à qui l’on montre, cachés sous la verdure, « les Thermes de Julien, » c’est-à-dire les quelques murailles effritées, seuls débris de l’opulente demeure du César, croient voiries restes de quelque habitation des âges préhistoriques.

Cependant Julien avait grandi en Gaule ; le jeune homme dépendant et soumis qu’on faisait venir d’un signe d’Antioche en Italie, et d’Athènes à Milan, s’était transformé en un lieutenant avec lequel il fallait compter. Constance avait eu plusieurs fois des réveils de soupçons et de jalousie, et l’avait irrité en rappelant des conseillers qui lui étaient chers. Attaqué en 360, par Sapor, roi de Perse, il demanda à Julien des légions ; ce fut le signal d’une révolte militaire à peu près inévitable, puisque c’était désormais une habitude et comme un privilège des soldats romains, de mettre la couronne impériale sur la tête de leurs généraux victorieux. Julien, proclamé Auguste par la foule ameutée autour de son palais de Paris, se défendit quelque temps. Puis il se résigna à la fortune. Ses propres songes, les présages, les augures qu’il continuait de consulter en secret, — il avait fait venir près de lui à Paris l’hiérophante d’Eleusis, — lui étaient favorables. Quelques mois se passèrent en négociations avec Constance dont il espérait obtenir l’acceptation des faits accomplis, avec le partage du pouvoir : le dilemme fameux « être empereur, ou ne l’être pas » s’agitait pendant ce temps dans cette imagination ardente et dans ce cœur fermé : « Il tremblait, dit Ammien Marcellin, à la pensée des suites que la révolution récente pourrait avoir ; il vivait dans les transes ; il ne cessait de rouler dans son esprit les motifs qui lui faisaient croire que jamais Constance ne consacrerait son élévation. » Il fallait pourtant s’arrêter à un parti, et le souvenir de Gallus, qu’avait perdu l’inertie après la trahison, détermina Julien à prendre franchement et énergiquement l’initiative de l’attaque. M. Allard, lorsqu’il s’agit des choses de la guerre, décline modestement toute compétence. Mais il a sans doute en lui un peu de cet instinct militaire qu’il se plaît à reconnaître chez son héros, car il conte avec autant de clarté que de chaleur et d’imagination « l’une des expéditions les plus extraordinaires dont les annales de la guerre aient gardé le souvenir, l’aigle volant de clocher en clocher, ou du moins de ville en ville, à travers la partie centrale, la plus peuplée et la mieux fortifiée de l’empire romain, et conduisant en six mois Julien et sa petite armée des Alpes à Constantinople. »

Nous ne le suivrons pas dans le récit de cette aventureuse promenade militaire. Qui eût triomphé, de Constance, enfin délivré de Sapor, ou de Julien, qui avait fortifié ses troupes dans les défilés des montagnes entre le Rhodope et l’Hémus, et établi ses quartiers d’hiver dans la ville de Naisse ? Le hasard se chargea de répondre à la terrible énigme qui tenait le nouvel Auguste éveillé toutes les nuits, ou lui donnait des songes coupés de cauchemars. Constance fut enlevé sur la route du retour par une fièvre subite. La fortune avait décidé, mais la gloire restait incertaine : « Servi par un concours inouï de circonstances qui le fit triompher sans combattre, Julien laissa derrière lui la trace lumineuse d’un grand général et d’un héros ; vaincu, l’histoire n’eût vu en lui qu’un aventurier. »

Il entra sans difficulté en possession de l’héritage de Constance. Dans un temps où la lutte contre les Barbares était une nécessité continuelle, ses qualités d’homme de guerre faisaient de lui, en dehors du droit qu’il tenait de sa naissance, une sorte d’élu de l’opinion. L’armée d’Orient lui envoya aussitôt sa soumission, et, sortant triomphalement de l’Illyrie, il arriva en quelques jours à Constantinople par la longue voie romaine qui parcourait la Thrace en ligne droite. Il était empereur désormais : « Quelle triste place pour une pareille âme, » disait Taine en parlant de Marc-Aurèle. Quelle place dangereuse, dirons-nous ici, pour cette âme ulcérée et pour cet esprit hasardeux !

