Kant - Fragments (trad. Tissot 1865)/Prolégomènes à toute métaphysique future - 1783

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PROLÉGOMÈNES

À TOUTE

MÉTAPHYSIQUE FUTURE



PRÉFACE

Ces prolégomènes ne sont pas à l’usage des élèves ; ils s’adressent aux maîtres futurs, auxquels même ils doivent servir, non pas pour l’exposition méthodique d’une science toute faite, mais uniquement pour l’invention de cette science.

Il y a des savants pour lesquels l’histoire de la philosophie (tant ancienne que moderne) est la philosophie même. Ces prolégomènes ne sont pas à leur adresse ; ceux-là doivent attendre que ceux qui s’efforcent de puiser aux sources de la raison même aient fait leur œuvre ; alors leur tour sera venu de dire au monde ce qui s’est fait. Rien au contraire, suivant eux, ne peut être dit qui ne soit une répétition ; c’est même là de leur part une prédiction immanquable pour tout ce qui peut désormais s’écrire en philosophie. L’entendement humain ayant extravagué de toute façon sur une infinité de sujets depuis tant de siècles, il doit arriver difficilement que le nouveau ne ressemble pas en quelque point à l’ancien.

Je me propose de persuader à tous ceux qui s’occupent sérieusement de métaphysique, qu’il est absolument nécessaire de suspendre leur travail, de considérer tout ce qui s’est fait jusqu’ici comme non avenu, et de se poser avant tout la question de savoir « si quelque chose de pareil à ce qu’on appelle la métaphysique est seulement possible absolument. »

Si c’est une science, d’où vient qu’elle ne peut, comme les autres sciences, obtenir un assentiment universel et durable ? Si ce n’en est pas une, comment se fait-il qu’elle en affecte toujours l’apparence, et qu’elle nourrit l’esprit humain d’un espoir incessant et jamais satisfait ? Qu’on démontre que la métaphysique est ou n’est pas une science, il est en tout cas nécessaire d’établir quelque chose de certain sur cette prétendue science ; il est impossible de rester plus longtemps dans une pareille situation à cet égard. Il est presque ridicule en effet, quand toute autre science marche d’un pas incessant, de tourner toujours à la même place dans la métaphysique qui veut néanmoins être la sagesse même, que chacun consulte comme un oracle, et de ne pas faire le moindre progrès. Déjà le nombre de ses partisans diminue, et l’on ne voit pas que ceux qui se sentent assez forts pour briller dans les autres sciences soient tentés de compromettre leur réputation dans celle-ci, où chacun, fût-il ignorant dans tout le reste, prétend juger d’une manière décisive, parce qu’en réalité il n’y a dans ces régions ni poids ni mesures propres à faire distinguer la fondamentalité d’un stérile verbiage.

Il n’est pas non plus sans exemple qu’après avoir longtemps travaillé à une science, et tout en croyant y être très avancé, on se demande enfin si et comment une pareille science est possible. La raison humaine est en effet si portée à la construction, que plus d’une fois après avoir élevé la tour, elle l’a démolie pour s’assurer de l’état des fondements. Il n’est jamais trop tard d’être raisonnable et sage ; mais il est toujours difficile de mettre en mouvement une intelligence qui se révèle tardivement.

Demander si une science est réellement possible, c’est supposer qu’on doute de son existence. Et ce doute blesse tous ceux qui ont peut-être mis tout leur avoir dans ce prétendu trésor. Celui qui l’élève doit donc s’attendre à une résistance universelle. Il en est qui, fiers de leur ancienne possession, et la réputant légitime par le fait, avec leurs cahiers de métaphysique en mains, jetteront sur lui un regard dédaigneux ; d’autres, qui ne voient jamais que ce qui ressemble à ce qui a été vu déjà, ne le comprendront pas, et tout se passera pendant quelque temps comme s’il n’était rien arrivé qui pût faire craindre ou espérer un changement prochain.

Je puis cependant affirmer avec assurance que celui qui lira ces prolégomènes d’une manière réfléchie, non seulement doutera de sa science passée, mais finira par être persuadé qu’elle est impossible si les conditions ici posées comme bases de la possibilité de cette science ne sont pas remplies, et, comme il n’en a rien été jusqu’ici, qu’aucune métaphysique n’existe encore. Cependant, comme la recherche qui en a été faite ne peut jamais être perdue[1], puisque l’intérêt de la raison humaine en général s’y trouve lié trop étroitement, il reconnaîtra qu’une entière réforme, ou plutôt une renaissance de la métaphysique doit inévitablement s’exécuter sur un plan tout nouveau jusqu’ici, si opiniâtres que puissent être d’abord les résistances.

Depuis les essais de Locke et de Leibniz, ou plutôt depuis la naissance de la métaphysique, aussi haut qu’en remonte l’histoire, on ne peut citer aucun événement d’un caractère qui eût pu être décisif dans les destinées de cette science, que l’attaque dirigée contre elle par David Hume. Il n’apporta aucune lumière dans cette espèce de connaissance ; mais il fit jaillir une étincelle qui eût pu produire la lumière, si elle était tombée sur une matière inflammable, et si l’action en eût été entretenue et augmentée.

Hume partit surtout d’un concept unique de la métaphysique, mais important, à savoir du concept de la liaison de la cause et de l’effet (par conséquent aussi de la notion consécutive à celle-là, celle de force et d’action, etc.) ; il somma la raison, qui prétend l’avoir engendré dans son sein, de lui dire de quel droit elle pense que quelque chose peut être de telle nature que, s’il est posé, quelque autre chose nécessairement doit être aussi posé par le fait ; car c’est ce que dit la notion de cause. Il prouve invinciblement qu’il est tout à fait impossible à la raison de penser a priori et par des notions une pareille liaison, puisqu’elle renferme une nécessité. Au contraire, on ne saurait voir comment, parce que quelque chose existe, quelque autre chose doit aussi exister nécessairement, ni de quelle manière par conséquent la notion d’une pareille liaison peut s’établir a priori. D’où il conclut que la raison se trompe entièrement sur ce concept ; qu’elle le tient faussement pour son enfant, qu’il n’est qu’un bâtard de l’imagination, qui, engrossée par l’expérience, a soumis certaines représentations à la loi de l’association, et fait passer une nécessité subjective qui en découle, c’est-à-dire une habitude, pour une nécessité objective par intuition. D’où il conclut que la raison ne possède aucun pouvoir de former par la pensée de semblables liaisons, même d’une manière purement générale, parce qu’alors ses concepts ne seraient que de pures fictions, et que toutes ses prétendues connaissances a priori ne seraient que des expériences communes estampillées faussement ; ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de métaphysique du tout, et qu’il ne peut y en avoir aucune[2]. Si téméraire et si fausse que fût la conséquence, elle était du moins fondée sur une recherche qui méritait bien que les bons esprits de l’époque unissent leurs efforts pour résoudre aussi heureusement que possible le problème dans le sens où il avait été posé, solution d’où toute une réforme de la science eût dû bientôt sortir.

Mais le sort contraire qui s’attache toujours à la métaphysique voulut que Hume ne fût compris de personne. On ne peut voir sans en éprouver un certain déplaisir comment ses adversaires Reid, Oswald, Beattie, et enfin jusqu’à Priestley, manquèrent le point de la question, parce qu’ils admettaient toujours comme accordé cela même qui était en doute, et qu’ils prouvaient au contraire avec chaleur et le plus souvent avec une grande inconvenance ce dont il n’avait jamais eu la pensée de douter ; ils méconnurent tellement le signal de la réforme que tout resta dans l’ancien état de choses, exactement comme si rien ne fût arrivé. La question n’était pas de savoir si la notion de cause est légitime, applicable, et nécessaire par rapport à toute la connaissance de la nature, car Hume n’en avait jamais douté ; mais il s’agissait de savoir si elle est conçue a priori par la raison, et si elle possède ainsi une vérité interne, indépendante de toute expérience, et qui par conséquent soit susceptible d’une utilité bien plus étendue, qui ne soit pas restreinte aux seuls objets de l’expérience : voilà ce que demandait Hume. Il n’était question que de l’origine de ce concept, et nullement de sa nécessité pratique ; cela trouvé, c’en était fait des conditions de l’usage et de l’étendue de sa légitimité.

Mais les adversaires du grand homme auraient été obligés, pour répondre à sa question, de pénétrer très avant dans la nature de la raison, comme faculté de la simple pensée pure, ce qui ne leur était pas commode. Ils imaginèrent en conséquence un moyen plus facile, sans aucune pensée d’agir avec autorité, ce fut d’en appeler au sens commun. C’est sans doute un grand bienfait du ciel que de posséder un entendement sain (ou simple, comme on l’a nommé récemment). Mais il faut le prouver par des faits, en montrant de la réflexion et de la raison dans ce qu’on pense et ce qu’on dit, et non point en y faisant appel comme à un oracle, quand on ne sait rien dire de propre à justifier ses assertions. Quand l’intelligence et la science sont en défaut, alors et pas plus tôt on fait appel au sens commun ; c’est une des subtiles inventions de notre temps, à l’aide de laquelle le parleur le plus futile peut entreprendre l’esprit le plus solide et lui résister. Mais tant qu’il reste encore quelque peu d’idées, on se garde bien de recourir à cette ressource. À voir la chose de plus près, cet appel n’est qu’un recours au jugement de la multitude ; approbation dont la philosophie rougit, mais dont se prévaut et s’enorgueillit le parleur populaire. Je dois croire pourtant que Hume eût pu prétendre avec autant de droit que Beattie au sens commun, et de plus, à ce que ne possédait assurément pas celui-ci, je veux dire une raison critique qui retient le sens commun dans ses limites naturelles, l’empêche de s’égarer dans les spéculations, ou, s’il en est question, de prétendre à rien décider, par la raison qu’il ne peut rendre raison de ses principes : ce n’est qu’à cette condition que le sens commun restera un entendement sain. Un ciseau et un maillet peuvent très bien servir à travailler un morceau de bois, mais s’il s’agit de graver sur cuivre il faut un poinçon. Ainsi le sens commun et le sens spéculatif sont tous les deux utiles, mais chacun dans son espèce : celui-là s’il s’agit de jugements qui trouvent leur application immédiate dans l’expérience, celui-ci quand il faut juger en général, par simples notions, par exemple en métaphysique, où ce qui s’appelle le bon sens, mais souvent par antiphrase, ne pense absolument rien.

J’avoue de grand cœur que c’est à l’avertissement donné par David Hume que je dois d’être sorti depuis bien des années déjà du sommeil dogmatique, et d’avoir donné à mes recherches philosophiques dans le champ de la spéculation, une direction toute nouvelle. J’étais fort éloigné d’être de son avis sur les conséquences, qui n’étaient telles que parce qu’il n’avait envisagé la question que dans une de ses parties, au lieu de la prendre en son entier, comme elle demandait à l’être pour que la question partielle même pût être résolue. En partant d’une pensée vraie, qui nous a été laissée par un autre, mais sans qu’il l’ait réalisée, on peut espérer d’aller plus loin par une réflexion continue, dans la voie ouverte par l’homme pénétrant auquel on doit la première étincelle de cette lumière.

Je m’assurai donc avant tout si l’objection de Hume pouvait se généraliser, et je ne tardai pas à m’apercevoir que le concept de la liaison de cause et d’effet n’était pas à beaucoup près le seul dont se serve l’entendement dans ses liaisons a priori des choses ; qu’il s’en faut tellement, que la métaphysique tout entière dépend de notions de ce genre. Je cherchai à m’assurer de leur nombre, et quand j’y eus réussi en partant d’un principe unique, je passai à la déduction de ces notions, assuré que je fus alors qu’elles n’étaient pas de l’expérience, comme Hume l’avait craint, mais qu’elles proviennent de l’entendement pur. Cette déduction, qui avait semblé impossible à mon habile prédécesseur, dont personne avant lui n’avait même eu la pensée, bien que chacun se serve avec assurance de ces notions sans se demander quel est le fondement de leur valeur objective, cette déduction, dis-je, était ce qui pouvait être entrepris de plus difficile en faveur de la métaphysique ; et, ce qu’il y a de pis encore en cela, c’est que la métaphysique, s’il en existe quelqu’une, ne pouvait m’être ici d’aucun secours, attendu que la possibilité de la métaphysique ne devait être établie que par cette déduction. Étant parvenu à la solution du problème de Hume, non seulement pour un cas particulier, mais au regard de toute la faculté de la raison pure, je pus avancer de quelques pas, quoique toujours lentement, de manière à déterminer enfin pleinement et par des principes universels l’entière circonscription de la raison pure, tant par rapport à ses limites qu’à son contenu. C’était là précisément ce qui manquait à la métaphysique pour exécuter son système d’après un plan certain.

Mais je crains qu’il n’arrive à la solution du problème de Hume, pris dans la plus grande étendue possible (à la Critique de la raison pure), ce qui est arrivé au problème même, lors qu’il fut posé pour la première fois. On la jugera mal, parce qu’on ne l’aura pas entendue ; on ne l’entendra pas parce qu’on se sera borné à parcourir l’ouvrage, au lieu de le méditer ; et l’on n’aura pas voulu prendre cette peine parce que l’ouvrage est aride, obscur, contraire à toutes les notions reçues, et par-dessus tout de longue haleine. J’avoue que je ne m’étais pas attendu à voir un philosophe se plaindre d’un défaut de popularité, parler de facilité et de commodité quand il s’agit de l’existence même d’une connaissance estimée et jugée indispensable à l’humanité, connaissance qui ne peut être exécutée qu’en suivant les règles d’une méthode scolastique, qui pourra bien un jour être suivie de la méthode populaire, mais qui ne peut avoir tout d’abord cette allure. Pour ce qui est d’une certaine obscurité, qui tient en partie à l’étendue du plan, d’après lequel on ne peut pas bien voir les principaux points qui sont la matière du travail, la plainte est légitime, et c’est pour y remédier que je donne ces prolégomènes.

Cet ouvrage, la Critique, où se trouve exposée dans toute son étendue et sa circonscription la faculté rationnelle, reste toujours le fondement auquel se rapportent ces prolégomènes comme de simples préliminaires. La Critique doit en effet, comme science, subsister systématiquement, pleinement, et jusque dans ses moindres détails, avant qu’il puisse être question d’établir une métaphysique, ou même de concevoir l’espérance éloignée d’en avoir une.

On est habitué depuis longtemps à voir faire du neuf avec du vieux en matière de connaissance ; on emprunte au passé en les démembrant ces connaissances, on leur taille un vêtement systématique d’une forme arbitraire dont on les affuble, mais en y mettant un titre nouveau ; ce qui a fait présumer à la plupart des lecteurs que la Critique elle-même n’était pas autre chose. Mais ces prolégomènes feront voir que c’est une science toute nouvelle, dont personne n’avait même eu la pensée jusqu’ici, et à laquelle rien de tout le passé n’a pu servir, à l’exception du signal donné par le doute de Hume. Or ce signal même ne faisait rien présager de la possibilité d’une telle science formelle. Il invitait à tirer le vaisseau sur le rivage (le scepticisme), où il pouvait demeurer et pourrir, quand, au contraire, je l’ai pourvu d’un pilote versé dans les principes certains de l’art de gouverner que fournit la connaissance du globe, pourvu d’une carte marine complète et d’une boussole, en sorte qu’il peut diriger avec certitude le bâtiment partout où il voudra.

Celui qui aborde une science solitaire, unique dans son genre, avec l’opinion préconçue qu’il peut en juger par les prétendues connaissances acquises d’ailleurs, quoiqu’elles soient telles précisément qu’il ait fallu d’abord désespérer de leur vérité, ne réussira qu’à s’imaginer qu’il voit partout ce qu’il savait déjà, parce que les mots sont à peu près les mêmes de part et d’autre. Si bien qu’après avoir tout défiguré, tout changé dans la pensée de l’auteur, il y substitue son ancienne et propre manière de voir. Quant à l’étendue de l’œuvre, elle doit s’estimer par le fond, et non par la forme. D’ailleurs la sécheresse et la précision scolastique sont des qualités qui peuvent être très favorables au sujet même, mais qui doivent nécessairement nuire au livre.

