K.Z.W.R.13/Le Chauffeur Otto Rosenthal

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Imprimerie Financière et Commerciale (p. 135-148).

Chapitre II

LE CHAUFFEUR OTTO ROSENTHAL


Tandis que Weld, poussant un cri de joie, se précipitait vers la porte, Miss Cecil se redressait et dans ses yeux passait, au travers de ses larmes, un rayon de folle espérance.

Tous du reste avaient été stupéfaits : un instant auparavant la culpabilité de Weld ne semblait faire aucun doute, et sans le regard suppliant de Marius, sans la présence aussi de Miss Cecil, l’ordre d’arrestation eut certainement été donné par Suttner, prêt à agir.

Quant à mistress Kendall, échappée à l’étreinte de Georges, elle avait cherché protection auprès du juge et considérait avec rage ses poignets bleuis.

Si vite que Weld se fut dirigé vers la porte, il fut devancé par Stockton, qui lui dit poliment mais avec fermeté, en l’arrêtant du geste :

— Permettez, monsieur Weld ; si vous le voulez bien, c’est moi qui irai chercher le chauffeur !

— Faites, monsieur, répondit amèrement le banquier, vous serez sûr ainsi que je n’aurai pas pu lui donner « les dernières recommandations sur ce qu’il devra dire ».

La phrase était maladroite et Weld s’en aperçut au regard inquisiteur que Stockton fixa sur lui.

Ce dernier n’eut du reste pas loin à aller : Horner, le chef de la police, était déjà descendu jusqu’à la porte et remontait l’escalier, ramenant le chauffeur.

Pourquoi donc Stockton ne revint-il pas immédiatement avec eux, et pourquoi surtout eut-il un brusque sursaut en regardant l’homme qui allait sans doute établir de façon indiscutable l’alibi du banquier ?

Horner fit entrer le chauffeur, et l’émotion de tous s’étant quelque peu calmée, Suttner commença son interrogatoire.

— C’est vous qui avez conduit dans votre voiture monsieur Weld, ici présent ?

— Oui, monsieur. Tout à l’heure…

— Un moment, je vous prie. Vous répondrez à mes questions et rien qu’à mes questions.

Et Suttner, reprenant les interrogatoires, relisait rapidement celui du banquier.

Le chauffeur, sur qui les yeux de tous les assistants étaient fixés en ce moment, avait certes de quoi exciter l’attention.

C’était un grand et robuste gaillard de vingt-quatre à vingt-six ans, à la physionomie intelligente et volontaire. Son visage paraissait antipathique à première vue. Sans doute la raison en était-elle que ses yeux se dérobaient et fuyaient les regards de ses interlocuteurs ; un observateur minutieux se rendait cependant bientôt compte que la timidité seule était la cause de ce manque de fermeté et qu’il émanait de cet homme plutôt une sauvagerie brutale qu’un manque de franchise.

Suttner ayant fini de compulser ses notes, les rendit à son greffier au moment où Stockton rentrait dans le bureau. Puis s’adressant au chauffeur :

— Comment vous appelez-vous ? commença-t-il.

— Otto Rosenthal.

— Vous êtes de Brownsville ?

— Non, monsieur.

— Où habitez-vous ordinairement ?

— À New-York.

— Ah !… Depuis combien de temps êtes-vous à Brownsville ?

— Depuis un an environ.

— Et vous êtes conducteur et chauffeur d’automobile ?

— Depuis que je suis arrivé ici.

— C’est vous qui avez conduit monsieur dans votre voiture aujourd’hui ?

Et Suttner désignait le général Kendall, en ce moment à côté de Weld.

— Pardon, monsieur, vous faites erreur, c’est monsieur que j’ai eu comme voyageur dans mon auto, répondit Rosenthal en montrant le banquier.

— C’est vrai, c’est en effet monsieur Weld que je voulais montrer. À quelle heure et où est-il monté dans votre voiture ?

— Il devait être exactement deux heures quarante minutes. Je suivais à une allure très lente Laredo Street quand je fus hélé par monsieur à la porte même de cette banque, ce qui m’a permis…

— Pardon, n’anticipons pas, je vous prie. Je vous ai prié de ne répondre qu’à mes questions. Donc, vous arriviez en face de la banque où nous voici lorsque monsieur Weld vous arrêta. Comment pouvez-vous affirmer de façon aussi certaine l’heure qu’il était ?

— Aussitôt que je fus arrêté, je mis mon compteur en marche, et comme j’en ai l’habitude, je regardai l’heure, pour éviter toute discussion possible avec mes clients. C’est ainsi que je puis vous affirmer de façon certaine qu’il était deux heures quarante.

— N’avez-vous rien remarqué de particulier avant d’arrêter votre voiture ?

— Je ne comprends pas bien votre question, monsieur ?

— N’avez-vous rien remarqué dans la rue ?

— Non, monsieur.

— Passait-il beaucoup de monde ?

— Comme d’habitude.

— Monsieur — et Suttner désignait le banquier — n’a-t-il pas été bousculé avant de vous appeler ?

— Ah ! c’est cela que monsieur voulait savoir.

— Répondez à ma question.