Les constans succès de Julien en Gaule avaient été dus à des causes complexes. Au milieu des nécessités de la défense patriotique, et dans ce pays à la fois romain et celtique qui lui était doublement étranger, il avait dû renfermer en lui-même, comme il avait toujours fait du reste, ses idées et ses croyances. Il était subalterne alors, et, quoique César, sentait sa situation menacée ; l’orgueil, la crainte, lui servaient à la fois de stimulant et de modérateur ; il avait donc fait résolument son devoir, se mettant de côté lui-même, et sacrifiant ses goûts. Mais à partir du jour où il fut Auguste, ce fut pour lui la libération complète, et, avec la possibilité de se manifester, celle de faire triompher ses préférences. Il rentrait dans son milieu, se retrouvait sur son terrain, en pleine civilisation hellénique, là seulement où la conquête morale pouvait lui sembler utile et glorieuse. Son action se précipite, il donne de tous les côtés à la fois ; le travail du jour se double pour lui de celui de la nuit ; il gouverne, il légifère, il écrit surtout, comme s’il avait hâte de réaliser complètement en face de lui-même les théories politiques, philosophiques et religieuses qu’il était maintenant le maître d’appliquer. Ces premiers mois de règne le révèlent, il faut le dire, singulièrement brouillon ; cependant je ne puis voir, comme M. Allard, dans cette activité, si pleine de confusion qu’elle ait été, le signe d’une révolution intérieure, d’un affaiblissement du sens pratique ou d’un obscurcissement de l’intelligence. Dans la neutralité forcée du César, ou dans l’ardeur passionnée de l’Auguste, Julien me paraît toujours semblable à lui-même ; mais, les données de sa vie ayant changé, ce qui était latent devient actif ; de l’action naîtra ensuite le conflit et le déséquilibre apparent. Nous passerons rapidement sur les représailles que, par le moyen d’un tribunal extraordinaire réuni à Chalcédoine, il exerça contre quelques-uns des conseillers trop zélés de Constance ; trois ou quatre exils, deux condamnations à mort, si l’on est tenté de les reprocher à un empereur philosophe, compteraient à peine pour un prince qui n’eût pas été occupé dans le même temps à écrire le Dialogue des Césars et l’Epitre à Thémistius sur les devoirs de la royauté, à poursuivre par la plume l’idéal le plus haut de magnanimité et de justice ; Alexandre et Marc-Aurèle sont les héros qu’il se propose dans ces deux traités ; l’un lui représente le type du courage, l’autre celui de la vertu parfaite ; l’un et l’autre sont surtout pour lui deux formes de l’absolu, et lorsque Julien n’a à répondre de lui-même qu’à lui-même, c’est toujours à l’absolu qu’il va ; la réalité vivante lui échappe, sa pensée court aux essences, et, sans souci d’améliorer le concret, il ne se préoccupe que d’une réalisation supérieure, hors du contingent, hors du possible, presque hors de la vie. Ce défaut apparaît aussi bien dans ses premiers essais de réforme, lorsqu’il s’efforce de plier à ses rêves, et de mettre d’un seul coup à leur point de perfection les différentes administrations de son empire que dans les écrits tracés au cours de ses nuits fiévreuses d’espoir et de projets : « Nous devons, lui avait dit Platon dans le Livre des Lois, confier à la partie immortelle de notre être le gouvernement des familles et des États, en donnant le nom de lois aux préceptes émanés de la raison. » Julien va plus loin encore ; c’est à un être immuable, à l’homme en soi, qu’il veut appliquer la loi en soi, la loi immuable : « Nous ne devons gouverner et légiférer ni pour les citoyens, ni pour les contemporains, ni pour les parens et pour les voisins, c’est-à-dire pour un peuple et pour une époque, mais pour la postérité, pour des étrangers, pour des inconnus, c’est-à-dire pour l’homme abstrait, au nom de la raison abstraite. » Qu’un philosophe soutienne au fond du cabinet une thèse d’un platonisme si excessif, l’inconvénient n’en est pas grand, et à certaines époques de l’histoire, lorsque triomphe une politique ou trop subtile ou trop matérialiste, cet encouragement à l’essor de l’âme, ce rappel d’un idéal à la fois plus large et plus austère, peuvent avoir leur prix ; mais lorsqu’une théorie d’elle-même si vague, et qui ne prend tout son sens qu’en s’opposant à une action bornée et terre à terre, se rencontre sous la plume d’un empereur de trente ans, qui avait à se mouvoir d’une manière immédiate au milieu de la complexité religieuse et politique du monde romain, l’inefficacité et le danger en deviennent sensibles. L’établir péremptoirement, c’était s’autoriser soi-même à ne jamais tenir compte des circonstances, à manquer en toutes choses d’opportunité et de mesure ; c’était substituer aux indications des faits les décisions bien plus incertaines encore, et surtout plus arbitraires de la conscience individuelle ; c’était magnifier d’avance ses erreurs.

L’histoire de ce règne pourrait s’appeler le roman d’un idéologue, court roman dans un immense cadre. La religion de Julien, entretenue en secret depuis de longues années, était arrivée au paroxysme de l’exaltation silencieuse. A peine eut-il rompu avec Constance, qu’il jeta son masque de faux chrétien. Comme il était encore dans les provinces danubiennes, on le vit se livrer aux pratiques de l’haruspicine et de l’art augurai. En Illyrie, il sacrifia devant son armée. Dès qu’il fut empereur, il supprima le labarum, et fit remplacer par des insignes païens les croix qui ornaient les étendards. Enfin, en décembre 361, l’édit de Constantinople abrogea toutes les lois rendues par Constance contre le paganisme, et commanda de rouvrir les temples dont celui-ci avait ordonné la fermeture en 346 ; en même temps, on recommença les sacrifices défendus par un édit de 341.

La joie des païens fut immense. Mais la mesure produisit surtout son effet en Orient où les chrétiens étaient plus nombreux, et où le paganisme n’avait pas, comme en Italie et en Espagne, l’appui d’une aristocratie puissante. Les lois de Constance y avaient été obéies, partiellement du moins, et le culte des dieux avait cessé depuis vingt ans dans les villes où on les avait observées. A Rome, au contraire, la vie religieuse et politique avait continué à peu près semblable à elle-même ; les lois de Julien, restaurant le paganisme, n’y eurent pas beaucoup plus d’effet que les ordonnances qui l’avaient proscrit : un bloc si formidable et si bien scellé de croyances, de conventions et d’usages ne se désagrégeait pas, et ne se reconstituait pas non plus au gré des empereurs : il y fallait plus de temps, et surtout la force des événemens.

Les historiens, tant chrétiens que païens, nous disent la rapidité avec laquelle les temples s’ouvrirent de nouveau en Grèce et en Asie, et se remplirent de leur population sacrée : prêtres, sacrificateurs, hiérophantes, mystes, flamines, nécocores, depuis longtemps muets et oisifs. « Partout, écrit Libanius, partout des autels et du sang ; partout l’odeur de la fumée et des sacrifices ; sur les sommets des montagnes retentissent les trompettes sacrées, les bœufs servent à la fois au culte des dieux et à la nourriture des hommes. »

