Justine, ou les Malheurs de la vertu/seconde partie-3

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« en Hollande chez les Libraires associés » [Girouard, Paris] (p. 134-191).

Tâchons de vous eſquiſſer maintenant les deux nouveaux perſonnages avec lesquels vous allez me voir. Le Monſeigneur dont je n’ai jamais ſçu le nom ni l’état, était, comme je vous l’ai dit, un homme de quarante ans, mince, maigre, mais vigoureuſement conſtitué ; des muſcles preſque toujours gonflés, s’élevant ſur ſes bras couverts d un poil rude & noir, annonçaient en lui la force avec la ſanté : ſa figure était pleine de feu, ſes yeux petits, noirs & méchants, ſes dents belles, & de l’eſprit dans tous ſes traits ; ſa taille bien priſe était audeſſus de la médiocre, & l’éguillon de l’amour, que je n’eus que trop d’occaſion de voir & de ſentir, joignait à la longueur d’un pied, plus de huit pouces de circonférence. Cet inſtrument ſec, nerveux, toujours écumant, & ſur lequel ſe voyaient de groſſes veines qui le rendaient encore plus redoutable, fut en l’air pendant les cinq ou ſix heures que dura cette ſéance, ſans s’abaiſſer une minute. Je n’avais point encore trouvé d’homme ſi velu : il reſſemblait à ces Faunes que la Fable nous peint. Ses mains ſéches & dures étaient terminées par des doigts dont la force était celle d’un étau ; quant à ſon caractère, il me parut dur, bruſque, cruel, ſon eſprit tourné à une ſorte de ſarcaſmes & de taquinerie faits pour redoubler les maux où l’on voyait bien qu’il fallait s’attendre avec un tel homme.

Eulalie était le nom de la petite Lyonnaiſe, Il ſuffiſait de la voir pour juger de ſa naiſſance & de ſa vertu : elle était fille d’une des meilleures maiſons de la ville où les ſcélérateſſes de la Dubois l’avaient enlevée, ſous le prétexte de la réunir à un amant qu’elle idolâtrait ; elle poſſédait avec une candeur & une naïveté enchantereſſes, une des plus délicieuſes phyſionomies qu’il ſoit poſſible d’imaginer. Eulalie à peine âgée de ſeize ans avait une vraie figure de Vierge ; ſon innocence & ſa pudeur embéliſſaient à l’envi ſes traits : elle avait peu de couleur, mais elle n’en était que plus intéreſſante ; & l’éclat de ſes beaux yeux noirs rendait à ſa jolie mine tout le feu dont cette pâleur ſemblait la priver d’abord ; ſa bouche un peu grande était garnie des plus belles dents, ſa gorge déjà très-formée ſemblait encore plus blanche que ſon teint : elle était faite à peindre, mais rien n’était aux dépens de l’embompoint ; ſes formes étaient rondes & fournies, toutes ſes chairs fermes, douces & potelées. La Dubois prétendit qu’il était impoſſible de voir un plus beau cul : peu connaiſſeuſe en cette partie, vous me permettrez de ne pas décider. Une mouſſe légère ombrageait le devant ; des cheveux blonds, ſuperbes, flottant ſur tous ces charmes, les rendaient plus piquans encore ; & pour compléter ſon chef-d’œuvre, la Nature qui ſemblait la former à plaiſir, l’avait douée du caractere le plus doux & le plus aimable. Tendre & délicate fleur, ne deviez-vous donc embellir un inſtant la terre, que pour être auſſitôt flétrie !

Oh, Madame, dit-elle à la Dubois en la reconnaiſſant, eſt-ce donc ainſi que vous m’avez trompée !… Juſte-Ciel ! où m’avez-vous conduite ? — Vous l’allez voir, mon enfant, lui dit le maître de la maiſon en l’attirant bruſquement vers lui, & commençant déjà ſes baiſers, pendant qu’une de mes mains l’excitait par ſon ordre, Eulalie voulut ſe défendre ; mais la Dubois la preſſant ſur ce libertin, lui enleve toute poſſibilité de ſe ſouſtraire. La ſéance fut longue ; plus la fleur était fraîche, plus ce frêlon impur aimait à la pomper. À ſes ſuçons multipliés ſuccéda l’examen du cou ; & je ſentis qu’en le palpant, le membre que j’excitais prenait encore plus d’énergie. — Allons, dit Monſeigneur, voilà deux victimes qui vont me combler d’aiſe : tu ſeras bien payée, Dubois, car je ſuis bien ſervi. Paſſons dans mon boudoir : ſuis-nous, chere femme, ſuis-nous, continue-t-il en nous emmenant : tu partiras cette nuit, mais j’ai beſoin de toi pour la ſoirée. La Dubois ſe réſigne, & nous paſſons dans le cabinet des plaiſirs de ce débauché, où l’on nous fait mettre toutes nues.

Oh, Madame, je n’entreprendrai pas de vous repréſenter les infamies dont je fus à-la-fois & témoin & victime. Les plaiſirs de ce monſtre étaient ceux d’un bourreau. Ses uniques voluptés conſiſtaient à trancher des têtes. Ma malheureuſe compagne… Oh ! non, Madame… Oh ! non, n’exigez pas que je finiſſe… J’allais avoir le même ſort ; encouragé par la Dubois, ce monſtre ſe décidait à rendre mon ſupplice plus horrible encore, lorſqu’un beſoin de réparer, tous deux, leurs forces les engage à ſe mettre à table… Quelle débauche ! Mais dois-je m’en plaindre, puiſqu’elle me ſauva la vie ; excédés de vin & de nourriture, tous deux tomberent ivres morts avec les débris de leur ſouper. À peine les vois-je là, que je ſaute ſur un jupon & un mantelet que la Dubois venait de quitter pour être encore plus immodeſte aux yeux de ſon patron, je prends une bougie, je m’élance vers l’eſcalier : cette maiſon dégarnie de valets n’offre rien qui s’oppoſe à mon évaſion, un ſe rencontre, je lui dis avec l’air de l’effroi de voler vers ſon maître qui ſe meurt, & je gagne la porte ſans plus trouver de réſiſtance. J’ignorais les chemins, on ne me les avait pas laiſſé voir, je prends le premier qui s’offre à moi… C’eſt celui de Grenoble ; tout nous ſert quand la fortune daigne nous rire un moment ; on était encore couché dans l’auberge, je m’y introduis ſecrétement & vole en hâte à la chambre de Valbois ; je frappe, Valbois s’éveille & me reconnaît à peine en l’état où je ſuis ; il me demande ce qui m’arrive, je lui raconte les horreurs dont je viens d’être à-la-fois, la victime & le témoin ; vous pouvez faire arrêter la Dubois, lui-dis-je, elle n’eſt pas loin d’ici, peut-être me ſera-t-il poſſible d’indiquer le chemin… La malheureuſe indépendamment de tous ſes crimes, elle m’a pris encore, & mes hardes & les cinq louis que vous m’avez donnés. — Ô Théreſe, me dit Valbois, vous êtes aſſurément la fille la plus infortunée qu’il y ait au monde, mais vous le voyez pourtant, honnête créature, au milieu des maux qui vous accablent, une main céleſte vous conſerve ; que ce ſoit pour vous un motif de plus d’être toujours vertueuſe, jamais les bonnes actions ne ſont ſans récompenſe. Nous ne pourſuivrons point la Dubois, mes raiſons de la laiſſer en paix ſont les mêmes que celles que je vous expoſais hier, réparons ſeulement les maux qu’elle vous a faits, voilà d’abord l’argent qu’elle vous a pris. Une heure après une couturiere m’apporta deux vêtemens complets & du linge ; … mais il faut partir, Théreſe, me dit Valbois, il faut partir dans cette journée même, la Bertrand y compte, je l’ai engagée à retarder de quelques heures pour vous, rejoignez-là… Ô vertueux jeune homme, m’écriai-je en tombant dans les bras de mon bienfaiteur, puiſſe le Ciel vous rendre un jour tous les biens que vous me faites. — Allez, Théreſe, me répondit Valbois en m’embraſſant, le bonheur que vous me ſouhaitez… j’en jouis déjà, puiſque le vôtre eſt mon ouvrage… Adieu.

Voilà comme je quittai Grenoble, Madame, & ſi je ne trouvai pas dans cette ville toute la félicité que j’y avais ſuppoſée, au moins ne rencontrai-je dans aucune, comme dans celle-là, tant d’honnêtes-gens réunis pour plaindre ou calmer mes maux.

Nous étions ma conductrice & moi, dans un petit chariot couvert attelé d’un cheval que nous conduiſions du fond de cette voiture ; là étaient les marchandiſes de Madame Bertrand, & une petite fille de quinze mois qu’elle nourriſſait encore, & que je ne tardai pas pour mon malheur de prendre bientôt dans une auſſi grande amitié que pouvait le faire celle qui lui avait donné le jour.

C’était d’ailleurs une aſſez vilaine femme que cette Bertrand, ſoupçonneuſe, bavarde, commere, ennuyeuſe & bornée. Nous deſcendions régulierement chaque ſoir tous ſes effets dans l’auberge, & nous couchions dans la même chambre. Juſqu’à Lyon, tout ſe paſſa fort bien, mais pendant les trois jours dont cette femme avait beſoin pour ſes affaires, je fis dans cette ville une rencontre à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Je me promenais l’après-midi ſur le Quai du Rhône avec une des filles de l’auberge que j’avais priée de m’accompagner, lorſque j’aperçus tout-à-coup le Révérend pere Antonin de Sainte-Marie-des-Bois, maintenant Supérieur de la maiſon de ſon Ordre ſituée en cette ville. Ce Moine m’aborde, & après m’avoir tout-bas aigrement reproché ma fuite, & m’avoir fait entendre que je courais de grands riſques d’être repriſe, s’il en donnait avis au Couvent de Bourgogne, il m’ajouta en ſe radouciſſant, qu’il ne parlerait de rien ſi je voulais à l’inſtant même le venir voir dans ſa nouvelle habitation avec la fille qui m’accompagnait, & qui lui paraiſſait de bonne priſe ; puis faiſant haut la même propoſition à cette créature, nous vous payerons bien l’une & l’autre, dit le monſtre, nous ſommes dix dans notre maiſon, & je vous promets au moins un louis de chaque, ſi votre complaiſance eſt ſans bornes ; je rougis prodigieuſement de ces propos ; un moment, je veux faire croire au Moine qu’il ſe trompe, n’y réuſſiſſant pas, j’eſſaie des ſignes pour le contenir, mais rien n’en impoſe à cet inſolent, & ſes ſollicitations n’en deviennent que plus chaudes ; enfin ſur nos refus réitérés de le ſuivre, il ſe borne à nous demander inſtamment notre adreſſe ; pour me débarraſſer de lui, je lui en donne une fauſſe, il l’écrit dans ſon porte-feuille, & nous quitte en nous aſſurant qu’il nous reverra bientôt.

En nous en retournant à l’auberge j’expliquai comme je pus l’hiſtoire de cette malheureuſe connaiſſance à la fille qui m’accompagnait, mais ſoit que ce que je lui dis ne la ſatisfit point, ſoit qu’elle eût peut-être été très-fachée d’un acte de vertu de ma part, qui la privait d’une aventure, où elle aurait autant gagné, elle bavarda, je n’eus que trop lieu de m’en apercevoir aux propos de la Bertrand, lors de la malheureuſe cataſtrophe que je vais bientôt vous raconter ; cependant le Moine ne parut point, & nous partimes.