— Il m’a bien semblé que quelqu’un, un individu habillé d’un vêtement clair, avait heurté monsieur, mais lorsque je suis arrivé à hauteur de leur groupe, j’ai vu cet homme soulever son chapeau et partir assez vite. J’ai cru que lui et mon client se connaissaient. Je n’ai du reste attaché à ce fait aucune importance.

— Bien. Où avez-vous conduit monsieur Weld ?

— Monsieur m’a donné l’ordre de le conduire à la maison de campagne du général Kendall.

— Vous connaissez cette route ?

— Oh oui, monsieur.

— Vous saviez où se trouve la maison du général ?

— Oh ! monsieur, tout le monde dans Brownsville connaît Kendall House, et ces temps derniers j’y ai conduit souvent des officiers.

— Bien, vous quittez donc la banque, vous suivez Laredo Street, Texas Square, Michingam avenue, sans doute ?

— Oui, monsieur le juge.

— Je présume que vous sortez de la ville par Colorado Lane ?

— En effet.

— Vous voilà dans la campagne. Vous n’avez rien de particulier à me signaler ?

— Je vois que monsieur le juge sait.

— Faites donc comme si j’ignorais tout.

— C’est simple, monsieur le juge. Ma voiture marchait plutôt mal. J’étais ennuyé de cela parce que mon client m’avait demandé d’aller vite. Que voulez-vous, j’avais prévenu le patron que le moteur ne rendait pas régulièrement. Mais monsieur sait peut-être comment on se moque de ces choses à la compagnie…

— Bon, bon, passez.

— Ça leur est bien égal que le client soit mécontent !

— Passez, vous dis-je…

— Donc on n’allait pas très vite. À un moment, nous étions à environ dix ou douze kilomètres de Kendall House, quand tout à coup mon client, ce monsieur, me dit : Retournons à Brownsville où vous m’avez pris et tâchez d’aller vite ; vous aurez un fort pourboire. Je tournai et je demandai au moteur tout ce qu’il pouvait donner.

— Ah !

— Sans doute trop, monsieur, car un ou deux kilomètres après, il s’arrêta : nous avions une panne sérieuse.

— Vous êtes allé aussitôt demander de l’aide ?

— Demander de l’aide ! bon Dieu ! Et à qui ? Il n’y a pas de maison dans un rayon de trois ou quatre kilomètres.

— Savez-vous à peu près où vous étiez ?

— Comment, monsieur ?

— Oui, à quel endroit de la route ?

— Certes, monsieur, à deux ou trois cents mètres de la borne 14.

— Bien, continuez.

— J’essayai vainement de remettre la voiture en marche. Pas moyen. Il me fallut démonter le moteur et redresser une pièce faussée. Heureusement que j’en avais de rechange.

— Bref, combien de temps a duré la réparation ?

— Près de trois quarts d’heure, monsieur. Et je réponds que je rageais ! Mon client avait l’air si ennuyé… il faisait les cent pas…

— Bien, bien ! Et pendant tout ce temps, aucune auto, aucune voiture n’a passé sur la route auprès de vous ?

— Aucune, monsieur, c’est comme un fait exprès. Du reste, l’aide qu’on eût pu m’apporter ne m’aurait pas avancé beaucoup !

— Enfin, la réparation est faite et vous revenez.

— Oui, monsieur, et alors on allait bon train. Je croyais que mon client me garderait pour retourner à Kendall House, quand en arrivant ici, avant même que la voiture soit arrêtée, il me frappa sur l’épaule et me mit un billet de banque dans la main. Comme je demandais ce que je devais rendre ? « Gardez tout » me fut-il répondu ! Supposant que c’était un billet de cinq dollars, je le mis tout plié dans ma poche sans le regarder. Mon client descendit, à peine arrivé devant la porte, et entra. Je repartis pour me rendre au garage, car je n’avais pu faire qu’une réparation de fortune, et le moteur avait besoin d’être sérieusement arrangé.

— Pourquoi êtes-vous revenu ici ?

— J’allais vous le dire, monsieur. Une fois arrivé au garage, et ma voiture rendue, j’avais à faire mon compte avec le loueur puisque je changeais d’auto. Je sortis donc de mes poches l’argent que j’avais reçu dans la journée. Je m’aperçus alors que le billet que monsieur m’avait donné était non pas d’une valeur de cinq dollars, mais bien un billet de cent dollars !

— Un billet de cent dollars ! s’écria Suttner.

Weld ouvrit en même temps son portefeuille :

— En effet, dit-il, c’est bien un billet de cent dollars que j’ai donné par erreur.

— Oh ! je pensais bien que c’était par erreur, aussi quand j’ai été en possession d’une seconde voiture, mon premier soin a-t-il été de venir ici, pour le rapporter ; le voici.

Rosenthal tira le billet de sa poche et, l’ayant déplié, le tendit à Weld.

— J’ai bien cru que monsieur ne devait pas être assez content de moi pour me donner un tel pourboire, car monsieur m’a assez maudit sur la route de Kendall House !

Les explications si simples, si naturelles du chauffeur avaient convaincu Suttner. Il était incontestable que Weld avait dit vrai. Donc, le banquier ne pouvait être à son bureau au moment du crime, si on admettait les dires de Rosenthal.

Il allait exprimer cette opinion, heureux de trouver son ami innocent quand Stockton fit un pas en avant, prit le billet de banque et le gardant à la main après y avoir jeté un coup d’œil rapide :

— Voulez-vous me permettre de poser quelques questions, demanda-t-il au juge.