La science augurale refleurit ; les devins qui venaient d’être l’objet d’une proscription terrible interprétèrent de nouveau les songes et signes de la nature. Il n’y eut que les grands oracles helléniques dont Julien eut quelque peine à réveiller la voix : « Allez dire ceci au Roi, lui répondit la Pythie de Delphes, ma maison avec ses décors est tombée par terre ; Phébus n’a plus de grotte, plus de laurier prophétique, plus de source parlante. » La grande inspiration était bien tarie ; un long découragement avait fait taire les improvisations poétiques et glacé l’extase. Le personnel sacerdotal dont disposait Julien était de tout second ordre ; lorsqu’il fallut le compléter, car il s’y était produit de nombreux vides depuis tant d’années, des élémens plus que douteux s’y mêlèrent. Julien comme tous les apôtres n’avait pas de scrupules excessifs, et s’illusionnait volontiers sur la valeur sociale et morale de ses adeptes. Saint Jean Chrysostome par le des mages, des faiseurs de prestiges, des devins, des haruspices, des métagyres qui étaient accourus de tous les coins du monde dans le palais de Constantinople ; une cour étrange se formait de ces gens autrefois infâmes et fugitifs ; saint Grégoire de Nazianze rappelle un festin rituel auquel Julien aurait pris part avec des courtisanes. Un peu plus tard, lorsqu’il aura passé en Asie, nous le verrons célébrer les cultes impurs de Cybèle et d’Attis, de la déesse syrienne, de la Bellone de Comane, de la Majuma d’Antioche, se faire suivre de leurs prêtres eunuques, de leurs hiérodules, de leurs mignons, de leurs cortèges de danseurs, de musiciens et de musiciennes. Lui, dont la moralité personnelle était si haute, n’éprouvait aucune gêne de ces promiscuités répugnantes avec des gens sans aveu, livrés peut-être à la prostitution sacrée. Comme tous les êtres d’ardente passion, il n’avait plus de finesse et de tact que ce qu’il en fallait pour son but. A force d’imagination et de désirs, il prêtait aux êtres et aux choses ce qui leur manquait ; l’hellénisme, religion sans intensité, faite pour les yeux et pour les sens, était devenue pour lui, — mais pour lui seul, — une religion de l’intelligence et de l’âme. Il était touchant d’empressement, de sincérité, de contention pieuse, voire même un peu ridicule, tant il s’efforçait. Celui dont les libres penseurs de tous les pays ont voulu faire leur patron, que Voltaire a pris la peine de réhabiliter en deux articles de son Dictionnaire philosophique, qui a inspiré un panégyrique au marquis d’Argens, en qui d’autres ont voulu voir un sage uniquement inspiré par une grande pensée politique, la reconstitution du monde romain sur ses bases religieuses, n’était en réalité que le moins indépendant et le plus minutieux des dévots. Sa tentative est toute mystique, et individualiste autant qu’il se peut. Des pratiques bizarres emplissaient ses journées. Debout dès l’aurore, il adressait une prière à Mercure, « âme du monde et moteur des esprits. » Il sacrifiait le matin et le soir, saluant, dit Libanius, le lever du soleil par le sang, le reconduisant par le sang au moment de son coucher, puis sacrifiant encore aux génies de la nuit. » Cent taureaux, une quantité innombrable de brebis, de chevreaux, d’oiseaux au blanc plumage étaient parfois immolés en un seul sacrifice : Julien, la tête brûlante, les vêtemens et les pieds ensanglantés, aimait à remplir le rôle de victimaire. Telle était alors l’intensité de sa vie intérieure qu’il perdait toute sensation, ignorait le froid, le chaud, le vent, la pluie. Sans cesse on le voyait fouiller les entrailles des victimes, interroger le vol des oiseaux, interpréter les songes : « Sa vie se passait dans une épaisse atmosphère d’illusions et de prestiges ; les païens raisonnables, ceux qui avaient gardé le sens de la beauté grecque avec ses mouvemens harmonieux, ses gestes mesurés et sobres, souffraient de voir leur empereur se livrer à ces excès. »