Il n’est sans doute pas donné à chacun d’écrire d’une manière aussi déliée et cependant aussi attrayante que David Hume, ou aussi solide et en même temps aussi élégante que Moïse Mendelssohn ; mais j’aurais bien pu donner (je m’en flatte) quelque popularité à mon exposition, s’il ne s’était agi pour cela que d’esquisser un plan, et de laisser à d’autres le soin de l’exécuter, et si je n’avais pas eu à cœur l’intérêt d’une science qui m’avait occupé si longtemps ; car il a fallu beaucoup de constance et pas mal d’abnégation pour préférer à l’attrait d’un accueil favorable et plus prompt, celui d’une approbation plus lente, mais plus durable.

Donner le plan d’un ouvrage est en général une peine de luxe et de vanité, où l’on cherche à se donner des airs de génie créateur, quand on exige ou qu’on blâme ce dont on est soi-même incapable, qu’on recommande une recherche sans savoir où l’instituer, bien qu’il y eût déjà quelque chose de mieux à faire pour un bon plan de critique rationnelle de se borner, suivant l’usage, à des vœux estimables. Mais une raison pure est placée dans une sphère tellement isolée, et si constamment unie dans toutes ses parties qu’on ne peut toucher à l’une d’elles sans toucher à toutes les autres, ni rien faire sans avoir auparavant assigné à chacune sa place et son influence sur une autre. Rien en dehors de cette sphère ne pouvant rectifier notre jugement intérieur, la valeur et l’usage de chaque partie dépend du rapport où se trouve cette partie à l’égard de tout le reste dans la raison même, et, comme dans l’ensemble d’un corps organisé, la fin de chaque membre ne peut se déduire que de la parfaite notion du tout. On peut donc dire d’une semblable critique qu’elle n’est certaine qu’autant qu’elle est entièrement achevée jusque dans les derniers éléments de la raison pure, et qu’on peut ou tout déterminer et statuer de la sphère de cette faculté, ou qu’au contraire on ne peut rien de semblable.

Quoiqu’un simple plan qui précéderait la Critique de la raison pure fût obscur, incertain et inutile, il pourrait néanmoins avoir son importance en venant après elle. Il permet en effet de jeter un regard d’ensemble sur le tout, d’examiner en détail les principaux points dont il s’agit dans cette science, de mieux exposer beaucoup de choses qu’il n’était possible de le faire dans la première forme de l’œuvre.

On peut, maintenant que l’ouvrage est fait, suivre une méthode analytique, quand on ne pouvait au contraire composer l’ouvrage même qu’en suivant la méthode synthétique, afin de mettre sous les yeux tous les membres de la science, comme arrangement d’une faculté de connaître toute particulière dans sa liaison naturelle. Celui qui trouvera encore de l’obscurité dans l’esquisse que je donne comme prolégomènes de toute métaphysique future, pourra s’en consoler en pensant qu’il n’est pas nécessaire que chacun s’occupe de métaphysique ; qu’il y a des talents divers qui peuvent briller dans des sciences fondamentales et même profondes, mais qui ne sont pas faits pour réussir dans les investigations en matière de notions purement abstraites ; qu’il faut alors appliquer les dons de son esprit à quelque autre objet ; mais que celui qui entreprend d’avoir une opinion en métaphysique, et même d’écrire sur ces sujets, doit absolument se soumettre aux conditions ici posées, soit qu’en le faisant, il admette ma solution, soit qu’en la combattant doctement il en donne une autre car il ne peut la tenir pour non avenue ; et qu’enfin l’obscurité si fort prétextée (déguisement ordinaire de la paresse ou de l’incapacité) peut encore être utile, puisque tous ceux qui gardent un silence prudent par rapport aux autres sciences, parlent en maîtres lorsqu’il s’agit de métaphysique, et décident avec audace, parce qu’en cela leur ignorance à l’égard d’une autre science ne se trahit pas avec évidence, mais bien en ce qui touche les véritables principes critiques, dont par conséquent on peut dire


Ignavum, fucos, pecus a præsepibus arcent.nn(Virg.)
(Virg.)



INTRODUCTION

CARACTÈRE PROPRE DE TOUTE CONNAISSANCE MÉTAPHYSIQUE.



§ I.

Des sources de la métaphysique.

Quand on veut présenter une connaissance comme science, il faut avant tout pouvoir déterminer avec précision ce qu’elle a de propre, et qui la distingue de toute autre connaissance ; autrement les limites de toutes les sciences se confondent, et aucune d’elles ne peut être traitée, quant à sa nature, d’une manière fondamentale.

Or, ce côté distinctif peut consister dans ce qu’il y a de propre soit à l’objet, soit aux sources de la connaissance, soit encore à la manière de connaître, ou dans quelques-unes de ces choses, ou dans toutes. C’est là-dessus que repose avant tout l’idée de la science possible et de son domaine.

Et d’abord, en ce qui regarde les sources d’une connaissance métaphysique, il est évident, par la notion même de cette connaissance, qu’elles ne peuvent être empiriques. Ses principes (dont font partie non seulement les propositions qui les constituent, mais encore les notions fondamentales) ne doivent donc jamais être pris de l’expérience. Cette connaissance, en effet, doit être non pas physique, mais métaphysique, c’est-à-dire dépasser l’expérience. Par conséquent, ni l’expérience externe, qui est la source de la physique, ni l’interne, qui est le fondement de la psychologie empirique, ne peuvent lui servir de base. Elle est donc une connaissance a priori, ou d’entendement pur et de raison pure.

Mais il n’y aurait rien jusque-là qui la distinguât des mathématiques pures. Elle pourra donc s’appeler une connaissance philosophique pure. Je renvoie pour la signification de cette expression à la partie de la Critique de la raison pure[3] où j’ai donné, d’une manière claire et satisfaisante, la différence de ces deux sortes d’usage et la raison. — Voilà ce que j’avais à dire des sources de la connaissance métaphysique.


§ II.

De l’espèce de connaissance qui seule peut s’appeler métaphysique.

I.
Du jugement synthétique et du jugement analytique en général.

Une connaissance métaphysique ne doit contenir que des jugements a priori purs ; le caractère propre de ses sources l’exige. Mais quelle que soit l’origine ou la forme logique des jugements, ils présentent une différence, quant à la matière, suivant qu’ils sont ou purement explicatifs et n’ajoutent rien au contenu de la connaissance, ou qu’ils sont extensifs et étendent la connaissance donnée : les premiers peuvent s’appeler des jugements analytiques, les seconds des jugements synthétiques.

Des jugements analytiques ne disent dans le prédicat rien qui n’ait déjà été pensé réellement dans la notion du sujet, quoique pas aussi clairement et avec la même conscience. Quand je dis : Tous les corps sont étendus, je n’ai absolument rien ajouté à ma notion de corps, mais je l’ai analysée, puisque l’étendue était déjà pensée réellement de cette notion avant le jugement, quoiqu’elle ne fût pas littéralement exprimée ; le jugement est donc analytique. Au contraire, la proposition : Quelques corps sont pesants, contient dans le prédicat quelque chose qui n’est pas réellement conçu dans la notion générale de corps ; elle étend donc ma connaissance, puisqu’elle ajoute à ma notion quelque chose ; elle doit donc s’appeler un jugement synthétique.


II.
Le principe commun à tous les jugements analytiques est le principe de contradiction.

Tous les jugements analytiques absolument portent sur le principe de contradiction, et sont, quant à leur nature, des connaissances a priori, que les notions qui leur servent de matière soient empiriques ou non. Car le prédicat d’un jugement analytique affirmatif étant déjà pensé dans la notion du sujet, il n’en peut être nié sans contradiction.

De même l’opposé de ce prédicat dans un jugement analytique, mais négatif, est nécessairement nié du sujet, et toujours en conséquence du principe de contradiction. C’est ce qui arrive dans les propositions : Tout corps est étendu, et Nul corps n’est inétendu (simple).

Toutes les propositions analytiques sont donc aussi des jugements a priori, quoique leurs notions soient empiriques, par exemple, l’Or est un métal jaune ; car, pour le savoir, je n’ai besoin d’aucune autre expérience en dehors de ma notion d’or, notion qui emporte celle de corps jaune et métallique ; car c’était là précisément ma notion ; il m’a suffi de la décomposer sans m’occuper d’autre chose autour de moi.


III.
Les jugements synthétiques ont besoin d’un principe autre que le principe de contradiction.

Il y a des principes synthétiques a posteriori dont l’origine est empirique ; mais il y en a aussi qui sont certainement a priori et qui proviennent d’un entendement pur et de la raison. Ces deux sortes de jugements s’accordent en ce qu’ils ne peuvent jamais avoir lieu d’après le seul principe de l’analyse, le principe de contradiction ; ils veulent un principe tout autre encore, bien qu’ils doivent toujours être dérivés d’un principe, quel qu’il soit, conformément au principe de contradiction. Rien, en effet, ne peut être contraire à ce principe, quoique tout ne puisse en être dérivé. Je commencerai par classer les jugements synthétiques.

1o Les jugements d’expérience sont toujours synthétiques. Il serait absurde, en effet, de fonder un jugement analytique sur l’expérience, puisque je ne dois absolument pas sortir de ma notion pour embrasser le jugement, et que je n’ai besoin pour cela d’aucun témoignage de l’expérience. Qu’un corps soit étendu, c’est là une proposition qui subsiste a priori, et non un jugement expérimental. Avant de m’adresser à l’expérience en effet, j’ai déjà toutes les conditions de mon jugement dans la notion d’où je n’ai qu’à tirer le prédicat en suivant le principe de contradiction ; et par là j’ai en même temps la conscience de la nécessité du jugement, nécessité que l’expérience ne m’apprendrait pas même.

2o Les jugements mathématiques sont tous synthétiques. Cette proposition semble entièrement contraire aux observations de ceux qui, jusqu’ici, ont analysé la raison humaine, bien qu’elle soit d’une certitude incontestable, et fort importante pour ce qui doit suivre. En effet, comme on trouvait que les raisonnements des mathématiciens procèdent tous d’après le principe de contradiction (ce qui est exigé par la nature de toute certitude apodictique), on se persuadait que les principes eux-mêmes étaient reconnus en vertu du principe de contradiction : en quoi l’on se trompait fort ; car une proposition synthétique peut bien être considérée d’après le principe de contradiction, mais à la condition seulement qu’on suppose un autre principe, un principe synthétique, d’où il puisse être dérivé, mais jamais en le considérant en lui-même.

Il faut remarquer avant tout que des propositions mathématiques proprement dites sont toujours des jugements a priori et non des jugements empiriques, parce qu’elles emportent avec elles une nécessité qui ne peut provenir de l’expérience. Si l’on ne veut pas en convenir, soit ; je restreindrai ma proposition aux mathématiques pures, dont la notion veut déjà qu’elles ne soient pas empiriques, mais qu’elles ne contiennent absolument qu’une connaissance pure a priori.

On devait bien penser tout d’abord que la proposition 7 + 5 = 12 est purement analytique ; qu’elle résulte de la notion d’une somme de sept et de cinq, d’après le principe de contradiction. Mais, en considérant la chose de plus près, on trouve que la notion des sommes de 7 et de 5 ne contient autre chose que la réunion de deux nombres en un nombre unique ; en quoi l’on ne pense point du tout ce qu’est ce nombre unique, formé des deux autres. La notion de 12 n’est point pensée déjà par le fait que je pense seulement cette addition de sept et de cinq, et j’ai beau décomposer ma notion d’une telle somme possible, je n’y trouverai cependant pas douze. Il faut sortir de cette notion et recourir à l’intuition, qui correspond à l’un des deux nombres composants, par exemple les cinq doigts de la main, ou (comme Segnon dans son arithmétique) cinq points, et ajouter successivement les unités des cinq choses données en intuition à la notion de sept. On étend donc réellement la notion par cette proposition 7 + 5 = 12, et l’on ajoute à la première notion une autre notion qui n’y était point contenue ; ce qui veut dire que la proposition arithmétique est toujours synthétique. Ce qui sera d’autant plus visible que les nombres seront plus forts. Il est manifeste, en effet, que, tout en tournant et retournant notre notion, nous ne pourrions jamais trouver par la simple décomposition des concepts, sans le secours de l’intuition, la somme totale des nombres partiels.

Une proposition de géométrie pure n’est pas davantage analytique. C’est une proposition synthétique que celle-ci : D’un point à un autre la ligne droite est la plus courte. En effet, ma notion de droite ne contient rien de quantitatif ou de grand ; ce n’est qu’une qualité. La notion de plus court possible est donc tout entière une addition, et ne peut être tirée par voie de décomposition de la notion de ligne droite. Une intuition est donc nécessaire ici pour rendre la synthèse possible.

Quelques autres principes employés par les géomètres, sont réellement analytiques, il est vrai, et reposent sur le principe de contradiction ; mais ils ne servent, comme propositions identiques, qu’à l’enchaînement de la méthode, et non de principes. Telles sont, par exemple, les propositions a = a ; le tout est égal à lui-même, ou (a + b) > a, c’est-à-dire le tout est plus grand que la partie. Et cependant ces propositions-là même quoiqu’elles n’aient de valeur que comme de simples notions, ne sont admises en mathématiques que parce qu’elles peuvent être représentées en intuition. Ce qui porte d’ordinaire à penser ici que le prédicat de semblables jugements apodictiques est déjà dans notre notion, et qu’ainsi le jugement est analytique, c’est tout simplement l’équivoque de l’expression. Nous sommes obligés, en effet, d’ajouter à un concept donné un certain prédicat, et cette nécessité tient déjà aux notions. Mais la question n’est pas de savoir ce que nous devons ajouter par la pensée à une notion donnée, mais bien de savoir ce que nous y pensons réellement, quoique d’une manière obscure ; d’où l’on voit que le prédicat tient, à la vérité, nécessairement aux sujets, par le moyen d’une intuition qui doit s’y ajouter, et non pas immédiatement.


§ III.

observation
sur la division générale des jugements en analytiques et en synthétiques.

Cette division est indispensable par rapport à la critique de l’entendement humain, et mérite d’y être considérée comme classique. Je ne sache pas qu’elle puisse avoir ailleurs une grande utilité ; et je trouve ici la cause pour laquelle des philosophes dogmatiques qui ne cherchaient jamais les sources des jugements métaphysiques que dans la métaphysique même, et non hors d’elle, dans les lois de la raison en général, ont négligé cette division, qui semble cependant s’offrir d’elle-même, et comment le célèbre Wolff ou le pénétrant Baumgarten, qui en a suivi les traces, ont pu chercher dans le principe de contradiction la preuve du principe de la raison suffisante, qui est évidemment synthétique. Déjà, au contraire, je trouve dans les Essais de Locke sur l’entendement humain une indication de cette division. Dans le chapitre III, § 9 et suivant du IVe livre, après avoir parlé précédemment de la différente liaison des représentations dans les jugements et de ses sources, dont il place l’une dans l’identité ou la contradiction (jugements analytiques), et l’autre dans l’existence des représentations en un sujet (jugements synthétiques), avoue, dans le § 10, que notre connaissance a priori de cette dernière est fort restreinte et presque nulle. Mais ce qu’il dit de cette espèce de connaissance est si peu déterminé et si peu régulier, qu’il n’y a pas lieu de s’étonner si personne, Hume moins qu’un autre, n’y a trouvé l’occasion de traiter des propositions de cette espèce. Car des principes universels de cette nature, et cependant déterminés, ne s’apprennent pas facilement d’esprits étrangers aux yeux desquels ils n’apparaissent que d’une manière obscure. Il faut y être arrivé tout d’abord par une réflexion personnelle, pour ensuite les trouver également où sans cela on ne les aurait assurément pas rencontrés, par la raison que les auteurs eux-mêmes n’ont pas su qu’une pareille idée servait de fondement à leurs propres observations. Ceux qui ne pensent jamais d’eux-mêmes sont cependant assez intelligents pour tout voir, après qu’on le leur a montré, dans ce qui a déjà été dit auparavant, mais où néanmoins personne jusque-là n’avait pu l’apercevoir.


§ IV.

question générale :
Une métaphysique est-elle absolument possible ?