— Faites, Stockton, répondit Suttner un peu étonné.

— Avant tout, monsieur Weld, continua Stockton, je tiens à vous dire encore que je ne suis ni pour vous, ni surtout contre vous. Je dois chercher à établir la vérité, et je souhaite sincèrement que votre innocence soit reconnue. Les questions que je vais vous poser, à vous et à cet homme vous sembleront peut-être partiales ; vous allez croire que je veux établir votre culpabilité, alors que je n’ai qu’un but, découvrir « le » coupable, s’il y en a un. Je crois du reste que je ne vais pas ainsi à l’encontre de vos idées, car vous devez désirer, plus que moi encore, qu’il ne puisse planer sur vous l’ombre d’un soupçon.

— Certes, et quoi que vous fassiez, soyez sûr d’avance que je ne puis que vous être reconnaissant.

— Eh bien ! le billet de cent dollars que le chauffeur vient de vous remettre est-il le seul de cet import que vous ayez dans votre portefeuille ?

— Non, j’en avais un autre encore et six billets de cinq dollars.

— Voulez-vous vérifier ?

— Weld ouvrit son portefeuille, et regarda : il restait en effet sept billets de banque, six de cinq et un de cent dollars.

— Je vois par la façon dont vous pliez vos billets de banque pour qu’ils puissent entrer dans la poche de votre portefeuille que l’erreur commise était possible. Maintenant, veuillez vous souvenir : le billet que vous avez donné à cet homme portait-il une marque quelconque ?

— Une marque ?…

— Oui, pouvez-vous, par une réflexion quelconque que vous auriez faite au sujet de ce billet, nous prouver que c’est bien vous qui l’avez donné ?

— Ma foi, non, je ne vois rien qui…

Depuis quelques instants, Marius bouillait ! La langue lui démangeait, comme on dit vulgairement, et pour qui connaît les Méridionaux, on imagine quel supplice ce devait être pour lui de garder le silence. À la fin, il n’y tint plus :

— Je vous supplie de m’excuser, mais si je suis ici surtout pour juger des procédés de la police américaine, je m’en voudrais de rester spectateur impassible, alors que je puis répondre à la question que mon ami Stockton vient de poser.

— Comment cela ?

— Parlez…

— Eh bien ! j’affirme de la façon la plus formelle que ce billet a été en la possession de monsieur Weld et que je le lui ai vu mettre moi-même dans son portefeuille.

— Vous pouvez le prouver ? demanda Stockton.

— Je puis le prouver…

— Dites.

— Aujourd’hui vers deux heures, plutôt un peu avant, je vins demander à monsieur Weld de me donner de l’argent à valoir sur le montant de la lettre de crédit que j’ai sur sa banque.

— C’est exact.

— Vous vous rappelez, Stockton, que je vous quittai en vous confiant cette intention, vers une heure et demie ?

— Oui.

— Je vins donc à la banque. Mais, ce que j’ignorais, c’est qu’à cette heure, le samedi, les bureaux, et la caisse surtout, sont fermés. Le Bankholy day, me dit-on. J’expliquai mon embarras à monsieur Weld, qui fut assez aimable pour me remettre deux cents dollars de sa caisse particulière. Or, parmi les billets de cent dollars qui me furent remis se trouvait celui que vous tenez entre vos mains, Stockton.

— Celui-ci ?

— Oui. Il est facilement reconnaissable à la tache d’encre dont il est maculé.

— En effet, dit Stockton.

— Je me rappelle maintenant, ajouta le banquier.

— Et comment expliquez-vous que ce billet soit passé de vos mains dans celles du chauffeur ?

— Laissez-moi continuer : je remarquai cette tache qui affecte la forme d’un fer à cheval et comme je la montrais à monsieur Weld, il ne voulut pas me laisser ce billet que j’aurais peut-être eu du mal à changer, et m’en remit un autre. Il reprit celui-ci, et le replaça devant moi dans son portefeuille. Je remarquai qu’il le pliait en laissant la tache en dedans. Pourquoi ai-je suivi des yeux ses mouvements, je n’en sais rien : c’était machinal…

— Habitude de policier, interrompit poliment Suttner.

— Peut-être, repartit Marius. En tous cas, je suis heureux d’avoir agi ainsi. Et même, ajouta-t-il en se parlant à lui-même…

— Et même quoi ?

— Rien, ou plutôt…

— Quoi donc ?

— Je vous demanderai de me laisser quelques minutes de réflexion…

— À votre aise. Ce sont toutes les questions que vous aviez à poser, Stockton ?

— Non. Je vous prie de me permettre d’interroger encore cet homme.

— Faites.

— Donc, il est prouvé — et c’est un fait acquis — que ce billet de cent dollars a pu être donné par monsieur Weld à… comment vous appelez-vous ?

— Rosenthal, Otto Rosenthal…

— Vous êtes sûr ?

— Mais oui, dit le chauffeur en pâlissant.

— Eh bien, je crois, moi, que vous vous trompez…

— Monsieur…

— Ou que vous essayez de nous tromper.

— Mais…

— Vous continuez à affirmer que vous vous appelez vraiment Otto Rosenthal.

— Non, monsieur, répondit l’homme en hésitant.