Quel était donc son mobile d’action, quelle force intérieure le soutenait en milieu de ces manifestations immodérées ? C’était, me semble-t-il, le goût violent de l’abstrait auquel se joignaient le plaisir et l’orgueil du mystère. S’il était si inlassable dans ses sacrifices, c’est que de multiples et ondoyans symboles mêlaient leur enivrement au même acte, sans cesse renouvelé. Ses amis d’Asie, Maxime, qu’il avait fait venir près de lui, Chrysanthe, qu’il n’avait pu décider à quitter Éphèse, lui avaient donné la forme de philosophie et de religion qui convenait essentiellement à son esprit, compliqué et un peu trouble. La source en était dans le platonisme pur, de sorte que l’ancien élève de Mardonius pouvait se faire illusion et, malgré les altérations de détail, se flatter de suivre encore une doctrine grecque. De ce platonisme découlait une théologie, confuse même chez les maîtres, et qu’à force de la commenter et de la développer en face de lui-même, il avait achevé d’embrouiller. Il n’y avait de fixe que le point central, l’Unité platonicienne, l’Être en soi, le Bon, l’Absolu. Cause simple et unique dont tous les êtres ne sont que les dérivés, beauté, perfection et puissance essentielle, il produisait à son image le soleil intellectuel d’où émanaient les dieux intelligens. Cette échelle idéale avait sa représentation sensible dans le soleil visible et dans les êtres matériels. Trois mondes se superposaient donc : le monde intelligible comprenant les causes premières et les principes absolus, le monde intelligent, le monde sensible : le second, le monde des intelligences était celui où se complaisait la pensée de Julien ; c’était son soleil à la fois éblouissant et caché dont il était l’initié et le prêtre ; il l’adorait jusque sur l’autel des divinités grecques qu’il faisait émaner de lui, ou avec lesquelles il essayait de l’identifier. Les dieux anciens de l’hellénisme, les dieux d’Homère et d’Hésiode, n’étaient plus dans cette classification que des dieux secondaires, chargés de veiller sur une race et sur un pays, à moins que leur personnalité variable et fuyante ne se confondît avec le dieu Soleil. Pour grandir ce Dieu privilégié, Julien mêle un jour dans une fable compliquée Apollon et Jupiter ; ailleurs, dans son Discours sur la mère des dieux, il donne le nom de Minerve à Cybèle, la grande mère phrygienne ; ces dieux de sa patrie deviennent pour lui, comme les dieux des autres peuples, des reflets d’une lumière plus haute, des formes par lesquelles la divinité se prête à la vulgaire conception des hommes, et qui paraissent dès lors indifférentes au vrai penseur et à l’être profondément religieux ; il étend leurs attributions, prête à chacun d’eux la puissance créatrice, comme pour les ramener à l’Absolu et à l’Unité par l’impossibilité de faire coexister tant d’actions diverses. Rien de plus éloigné de la netteté et de la simplicité de l’anthropomorphisme grec que ces flottantes individualités, objets d’une continuelle analyse, et qui, par les moyens les plus divers, rentrent soit dans la partie spiritualiste, soit dans la partie naturaliste d’un même système. « Entre les dieux de l’hellénisme aux contours si arrêtés et si élégans, entre ces dieux, qui semblent le type d’une humanité supérieure revêtue d’une forme parfaite, et les êtres sans limite, sans forme et sans sexe qui se meuvent comme des nébuleuses dans les trois mondes de Julien, il n’y a pas de commune mesure ; ce syncrétisme fond peu à peu tous les dieux en rendant leurs formes plus effacées, plus fluides, plus aptes à rentrer les unes dans les autres, jusqu’à ce que finalement elles aillent s’absorber dans la divinité solaire. » Et par une conséquence naturelle, en même temps que s’évaporent les êtres, s’évapore l’histoire ; la fable formée au cours des siècles autour des dieux personnels par l’ingénieuse imagination des poètes se fluidifie elle aussi, se décharge de ses apparences, et se résout en explications métaphysiques, parfois même en données scientifiques. Comme les dieux ne sont qu’une représentation de l’Un, de même chaque récit de la mythologie grecque est une sorte de symbole, et renferme un sens caché. Jamblique, le premier, avait essayé la conciliation de la fable traditionnelle et de la spéculation néo-platonicienne, et donné, en sollicitant et en pressant les textes des poètes, l’essor à toute une apologétique païenne. Julien se jouait avec délices dans ces interprétations, il y trouvait pour ses exercices de rhéteur des ressources infinies ; son goût d’intellectualité lui faisait en même temps rechercher les interprétations les plus subtiles ; rien n’égale l’intrépidité de cet homme si sérieux, qui ne riait pas, qui ne craignait pas le ridicule, et qui voyait divinisées toutes ses inventions : un jour il découvrit que la castration des prêtres d’Attis était le symbole de la limitation de l’infini. Lorsqu’il eut écrit son Discours sur le roi Soleil, il ne craignit pas de le dédier au Sénat romain. On ignore comment la lecture, faite probablement dans une grande solennité, en fut accueillie par cette assemblée encore souveraine : elle rencontra sans doute une admiration respectueuse et convenue ; mais rien au fond n’était moins romain que le langage et les théories de Julien ; les dieux de Rome, fils de ceux de la Grèce, s’étaient, s’il est possible, précisés et individualisés davantage dans leur nouvelle patrie ; moins libres et moins fantaisistes, ils étaient devenus d’austères personnages, protecteurs de la cité et gardiens des mœurs ; si l’on en excepte certaines divinités orientales adorées dans le bas peuple et dans quelques cercles corrompus de Rome, on peut dire que c’étaient des sénateurs et des matrones de l’ordre idéal. Le Dieu Soleil, les mirages qui le faisaient passer du monde spirituel au monde sensible, toute cette fantasmagorie théologique aussi brillante que confuse, ne devait rencontrer qu’indifférence dans un milieu où l’énormité des intérêts et la grandeur des événemens satisfaisaient pleinement les imaginations.

Ces païens aux vues droites et au caractère solide sentirent sans doute alors qu’il n’y avait aucune parenté entre eux et leur empereur. Malgré l’apparente communion religieuse, ils ne songèrent pas à sortir de l’action politique et administrative où, durant le règne de Constantin et de ses fils, ils s’étaient confinés, et à aider de leur prosélytisme la restauration païenne. Julien y travailla seul, l’histoire de son court règne est une histoire orientale ; les espérances et les haines qu’il souleva, le commencement d’exécution qu’il donna à son œuvre, les résistances chrétiennes, tout cela fut divergences et combats de Grecs et d’Asiatiques : « Julien n’aperçut jamais le point d’appui que l’Occident, et en particulier l’aristocratie romaine, pourrait lui offrir. Lâchant la proie pour l’ombre, il se tourna vers le monde grec. Mais le monde grec, dans lequel il s’obstinait à voir une réalité, ne vivait plus que de souvenirs. Athènes, devenue une ville de professeurs et d’étudians, un centre universitaire, avait perdu toute influence politique. Corinthe montrait à peine quelques restes effacés de son ancienne splendeur. Lacédémone n’était qu’une bourgade historique… Cependant Julien, négligeant les pays dont la sympathie eût été pour lui une force, semble préoccupé avant tout de faire approuver sa conduite par des cités mortes dont ses yeux de rêveur ébloui de la glorieuse auréole du passé refusent de reconnaître le présent misérable. »

Et même nous l’avons vu, le lien qui le rattache à l’hellénisme devient de plus en plus volontaire et factice ; c’est le lien qu’a créé l’éducation, et qui restera toujours apparent malgré les modifications de fond : « Tu es Grec, et tu commandes à des Grecs, » lui écrit Libanius. En réalité, il y a entre lui et le clair idéal grec toutes les fumées de son esprit. Cet Alexandrin de la seconde période, aux théories chimériques el aux aspirations malsaines, n’a plus aucune communication sympathique avec le monde qu’il gouverne. Flatté par le parti païen dont il a rétabli les affaires, mais qu’il étonne et dont il déroute les idées, il vit dans un isolement profond, séparé de cœur et d’intérêts de ceux qui l’entourent, et n’ayant plus de maîtres et de frères que quelques mages et quelques sophistes d’Ephèse et de Pergame.

Cet isolement toutefois n’était pas encore sensible. Si rêveur qu’il fût, Julien avait l’habitude de l’action, et même jusqu’ici celle du succès dans l’action. Dès les premiers mois de son règne, il tente de reconstituer le paganisme sur de nouvelles bases, et même de fonder ce qui n’existait pas et n’avait jamais existé, une Église païenne. L’édifice, construit tout entier dans sa pensée, s’est à peine élevé au-dessus du sol ; les quelques pierres qu’il a hâtivement posées ne nous montrent pour ainsi dire qu’un dessin général ; tel qu’il est, nous le devinons curieux et hardi : au sommet du grand corps religieux qu’il essaie d’organiser, il met l’Empereur, le pontifex maximus, en étendant les attributions que ce titre donnait depuis le règne d’Auguste, jusqu’à faire du chef du gouvernement la vraie tête, la volonté directrice de l’Église païenne. Toute une hiérarchie descend de lui : d’abord le prêtre de la province, puis le prêtre de la ville. C’est à peu près, quoique plus homogène et plus serrée, l’ancienne organisation. Mais là où Julien devient original, bien qu’il copie, c’est lorsqu’il essaie d’unifier le culte païen, et d’organiser l’intérieur des temples à l’imitation des églises chrétiennes. Il invente des offices que les prêtres doivent réciter à diverses heures du jour ; il leur donne des hymnes à psalmodier, il introduit dans le temple la musique sacrée.