S’il y avait une métaphysique qui pût réellement s’affirmer comme science, on pourrait dire : Voilà la Métaphysique ; vous n’avez qu’à l’apprendre ; elle vous persuadera irrésistiblement et invariablement de sa vérité ; et alors la question ci-dessus serait inutile. Il n’y en aurait plus qu’une seule, celle qui concernerait plutôt l’examen de notre pénétration, que la preuve de l’existence de la chose même, à savoir comment elle est possible, et comment la raison doit s’y prendre pour y arriver. Mais la raison humaine n’a pas le bonheur d’en être là. On ne peut montrer un seul livre, comme serait par exemple le livre d’Euclide pour les mathématiques et dire : c’est la Métaphysique ; vous y trouverez démontré par des principes de la raison pure le but capital de cette science, la connaissance d’un être suprême et d’une vie future. On peut bien nous montrer un grand nombre de propositions d’une certitude apodictique, et qui n’ont jamais été attaquées ; mais elles sont toutes analytiques et concernent plutôt les matériaux et les instruments de la métaphysique que l’extension de la connaissance, extension qui cependant doit être le but de la métaphysique (§ II. 3). Mais tout en montrant aussi des propositions synthétiques (v. g. le principe de la raison suffisante) que vous n’avez cependant jamais démontrées par la simple raison, ni par conséquent a priori, comme c’était votre devoir, mais que nous vous accordons néanmoins volontiers, vous êtes tombés en vous en servant pour votre fin principale, dans des assertions si insoutenables et si incertaines que de tout temps une métaphysique en a contredit une autre, soit par rapport aux assertions mêmes, ou à leurs preuves, et qu’elle s’est ainsi privée d’un assentiment durable. Et même les tentatives de constituer une pareille science ont été sans aucun doute la première cause du scepticisme qui s’est montré de si bonne heure, c’est-à-dire d’une façon de penser où la raison procède avec tant de force contre elle-même, que le fait n’eût jamais été possible sans le désespoir absolu de la raison d’atteindre ses fins les plus importantes. Car longtemps avant qu’il fût question d’interroger méthodiquement la nature, on s’adressait simplement à sa raison personnelle, déjà exercée jusqu’à un certain point par l’expérience commune, attendu que la raison est toujours là, mais que les lois de la nature ne peuvent en général être recherchées qu’avec peine. La métaphysique surnagea donc comme de l’écume, de telle sorte cependant que, l’écume qu’on avait produite venant à se liquéfier, une autre se montrait aussitôt à la surface, et était toujours recueillie avec le même empressement par quelques-uns, quand d’autres, au lieu de chercher au fond la cause de ce phénomène, s’estimaient des sages parce qu’ils se moquaient de la peine inutile que prenaient les premiers.

La différence essentielle de la connaissance mathématique pure avec toute autre connaissance a priori, c’est qu’elle doit procéder non par notions, mais toujours par la construction des notions (Critique, t. II, p. 314). Comme elle doit par conséquent sortir, dans ses propositions, de la notion pour aller à ce qui contient l’intuition correspondant à cette notion, ses propositions ne doivent jamais s’obtenir par une décomposition des concepts, c’est-à-dire analytiquement ; elles sont donc toutes synthétiques.

Je ne puis donc pas laisser sans le signaler le dommage porté à la philosophie par la négligence de cette observation d’ailleurs facile, et d’apparence insignifiante. Hume pensant que la vocation d’un philosophe est de jeter ses regards sur tout le domaine de la connaissance pure a priori, où l’entendement humain croit avoir de si vastes possessions, en détacha inconsidérément toute une province et de beaucoup la principale, celle des mathématiques pures, persuadé que sa nature, et pour ainsi dire sa constitution politique repose sur de tout autres principes, à savoir sur le seul principe de contradiction, et quoiqu’il n’eût pas opéré la division des propositions d’une manière aussi formelle et générale, ou sous la dénomination propre, ainsi que je l’ai fait, ce fut cependant tout comme s’il eût dit : les mathématiques pures ne contiennent que des propositions analytiques, et la métaphysique que des propositions synthétiques a priori. Mais il se trompa très fort en cela, et cette erreur eut une influence fâcheuse sur toute sa conception. Car autrement il aurait porté sa question de l’origine de nos jugements synthétiques bien au-delà de sa notion métaphysique de la causalité et l’aurait étendu a priori jusqu’à la possibilité des mathématiques, puisqu’il devait considérer aussi les mathématiques comme ayant un caractère de synthèse. Mais alors il n’aurait pu fonder ses propositions métaphysiques sur la simple expérience, parce qu’autrement il aurait soumis à l’expérience les axiomes mêmes des mathématiques pures, ce qu’il n’aurait pas manqué de reconnaître impossible. La bonne compagnie où se serait alors trouvée la métaphysique l’aurait garantie du péril d’être indignement traitée, car les coups qui auraient été dirigés contre elle, seraient également tombés sur les mathématiques ; ce qui n’était cependant pas son opinion, et ce qui ne pouvait pas être. Mais alors cet esprit judicieux aurait fait des réflexions toutes pareilles à celles qui nous occupent maintenant, mais qui auraient reçu de son incomparable exposition une très grande force.

Les jugements métaphysiques proprement dits sont tous synthétiques. Il faut distinguer les jugements qui appartiennent à la métaphysique des jugements proprement métaphysiques. Les premiers comprennent un grand nombre de jugements analytiques, mais qui ne sont que des moyens pour les jugements métaphysiques, but exclusif de la science, et qui sont toujours synthétiques. Car si des notions appartiennent à la métaphysique, par exemple la notion de substance, les jugements qui résultent de leur simple décomposition appartiennent nécessairement aussi à la métaphysique, par exemple : la substance est ce qui n’existe qu’à titre de sujet, etc., et nous cherchons à l’aide de plusieurs de ces jugements analytiques à approcher de la définition des notions. Mais comme l’analyse d’une notion intellectuelle (comme celles de la métaphysique) ne procède pas autrement que la décomposition de toute autre notion, même empirique, qui n’appartient pas à la métaphysique (par exemple, l’air est un fluide élastique, dont l’élasticité ne disparaît par aucun degré de froid), la notion est, à la vérité, métaphysique, mais le jugement analytique ne l’est pas à proprement parler ; car la métaphysique a quelque chose de propre, de particulier dans la production de ses connaissances a priori, production qui par conséquent doit être distinguée de ce que la métaphysique a de commun avec toutes les autres connaissances intellectuelles. Ainsi, par exemple, la proposition : Tout ce qui est substance dans les choses est constant, est une proposition synthétique et proprement métaphysique.

Quand donc on a recueilli, suivant certains principes les notions a priori qui constituent la matière de la métaphysique et ses instruments, la décomposition de ces notions est alors d’un grand prix. Elle peut même être présentée comme une partie distincte de toutes les propositions synthétiques qui constituent la métaphysique même (comme philosophie distinctive en quelque sorte) qui ne contient que des propositions analytiques appartenant à la métaphysique. Car, dans le fait, ces décompositions n’ont de grande utilité qu’en métaphysique, c’est-à-dire par rapport aux propositions synthétiques qui doivent résulter tout d’abord de ces notions décomposées.

La conclusion de ce paragraphe est donc qu’une métaphysique a proprement affaire à des propositions synthétiques a priori, et que ces propositions en constituent la fin, pour laquelle elle a sans doute besoin de beaucoup d’analyses de ses notions, de jugements analytiques par conséquent, mais où le procédé ne diffère point de toute autre espèce de connaissance où il ne s’agit que de rendre les notions lucides par l’analyse. Mais la production de la connaissance a priori soit quant à l’intuition soit quant aux notions, celle même des propositions synthétiques a priori, mais en matière de connaissance philosophique, constituent la matière essentielle de la métaphysique.

Dégouté par conséquent du dogmatisme qui ne nous apprend rien, aussi bien que du scepticisme, qui ne nous laisse aucun espoir, pas même celui du repos dans une légitime ignorance, excité par l’importance de la connaissance dont nous avons besoin, et rendu circonspect par une longue expérience à l’égard de toute connaissance que nous croyons posséder, ou qui s’offre à nous sous le couvert de la raison pure, il ne nous reste plus qu’une question critique, à la solution de laquelle nous ayons à nous appliquer désormais : Une métaphysique est-elle absolument possible. Mais cette question doit être résolue non par des doutes sceptiques touchant certaines affirmations d’une métaphysique réelle (car nous n’en reconnaissons aucune pour le moment), mais d’après la notion encore toute problématique d’une pareille science.

Dans la Critique de la raison pure, j’ai traité cette question synthétiquement ; c’est-à-dire que j’ai fait mes recherches dans la raison pure même, et que j’ai essayé d’établir d’après des principes dans cette source même et les éléments et les lois de son usage. Ce travail est difficile, et demande un lecteur résolu de suivre par la pensée un système qui est encore sans autre fondement donné que la raison même, et qui par conséquent, sans s’appuyer sur un fait quelconque, cherche à faire sortir la connaissance de son germe primitif. Des prolégomènes doivent être au contraire des préludes ; ils doivent plutôt indiquer ce qui est à faire pour constituer une science autant que possible, qu’exposer la science même. Ils doivent donc s’appuyer sur quelque chose que l’on connaît déjà passablement, d’où l’on peut partir avec confiance et s’élever aux sources que l’on ne connaît pas encore, et dont la découverte nous expliquera non seulement ce qu’on savait, mais aussi l’étendue de beaucoup de connaissances qui proviennent toutes des mêmes sources. Le procédé méthodique des prolégomènes, de ceux-là surtout qui doivent préparer à une métaphysique future, sera donc analytique.

Mais heureusement que tout en ne pouvant pas admettre qu’une métaphysique comme science soit réelle, nous pouvons néanmoins assurer que certaines connaissances synthétiques a priori sont réelles et données, à savoir les mathématiques pures et la physique pure ; car ces deux sciences contiennent des propositions qui sont les unes apodictiquement certaines par la raison seule, les autres par l’accord universel résultant de l’expérience, et qui les unes et les autres sont universellement reconnues indépendantes de l’expérience. Nous avons donc au moins quelques connaissances synthétiques a priori incontestables, et nous pouvons demander, non pas si elles sont possibles (puisqu’elles existent), mais seulement comment elles sont possibles, afin de pouvoir dériver du principe de la possibilité de celles qui sont données, la possibilité de toutes les autres.


§ V.

question générale :
Comment la connaissance par raison pure est-elle possible ?

Nous avons vu plus haut la différence considérable des jugements analytiques et des jugements synthétiques. La possibilité des propositions analytiques a pu être facilement saisie car elle repose exclusivement sur le principe de contradiction. La possibilité des propositions synthétiques a posteriori, c’est-à-dire des principes qui sont tirés de l’expérience n’est qu’une continuelle addition (synthèse) des perceptions. Restent donc seulement les propositions synthétiques a priori dont la possibilité doive être cherchée ou examinée, parce qu’elle doit reposer sur un autre principe que celui de contradiction.

Mais nous n’avons pas à rechercher tout d’abord la possibilité de pareilles propositions, à nous demander si elles sont possibles ; un assez grand nombre en effet sont réellement données, et avec une incontestable certitude ; et comme la méthode que nous suivons maintenant doit être analytique, nous partirons de ce point, qu’il y a une connaissance synthétique de cette espèce, mais que c’est là réellement une connaissance purement rationnelle. Et alors nous avons cependant à rechercher le principe de cette possibilité, et à nous demander comment cette connaissance est possible, afin d’être en état de déterminer d’après les principes de sa possibilité les conditions de son usage, son étendue et ses limites. La question propre, exprimée avec une précision scolastique, à laquelle tout revient, est donc celle-ci :

Comment des propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ?

J’ai précédemment énoncé cette question en d’autres termes, pour être plus populaire, c’est-à-dire en la présentant comme une question de connaissance par raison pure ; ce que je pouvais bien faire sans préjudice de l’idée cherchée, parce qu’il ne s’agit ici que de la métaphysique et de ses sources, et qu’on se rappellera toujours, je l’espère, d’après les explications plus haut données, que quand nous parlons ici de connaissances par raison pure, il n’est jamais question que des connaissances synthétiques, et non des analytiques[4].

De la solution de cette question dépend donc celle de savoir si une métaphysique sera ou ne sera pas conservée, et, par suite, celle de son existence même. Qu’on donne à ses assertions métaphysiques tout l’air de vraisemblance possible, qu’on entasse arguments sur arguments, si l’on ne répond d’abord pertinemment à cette question, j’ai le droit de dire : tout cela ne signifie rien, c’est une philosophie sans fondement, une fausse sagesse. Vous parlez au nom de la raison pure, et vous croyez acquérir des connaissances en quelque sorte a priori, parce que non seulement vous décomposez des notions données, mais que vous présentez de nouvelles alliances de concepts, sans qu’elles aient pour base le principe de contradiction et vous croyez cependant pouvoir les considérer comme entièrement indépendantes de toute expérience ! comment donc en êtes-vous venu là, et comment comptez-vous justifier de semblables prétentions ? Vous ne pouvez en appeler à l’assentiment de la raison universelle ; c’est un témoin dont l’autorité ne repose que sur la rumeur publique.

Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.N(Horat.)
(Horat.)

Mais autant la réponse à cette question est nécessaire, autant elle est difficile en même temps ; et si la principale raison pour laquelle on n’a pas depuis longtemps cherché à la résoudre tient à ce que l’on ne s’est pas même douté qu’il puisse y avoir là une question, il y en a cependant une autre cause ; c’est qu’une réponse satisfaisante à cette seule question exige une réflexion beaucoup plus soutenue, plus profonde et plus pénible que l’œuvre métaphysique la plus étendue, qui à première vue promet l’immortalité à son auteur. Aussi tout lecteur clairvoyant, quand il considère avec soin les exigences du problème, effrayé tout d’abord de la difficulté, doit l’estimer insoluble, et, s’il n’y avait réellement pas de ces connaissances synthétiques pures a priori, les tenir complétement et absolument pour impossibles. C’est effectivement ce qui est arrivé à David Hume, quoiqu’il ne se fît pas à beaucoup près une idée aussi étendue qu’il y a lieu et qu’elle doit être pour que la réponse s’étende à toute la métaphysique. Comment est-il possible en effet, dit cet esprit profond, que si une notion m’est donnée je puisse en sortir et y rattacher une autre notion qui n’y est point contenue, et même comme si celle-ci tenait nécessairement à celle-là ? L’expérience seule peut nous fournir de pareilles liaisons (c’est ainsi qu’il conclut d’une difficulté qu’il regardait comme une impossibilité), et toute cette prétendue nécessité, ou, ce qui revient au même, une connaissance a priori estimée nécessaire, n’est qu’une longue habitude de trouver vrai quelque chose, et de tenir par conséquent pour objective la nécessité subjective.

Si le lecteur se plaint de la difficulté et de la peine que je lui donnerai par la solution de cette question, il a le droit d’en essayer une plus facile. Peut-être s’attachera-t-il alors à une tentative qui a entrepris pour lui une si profonde recherche, et sera-t-il un peu surpris de la facilité avec laquelle on a pu encore l’exécuter, vu la nature de la chose en question. Aussi a-t-il fallu des années de longs travaux pour résoudre cette question dans sa pleine universalité (au sens où les mathématiciens emploient ce mot, c’est-à-dire suffisant pour tous les cas), et pour être en état de la présenter enfin sous une forme analytique, comme le lecteur la trouvera dans cet écrit.

Tous les métaphysiciens sont donc condamnés à suspendre solennellement et justement leurs occupations tant que la question : Comment les connaissances a priori sont-elles possibles ? n’aura pas été résolue par eux d’une manière satisfaisante. Car cette solution seule constituera pour eux le droit qu’ils peuvent avoir de nous présenter quelque chose au nom de la raison pure. À défaut de ce titre, ils ne peuvent s’attendre qu’à être congédiés sans autre examen de leur assertion, par les personnes raisonnables qui y ont été si souvent trompées déjà.