— N’est-ce pas ? Vous n’oseriez pas l’affirmer. Du reste, ces papiers que je viens de prendre dans votre voiture et qui étaient avec votre permis de conduire et les papiers de police relatifs à l’auto, portent votre véritable nom.

— Oui, monsieur.

— Vous vous appelez donc ?

— John Erie Walter.

— Ah ! Pourquoi nous aviez-vous donné un faux nom ?

— Mais, monsieur…

— Je vais vous en dire la raison.

— Monsieur, je vous supplie…

— C’est, parce que sous le nom de John Erie Walter, qui est, je crois, votre nom véritable, vous avez été condamné à cinq ans de prison pour complicité de vol.

— Mais j’étais innocent, monsieur.

— Je n’ai pas à discuter une sentence rendue. Et en tous cas, si les débats de l’affaire de vol où vous avez été compromis n’ont pu établir de façon indubitable que vous aviez volé vous-même, il fut constant que vous fréquentiez habituellement les voleurs et que vous aviez pour maîtresse la femme qui prépara le vol.

— C’est vrai, monsieur, mais j’ai fait ma peine et…

— Vous avez même été grâcié au bout de trois ans et demi, en récompense de votre bonne conduite dans l’établissement pénitentiaire. Vous voyez que je dis tout, le bon comme le mauvais. Qu’avez-vous fait depuis votre sortie de prison ?

— J’ai vainement cherché du travail à New-York, monsieur, alors comme je parlais un peu l’espagnol, je suis venu ici pour me perfectionner dans cette langue et aller ensuite au Mexique où personne ne pourra me reprocher mon passé.

— Soit. Je regrette d’avoir été obligé de le rappeler ici, et je demanderai à tous les assistants de l’oublier désormais, cependant je devais le faire. Il peut paraître tellement étrange qu’un homme condamné pour vol rapporte de l’argent qu’il pourrait s’approprier sans danger, presque sans scrupule, que je devais éclairer sur ce point de religion monsieur le juge d’instruction.

— C’est dire que vous croyez que cet homme est mon complice payé pour apporter un témoignage qui puisse m’innocenter.

— Non, monsieur Weld, car il faut voir les choses telles qu’elles sont. Je ne suis ni votre accusateur ni votre juge. Monsieur Suttner m’a demandé de rester ici pour empêcher l’instruction de dévier. Je fais mon devoir.

— C’est vrai, dit Suttner.

— Vous oubliez qu’il y a un coupable. Je ne dois pas en ce moment m’occuper de savoir si oui ou non ce coupable est vous. Je dois faire état de tout ce que je remarque, de tout ce que je sais, et je n’ai pas le droit de cacher la plus petite circonstance.

— Si vous croyez que j’ai pu m’entendre avec cet homme, il faudrait admettre que j’avais longuement prémédité ce crime ?

Stockton ne répondit pas.

— Que sa leçon était faite quand il est entré ici…

Stockton conserva le même mutisme.

— Et alors, si c’est moi le criminel, pourquoi, étant sorti après le crime, serais-je revenu ici ?

— Pourquoi ?

— Oui ! Admettons que j’étais ici à l’heure du crime.

— Je n’ai pas dit cela.

— Pardon, en suggérant que cet homme peut être mon complice, vous ne dites rien, mais vous laissez tout supposer ! Je tiens à mettre les choses au point, à dire, à haute voix, ce que vous pensez.

— Vous faites erreur, je ne pense rien.

— Allons donc ! Vous avez votre opinion arrêtée. Soyez franc.

— Monsieur !

— Votre silence m’accuse plus que ne pourraient le faire vos paroles.

— Je ne vous accuse pas, encore une fois. Je reste neutre. Je ne pense pas…

— Mais vous faites penser les autres. Voyons, oseriez-vous nier que votre conviction intime est que j’étais dans cette pièce à l’instant précis où le crime s’y commettait. Le témoignage de Miss Kendall n’est-il pas probant du reste ? Jeffries m’a vu entrer ici un peu avant trois heures et personne ne m’a vu sortir. J’ai donc tué Jarvis, c’est clair, c’est certain. J’aurais tué Jarvis, l’homme pour qui, après mon père, j’avais la plus grande, la plus sincère affection. Enfin, c’est admis, n’est-ce pas, je le tue lâchement, froidement. Le meurtre accompli, je sors de ce bureau. J’en sors avec une adresse telle, une telle habileté que ni Jeffries, ni Henderson, ni Helsinger ne me voient quitter ni le bureau, ni la banque. Avouez cependant qu’il est inadmissible que l’un d’eux ne se soit pas trouvé dans le salon d’attente précédant ce bureau ou dans le couloir. Ils avouent avoir fait bonne garde. Enfin, passons. Je serais sorti d’ici vers trois heures et demie. Mais alors pourquoi, si cet homme est mon complice, comme vous semblez le dire…

— Pardon ! Je ne dis rien. C’est vous qui établissez un réquisitoire terrible ! pensez-y !