Sorties tard de Lyon, nous ne pumes ce premier jour coucher qu’à Villefranche, & ce fut là, Madame, que m’arriva le malheur affreux qui me fait aujourd’hui paraître devant vous comme une criminelle, ſans que je l’aie été davantage dans cette funeſte circonſtance de ma vie, que dans aucune de celles où vous m’avez vue ſi injuſtement accablée des coups du ſort, & ſans qu’autre choſe m’ait conduite dans l’abîme, que la bonté de mon cœur & la méchanceté des hommes.

Arrivées ſur les ſix heures du ſoir à Villefranche, nous nous étions preſſées de ſouper & de nous coucher, afin d’entreprendre une plus forte marche le lendemain ; il n’y avait pas deux heures que nous repoſions, lorſque nous fumes réveillées par une fumée affreuſe ; perſuadées que le feu n’eſt pas loin, nous nous levons en hâte. Juſte Ciel ! les progrès de l’incendie n’étaient déjà que trop effrayans, nous ouvrons notre porte à moitié nues, & n’entendons autour de nous que le fracas des murs qui s’écroulent, le bruit des charpentes qui ſe briſent, & les hurlemens épouvantables de ceux qui tombent dans les flammes ; entourées de ces flammes dévorantes, nous ne ſavons déjà plus où fuir ; pour échapper à leur violence nous nous précipitons dans leur foyer, & nous nous trouvons bientôt confondues dans la foule des malheureux qui cherchent, comme nous, leur ſalut dans la fuite ; je me ſouviens alors que ma conductrice, plus occupée d’elle que de ſa fille, n’a pas ſongé à la garantir de la mort ; ſans l’en prévenir, je vole dans notre chambre au travers des flammes qui m’atteignent & me brûlent en pluſieurs endroits ; je ſaiſis la pauvre petite créature ; je m’élance pour la rapporter à ſa mere, m’appuyant ſur une poutre à moitié conſumée : le pied me manque, mon premier mouvement eſt de mettre mes mains au-devant de moi ; cette impulſion de la Nature me force à lâcher le précieux fardeau que je tiens… Il m’échappe, & la malheureuſe enfant tombe dans le feu ſous les yeux de ſa mere ; en cet inſtant je ſuis ſaiſie moi-même… on m’entraîne ; trop émue pour rien diſtinguer, j’ignore ſi ce ſont des ſecours ou des périls qui m’environnent ; mais je ne ſuis pour mon malheur que trop tôt éclaircie, lorſque jettée dans une chaiſe de poſte, je m’y trouve à côté de la Dubois qui me mettant un piſtolet ſur la tempe, me menace de me brûler la cervelle ſi je prononce un mot… — Ah ! ſcélérate, me dit-elle, je te tiens pour le coup, & cette fois tu ne m’échapperas plus. — Oh ! Madame, vous ici, m’écriai-je ! — Tout ce qui vient de ſe paſſer eſt mon ouvrage, me répondit ce monſtre ; c’eſt par un incendie que je t’ai ſauvé le jour ; c’eſt par un incendie que tu vas le perdre ; je t’aurais pourſuivie juſqu’aux enfers, s’il l’eût fallu pour te r’avoir. Monſeigneur devint furieux quand il apprit ton évaſion ; j’ai deux cents louis par fille que je lui procure, & non-ſeulement il ne voulut pas me payer Eulalie, mais il me menaça de toute ſa colere ſi je ne te ramenais pas. Je t’ai découverte, je t’ai manquée de deux heures à Lyon ; hier j’arrivai à Villefranche une heure après toi, j’ai mis le feu à l’auberge par le moyen des ſatellites que j’ai toujours à mes gages, je voulais te brûler ou t’avoir ; je t’ai, je te reconduis dans une maiſon que ta fuite a précipitée dans le trouble & dans l’inquiétude, & t’y ramene, Théreſe, pour y être traitée d’une cruelle maniere. Monſeigneur a juré qu’il n’aurait pas de ſupplices aſſez effrayans pour toi, & nous ne deſcendons pas de la voiture que nous ne ſoyions chez lui. Eh bien, Théreſe, que penſes-tu maintenant de la Vertu ? — Oh Madame ! qu’elle eſt bien ſouvent la proie du crime ; qu’elle eſt heureuſe quand elle triomphe ; mais qu’elle doit être l’unique objet des récompenſes de Dieu dans le Ciel, ſi les forfaits de l’homme parviennent à l’écraſer ſur la terre. — Tu ne ſeras pas longtems ſans ſavoir, Théreſe, s’il eſt vraiment un Dieu qui puniſſe ou qui récompenſe les actions des hommes… Ah ! ſi dans le néant éternel où tu vas rentrer tout-à-l’heure, il t’était permis de penſer, combien tu regretterais les ſacrifices infructueux que ton entêtement t’a forcée de faire à des phantômes qui ne t’ont jamais payée qu’avec des malheurs… Théreſe, il en eſt encore temps, veux-tu être ma complice, je te ſauve, il eſt plus fort que moi de te voir échouer ſans ceſſe dans les routes dangereuſes de la Vertu. Quoi ! tu n’es pas encore aſſez punie de ta ſageſſe & de tes faux principes ? Quelles infortunes veux-tu donc pour te corriger ? Quels exemples te ſont néceſſaires pour te convaincre que le parti que tu prends eſt le plus mauvais de tous, & qu’ainſi que je te l’ai dit cent fois, on ne doit s’attendre qu’à des revers quand, prenant la foule à rebours, on veut être ſeule vertueuſe dans une Société tout-à-fait corrompue. Tu comptes ſur un Dieu vengeur, détrompe-toi, Théreſe, détrompe-toi, le Dieu que tu te forges n’eſt qu’une chimere dont la ſotte exiſtence ne ſe trouva jamais que dans la tête des fous ; c’eſt un phantôme inventé par la méchanceté des hommes, qui n’a pour but que de les tromper, ou de les armer les uns contre les autres. Le plus important ſervice qu’on eût pu leur rendre, eût été d’égorger ſur-le-champ le premier impoſteur qui s’aviſa de leur parler d’un Dieu. Que de ſang un ſeul meurtre eût épargné dans l’Univers ! Va, va, Théreſe, la Nature toujours agiſſante, toujours active n’a nullement beſoin d’un maître pour la diriger. Et ſi ce maître exiſtait effectivement, après tous les défauts dont il a rempli ſes œuvres, mériterait-il de nous autre choſe que des mépris & des outrages ? Ah ! s’il exiſte ton Dieu, que je le hais ! Théreſe, que je l’abhorre ! Oui, ſi cette exiſtence était vraie, je l’avoue, le ſeul plaiſir d’irriter perpétuellement celui qui en ſerait revêtu, deviendrait le plus précieux dédommagement de la néceſſité où je me trouverais alors d’ajouter quelque croyance en lui… Encore une fois, Théreſe, veux-tu devenir ma complice ? Un coup ſuperbe ſe préſente, nous l’exécuterons avec du courage ; je te ſauve la vie ſi tu l’entreprends. Le Seigneur chez qui nous allons, & que tu connaîs, s’iſole dans la maiſon de campagne où il fait ſes parties ; le genre dont tu vois qu’elles ſont, l’exige ; un ſeul valet l’habite avec lui, quand il y va pour ſes plaiſirs : l’homme qui court devant cette chaiſe, toi & moi, chere fille, nous voilà trois contre deux ; quand ce libertin ſera dans le feu de ſes voluptés, je me ſaiſirai du ſabre dont il tranche la vie de ſes victimes, tu le tiendras, nous le tuerons, & mon homme pendant ce temps-là aſſommera ſon valet. Il y a de l’argent caché dans cette maiſon ; plus de huit cens mille francs, Théreſe, j’en ſuis ſûre, le coup en vaut la peine… Choiſis, ſage créature, choiſis, la mort, ou me ſervir ; ſi tu me trahis, ſi tu lui fais part de mon projet, je t’accuſerai ſeule, & ne doutes pas que je ne l’emporte par la confiance qu’il eut toujours en moi… Réfléchis bien avant que de me répondre, cet homme eſt un ſcélérat, donc en l’aſſaſſinant lui-même, nous ne faiſons qu’aider aux loix deſquelles il a mérité la rigueur. Il n’y a pas de jour, Théreſe, où ce coquin n’aſſaſſine une fille, eſt-ce donc outrager la Vertu, que de punir le Crime ? Et la propoſition raiſonnable que je te fais, alarmera-t-elle encore tes farouches principes ? — N’en doutez pas, Madame, répondis-je, ce n’eſt pas dans la vue de corriger le crime que vous me propoſez cette action, c’eſt dans le ſeul motif d’en commettre un vous-même : il ne peut donc y avoir qu’un très-grand mal à faire ce que vous dites, & nulle apparence de légitimité ; il y a mieux, n’euſſiez-vous même pour deſſein que de venger l’Humanité des horreurs de cet homme, vous feriez encore mal de l’entreprendre, ce ſoin ne vous regarde pas : les loix ſont faites pour punir les coupables, laiſſons-les agir, ce n’eſt pas à nos faibles mains que l’Être ſuprême a confié leur glaive ; nous ne nous en ſervirions pas ſans les outrager elles-mêmes. — Eh bien, tu mourras, indigne créature, reprit la Dubois en fureur, tu mourras, ne te flattes plus d’échapper à ton ſort.

— Que m’importe, répondis-je avec tranquillité, je ſerai délivrée de tous mes maux, le trépas n’a rien qui m’effraie, c’eſt le dernier ſommeil de la vie, c’eſt le repos du malheureux… Et cette bête féroce s’élançant à ces mots ſur moi, je crus qu’elle allait m’étrangler ; elle me donna pluſieurs coups dans le ſein, mais me lâcha pourtant auſſitôt que je criai, dans la crainte que le poſtillon ne m’entendît.

Cependant nous avancions fort vîte ; l’homme qui courait devant faiſait préparer nos chevaux, & nous n’arrêtions à aucune poſte. À l’inſtant des relais, la Dubois reprenait ſon arme, & me la tenait contre le cœur… Qu’entreprendre ?… En vérité ma faibleſſe & ma ſituation m’abattaient au point de préférer la mort aux peines de m’en garantir.

Nous étions prêtes d’entrer dans le Dauphiné, lorsque ſix hommes à cheval, galopant à toute bride derriere notre voiture, l’atteignirent & forcerent, le ſabre à la main, notre poſtillon à s’arrêter. Il y avait à trente pas du chemin une chaumiere où ces cavaliers que nous reconnûmes bientôt pour être de la maréchauſſée, ordonnent au poſtillon d’amener la voiture : quand elle y eſt, ils nous font deſcendre, & nous entrons tous chez le payſan. La Dubois, avec une effronterie inimaginable dans une femme couverte de crimes, & qui ſe trouve arrêtée, demanda avec hauteur à ces cavaliers ſi elle était connue d’eux, & de quel droit ils en uſaient de cette maniere avec une femme de ſon rang ? — Nous n’avons pas l’honneur de vous connaître, Madame, dit l’Exempt ; mais nous ſommes certains que vous avez dans votre voiture une malheureuſe qui mit hier le feu à la principale auberge de Villefranche ; puis me conſidérant : voilà ſon ſignalement, Madame, nous ne nous trompons pas ; ayez la bonté de nous la remettre, & de nous apprendre comment une perſonne auſſi reſpectable que vous paraiſſez l’être, a pu ſe charger d’une telle femme ?