Mais s’ils veulent, au contraire, présenter leur œuvre, non comme une science, mais comme un art de persuasion salutaire et bienfaisant pour le sens commun, on ne peut raisonnablement les en empêcher. Ils emploieront alors le langage modeste d’une foi raisonnable ; ils avoueront que s’ils ont un droit, ce n’est pas même celui d’opiner sur ce qui dépasse les limites de toute expérience possible, loin d’en savoir quelque chose, mais celui-là seul d’admettre quelque chose (non pour l’usage spéculatif, mais seulement pour l’usage pratique) qui est possible et même indispensable pour la direction de l’esprit et de la volonté dans la vie. À cette condition seule ils pourront s’appeler des hommes utiles et sages, et cela d’autant plus qu’ils renonceront plus volontiers au titre de métaphysiciens. Ceux-ci, en effet, veulent être des philosophes spéculatifs, et alors, s’il s’agit de jugements a priori, on ne peut pas s’en tenir à de sonores probabilités (car ce qu’on prétend connaître a priori est donné par cette raison comme nécessaire), et il n’est pas permis de jouer aux présomptions ; l’affirmation doit avoir un caractère scientifique, ou elle n’est absolument rien. On peut dire que toute la philosophie transcendantale qui précède nécessairement toute métaphysique n’est que la pleine solution de la question qui nous occupe, mais présentée dans un ordre systématique et avec développement, et qu’il n’y a eu jusqu’ici aucune philosophie transcendentale : ce qui en porte le nom n’est proprement, en réalité, qu’une partie de la métaphysique. Mais cette science doit avant tout fonder la possibilité de la métaphysique, et par conséquent précéder toute métaphysique. On ne doit donc pas s’étonner, puisqu’il nous faut toute une science, et une science privée de tout secours de la part des autres, une science par conséquent toute nouvelle, si, pour répondre d’une manière convenable à une seule question, il faut tant de peine, s’il y a tant de difficulté, et si on ne peut le faire sans aucune obscurité.

Puisque nous marchons maintenant à cette solution, et même suivant une méthode analytique où nous supposons que des connaissances par raison pure sont réelles, nous ne pouvons faire appel qu’à deux sciences de la connaissance théorique (la seule dont il s’agit ici), à savoir, les mathématiques pures et la physique pure : ces deux sciences seules peuvent, en effet, nous donner les objets en intuition, et par conséquent, s’il y a en elles une connaissance a priori, montrer la vérité ou l’accord de cette connaissance avec l’objet in concreto. c’est-à-dire sa réalité. De là on s’avance par la voie analytique jusqu’au fondement de cette connaissance. Ce qui facilite singulièrement l’œuvre où les considérations générales sont non seulement appliquées à des faits, mais en partent même, au lieu que par la marche synthétique elles doivent être dérivées de notions entièrement in abstracto.

Mais pour nous élever de ces connaissances a priori réelles pures et en même temps fondées, à une métaphysique possible, que nous cherchons, c’est-à-dire à une métaphysique comme science, il est nécessaire de comprendre sous notre question principale ce qui l’occasionne, et qui, simple connaissance a priori naturellement donnée, quoique d’une vérité non suspecte, lui sert de fondement. Cette connaissance dont le traitement exempte de toute recherche critique sur la possibilité, s’appelle déjà d’ordinaire métaphysique. Il faut, en un mot, faire entrer dans notre question capitale l’aptitude naturelle pour une telle science ; et alors la principale question transcendantale, décomposée en quatre autres, recevra une réponse succesive.

1. Comment une mathématique pure est-elle possible ?

2. Comment une physique pure est-elle possible ?

3. Comment une métaphysique en général est-elle possible ?

4. Comment une métaphysique comme science est-elle possible ?

On voit que, bien que la solution de ces questions doive surtout présenter la matière essentielle de la Critique, elle a bien aussi quelque chose de propre, qui, considéré en lui seul, mérite encore l’attention, à savoir, de rechercher dans la raison les sources de sciences données, afin de connaître ainsi quelque chose a priori de la faculté qui en est principe, de rechercher et de déterminer à l’aide du fait ce que gagnent par là ces sciences mêmes, sinon par rapport à la matière, du moins en ce qui regarde leur usage légitime, et, puisqu’elles éclairent par leur origine commune une question plus élevée, de fournir en même temps l’occasion de mieux expliquer leur propre nature.




PREMIÈRE PARTIE.

comment une mathématique pure est-elle possible ?

§ VI.

Il s’agit ici d’une grande et certaine connaissance, dont l’étendue est déjà étonnante aujourd’hui, qui promet une extension illimitée pour l’avenir, qui emporte avec elle une complète certitude apodictique, c’est-à-dire une nécessité absolue, qui ne repose en conséquence sur aucun principe expérimental, qui est par le fait un produit de la raison, mais qui n’en est pas moins absolument synthétique. « Comment donc est-il possible à la raison humaine de réaliser tout à fait a priori une pareille connaissance ? » Cette faculté, qui ne se fonde pas sur l’expérience et ne peut y prendre un point d’appui, ne suppose-t-elle pas quelque connaissance fondamentale a priori, profondément caché, mais qui pourrait se manifester par ses effets si l’on en recherchait avec soin les premières opérations ?


§ VII.

Or, nous trouvons que toute connaissance mathématique a cela de propre, qu’elle doit exposer ses notions tout d’abord en intuition, et même a priori, par conséquent en une intuition qui n’est pas empirique, mais pure, sans quoi elle ne peut faire un seul pas. Ses jugements sont donc toujours intuitifs, au lieu que la philosophie peut se contenter de jugements discursifs par simples notions, tout en expliquant ses doctrines apodictiques par une intuition, mais sans pouvoir jamais les en dériver. Cette observation sur la nature des mathématiques nous dirige déjà vers la première et suprême condition de leur possibilité, à savoir, qu’elle doit avoir pour fondement quelque intuition pure où elle puisse exposer toutes ses notions in concreto, et cependant a priori, ou, comme on dit, les construire[5]. Si nous pouvons découvrir cette intuition pure et la possibilité dont il s’agit, il sera facile de voir comment des propositions synthétiques a priori sont possibles dans la mathématique pure, et comment, par suite, cette science elle-même est possible. En effet, de même que l’intuition empirique permet sans difficulté d’étendre synthétiquement dans l’expérience la notion que nous nous faisons d’un objet par de nouveaux prédicats que nous offre l’intuition même, l’intuition pure donnera la même facilité, avec cette différence marquée cependant, que dans le dernier cas le jugement synthétique a priori sera certain et apodictique, et que dans le premier il sera certain a posteriori et empiriquement, parce que cette dernière espèce de jugement ne contient que ce qui se trouve dans l’intuition contingente empirique, tandis que la première renferme ce qui doit nécessairement se trouver dans l’intuition pure, puisque, comme intuition a priori, elle est indissolublement liée à la notion avant toute expérience ou toute perception individuelle.


§ VIII.

Mais, arrivé à ce point, la difficulté semble plutôt s’accroître que s’atténuer ; car la question devient alors celle-ci : Comment est-il possible de percevoir quelque chose à priori ? Une intuition est une représentation dépendant immédiatement de la présence de l’objet. Il semble donc impossible de percevoir originairement a priori, parce qu’alors l’intuition aurait lieu sans un objet présent auparavant ni dans le moment actuel, et qu’elle serait par là impossible. Il est bien vrai qu’il y a des notions de telle nature que nous pouvons les avoir tout à fait a priori, sans que nous nous trouvions en rapport immédiat avec l’objet ; telles sont celles qui ne contiennent que la pensée d’un objet en général, par exemple la notion de quantité, celle de cause, etc. Mais ces notions mêmes ont cependant besoin, pour qu’elles aient un sens, une signification, d’un certain usage in concreto, c’est-à-dire d’une application à quelque intuition qui nous donne son objet. Mais comment une intuition de l’objet peut-elle précéder l’objet même ?


§ IX.

Si notre intuition devait être de telle sorte qu’elle représentât des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, il n’y aurait aucune intuition a priori ; elles seraient toutes empiriques. Je ne puis en effet savoir ce qui est contenu dans l’objet même qu’autant qu’il m’est présent et donné. Sans doute on ne comprend pas encore alors comment l’intuition d’une chose présente doit me la faire connaître telle qu’elle est en soi, puisque les propriétés de cette chose ne peuvent passer dans ma faculté représentative ; mais en supposant le fait possible, il n’y aurait cependant pas lieu à une intuition a priori, c’est-à-dire avant que l’objet me fût représenté ; condition sans laquelle le rapport de ma représentation à l’objet est inconcevable, si ce n’est par inspiration. Il n’y a donc qu’une seule manière dont mon intuition puisse précéder la réalité de l’objet, et se constituer comme connaissance a priori, c’est qu’elle ne contienne que la forme de la sensibilité, qui précède dans mon sujet toutes les impressions réelles par lesquelles les objets peuvent m’affecter. Je puis en effet savoir a priori que des objets des sens ne sont perçus que suivant cette forme de la sensibilité. D’où il suit que des propositions qui concernent uniquement cette forme de l’intuition sensible sont possibles et valables à l’égard des objets des sens, et à l’inverse que des intuitions qui sont possibles a priori ne peuvent jamais concerner que des objets des sens.


§ X.

La forme de l’intuition sensible est donc ce par quoi nous pouvons percevoir des choses a priori, ce par quoi seulement nous pouvons connaître les objets tels qu’ils peuvent nous apparaître (à nos sens), non tels qu’ils peuvent être en soi ; et cette supposition est absolument nécessaire si l’on reconnaît la possibilité de propositions synthétiques a priori ; et, si elles sont réelles, sa possibilité doit être conçue et prédéterminée.

Or l’espace et le temps sont ces intuitions que la mathématique pure donne pour base à toutes ses connaissances, et aux jugements qui s’offrent en même temps comme apodictiques et nécessaires ; car une mathématique doit d’abord présenter toutes ses notions en intuition, et une mathématique pure doit les présenter en une intuition pure, c’est-à-dire les construire, sans quoi (parce qu’elle ne peut procéder analytiquement, ou par décomposition des notions, mais synthétiquement) il lui est impossible de faire un pas tant qu’elle n’a pas une intuition pure, dans laquelle seule la matière des jugements synthétiques a priori peut être donnée. La géométrie a pour base l’intuition pure de l’espace. L’arithmétique réalise ses notions numériques mêmes, par une addition successive des unités dans le temps. La mécanique pure surtout ne peut établir ses notions de mouvement qu’à l’aide de la représentation du temps. Or ces deux représentations ne sont que de simples intuitions ; car si l’on fait abstraction des intuitions empiriques des corps et de leurs changements (mouvement), de tout ce qui est empirique, de tout ce qui appartient à la sensation, restent encore l’espace et le temps, qui sont (par conséquent) des intuitions pures, qui servent de fondement a priori à tout ce qui précède, et dont on ne peut par conséquent jamais se défaire, mais qui, précisément parce qu’elles sont des intuitions pures a priori, prouvent qu’ils sont de simples formes de notre sensibilité, formes qui doivent précéder toute intuition empirique, c’est-à-dire la perception d’objets réels, et suivant lesquelles des objets peuvent être connus a priori, mais seulement, bien entendu, comme ils nous apparaissent.


§ XI.

La question de la présente section est donc résolue. Une mathématique pure, comme connaissance synthétique a priori n’est donc possible qu’autant qu’elle ne s’occupe que de simples objets sensibles, à l’intuition empirique desquels une intuition pure (celle de l’espace et du temps) sert de fondement et même a priori, et peut par cette raison avoir cet usage, parce qu’elle n’est que la simple forme de la sensibilité, forme antérieure à l’apparition des objets, puisqu’elle seule la rend réellement possible. Cependant cette faculté de percevoir a priori ne concerne pas la matière du phénomène, c’est-à-dire ce qui est sensation en lui, car cette sensation est ce qu’il y a d’empirique ; elle ne concerne que la forme du phénomène, l’espace et le temps. Si l’on doutait le moins du monde que ces deux choses ne font pas partie des déterminations inhérentes aux choses en elles-mêmes, mais qu’elles ne sont que des déterminations inhérentes à leur rapport avec la sensibilité, je voudrais bien savoir comment il est possible a priori, et par conséquent avant toute connaissance des choses, c’est-à-dire avant qu’elles nous soient données, de savoir ce que doit être leur intuition ; ce qui est cependant le cas avec l’espace et le temps. Mais cela est parfaitement concevable si tous deux ne sont que des conditions formelles de notre sensibilité, et que les objets n’aient qu’une valeur purement phénoménale ; car alors la forme du phénomène, c’est-à-dire l’intuition pure, peut être représentée absolument de nous-mêmes, c’est-à-dire a priori.


§ XII.

Afin d’ajouter quelque chose qui serve à expliquer et à confirmer ce qui vient d’être dit, on peut considérer seulement le procédé habituel et absolument nécessaire des géomètres. Toutes les preuves de l’égalité absolue de deux figures données (quand l’une d’elles coïncide de tous points avec l’autre) reviennent en définitive à ce qu’elles se superposent l’une à l’autre, ce qui n’est évidemment qu’une proposition synthétique reposant sur l’intuition immédiate, et cette intuition doit être donnée purement et a priori ; autrement la proposition ne pourrait pas valoir comme apodictiquement certaine ; elle n’aurait qu’une certitude empirique. Elle signifierait seulement qu’on a toujours remarqué qu’il en était ainsi, et n’aurait de valeur que dans la mesure de notre perception. Que l’espace absolu (qui ne limite pas lui-même un autre espace) ait trois dimensions, et que l’espace en général ne puisse pas non plus en avoir davantage, c’est ce qui est établi par la proposition que trois droites seulement peuvent se couper rectangulairement en un seul point. Mais cette proposition ne peut pas se démontrer par notions ; elle porte immédiatement sur une intuition, et même sur une intuition pure a priori, parce qu’elle est apodictiquement certaine. Si l’on peut demander qu’une ligne soit tirée à l’indéfini, ou qu’une série de changements (par exemple des espaces parcourus par un mouvement) soient continués à l’indéfini, c’est qu’on suppose une représentation de l’espace et du temps qui peut tenir uniquement à l’intuition, à savoir, en tant qu’elle n’est en soi limitée par rien, car elle ne pourrait jamais être déduite de notions. Des intuitions pures a priori servent néanmoins de fondement réel à la mathématique ; elles en rendent les propositions synthétiques et apodictiquement valables. Par là s’explique notre déduction transcendantale des notions dans l’espace et le temps, et du même coup la possibilité d’une mathématique pure qui, sans une déduction de cette sorte, et sans la supposition « que tout ce qui peut s’offrir à nos sens (aux externes dans l’espace, à l’interne dans le temps) n’est perçu par nous que comme il nous apparaît, non comme il est en soi », pourrait être accordée sans doute, mais point perçue.


§ XIII.

Ceux qui ne peuvent pas encore s’affranchir de l’idée que l’espace et le temps sont des propriétés réelles qui tiennent aux choses en soi, peuvent exercer leur sagacité au paradoxe suivant, et quand ils en auront vainement cherché la solution, libres au moins pour un instant de préjugés, soupçonner cependant qu’il pourrait bien se faire en effet que l’espace et le temps ne fussent que de simples formes de notre intuition sensible.

Si deux choses sont parfaitement identiques dans toutes les parties qui peuvent toujours être connues en soi (dans toutes les déterminations appartenant à la quantité et à la qualité), il doit se faire cependant que l’une peut être placée dans tous les cas et sous tous les rapports à la place de l’autre, sans que cette substitution occasionne la plus légère différence appréciable. Il en est ainsi en réalité des figures planes en géométrie ; mais des figures sphériques, malgré ce parfait accord interne, prouvent qu’au point de vue externe, l’une ne peut absolument pas prendre la place de l’autre : ainsi deux triangles sphériques de deux hémisphères opposés, qui ont pour base commune un même arc de l’équateur, peuvent être parfaitement égaux quant aux angles et aux côtés, en sorte que dans l’entière description d’un seul, il n’y ait rien qui ne convienne en même temps à la description de l’autre ; et cependant l’un ne saurait être mis à la place de l’autre (c’est-à-dire sur l’hémisphère opposé), car ici se trouve une différence interne des deux triangles qu’aucun entendement ne peut cependant donner comme intrinsèque, et qui ne se manifeste que par le rapport externe dans l’espace. Mais je veux citer des cas plus ordinaires, qui peuvent être pris de la vie commune.