— Peu m’importe ! Je puis me faire conduire à Kendall House, je serais arrivés vers quatre heures. Pensez donc à l’indiscutable alibi que j’aurais eu. Au lieu de cela, je me serais entendu avec mon complice, nous nous serions mis d’accord, je lui aurais fait répéter sa leçon, et je serais revenu ici, me mettre dans la gueule du loup après avoir réglé la mise en scène de la déposition et, vous pensez bien, après lui avoir aussi recommandé de taire son nom véritable ! Cependant, avouez que votre flair se trouve en défaut. Voulez-vous me dire de quels faits probants vous étayez votre accusation, et pourquoi, alors que je pouvais si facilement gagner Kendall House, pourquoi serais-je revenu ici ! Allons, dites-le… je vous en défie !

— Vous avez tort de me défier, monsieur Weld, car ce n’est plus un avertissement que je vais donner à monsieur le juge d’instruction, ce n’est plus une supposition, mais un fait qui va vous accuser !

— Dites, dites, je vous défie encore de donner une raison de mon retour ici !

— Eh bien, je le dirai donc ! Vous êtes revenu ici chercher ces clefs oubliées par vous sur votre tiroir !

— Allons donc !

— Laissez-moi dire, puisque vous le voulez. Oui, un témoignage le prouve, celui de Jeffries, vous êtes rentré ici vers trois heures ; oui, vous étiez enfermé avec Jarvis à trois heures dix minutes, trois ou quatre minutes avant le crime, le témoignage de mistress Kendall, et celui plus accablant encore de votre fiancée, le prouvent ; Jarvis est tué, pourquoi ? Nous le saurons, soyez-en sûr, et la cause de sa mort sera peut-être, je le souhaite, une excuse pour vous ! Vous quittez alors subrepticement ce bureau, emportant l’arme du crime — probablement une preuve accablante contre vous. Vous avez bien, pour qu’on ne puisse pas vous soupçonner, pensé à laisser votre trousseau sur le meuble et à refermer le verrou de cette porte avec une troisième clef que seul vous possédez ; mais, une fois sorti, vous vous rappelez avec angoisse que Jeffries vous a vu — (car vous ne savez pas encore que ces dames vous ont entendu parler) — vous vous rendez compte que ces clefs oubliées sur votre bureau, Henderson vous les a vu emporter quand vous êtes parti d’ici à deux heures quarante ! Ces clefs sur votre bureau, c’est un nouveau témoignage de votre présence venant s’ajouter à celui de Jeffries, et le rendant irrécusable ; alors vous arrangez cette histoire incroyable d’auto, de panne, de vol dont vous vous dites victime, et vous venez de le dire, vous mettez en scène la déposition d’un homme qui n’est peut-être pas votre complice, mais dont vous avez certainement acheté le témoignage.

— Vous mentez !

— Alors vous mentez aussi, car je ne fais que répéter ce que vous venez de dire !

— Stockton, dit Suttner en intervenant.

— Excusez-moi, monsieur Suttner ; je n’aurais pas dû me laisser aller à exprimer ma pensée, et je vous en demande pardon. Ma méthode est fondée sur des faits, et non sur des suppositions. Les faits parlaient d’eux mêmes, je n’avais rien à ajouter !

Weld cherchait un argument à opposer à la logique de Stokton ; le chauffeur allait prendre la parole, sans doute pour protester contre le rôle qu’on lui attribuait quand Marius, qui n’avait pas cessé de réfléchir — un véritable supplice — l’arrêta :

— Pardon encore et toujours. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je m’en voudrais de ne pas vous faire juge de mes réflexions.

— Nous vous écoutons, répondit Suttner avec politesse.

— Eh bien, je viens, selon ma méthode, car moi aussi j’ai une méthode, je n’en parlais pas parce que je ne l’avais pas encore… non, je veux dire parce que je n’avais pas suffisamment réfléchi et que mon opinion n’était pas faite, je viens, dis-je, d’établir une suite de déductions fondées sur une suite de faits, ceux qui nous occupent, et je vous demande la permission de vous les exposer.

— Faites, je vous prie.

— Eh bien ! mon honorable ami et collègue Stockton, — il osait dire « collègue », ces Méridionaux ont toutes les audaces — vient de vous dire que l’assassin — je prie M. Weld de ne pas se formaliser si je parais une minute accepter ce qui vient d’être exposé…

— Parlez, dit Weld, qui sentait que Marius lui était acquis.

— Stockton, donc, vient de nous dire que l’assassin avait emporté l’arme du crime et que celle-ci pouvait constituer une charge contre lui.

— Exact.

— Eh bien, je me permettrai de dire que je crois bien qu’il fait erreur ! Je crois connaître l’arme du crime…

— Hein !

— Oui, et je ne crois pas m’avancer en disant que monsieur Weld la connaît aussi !

— Que dites-vous ?

— Vous vous rappelez certainement l’étonnement que j’ai éprouvé ce matin en voyant le grattoir géant qui se trouvait sur votre bureau.

— En effet.

— Vous vous rappelez aussi qu’en voyant l’énorme tache qui maculait le billet de banque, celui-là même que rapporte votre chauffeur, je m’écriai en riant : « la taille de votre grattoir ne m’étonne plus devant des taches pareilles ?

— Je me rappelle…

— Eh bien ! ne croyez-vous pas que la blessure de Jarvis ait pu être faite avec ce grattoir ?

— Oui, certainement, je le crois.

— Mais, interrompit Suttner, cela confirmerait les dires de Stockton.

— Comment cela ?

— L’assassin — si c’est Weld — avait intérêt à ce qu’on ne retrouvât pas ce grattoir dont il se servait journellement.