Rien que de ſimple à cet événement, répondit la Dubois plus inſolente encore, & je ne prétends ni vous le cacher, ni prendre le parti de cette fille, s’il eſt certain qu’elle ſoit coupable du crime affreux dont vous parlez. Je logeais comme elle hier à cette auberge de Villefranche, j’en partis au milieu de ce trouble, & comme je montais dans la voiture, cette fille s’élança vers moi en implorant ma compaſſion, en me diſant qu’elle venait de tout perdre dans cet incendie, qu’elle me ſuppliait de la prendre avec moi juſqu’à Lyon où elle eſpérait de ſe placer. Écoutant bien moins ma raiſon que mon cœur, j’acquieſçai à ſes demandes ; une fois dans ma chaiſe, elle s’offrit à me ſervir ; imprudemment encore je conſentis à tout, & je la menais en Dauphiné où ſont mes biens & ma famille : aſſurément c’eſt une leçon, je reconnais bien à préſent tous les inconvéniens de la pitié ; je m’en corrigerai. La voilà, Meſſieurs, la voilà, Dieu me garde de m’intéreſſer à un tel monſtre, je l’abandonne à la ſévérité des loix, & vous ſupplie de cacher avec ſoin le malheur que j’ai eu de la croire un inſtant.

Je voulus me défendre, je voulus dénoncer la vraie coupable ; mes diſcours furent traités de récriminations calomniatrices dont la Dubois ne ſe défendait qu’avec un ſouris mépriſant. Ô funeſtes effets de la miſere & de la prévention, de la richeſſe & de l’inſolence ! Était-il poſſible qu’une femme qui ſe faiſait appeler Madame la Baronne de Fulconis, qui affichait le luxe, qui ſe donnait des terres, une famille ; ſe pouvait-il qu’une telle femme pût ſe trouver coupable d’un crime où elle ne paraiſſait pas avoir le plus mince intérêt ? Tout ne me condamnait-il pas au contraire ? J’étais ſans protection, j’étais pauvre, il était bien certain que j’avais tort.

L’Exempt me lut les plaintes de la Bertrand. C’était elle qui m’avait accuſée ; j’avais mis le feu dans l’auberge pour la voler plus à mon aiſe elle l’avait été juſqu’au dernier ſou : j’avais jeté ſon enfant dans le feu, pour que le déſeſpoir où cet événement allait la plonger, en l’aveuglant ſur le reſte ; ne lui permît pas de voir mes manœuvres : j’étais d’ailleurs, avait ajouté la Bertrand, une fille de mauvaiſe vie échappée du gibet à Grenoble, & dont elle ne s’était ſottement chargée que par excès de complaiſance pour un jeune homme de ſon pays, mon amant ſans doute. J’avais publiquement & en plein jour raccroché des Moines à Lyon : en un mot, il n’était rien dont cette indigne créature n’eût profité pour me perdre, rien que la calomnie aigrie par le déſeſpoir n’eût inventé pour m’avilir. À la ſollicitation de cette femme, on avait fait un examen juridique ſur les lieux mêmes. Le feu avait commencé dans un grenier à foin où pluſieurs personnes avaient dépoſé que j’étais entrée le ſoir de ce jour funeſte, & cela était vrai. Déſirant un cabinet d’aiſance mal indiqué par la ſervante à qui je m’adreſſai, j’étais entrée dans ce galetas, ne trouvant pas l’endroit cherché, & j’y étais reſtée aſſez de temps pour faire ſoupçonner ce dont on m’accuſait, ou pour fournir au moins des probabilités ; & on le fait ; ce ſont des preuves dans ce ſiécle-ci. J’eus donc beau me défendre, l’Exempt ne me répondit qu’en m’apprêtant des fers : mais, Monſieur, dis-je encore avant que de me laiſſer enchaîner, ſi j’avais volé ma compagne de route à Villefranche, l’argent devrait ſe trouver ſur moi : qu’on me fouille. Cette défenſe ingénue n’excita que des rires ; on m’aſſura que je n’étais pas ſeule, qu’on était ſûr que j’avais des complices auxquels j’avais remis les ſommes volées, en me ſauvant. Alors la méchante Dubois qui connaiſſait la flétriſſure que j’avais eu le malheur de recevoir autrefois chez Rodin, contrefit un inſtant la commiſération. Monſieur, dit-elle à l’Exempt, on commet chaque jour tant d’erreurs ſur toutes ces choſes-ci, que vous me pardonnerez l’idée qui me vient : ſi cette fille eſt coupable de l’action dont on l’accuſe, aſſurément ce n’eſt pas ſon premier forfait ; on ne parvient pas en un jour à des délits de cette nature : viſitez cette fille, Monſieur, je vous en prie… ſi par haſard vous trouviez ſur ſon malheureux corps… mais ſi rien ne l’accuſe, permettez-moi de la défendre & de la protéger. L’Exempt conſentit à la vérification… elle allait ſe faire… un moment, Monſieur, dis-je en m’y oppoſant, cette recherche eſt inutile ; Madame ſait bien que j’ai cette affreuſe marque ; elle ſait bien auſſi quel malheur en eſt la cauſe : ce ſubterfuge de ſa part eſt un ſurcroît d’horreurs qui ſe dévoileront, ainſi que le reſte, au temple même de Thémis. Conduiſez-y-moi, Meſſieurs : voilà mes mains, couvrez-les de chaînes ; le Crime ſeul rougit de les porter, la Vertu malheureuſe en gémit, & ne s’en effraie pas. — En vérité, je n’aurais pas cru, dit la Dubois, que mon idée eût un tel ſuccès ; mais comme cette créature me récompenſe de mes bontés pour elle par d’inſidieuſes inculpations, j’offre de retourner avec elle, s’il le faut. — Cette démarche eſt parfaitement inutile, Madame la Baronne, dit l’Exempt, nos recherches n’ont que cette fille pour objet : ſes aveux, la marque dont elle eſt flétrie, tout la condamne ; nous n’avons beſoin que d’elle, & nous vous demandons mille excuſes de vous avoir dérangée ſi long-temps. Je fus auſſitôt enchaînée, jetée en croupe derriere un de ces cavaliers, & la Dubois partit en achevant de m’inſulter par le don de quelques écus laiſſés par commiſération à mes gardes pour aider à ma ſituation dans le triſte ſéjour que, allais habiter en attendant mon jugement.

Ô Vertu ! m’écriai-je, quand je me vis dans cette affreuſe humiliation, pouvais-tu recevoir un plus ſenſible outrage ! Était-il poſſible que le Crime oſât t’affronter & te vaincre avec autant d’inſolence & d’impunité !

Nous fumes bientôt à Lyon ; on me précipita dès en arrivant dans le cachot des criminels, & j’y fus écrouée comme incendiaire, fille de mauvaiſe vie, meurtriere d’enfant & voleuſe.

Il y avait eu ſept perſonnes de brûlées dans l’auberge ; j’avais penſé l’être moi-même ; j’avais voulu ſauver un enfant ; j’allais périr, mais celle qui était cauſe de cette horreur échappait à la vigilance des loix, à la juſtice du ciel : elle triomphait, elle retournait à de nouveaux crimes, tandis qu’innocente & malheureuſe, je n’avais pour perſpective que le déshonneur, que la flétriſſure & la mort.

Accoutumée depuis ſi long-temps à la calomnie, à l’injuſtice & au malheur ; faite depuis mon enfance à ne me livrer à un ſentiment de vertu, qu’aſſurée d’y trouver des épines, ma douleur fut plus ſtupide que déchirante, & je pleurai moins que je ne l’aurais cru : cependant comme il eſt naturel à la créature ſouffrante de chercher tous les moyens poſſibles de ſe tirer de l’abîme où ſon infortune l’a plongée ; le pere Antonin me vint à l’eſprit ; quelque médiocre ſecours que j’en eſpéraſſe, je ne me refuſai point à l’envie de le voir : je le demandai, il parut. On ne lui avait pas dit par quelle perſonne il était déſiré ; il affecta de ne pas me reconnaître : alors je dis au concierge qu’il était effectivement poſſible qu’il ne ſe reſſouvint pas de moi, n’ayant dirigé ma conſcience que fort jeune, mais qu’à ce titre je demandais un entretien ſecret avec lui. On y conſentit de part & d’autre. Dès que je fus ſeule avec ce Religieux, je me précipitai à ſes genoux, je les arroſai de mes larmes, en le conjurant de me ſauver de la cruelle poſition où j’étais ; je lui prouvai mon innocence ; je ne lui cachai pas que les mauvais propos qu’il m’avait tenus quelques jours auparavant avaient indiſpoſé contre moi la perſonne à laquelle j’étais recommandée, & qui ſe trouvait maintenant mon accuſatrice. Le Moine m’écouta très-attentivement. — Théreſe, me dit-il enſuite, ne t’emportes pas à ton ordinaire, ſitôt qu’on enfreint tes maudits préjugés ; tu vois où ils t’ont conduite, & tu peux facilement te convaincre à préſent qu’il vaut cent fois mieux être coquine & heureuſe, que ſage & dans l’infortune ; ton affaire eſt auſſi mauvaiſe qu’elle peut l’être, chere fille, il eſt inutile de te le déguiſer : cette Dubois dont tu me parles ayant le plus grand intérêt à ta perte y travaillera ſûrement ſous main ; la Bertrand pourſuivra, toutes les apparences ſont contre toi, & il ne faut que des apparences aujourd’hui pour faire condamner à la mort : tu es donc une fille perdue, cela eſt clair ; un ſeul moyen peut te ſauver ; je ſuis bien avec l’intendant, il peut beaucoup ſur les juges de cette ville ; je vais lui dire que tu es ma niece, & te réclamer à ce titre : il anéantira toute la procédure : je demanderai à te renvoyer dans ma famille ; je te ferai enlever, mais ce ſera pour t’enfermer dans notre couvent d’où tu ne ſortiras de ta vie… & là, je ne te le cache pas, Théreſe, eſclave aſſervie de mes caprices, tu les aſſouviras tous ſans réflexion ; tu te livreras de même à ceux de mes confreres : tu ſeras en un mot à moi comme la plus ſoumiſe des victimes… tu m’entends ; la beſogne eſt rude ; tu ſais quelles ſont les paſſions des libertins de notre eſpece : détermine-toi donc, & ne fais pas attendre ta réponſe. — Allez, mon pere, répondis-je avec horreur, allez, vous êtes un monſtre d’oſer abuſer auſſi cruellement de ma ſituation, pour me placer entre la mort & l’infamie ; je ſaurai mourir s’il le faut, mais ce ſera du moins ſans remords. — À votre volonté, me dit ce cruel homme en ſe retirant ; je n’ai jamais ſçu forcer les gens pour les rendre heureux. — La vertu vous a ſi bien réuſſi juſqu’à préſent, Théreſe, que vous avez raiſon d’encenſer ſes autels… Adieu : ne vous aviſez pas ſur-tout de me redemander davantage. Il ſortait ; un mouvement plus fort que moi me rentraîne à ſes genoux. — Tigre, m’écriai-je en larmes, ouvre ton cœur de roc à mes affreux revers, & ne m’impoſe pas pour les finir des conditions plus affreuſes pour moi que la mort… La violence de mes mouvemens avoit fait diſparaître les voiles qui couvraient mon ſein, il était nud, mes cheveux y flottaient en déſordre, il était inondé de mes larmes ; j’inſpire des déſirs à ce malhonnête homme… des déſirs qu’il veut ſatisfaire à l’inſtant ; il oſe me montrer à quel point mon état les irrite ; il oſe concevoir des plaiſirs au milieu des chaînes qui m’entourent, ſous le glaive qui m’attend pour me frapper… J’étais à genoux… il me renverſe, il ſe précipite avec moi ſur la malheureuſe paille qui me ſert de lit ; je veux crier, il enfonce de rage un mouchoir dans ma bouche ; il attache mes bras : maître de moi, l’infâme m’examine par-tout… tout devient la proie de ſes regards, de ſes attouchemens & de ſes perfides careſſes ; il aſſouvit enfin ſes déſirs.