Il va plus loin. Son imitation du christianisme n’est pas seulement formelle et rituelle, elle porte sur le fond même des choses : il essaie d’établir dans les temples l’usage des discours et des lectures consacrés à l’explication des dogmes helléniques et à des conseils de morale, par conséquent de pénétrer dans les intelligences et de séduire les cœurs. Il sent que sa réforme religieuse ne sera complète que s’il emprunte aussi au christianisme ce qui en fait l’essence et ce qui en a assuré le succès : la miséricorde, la bonté, le soin des pauvres. Saint Paul avait déjà remarqué trois siècles plus tôt que les païens pris en masse étaient sans affection. Julien entreprend de corriger ce vice de l’hellénisme, et de faire de ses prêtres, sur le terrain de la charité, les rivaux des prêtres chrétiens. Dans une de ses lettres, il recommande au grand prêtre de Galatie d’habituer les Hellènes aux actes de bienfaisance. Il voudrait encore instituer dans l’Église païenne une sorte de discipline pénitentielle qui ressemblât à la direction et à la confession, et, en même temps que ces courans d’assistance et de sympathie s’établiraient entre les vivans, organiser le grand concert harmonieux et fraternel qui dans le christianisme unit l’Église militante à l’Église souffrante et à l’Église triomphante ; inspirer enfin à l’hellénisme, religion de la beauté et apothéose de la vie, le culte de la souffrance et de la mort. C’était lui demander beaucoup plus, et surtout tout autre chose que ce qu’il pouvait donner, et, dans un effort si nouveau, on eût vite aperçu l’insuffisance des hommes et la disconvenance de la doctrine. Les explications et les conseils se seraient évaporés en théories nuageuses comme le discours sur le roi Soleil et celui sur la mère des Dieux, et les prêtres helléniques, habitués à une vie facile de fonctionnaires honorés, se seraient mal plies à leur nouveau rôle de bienfaiteurs, de missionnaires et d’apôtres. L’Église de Julien fut un projet, presque un rêve, le lieu idéal où il logeait à la fois son système de théologie néo-platonicienne et la religion ancestrale avec laquelle il l’avait marié selon les enseignemens de Celse, de Hiéroclès, de Porphyre et de Jamblique, celui aussi peut-être où il se reposait par l’espoir d’une société meilleure de ses mauvaises fréquentations forcées : « Julien, qui avait abandonné l’église pour le temple, essayait de transporter de l’église dans le temple la chaire et le prédicateur, la doctrine et la morale. Cette tentative, qui eût été irréalisable cent ans plus tôt, lui semblait possible maintenant, puisqu’il dépendait de lui de donner les sacerdoces non comme autrefois à des nobles et à des politiques, mais à ses amis les néo-platoniciens dont le conciliant éclectisme essayait de faire de la mythologie une théologie en épurant par des commentaires allégoriques ce que la fable offrait de bas, d’absurde et de licencieux. Tirer de ce chaos un dogme, une éthique et les faire goûter au peuple, voilà ce que le novateur attendait maintenant du clergé qu’il venait d’instituer, voilà l’œuvre colossale qu’il lui demandait de faire sans délai, d’improviser pour ainsi dire sous ses yeux. »

Afin de se donner les moyens d’y travailler lui-même, tout en ne heurtant pas trop l’opinion publique dans un Empire qui comptait une bonne moitié de chrétiens, il affecta d’abord un grand libéralisme ; à peine sur le trône, il avait proclamé l’entière liberté des cultes, et rappelé les évêques orthodoxes chassés par Constance : « Son but, dit Ammien Marcellin, était de consolider la restauration de l’hellénisme en la faisant accepter de l’opinion publique par l’apparence d’un traitement égal pour toutes les religions. Et ailleurs : « L’Empereur agissait de telle sorte que la liberté dégénérât en licence et accrût les divisions ; ce résultat obtenu, il n’aurait plus à craindre pour ses entreprises ultérieures une résistance unanime du peuple chrétien. » « Beaucoup d’exilés rentrant dans leurs églises trouvèrent occupés par d’autres les sièges dont ils avaient été chassés ; ce fut une source inépuisable de conflits ; les graves émeutes d’Alexandrie, les troubles causés par le retour des évêques donatistes et par le second exil de saint Athanase ne sont que des épisodes retentissans dans l’ensemble des désordres qui se produisirent. Le sentiment général des chrétiens ne s’est d’ailleurs abusé ni à ce moment ni plus tard sur les intentions réelles de Julien, et ne lui a tenu aucun compte de sa réserve apparente ; sa persécution « douce, alléchante, plutôt que contraignante, » selon l’expression de saint Jérôme, a excité dans l’Église des colères plus violentes que les persécutions sanglantes et longues des siècles précédens. C’est, d’abord, que chrétien de naissance et baptisé, il se présentait à ses anciens frères avec le double caractère du renégat et du sacrilège. A travers les siècles primitifs où tant d’intérêts pouvaient déterminer et favoriser l’apostasie, l’opinion chrétienne en avait fait le crime des crimes, et l’avait entourée d’une légende de malédiction et d’épouvante. Longtemps après la mort de Julien, le souvenir des rites diaboliques et des formules d’exécration par lesquelles il essayait, paraît-il, d’effacer le caractère indélébile de son baptême demeurait dans les traditions de l’Eglise d’Orient. Se soumit-il à quelque criobole ou taurobole, selon le cérémonial mystérieux de Mithra ou d’Attis ? Saint Grégoire de Nazianze dit qu’il profanait surtout ses mains afin d’en effacer toute trace du sacrifice non sanglant par lequel nous communions au Christ, à ses souffrances et à sa divinité. Son Livre contre les chrétiens, plein de sarcasmes et de blasphèmes, si l’on en peut juger par les fragmens mutilés qui nous sont parvenus, constitue une de ces attaques que les religions et les philosophies ne pardonnent pas. Mais, ce qui lui attira surtout la haine des chrétiens clairvoyans, c’est l’humiliation qu’il infligea à l’Église et la réalité du danger qu’il lui fit courir au moment où elle venait de triompher, et où, chacun ayant mis sa religion au grand jour, elle se glorifiait de compter des millions et des millions de fidèles. Tant que cette multitude n’avait été soumise à aucune épreuve, elle pouvait se flatter d’être la race des confesseurs et des martyrs, la récolte surabondante sortie d’une semence si généreuse. Il fallut bien se rendre compte, par la facilité avec laquelle Julien obtint, dans son entourage d’abord, et ensuite parmi les fonctionnaires de son armée et de son administration des conversions païennes, que cette foule était de moyenne qualité morale, et rentrait dans les conditions générales de l’infirmité et de la faiblesse humaines. Les temps héroïques n’étaient plus. Les miracles d’énergie qui s’étaient accomplis dans une petite secte concentrée, secrète, composée d’âmes ardentes, qui avaient choisi elles-mêmes leur foi, ne pouvaient se renouveler en masse ; il y eut de nobles résistances, mais les chutes furent nombreuses. Sous Constantin et sous ses fils, les conversions au christianisme avaient été déterminées, dans l’armée surtout, par une sorte de loyalisme bien plus que par une conviction profonde.