— Qui sait même si ce grattoir ne s’est pas cassé par la violence du coup… dit Horner.

— Je vous en prie, laissez-moi finir, reprit Marius que Stockton regardait ironiquement. Donc, l’arme du meurtre est très probablement ce grattoir. Pour une cause ou pour une autre, ce grattoir a disparu. C’est la troisième chose qui disparaît.

— Je ne comprends plus, dit Suttner.

— Faites-moi crédit quelques minutes, je vous en prie. Je dis que trois choses ont disparu : primo, le grattoir, secundo, « la valise ».

— La valise ?

— Dame ! Jeffries dit textuellement qu’il a vu monsieur Weld entrer ici un peu avant trois heures, une valise à la main.

— C’est exact, dit le greffier.

— Donc, cette valise, comme le grattoir, a disparu. Vous affirmez, n’est-ce pas, continua-t-il en se tournant vers le chauffeur, que jamais vous n’avez vu monsieur Weld avec une valise.

— Si on veut bien encore croire à ce que je dis, j’affirme une fois de plus que ce monsieur, que vous appelez monsieur Weld est monté dans mon auto à 2 heures 40, et m’a quitté deux heures après ici-même, à la porte de cette maison. Jamais il n’a eu de valise ou quoi ce soit d’approchant, à la main.

— Quant à la troisième disparition, c’est celle de l’assassin !

— Pour le coup, ne put s’empêcher de dire Stockton…

— Permettez, mon ami, continua Marius, sans s’émouvoir, vous m’accorderez bien ceci, c’est que si vous croyez Jeffries, quand il dit qu’il a vu entrer monsieur Weld, vous n’avez aucune raison de ne pas le croire quand il dit ne l’avoir pas vu sortir. Or, ni Henderson, ni Halsinger n’ont vu entrer ou sortir personne. Nous en sommes donc réduits au seul témoignage de Jeffries. C’est un fait cela.

— Oui. Mais Jeffries a pu avoir un moment d’inattention ; sa surveillance a pu se trouver en défaut, ne fut-ce qu’un instant. C’est humain cela.

— Voulez-vous m’autoriser à le lui demander encore une fois ?

— Je crois bien, répondit Sutrner. Voulez-vous, Horner, faire venir Jefries.

— Et aussi Halsinger et Henderson.

Tous attendaient, ne sachant où Marius voulait en venir.

Les trois employés entrèrent.

— Mes amis, dit avec sa familiarité habituelle le brave Marius, nous avons voulu encore une fois vous demander si vous maintenez vos dépositions en ce qui concerne monsieur Weld. Henderson, Halsinger, vous êtes bien certains de ne plus avoir revu votre patron après deux heures quarante, quand il a quitté son bureau, laissant ensemble monsieur Obrig avec Jarvis ?

— Oui, monsieur, répondirent avec ensemble les deux employés.

— Quant à vous, Jeffries, rappelez bien vos souvenirs. Vous avez bien vu, vous êtes bien sûr d’avoir vu monsieur Weld entrer dans ce bureau vers trois heures ?

— Oh ! monsieur, j’ai l’exacte vision devant les yeux de ce qui s’est passé. Il me semble encore entendre monsieur Jarvis me dire : « J’entends marcher dans le hall, voyez donc qui c’est. » Monsieur, fis-je, c’est monsieur Weld. « Ah, bien ! je n’ai plus besoin de vous. » Je me suis effacé pour laisser passer monsieur Weld.

— Et monsieur Weld avait une valise à la main ?

— Oui, monsieur.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Absolument certain, monsieur.

— Et puis ?

— J’avais à peine franchi la porte matelassée que monsieur Jarvis vint rouvrir celle-ci comme pour regarder dans le hall. Il referma la porte avec violence. J’allais en haut de l’escalier pour voir si Henderson ne revenait pas. Puis je revins dans la pièce voisine et je n’en bougeai plus pendant une demi-heure ; quand Henderson revint, vers trois heures et demie, je quittai la banque.

— Vous êtes sûr de n’avoir pas vu sortir monsieur Weld ?

— Absolument certain.

— Faites attention, Jeffries, à ce que vous allez répondre et dites la vérité.

— Je la dirai, monsieur, je le jure.

— Vous ne vous êtes pas absenté ?

— Non, monsieur.

— Même pour quelques instants ?

— Non, monsieur.

— Vous ne vous seriez pas endormi ?

— Je ne me suis même pas assis, monsieur, car j’étais impatient de voir arriver Henderson.

— Vous avez juré de dire la vérité, Jeffries.

— Et je jure l’avoir dite, monsieur.

— C’est bien. Je vous remercie.

Les trois employés sortis, Marius continua : Il n’y a donc aucun doute possible, monsieur Weld est entré dans cette pièce avec une valise qui ne se retrouve pas, pas plus que le grattoir qui, j’en ai la conviction, a servi à commettre le crime. Eh bien ! la valise et le grattoir ont été cachés dans cette pièce, et dans le même endroit, par l’assassin.

Et comme Horner regardait autour de lui :

— Inutile de chercher dans des tiroirs, où du reste une valise n’aurait pu entrer. Ces deux objets doivent nécessairement se trouver dans la seule cachette assez grande pour les contenir. Dans le coffre-fort !