Écoutez, me dit-il en me détachant & ſe rajuſtant lui-même, vous ne voulez pas que je vous ſois utile, à la bonne-heure ; je vous laiſſe ; je ne vous ſervirai ni ne vous nuirai, mais ſi vous vous aviſez de dire un ſeul mot de ce qui vient de ſe paſſer, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôte à l’inſtant tout moyen de pouvoir vous défendre ; réfléchiſſez bien avant que de parler. On me croit maître de votre confeſſion… vous m’entendez : il nous eſt permis de tout révéler quand il s’agit d’un criminel ; ſaiſiſſez donc bien l’eſprit de ce que je vais dire au concierge, ou j’acheve à l’inſtant de vous écraſer. Il frappe, le geolier paraît : — Monſieur, lui dit ce traître, cette bonne fille ſe trompe, elle a voulu parler d’un pere Antonin qui eſt à Bordeaux ; je ne la connais nullement, je ne l’ai même jamais vue : elle m’a prié d’entendre ſa confeſſion, je l’ai fait, je vous ſalue l’un & l’autre, & ſerai toujours prêt à me repréſenter quand on jugera mon miniſtere important.

Antonin ſort en diſant ces mots, & me laiſſe auſſi confondue de ſa fourberie, que révoltée de ſon inſolence & de ſon libertinage.

Quoi qu’il en fût, mon état était trop horrible pour ne pas faire uſage de tout ; je me reſſouvins de M. de Saint-Florent : il m’était impoſſible de croire que cet homme pût me méſeſtimer par rapport à la conduite que j’avais obſervée avec lui ; je lui avais rendu autrefois un ſervice aſſez important, il m’avait traitée d’une maniere aſſez cruelle, pour imaginer qu’il ne refuſerait pas & de réparer ſes torts envers moi dans une circonſtance auſſi eſſentielle, & de reconnaître, en ce qu’il pourrait, au moins ce que j’avais fait de ſi honnête pour lui ; le feu des paſſions pouvait l’avoir aveuglé aux deux époques où je l’avais connu ; ſes horreurs avaient une ſorte d’excuſe, mais dans ce cas-ci nul ſentiment ne devait, ſelon moi, l’empêcher de me ſecourir… Me renouvellerait-il ſes dernieres propoſitions ? mettrait-il les ſecours que j’allais exiger de lui au prix des affreux ſervices qu’il m’avait expliqués ? eh bien ! j’accepterais, & une fois libre, je trouverais bien le moyen de me ſouſtraire au genre de vie abominable auquel il aurait eu la baſſeſſe de m’engager. Pleine de ces réflexions, je lui écris, je lui peins mes malheurs, je le ſupplie de me venir voir ; mais je n’avais pas aſſez réfléchi ſur l’ame de cet homme, quand j’avais ſoupçonné la bienfaiſance capable d’y pénétrer ; je ne m’étais pas aſſez ſouvenue de ſes maximes horribles, ou, ma malheureuſe faibleſſe m’engageant toujours à juger les autres d’après mon cœur, j’avais mal-à-propos ſuppoſé que cet homme devait ſe conduire avec moi comme je l’euſſe certainement fait avec lui.

Il arrive : & comme j’avais demandé à le voir ſeul, on le laiſſe en liberté dans ma chambre. Il m’avait été facile de voir aux marques de reſpect qu’on lui avait prodiguées, quelle était ſa prépondérance dans Lyon. — Quoi ! c’eſt vous, me dit-il en jetant ſur moi des yeux de mépris, je m’étais trompé ſur la lettre ; je la croyais d’une femme plus honnête que vous, & que j’aurais ſervie de tout mon cœur ; mais que voulez-vous que je faſſe pour une imbécille de votre eſpece ? Comment, vous êtes coupable de cent crimes tous plus affreux les uns que les autres, & quand on vous propoſe un moyen de gagner honnêtement votre vie, vous vous y refuſez opiniâtrement ? On ne porta jamais la bêtiſe plus loin. — Oh ! Monſieur, m’écriai-je, je ne ſuis point coupable. — Que faut-il donc faire pour l’être, reprit aigrement cet homme dur ? La premiere fois de ma vie que je vous vois, c’eſt au milieu d’une troupe de voleurs qui veulent m’aſſaſſiner ; maintenant c’eſt dans les priſons de cette ville accuſée de trois ou quatre nouveaux crimes, & portant, dit-on, ſur vos épaules la marque aſſurée des anciens. Si vous appelez cela être honnête, apprenez-moi donc ce qu’il faut pour ne l’être pas ? — Juſte Ciel ! Monſieur, répondis-je, pouvez-vous me reprocher l’époque de ma vie où je vous ai connu, & ne ſerait-ce pas bien plutôt à moi de vous en faire rougir ? J’étais de force, vous le ſavez, Monſieur, parmi les bandits qui vous arrêterent ; ils voulaient vous arracher la vie, je vous la ſauvai, en facilitant votre évaſion, en nous échappant tous les deux ; que fîtes-vous, homme cruel, pour me rendre graces de ce ſervice ? eſt-il poſſible que vous puiſſiez vous le rappeler ſans horreur ? Vous voulûtes m’aſſaſſiner moi-même vous m’étourdîtes par des coups affreux, & profitant de l’état où vous m’aviez miſe, vous m’arrachâtes ce que j’avais de plus cher ; par un rafinement de cruauté ſans exemple, vous me dérobâtes le peu d’argent que je poſſédais, comme ſi vous euſſiez déſiré que l’humiliation & la miſere vinſſent achever d’écraſer votre victime ! Vous avez bien réuſſi, homme barbare ; aſſurément vos ſuccès ſont entiers ; c’eſt vous qui m’avez plongée dans le malheur ; c’eſt vous qui avez entr’ouvert l’abîme où je n’ai ceſſé de tomber depuis ce malheureux inſtant.

J’oublie tout néanmoins, Monſieur, oui, tout s’efface de ma mémoire, je vous demande même pardon d’oſer vous en faire des reproches, mais pourriez-vous vous diſſimuler qu’il me ſoit dû quelques dédommagemens, quelque reconnaiſſance de votre part ? Ah ! daignez n’y pas fermer votre cœur, quand le voile de la mort s’étend ſur mes triſtes jours ; ce n’eſt pas elle que je crains, c’eſt l’ignominie ; ſauvez-moi de l’horreur de mourir comme une criminelle : tout ce que j’exige de vous ſe borne à cette ſeule grace, ne me la refuſez pas, Monſieur, ne me la refuſez pas, & le Ciel & mon cœur vous en récompenſeront un jour.

J’étais en larmes, j’étais à genoux devant cet homme féroce, & loin de lire ſur ſa figure l’effet que je devais attendre des ſecouſſes dont je me flattais d’ébranler ſon ame, je n’y diſtinguais qu’une altération de muſcles cauſée par cette ſorte de luxure dont le germe eſt la cruauté. Saint-Florent était aſſis devant moi ; ſes yeux noirs & méchans me conſidéraient d’une maniere affreuſe, & je voyais ſa main faire ſur lui-même des attouchemens qui prouvaient qu’il s’en fallait bien que l’état où je le mettais fût de la pitié ; il ſe déguiſa néanmoins, & ſe levant, — Écoutez, me dit-il, toute votre procédure eſt ici dans les mains de Monſieur de Cardoville ; je n’ai pas beſoin de vous dire la place qu’il occupe ; qu’il vous ſuffiſe de ſavoir que de lui ſeul dépend votre ſort : il eſt mon ami intime depuis l’enfance, je vais lui parler ; s’il conſent à quelques arrangemens, on viendra vous prendre à l’entrée de la nuit, afin qu’il vous voie ou chez lui ou chez moi ; dans le ſecret d’une pareille interrogation, il lui ſera bien plus facile de tourner tout en votre faveur, qu’il ne le pourrait faire ici. Si cette grâce s’obtient, juſtifiez-vous quand vous le verrez, prouvez-lui votre innocence d’une maniere qui le perſuade ; c’eſt tout ce que je puis pour vous : adieu, Théreſe, tenez-vous prête à tout événement, & ſur-tout ne me faites pas faire de fauſſes démarches. Saint-Florent ſortit.

Rien n’égalait ma perplexité ; il y avait ſi peu d’accord entre les propos de cet homme, le caractere que je lui connaiſſais, & ſa conduite actuelle, que je craignis encore quelques pieges ; mais daignez me juger, Madame ; m’appartenais-il de balancer dans la cruelle poſition où j’étais ; & ne devais-je pas ſaiſir avec empreſſement tout ce qui avait l’apparence du ſecours ? Je me déterminai donc à ſuivre ceux qui viendraient me prendre : faudrait-il me proſtituer, je me défendrais de mon mieux ; eſt-ce à la mort qu’on me conduirait ? à la bonne heure, elle ne ſerait pas du moins ignominieuſe, & je ſerais débarraſſée de tous mes maux. Neuf heures ſonnent, le Geolier paraît ; je tremble. — Suivez-moi, me dit ce Cerbere ; c’eſt de la part de Meſſieurs de Saint-Florent & de Cardoville : ſongez à profiter, comme il convient, de la faveur que le Ciel vous offre ; nous en avons beaucoup ici qui déſireraient une telle grâce & qui ne l’obtiendront jamais.