Que peut-il y avoir de plus semblable à ma main ou à mon oreille que leur image dans une glace ? Et cependant je ne puis mettre cette main, telle qu’elle est vue dans le miroir, à la place de son image primitive ; car si c’était une main droite, c’est une gauche qui se voit dans le miroir, et l’image de l’oreille droite est une oreille gauche, qui ne peut davantage occuper la place de la première. Pas ici de différences internes qui puissent seulement se concevoir par un entendement quelconque ; et cependant les différences sont internes, si l’on s’en rapporte aux sens, car la main gauche ne peut être renfermée dans les mêmes limites avec la droite, malgré toute l’égalité et toute la ressemblance possible de part et d’autre (elles ne peuvent coïncider), le gant de l’une ne peut servir à l’autre. Quelle est donc la solution ? Ces objets ne sont peut-être pas des représentations des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et telles que l’entendement pur les connaîtrait, mais ce sont des intuitions sensibles, c’est-à-dire des phénomènes dont la possibilité repose sur le rapport de certaines choses inconnues en soi à quelque autre chose, c’est-à-dire à notre sensibilité. L’espace est donc la forme de l’intuition externe par rapport à cette sensibilité, et la détermination interne de chaque espace n’est possible que par la détermination du rapport externe à l’espace entier, dont celui-là est une partie (au rapport avec le sens externe) ; c’est-à-dire que la partie n’est possible que par le tout, ce qui n’a jamais lieu avec les choses en soi comme objets de l’entendement pur, mais seulement avec les simples phénomènes. Nous ne pouvons donc rendre intelligible par aucune notion particulière la différence des choses semblables et égales, mais cependant asymétriques (incongruenter) ; nous ne le pouvons que par le rapport à la main droite et à la gauche, qui regarde immédiatement une intuition.


première observation.

La mathématique pure, et surtout la géométrie pure ne peut avoir de réalité objective que sous la condition de ne se rapporter qu’à des objets sensibles, à l’égard desquels le principe est : que notre représentation sensible n’est point une représentation des choses en elles-mêmes, mais seulement de la manière dont les choses nous apparaissent. D’où il suit que les propositions de la géométrie peuvent être rapportées aux objets réels, non pas tout à fait comme des déterminations purement imaginaires de notre fantaisie poétique, et par conséquent pas avec certitude, mais qu’elles ont une valeur nécessaire relativement à l’espace, et par suite, à tout ce qui peut se trouver dans l’espace, attendu que l’espace n’est que la forme de tous les phénomènes externes, sous laquelle seule les objets des sens peuvent être donnés. La sensibilité, dont la forme a pour fondement la géométrie, est ce qui sert de base à la possibilité des phénomènes extérieurs. Ces phénomènes ne peuvent par conséquent jamais contenir que ce qui leur est prescrit par la géométrie. Il en serait tout différemment si les sens devaient représenter les objets comme ils sont en eux-mêmes. Alors, en effet, il ne résulterait point de la représentation de l’espace, représentation que le géomètre donne pour fondement a priori à toutes les espèces de propriétés de l’étendue, que tout cela, ainsi que les conséquences qui s’y rattachent, doive être précisément ainsi dans la nature. On tiendrait l’espace des géomètres pour une simple fiction, et l’on n’y croirait aucune valeur objective, par la raison qu’on ne voit pas du tout comment des choses doivent nécessairement s’accorder avec l’image que nous nous en faisons de nous-mêmes et par avance. Mais si cette image ou plutôt cette intuition formelle est la propriété essentielle de notre sensibilité, au moyen de laquelle seule des objets nous sont donnés, et que cette sensibilité ne représente pas des choses en soi, mais seulement leurs phénomènes, il est bien facile de comprendre alors, et même de prouver invinciblement, que tous les objets extérieurs du monde sensible doivent s’accorder de tous points avec les propositions de la géométrie, parce que la sensibilité, à l’aide de sa forme des intuitions extérieures (l’espace) dont s’occupe le géomètre, rend seule possibles enfin les objets comme simples phénomènes. Ce sera toujours un fait digne de remarque dans l’histoire de la philosophie, qu’il ait été un temps où les mathématiciens mêmes qui étaient aussi philosophes, aient commencé à douter, non pas, il est vrai, de la justesse de leurs propositions géométriques en tant qu’elles ne concernent que l’espace, mais de la valeur objective et de l’application de cette notion même et de toutes ses déterminations à la nature, puisqu’ils n’étaient pas bien sûrs qu’une ligne pût naturellement se composer de points physiques, et, par suite, le véritable espace dans l’objet se composer de parties simples, quoique l’espace que le géomètre pense ne puisse se composer de rien de semblable. Ils ne s’aperçurent pas que cet espace n’est pas une propriété des choses en elles-mêmes, que ce n’est qu’une forme de notre représentation sensible ; que tous les objets dans l’espace sont de simples phénomènes, c’est-à-dire non pas des choses en soi, mais des représentations de nos intuitions sensibles, et que l’espace, tel que le conçoit le géomètre, étant la forme très exacte de l’intuition sensible que nous trouvons en nous a priori et qui contient la raison de la possibilité de tous les phénomènes externes (quant à leur forme), ces phénomènes doivent nécessairement s’accorder et de la manière la plus précise, avec les propositions du géomètre, propositions qu’il ne tire d’aucune notion imaginée, mais du fondement subjectif de tous les phénomènes externes, c’est-à-dire de la sensibilité même. À cette condition seulement, et pas à une autre, le géomètre peut être à l’abri de toutes les chicanes d’une métaphysique pointilleuse, sur la réalité incontestablement objective de ses propositions, si étranges qu’elles puissent paraître à la métaphysique, parce qu’elle ne remonte pas jusqu’à la source de ses notions.


deuxième observation.

Tout ce qui doit nous être donné comme objet doit nous être donné en intuition. Or, toute notre intuition n’a lieu que par le moyen des sens ; l’entendement ne perçoit rien ; il réfléchit seulement. Et comme les sens, d’après ce qui a été jusqu’ici établi, ne nous donnent jamais à connaître les choses en elles-mêmes dans aucune de leurs parties, mais seulement leurs phénomènes, et que ces phénomènes sont de pures représentations de la sensibilité, « tous les corps eux-mêmes, avec l’espace qui les contient, ne doivent être regardés que comme de simples représentations internes, et n’existent que dans notre pensée ». N’est-ce donc pas là un idéalisme évident ?

L’idéalisme consiste dans l’affirmation qu’il n’y a pas d’autres êtres que ceux qui pensent, que tout le reste des choses que nous croyons percevoir dans l’intuition, ne seraient que des représentations dans les êtres pensants, auxquelles en réalité aucun objet distinct de ces derniers ne correspondrait. Je dis, au contraire, que des choses nous sont données comme extérieures à nous et saisissables à nos sens, mais que nous ne savons rien de ce qu’elles peuvent être en soi, que nous n’en connaissons que les phénomènes, c’est-à-dire les représentations qu’elles opèrent en nous lorsqu’elles affectent nos sens. J’avoue donc bien qu’il y a hors de nous des corps, c’est-à-dire des choses qui, bien qu’elles nous soient tout à fait inconnues, quant à ce qu’elles peuvent être en elles-mêmes, nous sont cependant connues par les représentations que nous procure leur action sur notre sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui n’indique par conséquent que le phénomène de cet objet à nous inconnu mais néanmoins réel. Peut-on bien appeler cela idéalisme ! C’en est tout juste le contraire.

Bien avant Locke déjà, mais surtout depuis, on admettait et on accordait généralement que l’on peut dire, sans préjudice de l’existence réelle de choses extérieures, d’une multitude de leurs prédicats, qu’ils ne font point partie de ces choses considérées en elles-mêmes, qu’ils n’appartiennent qu’à leurs phénomènes, et n’ont aucune existence propre en dehors de notre représentation. De ce nombre étaient la chaleur, la couleur, la saveur, etc. Si j’y ajoute par de bonnes raisons le reste des qualités des corps, qu’on appelle premières, l’étendue, le lieu, et en général l’espace avec tout ce qui en dépend (impénétrabilité ou matérialité, forme, etc.), et que je mette tout cela au nombre des simples phénomènes, c’est à quoi on ne pourra trouver raisonnablement à redire. Et de même que celui qui ne regarde pas les couleurs comme des propriétés qui fassent partie de l’objet même, mais comme des modifications qui tiennent au sens de la vue, ne peut cependant point s’appeler idéaliste, de même ma doctrine ne peut être traitée d’idéalisme par le seul fait que je trouve qu’un plus grand nombre de propriétés des corps, que toutes les propriétés même qui constituent l’intuition d’un corps, n’appartiennent qu’à son phénomène ; car l’existence de la chose qui apparaît n’est point par là même supprimée, comme dans le véritable idéalisme ; mais par là on fait voir seulement qu’on ne peut absolument pas connaître par les sens la chose telle qu’elle est en soi.

Je voudrais bien savoir ce que devraient donc être mes assertions pour ne pas impliquer l’idéalisme. Je devrais dire sans doute que la représentation de l’espace n’est pas entièrement d’accord avec le rapport de notre sensibilité aux objets comme je l’ai dit mais qu’elle est absolument semblable à l’objet, assertion à laquelle je ne puis trouver de sens, aussi peu qu’il y a peu de ressemblance entre la sensation de rouge et la propriété du cinabre qui produit en moi cette sensation.


troisième observation.

On peut en conséquence répondre aisément à une objection facile à prévoir, mais sans force, à savoir « que par l’idéalité de l’espace et du temps tout le monde sensible se trouve converti en une pure apparence ». Après qu’on eût commencé par dénaturer tout aperçu philosophique touchant la nature de la connaissance sensible en ne faisant consister la sensibilité qu’en une espèce de représentation confuse d’après laquelle nous connaîtrions encore les choses telles qu’elles sont, mais sans avoir la faculté de tout ramener dans cette représentation à une conscience claire ; nous avons, au contraire, prouvé que la sensibilité ne consiste pas dans cette différence logique de la clarté, ou de l’obscurité, mais dans la différence génétique de l’origine de la connaissance même, puisque la connaissance sensible ne nous représente absolument pas les choses comme elles sont, mais seulement la manière dont elles affectent nos sens, et que par elle sont données à la réflexion de l’entendement de simples phénomènes, et non les choses en soi. Cet arrangement nécessaire une fois fait, on soulève, par une confusion impardonnable et presque délibérée, l’objection qui consiste à dire que ma doctrine convertit toutes les réalités du monde sensible en une pure apparence.

Quand un phénomène nous est donné, nous sommes encore tout à fait libres sur la manière de juger la chose en conséquence. Il reposait sur les sens, mais le jugement est l’affaire de l’entendement, et il s’agit de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas vérité dans la détermination de l’objet. Or, la différence entre la vérité et le rêve n’est pas décidée par la propriété des représentations qui sont rapportées à des objets, puisque ces représentations sont les mêmes de part et d’autre, mais elle l’est par la liaison des représentations suivant les règles qui déterminent l’enchaînement des représentations dans la notion d’un objet, et en tant qu’elles peuvent coexister ou non dans une expérience. Et alors ce n’est pas la faute des phénomènes si notre connaissance prend l’apparence pour une vérité, c’est-à-dire si une intuition par laquelle un objet nous est donné est prise pour une notion de l’objet ou de l’existence de cet objet, existence que l’entendement ne peut que concevoir. Les sens nous représentent le cours des planètes comme s’il s’exécutait tantôt en avant, tantôt en arrière, en quoi il n’y a ni erreur ni vérité, parce que tant qu’on pense qu’il n’y a là qu’un phénomène, on ne juge pas du tout encore de la nature objective de leur mouvement. Mais parce qu’il peut facilement y avoir jugement faux, si l’entendement n’est pas sur ses gardes pour éviter de prendre pour objective cette espèce de représentation subjective, on dit alors : Les planètes semblent rétrograder. Mais l’apparence n’est pas imputable aux sens ; c’est l’affaire de l’entendement, qui seul a charge de porter un jugement objectif d’après le phénomène.

De cette manière, tout en ne faisant aucune attention à l’origine de nos représentations, et quoique nos intuitions sensibles (quel qu’en soit le contenu) unissent en une expérience dans l’espace et le temps suivant des règles qui président à l’enchaînement de toute connaissance, peut naître une apparence trompeuse ou une vérité, suivant que nous sommes inconsidérés ou prudents ; ce qui ne regarde que l’usage des représentations sensibles dans l’entendement, et point du tout leur origine. Pareillement, si je ne considère toutes les représentations des sens avec leur forme, l’espace et le temps, que comme des phénomènes, et ces phénomènes comme une simple forme de la sensibilité qui ne se rencontre point dans les objets en dehors de cette sensibilité même, et que je ne me serve de ces représentations que par rapport à une expérience possible, il n’y a pas alors la moindre occasion d’erreur, ou bien une apparence doit me porter à les considérer comme de simples phénomènes, car elles peuvent néanmoins s’enchaîner régulièrement en une expérience suivant des règles de la vérité. Ainsi toutes les propositions de la géométrie sur l’espace comme sur tous les objets des sens, par conséquent à l’égard de toute expérience possible sont valables, si je considère l’espace comme une simple forme de la sensibilité, ou comme quelque chose qui tient aux objets sensibles eux-mêmes, quoique dans le premier cas seulement je puisse comprendre la possibilité de savoir a priori ces propositions concernant tous les objets de l’intuition extérieure ; à part cela, pour ce qui est de toute expérience purement possible, c’est tout comme si je n’avais pas entrepris ce divorce avec l’opinion commune. Mais si, avec mes notions d’espace et de temps, j’ose sortir de toute expérience possible ce qui est inévitable quand je les donne pour des propriétés inhérentes aux choses en soi (qu’est-ce qui pourrait alors m’empêcher en effet de les rapporter cependant aux mêmes choses, si mes sens pouvaient être organisés autrement, et de manière à se trouver ou non en harmonie avec elles ?) —, alors une erreur grave est possible ; elle porte sur une apparence, lorsque je donne ce qui n’était qu’une simple condition personnelle de l’intuition des choses, et qui n’avait de valeur certaine que pour tous les objets des sens, par conséquent pour toute l’expérience possible seulement, comme universellement valable, parce que je la rapportais aux choses en elles-mêmes, au lieu de la restreindre aux conditions de l’expérience.

Tant s’en faut donc que ma doctrine de l’idéalité de l’espace et du temps fasse du monde sensible tout entier une simple apparence, qu’elle est bien plutôt l’unique moyen d’assurer l’application de l’une des connaissances les plus importantes, de celle que la mathématique expose a priori, à des objets réels, et d’empêcher qu’elle ne soit prise pour une simple apparence, parce qu’il serait absolument impossible sans cette remarque, de décider si les intuitions d’espace et de temps, que nous n’empruntons d’aucune expérience, et qui sont cependant a priori dans notre représentation, ne seraient pas de pures chimères qui n’auraient pas d’objet, pas d’objet adéquat du moins, et par conséquent si la géométrie elle-même n’est pas une pure apparence, quand nous en avons au contraire établi la validité incontestable par rapport à tous les objets du monde sensible, par cela même que ces objets sont de simples phénomènes.

En deuxième lieu, il s’en faut d’autant plus que mes principes, parce qu’ils composent les phénomènes de représentations sensibles, qu’ils convertissent la vérité expérimentale en simple apparence, qu’ils sont bien plutôt l’unique moyen d’éviter l’apparence transcendante, qui a jusqu’ici fait illusion à la métaphysique, laquelle a été ainsi conduite à des efforts puérils, pour attraper des bulles de savon, parce qu’on prenait des phénomènes, qui sont cependant de simples représentations, pour des choses en soi. De là toutes ces antinomies de la raison que je mentionnerai plus tard, et qui s’évanouissent à cette seule observation : qu’un phénomène, tant qu’il est employé dans l’expérience, produit la vérité, mais que du moment qu’il en franchit les bornes et devient transcendant, il ne produit qu’une pure apparence.