Lorsque Julien eut mis ses officiers et ses soldats en demeure de sacrifier ou de démissionner, il ne rencontra pas moins de docilité que ses prédécesseurs chez des hommes grossiers d’intelligence et de mœurs, esclaves des circonstances et de la volonté du prince. Auprès des fonctionnaires civils, il fallut raffiner un peu ; les tâtonnemens, les moyens obliques, étaient du goût de Julien et amusaient son esprit ; le moment décisif était hâté d’ailleurs par des promesses, l’octroi d’une charge : « Et l’on voyait, ajoute Libanius, triomphant à ces souvenirs, ceux qui avaient d’abord opposé un refus aux avances de Julien conduire eux aussi le chœur autour de l’autel des dieux. »

De telles défections avaient plus d’éclat que de réelle valeur, et si le christianisme n’avait eu comme aux premiers siècles qu’une vie morale et religieuse, le mal de cette épuration eût été médiocre. Mais, de fait, c’était un grand corps en train de s’organiser socialement que Julien s’efforçait de disloquer ; il outrageait irrémédiablement les consciences, et en même temps il blessait une puissance à peine constituée dans ses intérêts les plus humains et les plus vivans. Le premier il fit payer à l’Eglise chrétienne le prix de son succès terrestre ; il réussit à obscurcir passagèrement l’image qu’elle se faisait d’elle-même, à arrêter l’essor de ses espérances. Les chrétiens avaient pardonné à Néron et à Dioclétien qui, en brisant leurs os et en brûlant leurs corps, leur donnaient la consécration du martyre, ils ne pardonnèrent pas à Julien, l’insulteur de leur foi, le provocateur de leurs défaillances, celui dont l’adresse et la séduction avaient réussi à faire de nombre d’entre eux des apostats et des profanateurs.

Une loi restrictive réglant l’enseignement public, qui dans le monde romain avait toujours été libre, vint mettre le comble à l’inquiétude et à la sourde indignation des sectes chrétiennes. L’édit que nous connaissons interdisait l’accès des chaires aux professeurs chrétiens. Y en eut-il un second interdisant aux élèves chrétiens les études supérieures ? La question non résolue historiquement est de peu d’importance, puisque toutes les lois de Julien furent rapportées après sa mort, et eurent à peine un commencement d’exécution. Mais ce qui est curieux, c’est l’esprit dont lui-même était animé, ce sont les subterfuges par lesquels il se masquait et s’efforçait de masquer aux autres les atteintes qu’il portait à la plus ancienne et à la plus complète des libertés romaines.

L’édit qui nous est parvenu, et qui est de la rédaction même de Julien, renferme au milieu de beaucoup de fatras cette phrase singulièrement instructive : « Tous ceux qui font profession d’enseigner devront désormais avoir l’âme imbue des seules maximes qui sont conformes à l’esprit public. » L’esprit public, c’était bien entendu sa réforme païenne, c’était ce qu’il croyait, c’était lui-même, son gouvernement. Il voulait, comme tant d’autres, opérer à son profit l’unité morale du pays. Après cela, il se croyait libéral parce qu’il ne tuait pas : « J’en atteste les dieux, écrivait-il dans une de ses lettres, je ne veux ni maltraiter les Galiléens contrairement à la justice, ni leur faire aucun mauvais traitement. » Il les laissait se réunir et prier à leur guise, ce qu’il lui eût été du reste difficile d’empêcher, étant donné leur nombre, et parce qu’il limitait ainsi sa toute-puissance impériale, il se rassurait sur son rôle et sur ses intentions. Il croyait être juste lorsqu’il écrivait : « Je dis qu’il faut toujours préférer des hommes qui respectent les dieux, car la folie des Galiléens a failli tout perdre, et la bienveillance des dieux nous a sauvés tous. »

Dans l’espace de quelques mois, rien qu’en proclamant cette préférence, et en manifestant la prétention de la faire triompher, il établit la terreur religieuse dans tout l’Orient : « Persécuteur des chrétiens, mais non pas jusqu’au sang, » ainsi que l’a dit l’historien Eutrope, il attentait à la dignité des âmes par des sollicitations et des marchandages, il s’efforçait de paralyser l’essor des esprits, d’imposer silence aux voix, d’abattre les ambitions, de refouler dans un néant pire que la mort une religion toute âme et tout prosélytisme. A l’énergie du cri de délivrance et de l’imprécation vengeresse après sa mort, on devine la lourdeur de l’angoisse, et les craintes qu’avaient excitées les menaçans débuts de cet empereur de trente ans destiné peut-être à un long règne.