Parée du mieux qu’il m’eſt poſſible, je ſuis le concierge qui me remet entre les mains de deux grands drôles dont le farouche aſpect redouble ma frayeur ; ils ne me diſent mot : le fiacre avance, & nous deſcendons dans un vaſte hôtel que je reconnais bientôt pour être celui de Saint-Florent. La ſolitude dans laquelle tout m’y paraît ne ſert qu’à redoubler ma crainte : cependant mes conducteurs me prennent par le bras, & nous montons au quatrième dans de petits appartemens qui me ſemblerent auſſi décorés que myſtérieux. À meſure que nous avancions, toutes les portes ſe fermaient ſur nous, & nous parvinmes ainſi dans un ſalon reculé où je n’aperçus aucunes fenêtres : là ſe trouvaient Saint-Florent & l’homme qu’on me dit être Monſieur de Cardoville, de qui dépendait mon affaire ; ce personnage gros & replet, d’une figure ſombre & farouche, pouvait avoir environ cinquante ans ; quoiqu’il fût en déshabillé, il était facile de voir que c’était un robin. Un grand air de ſévérité paraiſſait répandu ſur tout ſon enſemble ; il m’en impoſa. Cruelle injuſtice de la Providence, il eſt donc poſſible que le Crime effraie la Vertu. Les deux hommes qui m’avaient amenée, & que je diſtinguai mieux à la lueur des vingt bougies dont cette piece était éclairée, n’avaient pas plus de vingt-cinq à trente ans. Le premier, qu’on appelait la Roſe, était un beau brun, taillé comme Hercule ; il me parut l’aîné ; le cadet avait des traits plus efféminés, les plus beaux cheveux châtains & de très-grands yeux noirs ; il avait au moins cinq pieds dix pouces, fait à peindre, & la plus belle peau du monde, on le nommait Julien. Pour Saint-Florent vous le connaiſſez ; autant de rudeſſe dans les traits que dans le caractere, & cependant quelques beautés. — Tout eſt-il fermé, dit Saint-Florent à Julien ? — Oui, Monſieur, répondit le jeune homme : vos gens sont en débauche par vos ordres, & le portier qui veille ſeul, aura ſoin de n’ouvrir à qui que ce ſoit. Ce peu de mots m’éclaira, je frémis, mais qu’euſſai-je fait avec quatre hommes devant moi ! — Aſſeyez-vous là, mes amis, dit Cardoville en baiſant ces deux jeunes gens, nous vous emploierons au beſoin. — Théreſe, dit alors Saint-Florent en me montrant Cardoville, voilà votre juge, voilà l’homme dont vous dépendez ; nous avons raiſonné de votre affaire ; mais il me ſemble que vos crimes ſont d’une nature à ce que l’accommodement ſoit bien difficile. — Elle a quarante-deux témoins contre elle, dit Cardoville aſſis ſur les genoux de Julien, le baiſant ſur la bouche, & permettant à ſes doigts ſur ce jeune homme les attouchemens les plus immodeſtes ; nous n’avons condamné perſonne à mort depuis long-temps, dont les crimes ſoient mieux conſtatés ! — Moi, des crimes conſtatés ? — Conſtatés ou non, dit Cardoville en ſe levant & venant effrontément me parler ſous le nez, tu ſeras brûlée p… ſi par une entiere réſignation, par une obéiſſance aveugle, tu ne te prêtes à l’inſtant à tout ce que nous allons exiger de toi. — Encore des horreurs, m’écriai-je ; eh quoi ! ce ne ſera donc qu’en cédant à des infamies, que l’innocence pourra triompher des piéges que lui tendent les méchans ! — Cela eſt dans l’ordre, reprit Saint-Florent ; il faut que le plus faible céde aux déſirs du plus fort, ou qu’il ſoit victime de ſa méchanceté : c’eſt votre hiſtoire, Théreſe, obéiſſez donc, & en même temps ce libertin retrouſſa leſtement mes jupes. Je me reculai, je le repouſſai avec horreur, mais étant tombée par mon mouvement dans les bras de Cardoville, celui-ci s’emparant de mes mains, m’expoſa dès-lors ſans défenſe aux attentats de ſon confrere. On coupa les rubans de mes jupes, on déchira mon corſet, mon mouchoir de cou, ma chemiſe, & dans l’inſtant je me trouvai ſous les yeux de ces monſtres auſſi nue qu’en arrivant au monde. — De la réſiſtance, diſoient-ils l’un & l’autre en procédant à me dépouiller… de la réſiſtance… cette catin imagine pouvoir nous réſiſter… & pas un vêtement ne s’arrachait qu’il ne fût ſuivi de quelques coups.

Dès que je fus dans l’état qu’ils voulaient, aſſis tous deux ſur des fauteuils ceintrés, & qui s’accrochant l’un à l’autre reſſerraient, au milieu de leur eſpace vide, le malheureux individu qu’on y plaçait, ils m’examinerent à loiſir : pendant que l’un obſervant le devant, l’autre conſidérait le derriere ; puis ils changeaient & rechangeaient encore. Je fus ainſi lorgnée, maniée, baiſée plus d’une demi-heure, ſans qu’aucun épiſode lubrique fût négligé dans cet examen, & je crus voir qu’en ce qui s’agiſſait de préliminaires, tous deux avaient à-peu-près les mêmes fantaiſies.

Eh bien ! dit Saint-Florent à ſon ami, ne t’avais-je pas dit qu’elle avait un beau cul ! — Oui, parbleu ! ſon derriere eſt ſublime, dit le robin qui le baiſait pour-lors ; j’ai fort peu vu de reins moulés comme ceux-là ; c’eſt que c’eſt dur, c’eſt que c’eſt frais !… comment cela s’arrange-t-il avec une vie ſi débordée ? — Mais c’eſt qu’elle ne s’eſt jamais livrée d’elle-même ; je te l’ai dit, rien de plaiſant comme les aventures de cette fille ! On ne l’a jamais eue qu’en la violant ; (& alors il enfonce ſes cinq doigts réunis dans le périſtile du temple de l’Amour,) mais on l’a eue… malheureuſement, car c’eſt beaucoup trop large pour moi : accoutumé à des prémices, je ne pourrais jamais m’arranger de cela. Puis me retournant il fit la même cérémonie à mon derriere auquel il trouva le même inconvénient. — Eh bien ! dit Cardoville, tu ſais le ſecret. — Auſſi m’en ſervirai-je, répondit Saint-Florent ; & toi qui n’as pas beſoin de cette même reſſource, toi qui te contente d’une activité factice qui, quelque douloureuſe qu’elle ſoit pour une femme, perfectionne pourtant auſſi-bien la jouiſſance, tu ne l’auras qu’après moi, j’eſpere. — Cela eſt juſte, dit Cardoville, je m’occuperai, en t’obſervant, de ces préludes ſi doux à ma volupté ; je ferai la fille avec Julien & la Roſe, pendant que tu maſculiniſeras Théreſe, & l’un vaut bien l’autre, je penſe. — Mille fois mieux ſans doute ; je ſuis ſi dégoûté des femmes !… t’imagines-tu qu’il me fût poſſible de jouir de ces catins-là, ſans les épiſodes qui nous aiguillonnent ſi bien l’un & l’autre ? À ces mots, ces impudiques m’ayant fait voir que leur état exigeait des plaiſirs plus ſolides, ils ſe leverent, & me firent placer debout ſur un large fauteuil, les coudes appuyés ſur le dos de ce ſiege, les genoux ſur les bras, & tout le train de derriere abſolument penché vers eux. À peine fus-je placée qu’ils quitterent leur culotte, retrouſſerent leur chemiſe, & ſe trouverent ainſi, à la chauſſure près, parfaitement nuds de la ceinture en bas ; ils ſe montrerent en cet état à mes yeux, paſſerent & repaſſerent pluſieurs fois devant moi en affectant de me faire voir leur cul, m’aſſurant que c’était bien autre choſe que ce que je pouvais leur offrir ; tous deux étaient effectivement formés comme des femmes dans cette partie : Cardoville ſur-tout en offrait la blancheur & la coupe, l’élégance & le potelé ; ils ſe polluerent un inſtant devant moi, mais ſans émiſſion : rien que de très-ordinaire dans Cardoville ; pour Saint-Florent, c’était un monſtre ; je frémis quand je penſai que tel était le dard qui m’avait immolée. — Oh juſte Ciel ! comment un homme de cette taille avait-il beſoin de prémices ? Pouvait-ce être autre choſe que la férocité qui dirigeât de telles fantaiſies ? Mais quelles nouvelles armes allaient, hélas ! ſe préſenter à moi ! Julien & la Roſe qu’échauffait tout cela ſans doute, également débarraſſés de leur culotte, s’avancent la pique à la main… Oh ! Madame, jamais rien de pareil n’avait encore ſouillé ma vue, & quelles que ſoient mes deſcriptions antérieures, ceci ſurpaſſait tout ce que j’ai pu peindre, comme l’aigle impérieux l’emporte ſur la colombe. Nos deux débauchés s’emparerent bientôt de ces dards menaçans ; ils les careſſent, ils les polluent, ils les approchent de leur bouche, & le combat bientôt devient plus ſérieux. Saint-Florent ſe penche ſur le fauteuil où je ſuis, en telle ſorte que mes feſſes écartées ſe trouvent poſitivement à la hauteur de ſa bouche ; il les baiſe, ſa langue s’introduit en l’un & l’autre temple. Cardoville jouit de lui, s’offrant lui-même aux plaiſirs de la Roſe dont l’affreux membre s’engloutit auſſitôt dans le réduit qu’on lui préſente, & Julien placé ſous Saint-Florent l’excite de ſa bouche en ſaiſiſſant les hanches, & les modulant aux ſecouſſes de Cardoville qui traitant ton ami de Turc-à-Maure ne le quitte pas que l’encens n’ait humecté le ſanctuaire. Rien n’égalait les tranſports de Cardoville quand cette criſe s’emparait de ſes ſens : s’abandonnant avec moleſſe à celui qui lui ſert d’époux, mais preſſant avec force l’individu dont il fait ſa femme, cet inſigne libertin, avec des râlemens ſemblables à ceux d’un homme qui expire, prononçait alors des blaſphêmes affreux. Pour Saint-Florent il ſe contint, & le tableau ſe dérangea ſans qu’il eût encore mis du ſien.

En vérité, dit Cardoville à ſon ami, tu me donnes toujours autant de plaiſir que lorſque tu n’avais que quinze ans… Il eſt vrai, continua-t-il en ſe retournant & baiſant la Roſe, que ce beau garçon ſait bien m’exciter… Ne m’as-tu pas trouvé bien large aujourd’hui, cher ange ?… le croirais-tu, Saint-Florent, c’eſt la trente-ſixième fois que je le ſuis du jour… il fallait bien que cela partit : à toi, cher ami, continua cet homme abominable en ſe plaçant dans la bouche de Julien, le nez colé dans mon derriere, & le ſien offert à Saint-Florent, à toi pour la trente-ſeptième. Saint-Florent jouit de Cardoville, la Roſe jouit de Saint-Florent, & celui-ci au bout d’une courte carriere brûle avec ſon ami le même encens qu’il en avait reçu. Si l’extaſe de Saint-Florent était plus concentrée, elle n’en était pas moins vive, moins bruyante, moins criminelle que celle de Cardoville ; l’un prononçait en hurlant tout ce qui lui venait à la bouche, l’autre contenait ſes tranſports ſans qu’ils en fuſſent moins actifs ; il choiſiſſait ſes paroles, mais elles n’en étaient que plus ſales & plus impures encore : l’égarement & la rage en un mot paraiſſaient être les caractères du délire de l’un, la méchanceté, la férocité ſe trouvaient peints dans l’autre. — Allons, Théreſe, ranime-nous, dit Cardoville ; tu vois ces flambeaux éteints, il faut les rallumer de nouveau. Pendant que Julien allait jouir de Cardoville, & la Roſe de Saint-Florent, les deux libertins penchés ſur moi devaient alternativement placer dans ma bouche leurs dards émouſſés ; lorſque j’en pompais un, il fallait de mes mains ſecouer & polluer l’autre, puis d’une liqueur ſpiritueuſe que l’on m’avait donnée je devais humecter & le membre même & toutes les parties adjacentes ; mais je ne devais pas ſeulement m’en tenir à ſucer, il fallait que ma langue tournât autour des têtes, & que mes dents les mordillaſſent en même temps que mes levres les prenaient. Cependant nos deux patiens étaient vigoureuſement ſecoués ; Julien & la Roſe changeaient afin de multiplier les ſenſations produites par la fréquence des entrées & des ſorties. Quand deux ou trois hommages eurent enfin coulé dans ces temples impurs, je m’aperçus de quelque conſiſtance ; Cardoville quoique le plus âgé fut le premier qui l’annonça ; une claque de toute la force de ſa main ſur l’un de mes tétons en fut la récompenſe. Saint-Florent ſuivit de près ; une de mes oreilles preſqu’arrachée fut le prix de mes peines. On ſe remit, & peu après on m’avertit de me préparer à être traitée comme je le méritais. Au fait de l’affreux langage de ces libertins, je vis bien que les vexations allaient fondre ſur moi. Les implorer dans l’état où ils venaient de ſe mettre l’un & l’autre n’aurait ſervi qu’à les enflammer davantage : ils me placerent donc, nue comme je l’étais, au milieu d’un cercle qu’ils formerent en s’aſſeyant tous quatre autour de moi. J’étais obligée de paſſer tour-à-tour devant chacun d’eux, & de recevoir de lui la pénitence qu’il lui plaiſait de m’ordonner ; les jeunes ne furent pas plus compatiſſans que les vieux, mais Cardoville ſur-tout ſe diſtingua par des rafinemens de taquineries dont Saint-Florent tout cruel qu’il était n’approcha qu’avec peine.