Laissant aux choses que nous nous représentons par les sens leur réalité, et restreignant notre intuition sensible de ces choses à ce qu’en aucune partie, pas même dans les intuitions pures d’espace et de temps, elles ne nous représentent rien de plus que le simple phénomène, mais nullement leur qualité en elle-mêmes, je n’imagine par là aucune apparence perpétuelle de la nature, et ma protestation contre toute pensée d’idéalisme est si claire, si peu équivoque, qu’elle serait même superflue, s’il n’y avait pas des juges incompétents qui, pouvant aisément donner un vieux nom à une déviation de leur opinion déraisonnable, bien que commune, et ne jugeant jamais de l’esprit des dénominations philosophiques, mais s’attachant toujours à la lettre, n’étaient toujours prêts à mettre leur propre opinion à la place de notions bien déterminées, et par là même à les violenter et dénaturer. Car, de ce que j’ai moi-même donné à ma théorie le nom d’idéalisme transcendantal, je ne puis avoir autorisé personne à le confondre avec l’idéalisme empirique de Descartes (quoique ce ne fût là qu’un problème dont l’insolubilité, au jugement de Descartes, donnait à chacun le droit de nier l’existence du monde corporel, parce qu’elle ne pouvait pas être démontrée d’une manière satisfaisante), ou avec l’idéalisme mystique et fanatique de Berkeley (contre lequel et autres semblables chimères notre Critique contient plutôt le véritable remède). Mon idéalisme, en effet, ne concerne que l’existence des choses (existence dont le doute constitue proprement l’idéalisme, dans l’acception commune du mot), que je n’ai jamais eu la pensée de révoquer en doute ; il n’a pour objet que la représentation sensible des choses, dont l’espace et le temps font essentiellement partie. J’ai seulement prouvé que ces deux notions en général, par conséquent tous les phénomènes, ne sont pas des choses (mais de simples modes de représentation), et qu’ils ne sont pas même des déterminations des choses en soi. Le mot transcendantal, qui ne signifie jamais dans ma pensée un rapport de notre connaissance aux choses, mais simplement la faculté de connaître, aurait dû prévenir ce malentendu. Pour échapper désormais à cet inconvénient, je retire volontiers cette dénomination, pour la remplacer par celle d’idéalisme critique. Mais si c’est en fait un idéalisme condamnable que de faire des choses (non des phénomènes) de pures représentations, comment faut-il donc appeler celui qui, à l’inverse, convertit en choses de simples représentations ? Je crois qu’on peut l’appeler idéalisme sommeillant, pour le distinguer de celui qui précède, et qui peut prendre le nom d’idéalisme délirant. L’un et l’autre ont dû être repoussés par mon idéalisme appelé autrefois transcendantal, et qui sera mieux caractérisé par l’épithète de critique.




DEUXIÈME PARTIE.

comment la physique pure est-elle possible ?

§ XIV.

La nature est l’existence des choses en tant qu’elle est déterminée suivant des lois universelles. S’il fallait entendre par nature l’existence des choses en elles-mêmes, nous ne pourrions jamais la connaître, ni a priori ni a posteriori. Ni a priori, car comment voudrions-nous savoir ce qui convient aux choses en elles-mêmes, puisque le fait est impossible par la décomposition de nos notions (propositions analytiques), par la raison que je ne veux pas savoir ce qui est contenu dans ma notion d’une chose (car cela fait partie de son essence logique), mais ce qui, dans la réalité de la chose convient à cette notion, et par quoi la chose même est déterminée dans son existence en dehors de ma notion. Mon entendement, et les conditions sous lesquelles seules il peut lier les déterminations des choses dans leur existence, ne prescrit aux choses mêmes aucune règle ; ces règles ne se déterminent pas sur mon entendement ; c’est au contraire mon entendement qui doit se régler sur elles. Elles devraient donc m’être données d’abord pour en tirer ces déterminations, et alors elles ne seraient pas connues a priori.

Une telle connaissance de la nature en soi est également impossible a posteriori. En effet, si l’expérience doit m’apprendre les lois auxquelles l’existence des choses est soumise, alors ces lois, en tant qu’elles concernent les choses en soi, leur conviennent nécessairement encore en dehors de mon expérience. Or l’expérience m’apprend bien ce qui existe et comment il existe, mais jamais qu’il doive être nécessairement ainsi et pas autrement. Elle ne peut donc jamais faire connaître la nature des choses en soi.


§ XV.

Et cependant nous sommes réellement en possession d’une science naturelle pure, qui présente des lois a priori, et avec toute la nécessité requise pour des propositions apodictiques, lois auxquelles la nature est soumise. Je n’en donnerai ici comme preuve que cette propédictique de la physique, qui sous le titre de physique universelle, précède toute autre physique (qui est fondée sur des principes empiriques). On y trouve une mathématique appliquée à des phénomènes, et des principes purement discursifs (par notions) qui constituent la partie philosophique de la connaissance pure de la nature. Mais il s’y trouve cependant beaucoup de choses encore qui n’est pas entièrement pur et indépendant des sources de l’expérience : comme la notion du mouvement, de l’impénétrabilité (fondement de la notion empirique de la matière), de l’inertie, etc., qui ne permettent pas de l’appeler tout à fait une physique pure. De plus elle ne concerne que les objets des sens extérieurs, et ne donne ainsi aucun exemple d’une physique universelle dans l’acception stricte du mot, physique qui doit soumettre à des lois universelles la nature en général, qu’il s’agisse par là de l’objet des sens externes ou de l’objet du sens intime (de la physique ou de la psychologie). Or parmi les principes de cette physique universelle, il en est qui possèdent réellement l’universalité désirée, telles sont les propositions : que la substance demeure et persiste, que tout ce qui arrive est toujours déterminé antérieurement par une cause suivant des lois constantes, etc. Ces lois physiques sont réellement universelles, qui existent pleinement a priori. Il y a donc en réalité une physique pure. Il s’agit maintenant de savoir comment elle est possible.


§ XVI.

Le mot nature prend encore une autre signification, celle qui détermine l’objet, tandis que, dans l’acception précédente, il n’indiquait que la légitimité des déterminations de l’existence des choses en général. La nature, matériellement considérée, est donc l’ensemble de tous les objets de l’expérience. Nous n’avons affaire qu’à celle-là, puisque autrement des choses qui ne peuvent jamais être des objets d’une expérience, si elles devaient être connues quant à leur nature, exigeraient de nous des notions dont le sens ne pourrait jamais être donné in concreto (dans un exemple quelconque d’une expérience possible). Nous sommes donc obligés de nous faire de cet ensemble de simples notions, de la réalité desquelles (c’est-à-dire si elles se rapportent réellement à des objets) nous ne pouvons absolument pas décider. Ce qui ne peut être un objet de l’expérience, et dont la connaissance serait hyperphysique, n’est point ici notre affaire ; nous n’avons à nous occuper que de la connaissance physique dont la réalité peut être confirmée par l’expérience, quoiqu’elle soit possible a priori, et antérieure à toute expérience.


§ XVII.

L’élément formel de la nature, entendue dans cette acception étroite, est donc la légitimité de tous les objets de l’expérience, et, en tant qu’elle est connue a priori, sa légitimité nécessaire. Mais nous avons prouvé aussi que les lois de la nature dans les objets, s’ils ne sont pas considérés par rapport à une expérience possible, mais comme des choses en soi, ne peuvent jamais êtres connues a priori. Nous n’avons donc pas affaire ici aux choses en elles-mêmes (dont les propriétés ne nous occupent pas), mais simplement aux choses comme objets d’une expérience possible, et leur ensemble est proprement ce que nous appelons ici nature. Je me demande donc si, quand il s’agit de la possibilité d’une connaissance physique a priori, il vaut mieux poser ainsi la question : comment est-il possible de connaître la légitimité nécessaire des choses comme objets de l’expérience ; ou de cette façon : Comment peut-on connaître a priori en général la légitimité nécessaire de l’expérience même par rapport à tous ces objets ?

En y regardant d’un peu près, on s’aperçoit que la solution de la question, de quelque manière que cette question soit posée, revient entièrement au même par rapport à la connaissance naturelle pure (qui constitue proprement le point de la question). Car les lois subjectives sous lesquelles seules une connaissance expérimentale des choses est possible, valent aussi de ces choses comme objets d’une expérience possible (mais nullement de ces mêmes choses considérées en soi, et dont il ne peut être ici question). Il est complétement indifférent que je dise : Sans la loi qui veut que, si un événement est perçu, il soit toujours rapporté à quelque chose qui le précède, et qu’il suit d’après une règle universelle, un jugement perceptif ne peut jamais valoir comme expérience ; — ou que je dise : Tout ce que l’expérience nous dit arriver doit avoir une cause.

Il vaut cependant mieux prendre la première formule. Car par le fait que nous pouvons bien avoir a priori et avant tous objets donnés une expérience des conditions sous lesquelles seules une expérience est possible à leur égard, mais jamais une expérience des lois auxquelles les objets peuvent être soumis sans rapport à une expérience possible, nous ne pouvons étudier la nature des choses a priori qu’en recherchant les conditions et les lois universelles (quoique subjectives) sans lesquelles seules une telle connaissance, comme expérience (quant à la simple forme) est possible, et déterminer en conséquence la possibilité des choses, comme objets de l’expérience ; car si je choisissais la seconde manière de poser la question, et si je cherchais les conditions a priori sous lesquelles une nature est possible comme objet de l’expérience, je pourrais facilement tomber dans un malentendu, et m’imaginer que j’ai à parler de la nature comme d’une chose en soi ; ce qui me porterait à d’éternels et stérils efforts pour chercher les lois de choses dont rien ne m’est donné.

Nous n’aurons donc affaire ici qu’à l’expérience et aux conditions universelles et données a priori de leur possibilité, et à déterminer en conséquence la nature, comme l’objet total de toute expérience possible. Je présume que l’on comprendra bien que je n’entends pas parler ici des règles pour observer une nature qui est donnée ; elles supposent déjà une expérience. Il ne s’agit donc pas de savoir comment nous pouvons (par l’expérience) apprendre à connaître les lois de la nature, car elles ne seraient pas alors des lois a priori, et ne donneraient aucune physique pure, mais bien de savoir comment les conditions a priori de la possibilité de l’expérience sont en même temps les sources d’où toutes les lois universelles de la nature doivent être dérivées.


§ XVIII.

Nous devons donc remarquer avant tout que, malgré le caractère empirique de tous les jugements d’expérience, c’est-à-dire quoiqu’ils aient leur fondement dans la perception immédiate des sens, tous les jugements empiriques ne sont cependant pas, réciproquement, des jugements d’expérience, mais qu’en dehors de l’élément empirique, et généralement en dehors de la donnée de l’intuition sensible, il doit y avoir encore des notions particulières qui ont leur origine entièrement a priori dans l’entendement pur, auxquelles toute perception est soumise et peut ensuite par ce moyen être convertie en une expérience.

Des jugements empiriques, s’ils ont une valeur objective, sont des jugements d’expérience ; mais ceux qui n’ont qu’une valeur subjective sont de simples jugements de perception. Ceux-ci n’ont besoin d’aucune notion intellectuelle pure, mais seulement de la liaison logique de la perception en un sujet pensant. Ceux-là, au contraire, demandent toujours, indépendamment des représentations de l’intuition sensible, des notions particulières produites originairement dans l’entendement, qui donnent au jugement d’expérience sa valeur objective.

Tous nos jugements ne sont d’abord que de simples jugements de perception, valables uniquement pour nous seuls, c’est-à-dire pour notre sujet ; ce n’est, qu’ensuite que nous leur donnons un nouveau rapport, un rapport à l’objet, et que nous voulons qu’ils soient toujours valables pour nous, et même pour chacun. En effet si un jugement s’accorde avec un objet, tous les jugements sur cet objet doivent aussi s’accorder entre eux, et alors la valeur objective du jugement d’expérience n’en est que l’universalité nécessaire. Mais réciproquement, si nous trouvons une raison de regarder un jugement comme nécessairement universel (ce qui ne tient jamais à la perception, mais à la notion intellectuelle pure à laquelle est subsumée la perception), nous devons aussi le réputer objectif, c’est-à-dire qu’il n’exprime pas seulement un rapport de la perception au sujet, mais encore une propriété de l’objet ; car il n’y aurait pas de raison pour que des jugements d’autrui dussent nécessairement s’accorder avec le mien, sans l’unité de l’objet auquel ils se rapportent tous, avec lequel ils s’accordent ; ce qui fait qu’ils doivent aussi s’accorder tous entre eux.


§ XIX.

La validité objective et l’universalité nécessaire (pour chacun) sont donc des notions réciproques, et quoique nous ne connaissions pas l’objet en soi, lors cependant que nous regardons un jugement comme universellement valable et par conséquent comme nécessaire, nous entendons par là précisément la validité objective. Par ce jugement nous connaissons l’objet (si inconnu d’ailleurs qu’il puisse être en lui-même) ; par la liaison universellement valable et nécessaire des perceptions données comme c’est le cas de tous les objets des sens —, les jugements d’expérience emprunteront donc leur valeur objective, non pas de la connaissance immédiate de l’objet (laquelle est impossible), mais uniquement de la condition de la valeur universelle des jugements empiriques, valeur qui, comme on l’a déjà dit, ne repose jamais sur les conditions empiriques, sur des conditions sensibles en général, mais sur une notion intellectuelle pure. L’objet reste donc toujours inconnu en soi ; mais si la liaison des représentations qui sont données par l’objet à notre sensibilité reçoit une valeur universelle par la notion intellectuelle, l’objet se trouve déterminé par ce rapport, et le jugement est objectif.

C’est ce que nous allons expliquer. Qu’une chambre soit chaude, que le sucre soit doux, l’absinthe amère[6], ce sont là des jugements d’une valeur purement subjective. Je ne demande pas de sentir toujours ainsi, ou que chacun sente comme je dois sentir. Ces jugements n’expriment qu’un rapport de deux sensations à un même sujet, moi-même, et moi seulement dans mon état actuel de perception, et ne valent par conséquent pas relativement à l’objet ; je les appelle donc des jugements perceptifs. Il en est tout autrement du jugement expérimental. Ce que l’expérience m’apprend dans certaines circonstances, elle doit me l’apprendre toujours et à chacun, et sa valeur ne se borne pas au sujet ou à son état du moment. J’énonce donc tous ces jugements comme objectivement valables, lors, par exemple, que je dis : L’air est élastique, ce jugement n’est immédiatement qu’un jugement de perception ; je rapporte deux sensations l’une à l’autre dans mes sens. Pour que je puisse l’appeler un jugement d’expérience, il faut que cette liaison soit soumise à une condition qui la rende universellement valable. Il faut donc que je sois toujours et que chacun soit comme moi dans la nécessité de faire cette liaison dans les mêmes circonstances.


§ XX.

Nous devrons donc décomposer une expérience en général pour voir ce qui est contenu dans ce produit de l’entendement, et de quelle manière le jugement expérimental est lui-même possible. Il a pour base l’intuition, dont j’ai conscience, c’est-à-dire une perception (perceptio), qui n’appartient qu’aux sens. Il faut en second lieu le jugement (qui est l’affaire propre de l’entendement). Ce jugement peut être de deux sortes, suivant que je compare simplement les perceptions et que je les réduis à une conscience unique de mon état, ou qu’au contraire je les unis en une conscience en général. Le premier de ces jugements n’est qu’un jugement perceptif et n’a qu’une valeur objective ; c’est une simple liaison des perceptions dans mon état interne sans rapport à l’objet. Il ne suffit donc pas pour qu’il y ait expérience, comme on se le figure ordinairement, qu’il y ait liaison en une seule conscience par le moyen du jugement ; il n’y aurait là ni universalité de valeur ni nécessité du jugement, seules conditions cependant de valeur objective et d’expérience.

Pour qu’il y ait expérience par perception il faut encore un jugement tout différent de celui-là. L’intuition donnée doit être subsumée à une notion qui détermine la forme du jugement en général par rapport à l’intuition, qui relie la conscience empirique de l’intuition en une seule conscience en général, et donne ainsi aux jugements empiriques une valeur universelle : cette notion est une notion intellectuelle pure a priori, propre seulement à déterminer la manière dont une intuition peut servir aux jugements. Soit donc la notion de cause ; elle détermine l’intuition qui lui est subsumée, par exemple celle d’air, par rapport à ce jugement en général, que la notion d’air, en ce qui regarde la dilatation, dans le rapport d’antécédent à conséquent, a son usage dans le jugement hypothétique. La notion de cause est donc une notion intellectuelle, entièrement différente de toute perception possible, et qui ne sert qu’à déterminer la représentation à elle soumise, par rapport au jugement en général, par conséquent à rendre possible un jugement d’une valeur universelle.