— L’assassin y est peut-être aussi, dit en riant Stockton.

— Pourquoi pas ?

— Allons, mon cher Boulard, vous voulez rire.

— Je ris si peu que j’offre à monsieur Weld la seule chance qu’il ait de prouver son innocence. Vous avez demandé que le général Kendall soit présent à l’ouverture de votre chambre forte : le général est présent. Prenez ces clefs, elles constituaient une charge contre vous, elles vont vous permettre de vous disculper, cher monsieur ; ouvrez-la cette porte. Derrière ces parois d’acier, nous trouverons, j’en suis convaincu, votre justification.

— Peste, vous allez bien, dit Stockton.

— Voyons, commença Suttner.

Weld prit le trousseau. Il marcha résolument vers le coffre et introduisit la clef dans la serrure. Tous les assistants, à cette scène, étaient suspendus à ses mouvements. Toutefois pour qui eut regardé à ce moment Stockton, aurait vu errer sur ses lèvres un vague sourire.

Weld tourna la clef. Aucun déclic intérieur ne se produisit. Étonné, il mit en mouvement les boutons commandant les combinaisons intérieures. On entendit un grincement sec. La clef refusa de tourner.

Weld sentit une sueur froide l’envahir. Le matin même, avec cette clef et la même combinaison de lettres, il avait ouvert le coffre.

Qu’était-ce à dire ?

Il vérifia une fois encore, puis :

— Jarvis a dû changer le mot avant d’être tué, s’écria-t-il.

— Comment Weld, demanda Suttner, vous ne connaissez pas le mot de votre coffre-fort ?

— Je le connaissais ce matin encore. Cependant, si je ne puis ouvrir le coffre maintenant, c’est que la combinaison en a été modifiée. Jarvis en a changé les lettres. On a travaillé au coffre aujourd’hui. Un instant il fut question entre nous d’user d’un mot nouveau pour ouvrir notre chambre blindée, Jarvis aura par mesure de précaution donné suite à ce projet dès que les ouvriers auront été partis.

— Vraiment, Weld, vous jouez de malheur, avouez-le, c’est franchement inconcevable ce que la fatalité, décidément s’acharne sur vous, ajouta Suttner en appuyant sur les derniers mots d’une façon ironiquement significative.

— Frappez donc sur le coffre-fort ; si l’assassin y est, il nous répondra, dit ironiquement Stockton.

— Et comme Marius, ancré dans son idée, allait frapper sur la porte d’acier…

— Inutile, dit Weld, si quelqu’un est enfermé dans le coffre-fort depuis trois heures, il y en a au moins deux qu’il est mort asphyxié. Il est impossible d’y vivre plus d’une demi-heure ou trois quarts d’heure au plus. Jarvis, il y a quelques jours à peine, lui-même a manqué y mourir pour y avoir été enfermé par accident, pendant à peine un quart d’heure. Il allait perdre connaissance quand je l’ai délivré.

— Mais il doit être relativement facile d’ouvrir ce coffre, le constructeur en connaît le mécanisme, il y a pour cela des ouvriers spéciaux…

— Ceux qui étaient ici ce matin m’ont averti qu’en cas de perte de la clef, ou de l’oubli du mot, il faudrait quinze jours peut-être pour arriver à forcer la porte.

— Allons donc, fit Suttner, ce n’est pas croyable !

— Si vous n’ajoutez pas foi à mes paroles, faites venir un ouvrier.

— C’est bien ainsi que je compte agir.

— Ainsi, s’écria le général Kendall, si l’ordre de mobilisation m’arrivait en ce moment, vous ne pourriez me donner ni les papiers que je vous ai confiés, ni les sommes dont j’aurais besoin ?

— Non, répondit Weld atterré !

— À qui pouvez-vous espérer faire croire cela, s’écria Kendall en s’emportant ! Vous auriez été assez imprudent pour laisser à une seule personne la connaissance d’un secret aussi important, un secret d’où dépend non seulement mon honneur, mais plus encore, les destinées de notre pays. Ce secret, vous ne le connaîtriez pas ! Je ne vous croyais qu’inconséquent. Seriez-vous un mauvais patriote. Vous ne me ferez pas croire que Jarvis était le véritable maître ici !

— Pardon, général, il était convenu entre nous que si l’un de nous deux, Jarvis ou moi, changions le mot sans que l’autre fut présent, un pli adressé à ma boîte postale, bureau restant, contiendrait, en un langage convenu entre nous, la combinaison nouvelle des lettres et le nombre de crans du cadran de la clef, qui régiraient l’ouverture du coffre. Hélas, la mort a surpris Jarvis avant qu’il ait pu rien écrire.

— Étrange, murmura Stockton… Étrange !

À ce moment, on frappa à la porte.

— Qu’est-ce que c’est, demanda Suttner, Horner, voyez donc.

Le chef de la police ouvrit : c’était Jeffries.

— Pardon, messieurs, dit-il, ne pourrais-je pas m’en aller ?

— Pourquoi cela ?

— Je dois être à sept heures au Carlton Brownsville’s Bar où je suis maître d’hôtel, et si ma présence n’était pas indispensable ici ?…

— Vous voudriez partir ?

— Oui, monsieur.

— Attendez.