Lorsque Julien supprimait ainsi d’un trait de plume la liberté de l’enseignement, il avait passé en Asie afin de préparer son expédition contre les Perses. Un surcroît de gloire était nécessaire à l’accomplissement de ses desseins ; avec quelle autorité il proclamerait du haut de ses triomphes guerriers, lorsqu’il serait Alexandre et Marc-Aurèle à la fois, l’excellence de la religion hellénique et de la philosophie néo-platonicienne ! Après un voyage à travers la Syrie, il arriva à Antioche, et s’y fixa quelque temps. Avec la constance et la force d’âme auxquelles il s’était habitué pendant les cinq ou six années laborieuses qui venaient de s’écouler pour lui, il s’appliqua à y cultiver la philosophie tout en équipant son armée. Il vivait au milieu de quelques amis de choix, parmi lesquels Libanius depuis si longtemps son correspondant et son maître, et qu’il lui était enfin donné de voir, Maxime d’Ephèse, le philosophe athénien Priscus, le sophiste Himère, d’autres encore. Ils étaient huit en tout, isolés au milieu de la grande ville presque exclusivement chrétienne, sans intérêt commun avec elle, méprisant sa religion et dédaignant ses plaisirs. Les habitans d’Antioche aimaient les jeux, les courses, les spectacles, la bonne chère ; la vie était pour eux une fête continuelle. L’austère compagnie de Julien ne connaissait d’autres fêtes que ce que Libanius appelle « les festins de la raison : » « Nous sommes ici sept étrangers auxquels il faut joindre un de vos compatriotes cher à Mercure et à moi-même, habile artisan de paroles, » écrit Julien dans le Misopogon. Cette appellation bizarre d’étranger que se donne un empereur romain, résidant au milieu de ses sujets dans la capitale orientale de ses États, répond de la part de Julien à une intention ironique ; elle correspondait cependant à la réalité des choses. Ce souverain barbu comme un mage asiatique, insoucieux de sa personne, toujours plongé dans l’étude, produisait un effet déconcertant sur les habitans d’Antioche, et leur faisait regretter « le divin Constance, » qu’ils avaient vu autrefois entouré d’une cour splendide, et s’agenouillant dans la pourpre devant l’autel chrétien. Une sorte de répulsion mutuelle rendait chaque jour la séparation plus profonde. Julien en vint à subir uniquement l’influence de son milieu immédiat, ce dangereux milieu d’intimité masculine où le paradoxe de fait entraînait fatalement le paradoxe dans l’idée et dans l’action, et où les amis, s’exaltant les uns les autres aux dépens du reste de l’univers, développaient en eux, et surtout chez leur protecteur à tous, l’excès de l’orgueil et de l’aveuglement. De tous les défauts de ce genre de réunion, il semble que Julien et ses compagnons n’aient échappé qu’à un seul et au plus fréquent : le libertinage. Ils n’étaient point cyniques, ils croyaient à la vie morale et honoraient les bonnes mœurs. « Ton lit est chaste comme celui d’une vestale, » écrivait à Julien le rhéteur Mamertin, et Libanius renchérissait avec lourdeur sur le compliment de façon à faire de la vertu réelle de Julien un objet de raillerie pour la légèreté syrienne.

Des désillusions venues de toutes parts favorisaient encore ce reploiement de l’Empereur et de ses amis. Grâce à la licence donnée contre les chrétiens, des désordres avaient éclaté un peu partout, à Antioche, à Césarée, à Gaza, à Aréthuse. Mais qu’on abattît des églises pour venger l’incendie du temple d’Apollon Daphnéen ou qu’une populace déchaînée s’amusât à torturer un vieil évêque, Julien s’apercevait bien qu’il n’y avait là qu’une effervescence de la rue, une basse flatterie de la foule. Ce qu’il eût voulu, c’est une action méthodique el enthousiaste à la fois, un entraînement de tout le clergé païen, et il ne rencontrait chez les prêtres hellènes que froideur et inertie. Dans cet Orient dont il avait tant espéré, où la lumière l’avait frappé autrefois, dont il rêvait en Gaule, il n’avait trouvé que quelques âmes en correspondance avec la sienne : « Les païens d’Asie avaient applaudi avec enthousiasme à la réouverture des temples, et à la remise en vigueur des pratiques divinatoires ; mais ils n’entendaient pas secouer, comme Julien l’eût voulu, leur longue indifférence, marcher du même pas que lui dans la voie de la réforme morale… Même chez les philosophes, il ne trouvait pas toujours le point d’appui dont il avait besoin. Parmi beaucoup d’entre eux régnait à l’égard du paganisme un esprit de dénigrement et de libre pensée qui causait à Julien une réelle souffrance. »

La tentative, impolitique même au point de vue romain, de reconstitution de la nationalité juive, et l’essai de reconstruction du temple de Jérusalem, sont les derniers actes de Julien avant son départ pour la Perse. On dirait que lui-même, en défiant les prophéties par une sorte d’audace intellectuelle qui est bien d’un philosophe et d’un littérateur, ait eu à tâche de forger sa propre légende. Des globes de feu sortirent du sol et dispersèrent les travailleurs du temple, des tremblemens de terre renversèrent les murailles à peine commencées. On raconta qu’une parhélie en forme de croix lumineuse avait été aperçue dans les airs. Julien, ayant ainsi contre lui le ciel et les abîmes, prenait le caractère de fatalité et d’horreur mystérieuse avec lequel il devait traverser les siècles. La mort prompte et lointaine, qui semblait un châtiment, une réponse immédiate de la colère divine, acheva de fixer pour toujours sa physionomie curieuse d’antéchrist foudroyé.