Il faut donc pour qu’il puisse y avoir jugement de l’expérience par un jugement de perception, que la perception soit subsumée à une notion intellectuelle, par exemple, l’air est soumis à la notion de cause, notion qui détermine comme hypothétique le jugement sur l’air par rapport à l’expansion[7]. Et alors cette expansion n’est pas représentée comme appartenant simplement à ma perception de l’air dans mon état, ou dans plusieurs de mes états, ou dans l’état de la perception des autres, mais comme y appartenant nécessairement ; et ce jugement : L’air est élastique, devient d’une valeur universelle, et un jugement expérimental par le fait que certains jugements précèdent, qui subsument l’intuition de l’air à la notion de cause et d’effet, et déterminent ainsi les perceptions, non pas purement entre elles dans mon sujet, mais par rapport à la forme du jugement en général (ici la forme hypothétique), et donnent ainsi au jugement empirique une valeur universelle.

Si l’on décompose tous les jugements synthétiques, en tant qu’ils valent objectivement, on trouve qu’ils ne se composent jamais de simples intuitions qui aient été liées, comme on le croit communément, par simple comparaison en un jugement, mais qu’ils seraient impossibles si une notion intellectuelle pure ne venait s’ajouter aux concepts tirés de l’intuition à laquelle ces concepts sont subsumés, et unis enfin en un jugement objectivement valable. Les jugements mêmes de la mathématique pure dans leurs plus simples axiomes ne sont pas exempts de cette condition. Le principe : La ligne droite est la plus courte entre deux points, suppose que la ligne est subsumée à la notion de grandeur, notion qui n’est certainement pas une simple intuition, mais qui n’a son siége que dans l’entendement, et sert à déterminer l’intuition (de la ligne) par rapport aux jugements qui peuvent en être portés relativement à sa quantité, c’est-à-dire à leur pluralité (judicia plurativa)[8], puisqu’il est entendu par ces jugements que plusieurs choses de même espèce sont contenues dans une intuition donnée.


§ XXI.

Pour exposer la possibilité de l’expérience, en tant qu’elle se fonde a priori sur des notions intellectuelles pures, il faut donc avant tout représenter dans une table complète ce qui fait partie du jugement en général, et les divers moments de l’entendement en matière de notions de ce genre ; car les notions intellectuelles pures, n’étant que des concepts d’intuitions en général, en tant qu’ils sont déterminés en eux-mêmes par rapport à l’un ou à l’autre de ces moments pour juger en conséquence d’une manière nécessaire et universellement valable, leur sont tout à fait parallèles. Par là se trouvent aussi déterminés avec une entière précision les principes a priori de la possibilité de toute expérience, comme connaissance empirique d’une valeur universelle. Car ils sont tout simplement des propositions qui subsument toute perception (suivant certaines conditions universelles de l’intuition) à ces notions intellectuelles pures.

TABLE LOGIQUE
DES JUGEMENTS
Quant à la quantité
universels
particuliers
singuliers.
Quant à la qualité
affirmatifs
négatifs
limitatifs.
Quant à la relation
catégoriques
hypothétiques
disjonctifs.
Quant à la modalité
problématiques
assertoriques
apodictiques.


TABLE TRANSCENDANTALE
DES NOTIONS INTELLECTUELLES
Quant à la quantité
unité (la mesure)
multiplicité (la grandeur)
totalité (le tout).
Quant à la qualité
réalité
négation
limitation.
Quant à la relation
substance
cause
communauté.
Quant à la modalité
possibilité
existence
nécessité.


TABLE PHYSIOLOGIQUE PURE
DE TOUS LES PRINCIPES DE LA PHYSIQUE
Axiomes
de l’intuition.
Anticipations
de la perception.
Analogies
de l’expérience.
Postulats
de la pensée empirique
en général.

§ XXII.

Pour embrasser en une seule notion tout ce qui a été dit ci-dessus, le lecteur doit se rappeler d’abord qu’il ne s’agit pas ici de l’origine de l’expérience, mais de ce qu’elle renferme. L’origine est l’affaire de la psychologie, et n’y pourrait même être jamais développée convenablement sans le travail qui est du ressort de la critique de la connaissance et en particulier de l’entendement.

L’expérience résulte d’intuitions qui appartiennent à la sensibilité, et de jugements qui sont l’affaire de l’entendement seul. Mais les jugements que l’entendement ne tire que de représentations sensibles ne sont pas encore, tant s’en faut, des jugements d’expérience. Car dans un cas le jugement n’unirait que les perceptions telles qu’elles sont données dans l’intuition sensible, mais dans le dernier cas les jugements doivent dire ce que contient une expérience en général, et par conséquent pas ce que renferme la simple perception. Le jugement expérimental doit donc ajouter à l’intuition sensible et à sa liaison logique (après qu’elle a été généralisée par voie de comparaison) dans un jugement, quelque chose que détermine le jugement synthétique comme nécessaire, et par conséquent comme d’une valeur universelle ; ce qui ne peut être que la notion qui, à l’exclusion d’une autre, représente l’intuition comme déterminée en soi par rapport à une forme du jugement ; intuition qui est un concept de cette unité synthétique des intuitions, qui ne peut être représentée que par une fonction logique donnée des jugements.


§ XXIII.

En somme : l’affaire des sens est de percevoir ; celle de l’entendement, de penser. Or, penser c’est réunir des représentations en une seule conscience. Cette réunion n’a lieu que par rapport au sujet, et n’est ainsi que contingente et subjective ; ou bien elle a lieu absolument et porte le caractère de la nécessité ou de l’objectivité. La liaison des représentations en une seule conscience est le jugement. Penser c’est donc juger ou rapporter des représentations à des jugements en général. Des jugements sont donc ou simplement subjectifs, quand des représentations sont seulement rapportées à une conscience unique dans un sujet, ou ils sont objectifs quand elles sont réunies en une conscience en général, c’est-à-dire quand elles y sont nécessaires. Les moments logiques de tous les jugements sont donc autant de manières possibles de lier des représentations en une conscience. Et comme ils servent en tant que notions, ils sont donc les notions de l’union nécessaire des représentations en une seule conscience, par conséquent des principes de jugements d’une valeur objective. Cette liaison en une seule conscience est ou analytique par identité, ou synthétique par la composition et l’addition de différentes représentations entre elles. Une expérience consiste dans la liaison synthétique des phénomènes (des perceptions) en une conscience, en tant que cette liaison est nécessaire. Des notions intellectuelles pures sont donc celles auxquelles doivent être subsumées toutes les représentations avant de pouvoir servir à des jugements d’expérience, dans lesquels l’unité synthétique des perceptions est représentée comme nécessairement et universellement valable[9].


§ XXIV.

Des jugements, considérés simplement comme la condition de la liaison de représentations données, sont des règles. Ces règles, si elles donnent la liaison comme nécessaire, sont des règles a priori ; et, considérées comme n’étant pas subordonnées à d’autres, elles sont des principes. Et comme, par rapport à la possibilité de toute expérience, si l’on n’y voit que la forme de la pensée, il n’y a pas de conditions des jugements d’expérience au-dessus de celles qui soumettent les phénomènes, d’après la forme diverse de leur intuition, aux notions intellectuelles pures qui rendent objectivement valable le jugement empirique, ces notions sont donc des principes a priori de l’expérience possible.

Ces principes d’une expérience possible sont donc en même temps des lois universelles de la nature, qui peuvent être connues a priori. Et alors se trouve résolu le problème énoncé par notre seconde et présente question : Comment une physique pure est-elle possible. Car on y trouve tout l’élément systématique voulu par la forme d’une science, puisqu’il n’y a pas d’autres conditions possibles que les conditions formelles de tous les jugements en général, par conséquent pas d’autres règles que celles qui sont données par la logique. Ces règles contiennent un système logique. Or les notions qui s’y trouvent fondées, qui contiennent les notions a priori de tous les jugements synthétiques et nécessaires, constituent par là même un système naturel transcendantal, tandis que les principes au moyen desquels tous les phénomènes sont subsumés à ces notions, constituent un système naturel physiologique, c’est-à-dire un système qui précède toute connaissance empirique de la nature, qui la rend d’abord possible, et peut être appelé par cette raison la science propre, universelle et pure de la nature.


§ XXV.

Le premier[10] de ces principes physiologiques subsume tous les phénomènes, comme intuitions dans l’espace et le temps, à la notion de quantité, et devient ainsi un principe de l’application de la mathématique à l’expérience. Le deuxième ne subsume pas précisément ce qu’il y a proprement d’empirique, la sensation, qui indique le réel des intuitions, à la notion de quantité, parce que la sensation n’est pas une intuition qui contienne l’espace ou le temps, quoiqu’elle y suppose l’objet qui lui correspond. Mais il y a entre une réalité (représentation sensitive) et zéro (c’est-à-dire le défaut absolu d’intuition dans le temps) une différence qui a une quantité, puisqu’entre tout degré donné de lumière et les ténèbres, entre tout degré de chaleur et le froid absolu, tout degré de pesanteur et de légèreté absolue, tout degré de réplétion de l’espace et de vide absolu, se conçoivent toujours des degrés moindres, comme il peut toujours y en avoir de plus petits entre une conscience et la parfaite inconscience (obscurité psychologique). Ce qui fait qu’aucune perception possible ne prouve un défaut absolu, aucune obscurité psychologique, par exemple, qui ne puisse être regardée comme une conscience qui soit dépassée par une autre plus forte, et ainsi dans tous les cas de la sensation. De sorte que l’entendement peut anticiper jusqu’à des sensations qui constituent la qualité propre des représentations empiriques (des phénomènes), à l’aide du principe que toutes, par conséquent le réel de tout phénomène, ont des degrés. C’est là la seconde application de la mathématique (mathesis intensorum) à la science de la nature, à la physique.


§ XXVI.

Quant au rapport des phénomènes, et même en ce qui regarde seulement leur existence, la détermination en est dynamique, et non mathématique, et ne peut jamais valoir objectivement, ou convenir pour une expérience, si elle n’est pas soumise à des principes a priori qui rendent possible à cet égard la connaissance expérimentale. Des phénomènes doivent donc être subsumés à la notion de substance, qui est le principe de toute détermination de l’existence, comme notion de la chose même ; ou, s’il y a succession entre les phénomènes, c’est-à-dire événement, à la notion d’un effet par rapport à une cause ; ou, si le simultané doit être connu objectivement, c’est-à-dire par un jugement expérimental, à la notion de communauté (réciprocité). De cette manière des principes a priori servent de bases à des jugements d’une valeur objective, quoique empiriques, c’est-à-dire à la possibilité de l’expérience, en tant qu’elle doit relier les objets quant à l’existence dans la nature. Ces principes sont les lois naturelles propres qui peuvent s’appeler dynamiques.

Enfin, aux jugements d’expérience appartient aussi non pas tant la connaissance de l’accord et de la liaison des phénomènes entre eux dans l’expérience, que leur rapport à une expérience en général, ce qui comprend, ou leur accord avec les conditions formelles que reconnaît l’entendement, ou l’enchaînement avec le matériel des sens et de la perception, ou les deux réunis en une notion, par conséquent possibilité, réalité et nécessité suivant des lois naturelles universelles. De là la possibilité de la méthodologie (distinction de la vérité et des hypothèses, ainsi que des bornes légitimes de ces dernières).


§ XXVII.

Quoique la troisième table des principes tirés de la nature de l’entendement même suivant une méthode critique montre en soi une perfection supérieure à toute autre qu’on ait jamais tentée ou qui puisse l’être dogmatiquement sur les choses mêmes, en ce qu’elle présente toutes les propositions fondamentales d’un caractère synthétique a priori, et d’après un seul principe, celui de la faculté de juger en général, faculté qui constitue l’essence de l’expérience au regard de l’entendement, en sorte qu’on peut être assuré qu’il n’y a pas d’autres propositions de ce genre (satisfaction que la méthode dogmatique ne peut jamais procurer) ; ce n’est pas là cependant son plus grand mérite, tant s’en faut.

Il faut faire attention à l’argument qui établit a priori la possibilité de cette expérience, et ramène en même temps tous ces principes à une condition qui ne doit jamais être perdue de vue, à moins d’être mal entendue et étendue dans l’usage au delà du sens primitif que l’entendement veut y donner, à savoir qu’ils ne contiennent que les conditions de l’expérience possible en général, comme soumise à des lois a priori. Je ne dis pas que des choses en soi contiennent une grandeur, que leur réalité ait un degré, leur existence une liaison des accidents en une substance, etc. ; car personne ne peut le prouver, parce qu’une pareille synthèse par simples notions, où tout rapport à une intuition sensible d’une part, et toute liaison d’une semblable intuition en une expérience possible d’autre part font défaut, est absolument impossible. La limitation essentielle des notions est donc dans ce principe, que toutes choses, comme objets de l’expérience seulement, sont nécessairement soumises aux notions ci-dessus.

De là une autre preuve spécifiquement propre, à savoir que ces principes ne se rapportent pas précisément aux phénomènes et à leur rapport, mais à la possibilité de l’expérience, dont les phénomènes constituent seulement la matière et non la forme, c’est-à-dire à des propositions synthétiques d’une valeur objective et universelle ; en quoi des jugements d’expérience se distinguent précisément des simples jugements de perception. Ce qui a lieu par le double fait, que les phénomènes, comme simples intuitions qui occupent une portion d’espace et de temps, sont soumis à la notion de quantité qui en relie synthétiquement le divers suivant des règles a priori, et que la perception contenant, outre l’intuition, une sensation entre laquelle et zéro ou sa complète extinction, et la transition par amoindrissement existant toujours par cette raison, le réel des phénomènes doit avoir un degré, non pas en ce sens qu’il occupe lui-même une partie de l’espace ou du temps[11], mais par la raison cependant que le passage du temps ou de l’espace vide à ce degré n’est possible que dans le temps. D’où il suit que la sensation, tout en n’étant jamais connue a priori, comme qualité de l’intuition empirique, en quoi elle se distingue spécifiquement des autres sensations, peut néanmoins être distinguée intensivement dans une expérience possible en général, comme quantité de la perception, d’avec toute autre de même espèce, ce qui rend possible et détermine par dessus tout l’application de la mathématique à la nature par rapport à l’intuition sensible qui nous la donne.

Mais le lecteur doit surtout faire attention à la preuve des principes qui portent le nom d’analogies de l’expérience. Car cette preuve ne concernant pas la production des intuitions, comme les principes de l’application de la mathématique à la physique en général, mais la liaison de leur existence en une expérience, et cette expérience ne pouvant être que la détermination de l’existence dans le temps d’après des lois nécessaires sous lesquelles seules elle vaut objectivement, par conséquent est une expérience ; cette peuve, disons-nous, n’a pas pour but l’unité synthétique dans la liaison des choses en soi, mais celle des perceptions, et même des perceptions considérées non par rapport à la matière, mais par rapport à leur détermination dans le temps et à la relation de l’existence dans cette détermination, suivant des lois universelles. Ces lois universelles contiennent donc la nécessité de la détermination de l’existence dans le temps en général (par conséquent suivant une règle de l’entendement a priori), si la détermination empirique doit être d’une valeur objective dans le temps relatif, c’est-à-dire une expérience. Ce que je dirai de plus ici, dans des prolégomènes, n’aura d’autre but que de recommander au lecteur assujetti par une longue habitude, de regarder une expérience comme un simple assemblage empirique de perceptions ; et, comme il ne pense pas que cet assemblage va bien plus loin que les perceptions, c’est-à-dire qu’elle donne aux jugements empiriques l’universalité, mais qu’elle a besoin pour cela d’une unité intellectuelle pure, qui précède a priori, de bien faire attention à ce qui distingue l’expérience d’un simple agrégat, et de juger la preuve de ce point de vue.


§ XXVIII.