Et Suttner, d’un signe, appelant Stockton et Horner auprès de lui :

— Voyez-vous un inconvénient à laisser libre ce Jeffries ?

— Aucun. Je vois même un avantage à ce qu’il se croie libre, si vous le faites surveiller.

— Vous entendez, Horner.

— Il suffit. Notre homme ne sera pas perdu de vue.

— Faites le nécessaire ; je le renvoie dans cinq minutes.

Horner sortit.

— Croiriez-vous vraiment que ce Jeffries puisse être coupable ou complice, Stockton ?

— Je ne crois rien ; mais puisque nous nageons en pleine fantaisie, il faut nous en rapporter au hasard, sans négliger aucun moyen de nous renseigner. Je ferai de même surveiller Halsinger et Henderson.

— Bien. Alors selon vous ?

— Le mieux est d’attendre et de réfléchir.

— Croyez-vous que l’ouverture immédiate du coffre apporterait un renseignement précis ?

— Peut-être. En tous cas, à cause du général, il est nécessaire qu’il soit ouvert.

— C’est aussi mon avis.

Cette conversation avait eu lieu à voix basse.

— Vous pouvez partir, Jeffries. Vous êtes, dites-vous, maître d’hôtel au Carlston ?

— Oui, monsieur.

— Si l’on a besoin de vous, on vous y trouvera jusqu’à quelle heure ?

— Oh ! monsieur, jusqu’à deux heures, trois heures du matin.

— C’est bien. Allez.

Suttner revint à Weld qui n’osait plus regarder aucun des assistants.

— Weld, dit-il, je veux agir avec vous, en ami, jusqu’à la dernière minute. Quel est le constructeur de votre chambre forte ?

— Les établissements Stephenson.

— Horner, continua Suttner en s’adressant au chef de la police qui, à cet instant, rentrait dans le bureau, voulez-vous aller vous-même aux établissements Stephenson. Vous expliquerez que nous avons besoin — un besoin urgent — d’ouvrir la chambre forte de la banque Weld. Vous direz naturellement que Jarvis a été tué sans avoir eu le temps de confier à personne le mot qu’il venait de mettre au mécanisme de la serrure. Que l’on envoie les ouvriers nécessaires, des ouvriers habiles, pour ouvrir le coffre de quelque façon que ce soit. Il est sept heures moins un quart. Que ces ouvriers soient ici à neuf heures. Allez tout de suite. Vous le voyez Weld, nous allons tenter l’impossible. Je voudrais n’employer de mesures de rigueur qu’à la dernière extrémité et s’il le faut, nous passerons la nuit ici. J’ai cependant quelques arrangements à prendre et suis obligé de passer au parquet et aussi chez moi. Je reviendrai ici à neuf heures. Je suis forcé de vous faire garder ici, et de vous demander votre parole de ne toucher à rien dans cette pièce. Je demanderai également à ces messieurs, et il s’adressait au général, à Boulard et à Stockton, de revenir ici pour assister à l’ouverture du coffre.

— Pardon, ne pourrais-je revenir, demanda timidement Miss Cecil ; et ses yeux si doux suppliaient.

— C’est au général à vous répondre ; quant à moi, je ne vois aucun inconvénient à votre présence.

— Je reviendrai donc avec vous, mon père ?

— Soit, Cecil. Cela vaut peut-être mieux dans tous les cas.

— Quant à vous, Erie Walter, un policeman va vous accompagner au garage où vous allez ramener votre voiture. Puis vous reviendrez ici avec votre gardien.

— Pourrai-je acheter de quoi manger ? monsieur.

— Sans doute. Vous aussi, Weld, vous pouvez envoyer chercher dans un restaurant ce dont vous pourriez avoir besoin.

— Je vous remercie.

— Donc, messieurs, ici à neuf heures.

— Je ne vois pas pourquoi je reviendrais, dit mistress Kendall en se levant.

— En effet, madame, et je vous rends votre liberté.

— En ce cas, adieu Roland, adieu messieurs. Et Mad sortit après avoir jeté sur Georges et Cecil un regard de triomphante haine.

— Ah ! j’oubliais, reprit Suttner, quel est l’huissier de votre banque chargé de porter vos lettres à la poste ?

— Henderson.

— Henderson, entrez, dit-il à l’huissier qui tenait la porte ouverte devant Mad. N’avez-vous pas reçu de monsieur Jarvis une ou plusieurs lettres à mettre à la poste, ce matin ou cet après-midi ?

— Non, monsieur.

— Encore une chance qui nous échappe. Enfin, nous allons tout essayer. Au revoir, Weld.

— Au revoir, Suttner, et que Dieu vous rende un jour ce que vous faites pour moi aujourd’hui.

— À tout à l’heure, Georges ! Et la charmante Cecil tendait la main au banquier qui la prit et la serra tendrement.

— Venez Cecil, dit sèchement le général.

— Il me semble, mon cher Boulard, que vous oubliez vos invités ! Vous savez que miss Ketty n’aime pas attendre. Je passe chez moi et je vous rejoins au restaurant.

Et Stockton sortit, suivant le général Kendall.

— Monsieur Weld, dit Marius en s’approchant du banquier, bon courage, tout le monde ne vous croit pas coupable.

— Qui donc, hélas ! Vous peut-être ?

— Moi peut-être, comme vous dites, et l’ange qui sort d’ici, sûrement !