Un peu de repos ſuccéda à ces cruelles orgies ; on me laiſſa reſpirer quelques inſtans ; j’étais moulue, mais ce qui me ſurprit, ils guérirent mes plaies en moins de temps qu’ils n’en avaient mis à les faire ; il n’en demeura pas la plus légère trace. Les lubricités ſe reprirent.

Il y avait des inſtans où tous ces corps ſemblaient n’en faire qu’un, & où Saint-Florent amant & maîtreſſe recevait avec profuſion ce que l’impuiſſant Cardoville ne prêtait qu’avec économie : le moment d’après n’agiſſant plus, mais ſe prêtant de toutes les manieres, & ſa bouche & ſon cul ſervaient d’autels à d’affreux hommages. Cardoville ne peut tenir à tant de tableaux libertins. Voyant ſon ami déjà tout en l’air, il vient s’offrir à ſa luxure : Saint-Florent en jouit ; j’aiguiſe les fleches, je les préſente aux lieux où elles doivent s’enfoncer, & mes feſſes expoſées ſervent de perſpective à la lubricité des uns, de plaſtron à la cruauté des autres : enfin nos deux libertins devenus plus ſages par la peine qu’ils ont à réparer, ſortent delà ſans aucune perte, & dans un état propre à m’effrayer plus que jamais. Allons, la Roſe, dit Saint-Florent, prends cette gueuſe, & rétrécis-la-moi ; je n’entendais pas cette expreſſion : une cruelle expérience m’en découvrit bientôt le ſens. La Roſe me ſaiſit, il me place les reins, ſur une ſellette ronde qui n’a pas un pied de diamètre ; là, ſans autre point d’appui, mes jambes tombent d’un côté, ma tête & mes bras de l’autre ; on fixe mes quatre membres à terre dans le plus grand écart poſſible ; le bourreau qui va rétrécir les voies s’arme d’une longue aiguille au bout de laquelle eſt un fil ciré, & ſans s’inquiéter ni du ſang qu’il va répandre, ni des douleurs qu’il va m’occaſionner, le monſtre, en face des deux amis que ce ſpectacle amuſe, ferme, au moyen d’une couture, l’entrée du temple de l’Amour ; il me retourne dès qu’il a fini, mon ventre porte ſur la ſellette ; mes membres pendent, on les fixe de même, & l’autel indécent de Sodôme ſe barricade de la même maniere : je ne vous parle point de mes douleurs, Madame, vous devez vous les peindre, je fus prête à m’en évanouir. — Voilà comme il me les faut, dit Saint-Florent, quand on m’eût replacée ſur les reins, & qu’il vit bien à ſa portée la fortereſſe qu’il voulait envahir. Accoutumé à ne cueillir que des prémices, comment ſans cette cérémonie pourrais-je recevoir quelques plaiſirs de cette créature. Saint-Florent était dans la plus violente érection, on l’étrillait pour la ſoutenir ; il s’avance la pique à la main ; ſous ſes regards, pour l’exciter encore, Julien jouit de Cardoville ; Saint-Florent m’attaque, enflammé par les réſiſtances qu’il trouve, il pouſſe avec une incroyable vigueur, les fils ſe rompent, les tourmens de l’enfer n’égalent pas les miens ; plus mes douleurs ſont vives, plus paraiſſent piquans les plaiſirs de mon perſécuteur. Tout cède enfin à ſes efforts, je ſuis déchirée, le dard étincelant a touché le fond, mais Saint-Florent qui veut ménager ſes forces ne fait que l’atteindre ; on me retourne, mêmes obſtacles, le cruel les obſerve en ſe polluant, & ſes mains féroces moleſtent les environs pour être mieux en état d’attaquer la place. Il s’y préſente, la petiteſſe naturelle du local rend les attaques bien plus vives, mon redoutable vainqueur a bientôt briſé tous les freins ; je ſuis en ſang ; mais qu’importe au triomphateur ? Deux vigoureux coups de reins le placent au ſanctuaire, & le ſcélérat y conſomme un ſacrifice affreux dont je n’aurais pas ſupporté, un inſtant de plus, les douleurs.

À moi, dit Cardoville, en me faiſant détacher, je ne la coudrai pas, la chere fille, mais je vais la placer ſur un lit de camp qui lui rendra toute la chaleur, toute l’élaſticité que ſon tempérament ou ſa vertu nous refuſe. La Roſe ſort auſſitôt d’une grande armoire, une croix diagonale d’un bois très-épineux. C’eſt là-deſſus que cet inſigne débauché veut qu’on me place, mais par quel épiſode va-t-il améliorer ſa cruelle jouiſſance ? Avant de m’attacher, Cardoville fait pénétrer lui-même, dans mon derriere une boule argentée de la groſſeur d’un œuf ; il l’y enfonce à force de pommade ; elle diſparaît. À peine eſt-elle dans mon corps que je la ſens gonfler & devenir brûlante ; ſans écouter mes plaintes, je ſuis fortement garrotée ſur ce chevalet aigu ; Cardoville pénétre en ſe collant à moi ; il preſſe mon dos, mes reins & mes feſſes ſur les pointes qui les ſupportent. Julien ſe place également dans lui ; obligée ſeule à ſupporter le poids de ces deux corps, & n’ayant d’autre appui que ces maudits nœuds qui me diſloquent, vous vous peignez, facilement mes douleurs ; plus je repouſſe ceux qui me preſſent, plus ils me rejettent ſur les inégalités qui me lacerent. Pendant ce tems, la terrible boule remontée juſqu’à mes entrailles les criſpe, les brûle & les déchire ; je jette les hauts cris : il n’eſt point d’expreſſions dans le monde qui puiſſent peindre ce que j’éprouve ; cependant mon bourreau jouit, ſa bouche imprimée ſur la mienne, ſemble reſpirer ma douleur pour en accroître ſes plaiſirs : on ne ſe repréſente point ſon ivreſſe ; mais à l’exemple de ſon ami, ſentant ſes forces prêtes à ſe perdre, il veut avoir tout goûté avant qu’elles ne l’abandonnent. On me retourne, la boule que l’on m’a fait rendre va produire au vagin le même incendie qu’elle alluma dans les lieux qu’elle quitte ; elle deſcend, elle brûle juſqu’au fond de la matrice : on ne m’en attache pas moins ſur le ventre à la perfide croix, & des parties bien plus délicates vont ſe moleſter ſur les nœuds qui les reçoivent. Cardoville pénétre au ſentier défendu ; il le perfore pendant qu’on jouit également de lui : le délire s’empare enfin de mon perſécuteur, ſes cris affreux annoncent le complément de ſon crime ; je ſuis inondée, l’on me détache.

Allons, mes amis, dit Cardoville aux deux jeunes gens, emparez-vous de cette Catin, & jouiſſez-en à votre caprice ; elle eſt à vous, nous vous l’abandonnons. Les deux libertins me ſaiſiſſent. Pendant que l’un jouit du devant, l’autre s’enfonce dans le derriere ; ils changent & rechangent encore ; je ſuis plus déchirée de leur prodigieuſe groſſeur, que je ne l’ai été du briſement des artificieuſes barricades de Saint-Florent ; & lui & Cardoville s’amuſent de ces jeunes gens pendant qu’ils s’occupent de moi. Saint-Florent, ſodomiſe la Roſe qui me traite de la même maniere, & Cardoville en fait autant à Julien qui s’excite chez moi dans un lieu plus décent. Je ſuis le centre de ces abominables orgies, j’en ſuis le point fixe, & le reſſort ; déjà quatre fois chacun, la Roſe & Julien ont rendu leur culte à mes autels, tandis que Cardoville & Saint-Florent, moins vigoureux ou plus énervés ſe contentent d’un ſacrifice à ceux de mes amans. — C’eſt le dernier, il était tems, j’étais prête à m’évanouir.

— Mon camarade vous a fait bien du mal, Théreſe, me dit Julien, & moi je vais tout réparer. Muni d’un flacon d’eſſence, il m’en frotte à pluſieurs repriſes. Les traces des atrocités de mes bourreaux s’évanouiſſent, mais rien n’appaiſe mes douleurs ; je n’en éprouvai jamais d’auſſi vives.

— Avec l’art que nous avons pour faire diſparaître les veſtiges de nos cruautés, celles qui voudraient ſe plaindre de nous n’auraient pas beau jeu, n’eſt-ce pas, Théreſe, me dit Cardoville ? Quelles preuves offriraient-elles de leurs accuſations ? — Oh ! dit Saint-Florent, la charmante Théreſe n’eſt pas dans le cas des plaintes ; à la veille d’être elle-même immolée, ce ſont des prieres que nous devons attendre d’elle, & non pas des accuſations. — Qu’elle n’entreprenne ni l’un ni l’autre, répliqua Cardoville ; elle nous inculperait ſans être entendue : la conſidération la prépondérance que nous avons dans cette ville, ne permettrait pas qu’on prît garde à des plaintes qui reviendraient toujours à nous, & dont nous ſerions en tout tems les maîtres. Son ſupplice n’en ſerait que plus cruel & plus long. Théreſe doit ſentir que nous nous ſommes amuſés de ſon individu par la raiſon naturelle & ſimple qui engage la force à abuſer de la faibleſſe ; elle doit ſentir qu’elle ne peut échapper à ſon jugement : qu’il doit être ſubi ; qu’elle le ſubira ; que ce ſerait envain qu’elle divulguerait ſa ſortie de priſon cette nuit ; on ne la croirait pas ; le geolier, tout à nous, la démentirait auſſitôt. Il faut donc que cette belle & douce fille, ſi pénétrée de la grandeur de la Providence, lui offre en paix : tout ce qu’elle vient de ſouffrir & tout ce qui l’attend encore ; ce ſeront comme autant d’expiations aux crimes affreux qui la livrent aux lois ; reprenez vos habits, Théreſe, il n’eſt pas encore jour, les deux hommes qui vous ont amenée vont vous reconduire dans votre priſon. Je voulus dire un mot, je voulus me jetter aux genoux de ces Ogres, ou pour les adoucir, ou pour leur demander la mort. Mais on m’entraîne & l’on me jette dans un fiacre où mes deux conducteurs s’enferment avec moi ; à peine y furent-ils que d’infâmes déſirs les enflammerent encore. — Tiens-la-moi, dit Julien à la Roſe, il faut que je la ſodomiſe ; je n’ai jamais vu de derriere où je fus plus voluptueuſement comprimé ; je te rendrai le même ſervice. Le projet s’exécute, j’ai beau vouloir me défendre, Julien triomphe, & ce n’eſt pas ſans d’affreuſes douleurs, que je ſubis cette nouvelle attaque : la groſſeur exceſſive de l’aſſaillant, le déchirement de ces parties, les feux dont cette maudite boule a dévoré mes inteſtins, tout contribue à me faire éprouver des tourmens, renouvellés par la Roſe dès que ſon camarade a fini. Avant que d’arriver je fus donc encore une fois victime du libertinage criminel de ces indignes valets ; nous entrâmes enfin. Le geolier nous reçut, il était ſeul, il faiſait encore nuit, perſonne ne me vit rentrer. — Couchez-vous, me dit-il, Théreſe, en me remettant dans ma chambre, & ſi jamais vous vouliez dire à qui que ce fût que vous êtes ſortie cette nuit de priſon, ſouvenez-vous que je vous démentirais, & que cette inutile accuſation ne vous tirerait pas d’affaire… Et je regretterais de quitter ce monde, me dis-je dès que je fus ſeule ! Je craindrais d’abandonner un Univers compoſé de tels monſtres ! Ah ! que la main de Dieu m’en arrache dès l’inſtant même de telle maniere que bon lui ſemblera, je ne m’en plaindrai plus ; la ſeule conſolation qui puiſſe reſter au malheureux né parmi tant de bêtes féroces, eſt l’eſpoir de les quitter bientôt.