Ce n’est pas le militaire que nous avons essayé de voir et de montrer en Julien. Le défaut d’information complète rend conjectural tout jugement sur la campagne de Perse ; ce grand roman épique un peu plat et un peu vide, ce monde immense, ces capitales ignorées, cette civilisation dont nous n’avons qu’une idée sommaire, ce cadre gigantesque que notre imagination et nos données historiques ne remplissent pas, cette armée romaine s’y enfonçant à la poursuite d’une armée persane qui fuit la plupart du temps, tout cela laisse flotter la pensée et déconcerte la critique ; mais le dessein de cette campagne eût-il été mal conçu et mal exécuté, Julien méritât-il la condamnation la plus sévère pour l’incendie de la flotte et l’abandon du siège de Ctésiphon, nous trouverions encore téméraires les écrivains qui, partant des erreurs du soldat, ont mis en doute la santé intellectuelle de l’homme ; c’est tirer la vérité à soi, et quelque juste indignation qu’ait pu exciter la conduite du souverain sectaire, c’est l’amoindrir, mais c’est en même temps l’excuser. N’usons pas de procédés si sommaires, ne faisons pas passer arbitrairement et inutilement dans l’ordre physiologique et pathologique ce qui gagne à rester dans celui de l’histoire, de la psychologie, de l’observation des caractères et des mœurs. Ni les exagérations du spiritualiste, ni les vertiges de l’ambitieux chez Julien ne nous permettent de conclure contre lui au déséquilibre. Ses actes témoignent parfois de l’exaltation de son esprit, mais aussi d’une puissance de réflexion et de coordination très supérieure à la moyenne, et qui exclut toute idée de lésion organique. César, il avait montré l’intelligence la plus ferme et la plus lucide. Ce ne sont pas les fautes et les erreurs d’un règne de dix-huit mois, suffisamment expliquées par la passion religieuse, qui permettent de lui ôter des facultés qu’il faut bien lui restituer par instans, et ensuite à son lit de mort. Il avait la plénitude de sa conscience intellectuelle et morale l’homme qui, dans une proclamation à ses troupes mutinées, écrivait les lignes suivantes dont la noblesse et la raison témoigneraient au besoin contre plus d’une bataille perdue : « Vous pourrez tout gagner en abondance si, obéissant à Dieu et à moi qui, autant que le permet l’humaine science, m’efforce de vous conduire sagement, vous rentrez dans le calme ; mais si vous vous révoltez, si vous renouvelez d’anciennes et déshonorantes séditions, à votre aise ! Comme il convient à un empereur, moi, après avoir rempli tout mon devoir, je saurai mourir debout, méprisant la vie qu’aussi bien la plus petite fièvre pourrait me ravir ; ou bien simplement, je m’en irai ; je n’ai pas vécu de telle sorte que je ne puisse rentrer dans la condition privée. »

Il disait vrai ; dans la vie privée il eût été, sans dommage pour personne et sans doute à la joie et à l’édification de quelques-uns, un païen pieux et obstiné, un néo-platonicien surabondant et abscons, un homme exceptionnellement pur. En réalité, ce qui manquait d’équilibre, ce n’était pas lui, mais le système politique dont il était le suprême représentant, et qui, sans contrepoids efficace à l’intérieur, le Sénat romain étant absorbé par son immense tâche administrative, sans critique internationale, livrait à la volonté d’un seul homme toute la civilisation, donnant le monde pour champ d’expérience à ses fantaisies intellectuelles et à ses chimères de gouvernement ! Quelle sagesse n’eût-il pas fallu à Julien, quelles grandes vues, quelles notions fines, et variées, pour démêler la complexité des intérêts et le jeu des passions dans un Empire si étendu et formé de l’agglutination de tant de nationalités diverses ; quelle conscience, quelle rigueur de volonté pour résister à son propre entraînement ! Or, s’il avait été soigneusement instruit, il avait été peu et mal élevé ; sa jeunesse s’était passée dans la solitude ; il ignorait le monde, les affaires, la vie de cour ; l’oppression d’un souvenir malheureux pesait sur lui ; grâce à son développement littéraire et philosophique, il avait eu la consolation des rêves indéfinis, mais la réalité ne lui inspirait que rancune et qu’instinctive défiance ; les illusions qu’il avait données en Gaule étaient venues de ce qu’il s’y trouvait dans une situation simple et en face d’une besogne bien délimitée. Ce fut dans ces conditions que le gouvernement de la république universelle lui tomba dans la main. Il n’y vit que ce qu’il y devait voir, un moyen de réalisation pour les idées qui le dominaient, et il y commit à la vérité toutes les fautes qu’il pouvait commettre.

A le considérer ainsi de près, la colère s’apaise, et aussi tombe le sentiment de romantisme exalté qu’il a inspiré quelquefois. Une sorte de pitié attendrie naît pour cet homme qui fut en grande partie un homme de bien, et qui individuellement, dans son caractère de concentration pour ainsi dire, fut presque irréprochable. Sa mort, lorsqu’il fut frappé dans un combat d’arrière-garde, est admirable ; il dépouilla ses haines, il expliqua son gouvernement, il loua les dieux, il pleura la mort d’un ami ; il mourut comme il discourait encore avec Maxime et Priscus sur la sublimité de l’âme. Enfin, il suivit parfaitement l’enseignement donné par Marc-Aurèle, son maître et son modèle. « Va-t’en d’une âme sereine, celui qui te congédie est serein. » En présence d’une telle foi, d’une telle sincérité dans le sacrifice, il faut bien s’incliner. Personne ne s’est trompé devant l’histoire comme ce grand faiseur de prestiges, ce chercheur d’haruspices, cet évocateur d’oracles ; l’avenir lui a répondu par une dérision, quelquefois par la calomnie ; la gloire qu’il aimait tant, en véritable ancien qu’il était, a failli à son souvenir ; mais il eut le culte des idées, le mépris de la jouissance ; et pour cela, pour ce qu’il garda de noble au milieu des erreurs de sa crédulité et de son fanatisme, pour ce qu’il y eut de rare dans sa qualité morale, il mérite au moins une part de notre respect.


LOUIS DU SOMMERARD.


  1. On trouvera à la fin du livre de M. Randall, The Emperor Julian, Londres, 1889, la nomenclature complète des travaux publiés, au cours des trois derniers siècles, sur Julien l’Apostat, en France, en Angleterre et en Allemagne.