Le lendemain je n’entendis parler de rien, & réſolue de m’abandonner à la Providence, je végétai ſans vouloir prendre aucune nourriture. Le jour d’enſuite Cardoville vint m’interroger, je ne pus m’empêcher de frémir en voyant avec quel ſang-froid ce Coquin venait exercer la juſtice, lui, le plus ſcélérat des hommes, lui qui, contre tous les droits de cette juſtice dont il ſe revêtiſſait, venait d’abuſer auſſi cruellement de mon innocence & de mon infortune ; j’eus beau plaider ma cauſe, l’art de ce malhonnête homme me compoſa des crimes de toutes mes défenſes : quand toutes les charges de mon procès furent bien établies ſelon ce juge inique, il eut l’impudence de me demander ſi je connaiſſais dans Lyon un riche particulier nommé Monſieur de Saint-Florent ; je répondis que je le connaiſſais. — Bon, dit Cardoville, il ne m’en faut pas davantage : ce Monſieur de Saint-Florent que vous avouez connaître, vous connaît parfaitement auſſi, il a dépoſé vous avoir vue dans une troupe de voleurs où vous fûtes la premiere à lui dérober ſon argent & ſon porte-feuille. Vos camarades voulaient lui ſauver la vie, vous conſeillâtes de la lui ôter ; il réuſſit néanmoins à fuir. Ce même Monſieur de Saint-Florent ajoute, que quelques années après, vous ayant reconnue dans Lyon, il vous avait permis de venir le ſaluer chez lui ſur vos inſtances, ſur votre parole d’une excellente conduite actuelle, & que là, pendant qu’il vous ſermonnait, pendant qu’il vous engageait à perſiſter dans la bonne route, vous aviez porté l’inſolence & le crime juſqu’à choiſir ces inſtans de ſa bienfaiſance pour lui dérober une montre & cent louis qu’il avait laiſſés ſur ſa cheminée… Et Cardoville profitant du dépit & de la colere où me portaient d’auſſi atroces calomnies, ordonna au Greffier d’écrire que j’avouais ces accuſations par mon ſilence & par les impreſſions de ma figure.

Je me précipite à terre ; je fais retentir la voûte de mes cris, je frappe ma tête contre les carreaux à deſſein d’y trouver une mort plus prompte, & ne rencontrant pas d’expreſſions à ma rage : ſcélérat, m’écriai-je, je m’en rapporte au Dieu juſte qui me vengera de tes crimes, il démêlera l’innocence, il te fera repentir de l’indigne abus que tu fais de ton autorité ! Cardoville ſonne ; il dit au geolier de me rentrer, attendu que troublée par mon déſeſpoir & par mes remords je ne ſuis pas en état de ſuivre

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l’interrogation ; mais qu’au ſurplus, elle eſt complette puiſque j’ai avoué tous mes crimes. Et le ſcélérat ſort en paix !… Et la foudre ne l’écraſe point !

L’affaire alla bon train ; conduite par la haine, la vengeance & la luxure, je fus promptement condamnée & conduite à Paris pour la confirmation de ma ſentence. C’eſt dans cette route fatale, & faite, quoiqu’innocente, comme la derniere des criminelles, que les réflexions les plus ameres & les plus douloureuſes vinrent achever de déchirer mon cœur ! Sous quel aſtre fatal faut-il que je ſois née, me diſais-je, pour qu’il me ſoit impoſſible de concevoir un ſeul ſentiment honnête qui ne me plonge auſſitôt dans un océan d’infortunes ! Et comment ſe peut-il que cette Providence éclairée dont je me plais d’adorer la juſtice, en me puniſſant de mes vertus, m’offre en même-tems au pinacle ceux qui m’écraſaient de leurs crimes !

Un uſurier dans mon enfance veut m’engager à commettre un vol, je le refuſe, il s’enrichit. Je tombe dans une bande de voleurs, je m’en échappe avec un homme à qui je ſauve la vie, pour ma récompenſe il me viole. J’arrive chez un ſeigneur débauché qui me fait dévorer par ſes chiens, pour n’avoir pas voulu empoiſonner ſa tante. Je vais delà chez un chirurgien inceſtueux & meurtrier à qui je tâche d’épargner une action horrible ; le bourreau me marque comme une criminelle : ſes forfaits ſe conſomment ſans doute, il fait ſa fortune, & je ſuis obligée de mendier mon pain. Je veux m’approcher des ſacremens, je veux implorer avec ferveur l’Être ſuprême dont je reçois néanmoins tant de maux, le tribunal auguſte où j’eſpere de me purifier dans l’un de nos plus ſaints myſteres, devient le théâtre ſanglant de mon ignominie : le monſtre qui m’abuſe & qui me ſouille s’élève aux plus grands honneurs de ſon Ordre, & je retombe dans l’abîme affreux de la miſere. J’eſſaie de ſauver une femme de la fureur de ſon mari, le cruel veut me faire mourir en perdant mon ſang goutte à goutte. Je veux ſoulager un pauvre, il me vole. Je donne des ſecours à un homme évanoui, l’ingrat me fait tourner une roue comme une bête ; il me pend pour ſe délecter ; les faveurs du ſort l’environnent, & je ſuis prête à mourir ſur un échafaud pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me ſéduire pour un nouveau forfait, je perds une ſeconde fois le peu de bien que je poſſéde, pour ſauver les tréſors de ſa victime. Un homme ſenſible veut me dédommager de tous mes maux par l’offre de ſa main, il expire dans mes bras, avant que de le pouvoir. Je m’expoſe dans un incendie pour ravir aux flammes un enfant qui ne m’appartient pas ; la mere de cet enfant m’accuſe & m’intente un procès criminel. Je tombe dans les mains de ma plus mortelle ennemie qui veut me ramener de force chez un homme dont la paſſion eſt de couper des têtes : ſi j’évite le glaive de ce ſcélérat, c’eſt pour retomber ſous celui de Thémis. J’implore la protection d’un homme à qui j’ai ſauvé la fortune & la vie ; j’oſe attendre de lui de la reconnaiſſance, il m’attire dans ſa maiſon, il me ſoumet à des horreurs, il y fait trouver le juge inique de qui mon affaire dépend, tous deux abuſent de moi, tous deux m’outragent, tous deux hâtent ma perte ; la fortune les comble de faveurs, & je cours à la mort.

Voilà ce que les hommes m’ont fait éprouver, voilà ce que m’a appris leur dangereux commerce ; eſt-il étonnant que mon ame aigrie par le malheur, révoltée d’outrages & d’injuſtices, n’aſpire plus qu’à briſer ſes liens ?

Mille excuſes, Madame, dit cette fille infortunée en terminant ici ſes aventures ; mille pardons d’avoir ſouillé votre eſprit de tant d’obſcénités, d’avoir ſi long-temps, en un mot, abuſé de votre patience. J’ai peut-être offenſé le Ciel par des récits impurs, j’ai renouvelé mes plaies, j’ai troublé votre repos ; adieu, Madame, adieu ; l’aſtre ſe leve, mes gardes m’appellent, laiſſez-moi courir à mon ſort, je ne le redoute plus, il abrégera mes tourmens : ce dernier inſtant de l’homme n’eſt terrible que pour l’être fortuné dont les jours ſe ſont écoulés ſans nuages ; mais la malheureuſe créature qui n’a reſpiré que le venin des couleuvres, dont les pas chancelans n’ont preſſé que des ronces, qui n’a vu le flambeau du jour que comme le voyageur égaré voit en tremblant les ſillons de la foudre ; celle à qui ſes cruels revers ont enlevé parens, amis, fortune, protection & ſecours ; celle qui n’a plus dans le monde que des pleurs pour s’abreuver, & des tribulations pour ſe nourrir, celle-la, dis-je, voit avancer la mort ſans la craindre, elle la ſouhaite même comme un port aſſuré où la tranquillité renaîtra, pour elle, dans le ſein d’un Dieu trop juſte pour permettre que l’innocence avilie ſur la terre ne trouve pas dans un autre monde le dédommagement de tant de maux.


L’honnête M. de Corville n’avait point entendu cette hiſtoire ſans en être profondément ému ; pour Madame de Lorſange en qui, comme nous l’avons dit, les monſtrueuſes erreurs de ſa jeuneſſe n’avaient point éteint la ſenſibilité, elle était prête à s’en évanouir.

— Mademoiſelle, dit-elle à Juſtine, il eſt difficile. de vous entendre ſans prendre à vous le plus vif intérêt ; mais faut-il l’avouer ! un ſentiment inexplicable bien plus tendre que je ne vous le peins m’entraîne invinciblement vers vous, & fait mes propres maux des vôtres. Vous m’avez déguiſé votre nom, vous m’avez caché votre naiſſance, je vous conjure de m’avouer votre ſecret ; ne vous imaginez pas que ce ſoit une vaine curioſité qui m’engage à vous parler ainſi… Grand Dieu ! ce que je ſoupçonne ſerait-il ?… Ô Théreſe ! ſi vous étiez Juſtine ?… ſi vous étiez ma ſœur ! — Juſtine ! Madame ! quel nom ! — Elle aurait aujourd’hui votre âge… — Juliette ! eſt-ce toi que j’entends, dit la malheureuſe priſonniere en ſe jetant dans les bras de Madame de Lorſange ?… toi, ma ſœur !… ah ! je mourrai bien moins malheureuſe puiſque j’ai pu t’embraſſer encore une fois !… Et les deux ſœurs étroitement ſerrées dans les bras l’une de l’autre ne s’entendaient plus que par leurs ſanglots, ne s’exprimaient plus que par leurs larmes.

Monſieur de Corville ne put retenir les ſiennes ; ſentant qu’il lui devient impoſſible de ne pas prendre à cette affaire le plus grand intérêt, il paſſe dans une autre chambre, il écrit au Chancelier, il peint en traits de feu l’horreur du ſort de la pauvre Juſtine que nous continuerons d’apeller Théreſe : il ſe rend garant de ſon innocence, il demande que, juſqu’à l’éclairciſſement du procès, la prétendue coupable n’ait d’autre priſon que ſon château, & s’engage à la repréſenter au premier ordre de ce chef ſouverain de la Juſtice ; il ſe fait connaître aux deux conducteurs de Théreſe, les charge de ſes lettres, leur répond de la priſonniere ; il eſt obéi, Théreſe lui eſt confiée ; une voiture s’avance ; approchez, créature trop infortunée, dit alors Monſieur de Corville à l’intéreſſante ſœur de Madame de Lorſange, approchez, tout va changer pour vous ; il ne ſera pas dit que vos vertus reſtent toujours ſans récompenſe, & que la belle ame que vous avez reçue de la Nature n’en rencontre jamais que de fer : ſuivez-nous, ce n’eſt plus que de moi que vous dépendez… Et Monſieur de Corville explique en peu de mots ce qu’il vient de faire.

Homme reſpectable & chéri, dit Madame de Lorſange en ſe précipitant aux genoux de ſon amant, voilà le plus beau trait que vous ayiez fait de vos jours, c’eſt à celui qui connaît véritablement le cœur de l’homme & l’eſprit de la loi, à venger l’innocence opprimée. La voilà, Monſieur, la voilà votre priſonniere : va, Théreſe, va, cours, vole à l’inſtant te jetter aux pieds de ce protecteur équitable qui ne t’abandonnera pas comme les autres. Ô Monſieur, ſi les liens de l’amour m’étaient chers avec vous, combien vont-ils me le devenir davantage, reſſerrés par la plus tendre eſtime… Et ces deux femmes embraſſaient tour-à-tour les genoux d’un ſi généreux ami ; & les arroſaient de leurs larmes.

On arriva en peu d’heures au château ; là, Monſieur de Corville & Madame de Lorſange s’occuperent à l’envi l’un de l’autre de faire paſſer Théreſe de l’excès du malheur au comble de l’aiſance. Ils la nouriſſaient avec délices des mets les plus ſucculens ; ils la couchaient dans les meilleurs lits, ils voulaient qu’elle ordonnât chez eux ; ils y mettaient enfin toute la délicateſſe qu’il était poſſible d’attendre de deux ames ſenſibles. On lui fit faire des remedes pendant quelques jours, on la baigna, on la para, on l’embellit, elle était l’idole des deux amans, c’était à qui des deux lui ferait le plutôt oublier ſes malheurs. Avec quelques ſoins un excellent chirurgien ſe chargea de faire diſparaître cette marque ignominieuſe, fruit cruel de la ſcélérateſſe de Rodin ; tout répondait aux ſoins des bienfaiteurs de Théreſe : déjà les traces de l’infortune s’effaçaient du front de cette aimable fille ; déjà les Grâces y rétabliſſaient leur empire. Aux teintes livides de ſes joues d’albâtre ſuccédaient les roſes de ſon âge, flétries par autant de chagrins. Le rire effacé de ſes levres depuis tant d’années y reparut enfin ſous l’aile des Plaiſirs. Les meilleures nouvelles venaient d’arriver de la Cour ; Monſieur de Corville avait mis toute la France en mouvement, il avait ranimé le zele de Monſieur S*** qui s’était joint à lui pour peindre les malheurs de Théreſe, & pour lui rendre une tranquillité qui lui était ſi bien dûe. Il arriva enfin des lettres du Roi qui purgeaient Théreſe de tous les procès injuſtement intentés contre elle, qui lui rendaient le titre d’honnête citoyenne, impoſaient à jamais ſilence à tous les tribunaux du royaume où l’on avait cherché à la diffamer, & lui accordaient mille écus de penſion ſur l’or ſaiſi dans l’atelier des faux-monnoyeurs du Dauphiné. On avait voulu s’emparer de Cardoville & de Saint-Florent, mais ſuivant la fatalité de l’étoile attachée à tous les perſécuteurs de Théreſe, l’un, Cardoville, venait, avant que ſes crimes ne fuſſent connus, d’être nommé à l’intendance de … l’autre à l’intendance générale du commerce des Colonies ; chacun était déja à ſa deſtination, les ordres ne rencontrerent que des familles puiſſantes qui trouverent bientôt les moyens d’appaiſer l’orage, & tranquilles au ſein de la fortune, les forfaits de ces monſtres furent bientôt oubliés[1].

À l’égard de Théreſe, ſitôt qu’elle apprit tant de choſes agréables pour elle, peu s’en fallut qu’elle n’expirât de joie ; elle en verſa pluſieurs jours de ſuite des larmes bien douces, dans le ſein de ſes protecteurs, lorſque tout-à-coup ſon humeur changea, ſans qu’il fût poſſible d’en deviner la cauſe, Elle devint ſombre, inquiete, rêveuſe, quelquefois elle pleurait au milieu de ſes amis, ſans pouvoir elle-même expliquer le ſujet de ſes peines. Je ne ſuis pas née pour tant de félicités, diſait-elle à Madame de Lorſange … oh, ma chere ſœur, il eſt impoſſible qu’elles ſoient longues. On avait beau l’aſſurer que toutes ſes affaires étant finies, elle ne devait plus avoir d’inquiétude ; rien ne parvenait à la calmer : on eût dit que cette triſte créature uniquement deſtinée au malheur, & ſentant la main de l’infortune toujours ſuſpendue ſur ſa tête prévît déjà les derniers coups dont elle allait être écraſée.

Monſieur de Corville habitait encore la campagne ; on était ſur la fin de l’Été, on projetait une promenade que l’approche d’un orage épouvantable paraiſſait devoir déranger ; l’excès de la chaleur avait contraint à laiſſer tout ouvert. L’éclair brille, la grêle tombe, les vents ſifflent, le feu du ciel agite les nues, il les ébranle d’une maniere horrible ; il ſemblait que la Nature ennuyée de ſes ouvrages, fût prête à confondre tous les élémens pour les contraindre à des formes nouvelles. Madame de Lorſange effrayée ſupplie ſa ſœur de fermer tout, le plus promptement poſſible. Monſieur de Corville rentrait en ce moment ; Théreſe empreſſée de calmer ſa ſœur vole aux fenêtres qui ſe briſent déjà ; elle veut lutter une minute contre le vent qui la repouſſe, à l’inſtant un éclat de foudre la renverſe au milieu du ſalon.

Madame de Lorſange jette un cri épouvantable & s’évanouit : Monſieur de Corville appelle au ſecours, les ſoins ſe diviſent, on rappelle Madame de Lorſange à la lumiere, mais la malheureuſe Théreſe eſt frappée de façon à ce que l’eſpoir même ne puiſſe plus ſubſiſter pour elle ; la foudre était entrée par le ſein droit ; après avoir conſumé ſa poitrine, ſon viſage, elle était reſſortie par le milieu du ventre. Cette miſérable créature faiſait horreur à regarder ; Monſieur de Corville ordonne qu’on l’emporte… — « Non, dit Madame de Lorſange, en ſe levant avec le plus grand calme ; non, laiſſez-là ſous mes regards, Monſieur, j’ai beſoin de la contempler pour m’affermir dans les réſolutions que je viens de prendre. Écoutez-moi, Corville, & ne vous oppoſez pas ſur-tout au parti que j’adopte, à des deſſeins dont rien au monde ne pourrait me diſtraire à préſent.

» Les malheurs inouis qu’éprouve cette infortunée, quoiqu’elle ait toujours reſpecté ſes devoirs, ont quelque choſe de trop extraordinaire, pour ne pas m’ouvrir les yeux ſur moi-même ; ne vous imaginez pas que je m’aveugle par ces fauſſes lueurs de félicité dont nous avons vu jouir dans le cours des aventures de Théreſe, les ſcélérats qui l’ont flétrie. Ces caprices de la main du Ciel ſont des énigmes qu’il ne nous appartient pas de dévoiler, mais qui ne doivent jamais nous ſéduire. Ô mon ami ! La proſpérité du Crime n’eſt qu’une épreuve où la Providence veut mettre la Vertu, elle eſt comme la foudre dont les feux trompeurs n’embéliſſent un inſtant l’atmoſphère, que pour précipiter dans les abîmes de la mort le malheureux qu’elles ont ébloui. En voilà l’exemple ſous nos yeux ; les calamités incroyables, les revers effrayans & ſans interruption, de cette fille charmante, ſont un avertiſſement que l’Éternel me donne d’écouter la voix de mes remords & de me jetter enfin dans ſes bras. Quelle punition dois-je craindre de lui, moi, dont le libertinage, l’irréligion, & l’abandon de tous principes ont marqué chaque inſtant de la vie. À quoi dois-je m’attendre, puiſque c’eſt ainſi qu’eſt traitée celle qui n’eut pas de ſes jours une ſeule erreur véritable à ſe reprocher. Séparons-nous, Corville, il en eſt temps, aucune chaîne ne nous lie, oubliez-moi, & trouvez bon que j’aille par un repentir éternel abjurer aux pieds de l’Être ſuprême, les infamies dont je me ſuis ſouillée. Ce coup affreux était néceſſaire à ma converſion dans cette vie, il l’était au bonheur que j’oſe eſpérer dans l’autre. Adieu, Monſieur ; la derniere marque que j’attends de votre amitié eſt de ne faire aucune ſorte de perquiſitions, pour ſavoir ce que je ſuis devenue. Ô Corville ! je vous attends dans un monde meilleur, vos vertus doivent vous y conduire ; puiſſent les macérations où je vais, pour expier mes crimes, paſſer les malheureuſes années qui me reſtent, me permettre de vous y revoir un jour ».

Madame de Lorſange quitte auſſitôt la maiſon : elle prend quelqu’argent avec elle, s’élance dans une voiture, abandonne à Monſieur de Corville le reſte de ſon bien en lui indiquant des legs pieux, & vole à Paris, où elle entre aux Carmélites, dont au bout de très-peu d’années, elle devient l’exemple & l’édification, autant par ſa haute piété, que par la ſageſſe de ſon eſprit, & la régularité de ſes mœurs.

M. de Corville, digne d’obtenir les premiers emplois de ſa patrie, y parvint, & n’en fut honoré que pour faire à la fois le bonheur des Peuples, la gloire de ſon Maître, qu’il ſervit bien, quoique miniſtre, & la fortune de ſes amis.

Ô vous, qui répandites des larmes ſur les malheurs de la Vertu ; vous, qui plaignites l’infortunée Justine ; en pardonnant les crayons, peut-être un peu forts que l’on s’eſt trouvé contraint d’employer, puiſſiez-vous tirer au moins de cette hiſtoire le même fruit que Madame de Lorſange ! Puiſſiez-vous vous convaincre avec elle, que le véritable bonheur n’eſt qu’au ſein de la Vertu, & que ſi dans des vues qu’il ne nous appartient pas d’approfondir, Dieu permet qu’elle ſoit perſécutée ſur la Terre, c’eſt pour l’en dédommager dans le Ciel par les plus flatteuſes récompenſes.



FIN.
  1. Quant aux Moines de Sainte-Marie-des-Bois, la ſuppreſſion des Ordres religieux découvrira les crimes atroces de cette horrible engeance.