C’est ici le lieu de saper le doute de Hume par sa base. Il affirmait avec droit que nous ne voyons d’aucune manière par la raison la possibilité de la causalité, c’est-à-dire du rapport de l’existence d’une chose à l’existence de quelque autre chose qui est posée par celle-là nécessairement. J’ajoute en outre que nous y voyons aussi peu la notion de subsistance, c’est-à-dire de la nécessité qu’un sujet qui ne puisse plus être lui-même un prédicat de quelque autre chose, serve de fondement à l’existence ; que nous ne pouvons même nous faire une notion de la possibilité d’une pareille chose (quoique nous puissions assigner dans l’expérience des exemples de son usage) ; que cette incompréhensibilité concerne aussi le commerce des choses entre elles, puisqu’on ne voit pas comment de l’état d’une chose peut être conclu l’état de choses tout autres, en dehors d’elle, et de même à l’inverse, ni comment des substances dont chacune a son existence propre et séparée, doivent dépendre les unes des autres et même nécessairement. Je suis néanmoins très éloigné de regarder ces notions comme un simple produit de l’expérience, et la nécessité qui s’y attache comme une fiction, et comme une simple apparence qui résulterait en nous d’une longue habitude. J’ai plutôt prouvé suffisamment qu’elles sont, ainsi que les principes qui en proviennent a priori, antérieures à toute expérience, et qu’elles ont une valeur objective incontestable, mais uniquement par rapport à l’expérience.


§ XXIX.

Quoique je n’aie pas la moindre notion d’une pareille liaison des choses en elles-mêmes, de la manière dont elles existent comme substances, ou dont elles agissent comme causes, ou dont elles peuvent être en commerce avec d’autres (comme partie d’un tout réel), et que je puisse encore moins concevoir de semblables propriétés dans des phénomènes, comme phénomènes (parce que ces notions ne renferment rien qui soit dans les phénomènes, mais quelque chose que l’entendement seul doit penser), nous avons néanmoins de cette liaison des représentations dans notre entendement, et même dans les jugements en général, cette notion, à savoir que des représentations dans une espèce de jugements appartiennent à l’état de rapport, comme sujet, à des prédicats ; dans une autre espèce, comme principe, à une conséquence ; et dans une troisième comme parties qui constituent dans leur ensemble une connaissance totale possible. Nous savons en outre a priori que sans considérer comme déterminée la représentation d’un objet par rapport à l’un ou à l’autre de ces moments, nous ne pouvons avoir aucune connaissance valable pour un objet, et que si nous nous occupions de l’objet en soi, il n’y aurait pas de signe possible auquel on pût reconnaître qu’il est déterminé par rapport à l’un ou à l’autre de ces moments, c’est-à-dire qu’il appartient ou à la notion de substance, ou à celle de cause, ou (dans le rapport entre des substances) à celle de commerce ; car je n’ai aucune notion de la possibilité d’une telle liaison de l’existence. Aussi la question n’est-elle pas de savoir comment des choses en soi sont déterminées, mais comment l’est une connaissance expérimentale des choses par rapport à ces moments des jugements en général, c’est-à-dire comment des choses, en tant qu’objets de l’expérience, peuvent et doivent être subsumées à ces notions intellectuelles. Il est clair alors que je ne vois pas bien, non seulement la possibilité, mais aussi la nécessité de subsumer tous les phénomènes à ces notions, c’est-à-dire de les faire servir de principes pour la possibilité de l’expérience.


§ XXX.

Pour expérimenter la notion problématique de Hume (cette crux philosophorum suivant lui), la notion de cause, la forme d’un jugement conditionnel en général, c’est-à-dire une connaissance donnée comme principe, et une autre à employer comme conséquence, m’est d’abord donnée a priori par la logique. Mais il est possible qu’il se rencontre dans la perception une règle de l’entendement qui dise alors : qu’après un certain phénomène en vient constamment un autre (quoique pas réciproquement), et que c’est ici le cas de me servir du jugement hypothétique, et de dire, par exemple, que si un corps est éclairé assez longtemps par le soleil, il s’échauffe. Il n’y a sans doute pas encore ici une nécessité de la liaison, par conséquent pas notion de la cause. Mais si je continue et que je dise : si la proposition précédente, qui est une liaison purement subjective des perceptions, doit être une proposition expérimentale, il faut qu’elle soit regardée comme nécessaire et universellement valable. Or une pareille proposition serait celle-ci : le soleil est par sa lumière la cause de la chaleur. La règle empirique précédente est maintenant regardée comme une loi, et valable, à la vérité, non plus à l’égard des simples phénomènes, mais bien à l’égard des phénomènes au profit d’une expérience possible, qui a toujours et par conséquent nécessairement besoin de règles sûres. Je vois donc bien la notion de cause comme une notion qui appartient nécessairement à la simple forme de l’expérience, et sa possibilité comme celle d’une liaison synthétique en une conscience en général ; mais je n’aperçois pas la possibilité d’une chose en général, comme cause, et cela par la raison que la notion de cause n’indique absolument aucune condition qui tienne aux choses, mais seulement à l’expérience, à savoir que cette connaissance ne vaut objectivement que des phénomènes et ne peut être que leur succession, en ce sens, que celui qui précède peut être rattaché à celui qui suit conformément à la règle des jugements hypothétiques.


§ XXXI.

Les notions intellectuelles pures n’ont donc absolument aucune signification si elles désertent les objets de l’expérience et veulent être rapportées aux choses en soi (noumena). Elles ne servent pour ainsi dire qu’à épeler des phénomènes afin de pouvoir les lire comme expérience. Les principes qui résultent de leur rapport au monde sensible ne servent à l’entendement humain que pour l’usage expérimental. Vouloir en faire un autre usage c’est former des liaisons arbitraires, sans réalité objective, dont on ne peut ni connaître a priori la possibilité ni confirmer le rapport à des objets, ou seulement le rendre par quelque exemple, parce que tous les exemples ne peuvent être empruntés que de quelque expérience possible, et qu’ainsi les objets de ces notions ne peuvent se rencontrer que dans une expérience possible.

Cette entière solution du problème de Hume, quoiqu’elle ait une autre issue différente de celle qu’attendait l’auteur, conserve donc aux notions intellectuelles pures leur origine a priori, et aux lois universelles de la nature leur valeur comme lois de l’entendement. Et cela en ce sens qu’elle en restreint l’usage à l’expérience, parce que leur possibilité n’a son fondement que dans le rapport de l’entendement à l’expérience ; et non en cet autre sens qu’elle les dérive de l’expérience, mais bien que l’expérience dérive d’elles ; mode de liaison tout opposé à celui que Hume concevait, et qui ne lui vint jamais dans l’esprit.

Les recherches précédentes aboutissent donc à ce résultat : tous les principes synthétiques, a priori ne sont que des principes de l’expérience possible, et ne peuvent jamais être rapportés à des choses en soi, mais uniquement à des phénomènes comme objets de l’expérience. Les mathématiques pures, ainsi que la physique pure ne peuvent donc jamais s’appliquer qu’à de simples phénomènes et ne nous représentent que ce qui rend possible soit une expérience en général, soit ce qui doit toujours pouvoir être représenté dans toute expérience possible, puisqu’il dérive de ces principes.

§ XXXII.

Ainsi donc on a enfin quelque chose de déterminé et à quoi l’on peut s’attacher dans toutes les recherches métaphysiques qui ont été faites jusqu’ici assez témérairement, mais toujours aveuglément sur toutes choses sans distinction. Les penseurs dogmatiques n’ont jamais fait attention que le but de leurs efforts devait être fixé aussi près d’eux, ni ceux-là mêmes qui, fiers de leur soi-disant saine raison, n’avaient pas pour but d’arriver par des notions légitimes et naturelles, il est vrai, mais destinées à un usage purement empirique, et par des principes de la raison pure, à des connaissances dont ils ne connaissaient ni ne pouvaient connaître les limites déterminées, parce qu’ils n’avaient pas réfléchi ou ne pouvaient pas réfléchir sur la nature et même sur la possibilité d’un pareil entendement pur.

Plusieurs naturalistes de la raison pure (j’entends par là ceux qui croient pouvoir se prononcer sans aucune science des choses métaphysiques) ont pu prétendre qu’ils avaient déjà, et depuis longtemps, grâce à l’esprit de divination de leur saine raison, non seulement pressenti, mais aussi su et vu ce qui a été exposé ici avec tant de formalité, ou s’ils aiment mieux, avec tant de détail et d’appareil pédantesque, à savoir, « que nous ne pouvons jamais, avec toute notre raison, sortir du champ de l’expérience ». Mais si, quand on les interroge discrètement sur leurs principes rationnels, ils sont forcés d’avouer qu’il y en a plusieurs qu’ils n’ont pas tirés de l’expérience, qui ont par conséquent une valeur indépendante de l’expérience et a priori, comment et par quelles raisons veulent-ils donc renfermer les dogmatiques ainsi qu’eux-mêmes dans ces limites, eux qui font usage de ces notions et de ces principes en dehors de toute expérience possible, si ce n’est par cela même qu’ils les connaissent indépendamment de l’expérience ? Et même cet adepte de la saine raison n’est pas bien sûr, malgré toute sa prétendue sagesse, acquise à si bon marché, de ne point passer à son insu du champ de l’expérience, dans celui des chimères. Aussi y est-il d’ordinaire profondément engagé, quoique par un langage populaire il donne une certaine couleur à ses vaines assertions, puisque tout n’est pour lui que simple vraisemblance, conjectures rationnelles ou analogies.


§ XXXIII.

Déjà dès les temps les plus reculés de la philosophie des scrutateurs de la raison pure avaient conçu en dehors des êtres sensibles ou des phénomènes (phænomena) qui constituent le monde sensible, des êtres intelligibles particuliers (noumena) qui doivent composer un monde intelligible ; et comme ils tenaient le phénomène et l’apparence (Scheim) pour identiques (ce qui était bien pardonnable à un âge encore grossier), ils n’accordèrent de réalité qu’aux êtres intelligibles.

Dans le fait, si nous considérons les objets des sens, ce qui est permis, comme de simples phénomènes, nous reconnaissons par là toutefois qu’une chose en soi leur sert de fondement, quoique nous ne sachions pas ce qu’elle est, mais que nous n’en connaissions que le phénomène, c’est-à-dire la manière dont nos sens sont affectés par ce quelque chose d’inconnu. L’entendement donc, par cela qu’il admet des phénomènes, reconnaît également l’existence de choses en soi, et à ce titre on peut dire que la représentation d’êtres qui sont la base des phénomènes, d’êtres purement intellectuels par conséquent, est non seulement légitime, mais encore inévitable.

Notre déduction critique n’exclut point de pareilles choses (noumena), mais elle restreint plutôt les principes de l’esthétique à ce point, de ne pas s’étendre à tout, ce qui convertirait toute chose en simple phénomène, mais de n’avoir de valeur légitime que pour des objets d’une expérience possible. Les êtres intelligibles sont donc reconnus, mais avec la restriction expresse, et qui ne souffre pas d’exception, que nous ne savons absolument rien de positif de ces êtres intelligibles purs, que nous n’en pouvons rien savoir, parce que nos concepts intellectuels purs, ainsi que nos intuitions pures, ne se rapportent qu’aux objets de l’expérience possible, aux seuls êtres sensibles par conséquent, et qu’aussitôt qu’on en sort, ces notions n’ont plus la moindre valeur.


§ XXXIV.

Il y a quelque chose de captieux dans nos notions intellectuelles pures en ce qui regarde le penchant à un usage transcendantal ; car j’appelle ainsi celui qui dépasse toute expérience possible. De ce que nos notions de substance, de force, d’action, de réalité, etc., sont tout à fait indépendantes de l’expérience, et qu’elles ne contiennent absolument aucun phénomène des sens, elles semblent, par le fait, se rapporter aux choses en soi (noumena). Et ce qui confirme encore cette conjecture c’est qu’elles contiennent une nécessité de la détermination en soi, que l’expérience n’égale jamais. La notion de cause renferme une règle suivant laquelle d’un état donné en suit nécessairement un autre. Mais l’expérience peut seulement nous apprendre que souvent, et tout au plus un état des choses en suit ordinairement un autre, et ne peut par conséquent donner ni généralité stricte, ni nécessité, etc.

Les notions intellectuelles semblent donc avoir beaucoup trop de signification et de matière pour que le simple usage expérimental en épuise l’entière détermination, et l’entendement se construit ainsi peu à peu à côté de l’édifice de l’expérience une habitation beaucoup plus vaste qu’il remplit d’êtres purement intelligibles, sans même s’apercevoir qu’avec ses notions d’ailleurs légitimes il a dépassé les bornes de leur usage.


§ XXXV.

C’étaient donc deux recherches importantes, et tout à fait indispensables, quoique extrêmement arides que celles qui ont été faites dans la Critique, p. 180 et 283, par la première desquelles on a fait voir que les sens ne donnent pas les notions intellectuelles pures in concreto, mais seulement le schème à leur usage, et que l’objet qui lui est conforme n’est trouvé que dans l’expérience (comme produits de l’entendement tirés des matériaux de la sensibilité). Dans la seconde recherche de la Critique (p. 283) on fait voir que, malgré l’indépendance de nos notions intellectuelles pures et de nos principes à l’égard de l’expérience, et même de la plus grande circonscription apparente de leur usage, rien cependant ne peut être conçu par elles en dehors du champ de l’expérience, parce qu’elles ne peuvent que déterminer simplement la forme logique du jugement par rapport aux intuitions données ; et comme aucune intuition absolument ne dépasse le champ de la sensibilité, ces notions pures sont absolument sans signification, puisqu’elles ne peuvent être exposées in concreto d’aucune manière. Tous ces noumènes, avec leur ensemble, le monde intelligible[12], ne sont donc que des expressions d’un problème dont l’objet est bien possible en soi, mais dont la solution est entièrement impossible d’après la nature de notre entendement, puisque cette faculté n’est pas celle de l’intuition, mais simplement celle de la liaison en une expérience des intuitions données, et que cette expérience doit par conséquent renfermer tous les objets de nos notions, et qu’en dehors d’elle toutes les notions, par le fait qu’aucune intuition ne leur est soumise, seront sans signification.


§ XXXVI.

L’imagination est peut-être excusable s’il lui arrive parfois de délirer, c’est-à-dire de ne pas se renfermer prudemment dans les limites de l’expérience, car au moins elle est animée et fortifiée par un libre saut, et il lui sera toujours plus facile de modérer son audace que d’exciter sa langueur. Mais que l’entendement, qui doit penser, délire au contraire, c’est ce qu’on ne peut jamais lui passer ; car sur lui seul se fonde tout l’espoir de mettre autant que possible des bornes au délire de l’imagination.

C’est ce qu’il entreprend avec beaucoup de retenue et de modestie. Il commence par tirer au clair les connaissances élémentaires qui peuvent résider en lui avant toute expérience, mais qui doivent néanmoins avoir toujours leur application dans l’expérience. Il oublie peu à peu ces limites ; qu’est-ce qui pourrait l’en empêcher, puisque entièrement libre, il a tiré ses principes de lui-même ? Il va donc, pour commencer, à des forces nouvellement imaginées dans la nature, bientôt après à des êtres en dehors de la nature, en un mot à un monde pour l’édification duquel nous ne pouvons manquer de matériaux, puisqu’une féconde imagination en fournit abondamment, et que si l’expérience ne confirme pas l’œuvre, elle ne la contredit jamais. Telle est aussi la raison pour laquelle de jeunes penseurs se passionnent pour la métaphysique d’une manière toute dogmatique, et lui consacrent souvent leur temps et des talents d’ailleurs précieux.

Mais il ne peut servir à rien de vouloir modérer ces tentatives infructueuses de la raison pure en rappelant sur tous les tons la difficulté de la solution de questions si profondément obscures sur les limites de notre raison, et de nous ramener des assertions à de simples présomptions. En effet si l’impossibilité n’en est pas clairement établie, et si la connaissance de la raison par la raison ne devient pas une vraie science où le champ de son usage légitime soit distingué avec une certitude pour ainsi dire géométrique du champ de son usage vain et stérile, ces efforts impuissants ne seront jamais abandonnés.


§ XXXVII.

Comment une nature même est-elle possible ?

Cette question, qui est le point le plus élevé que la philosophie transcendantale puisse jamais atteindre, et auquel elle doit aussi être conduite comme à ses limites et à son achèvement, en contient proprement deux.

Premièrement : Comment une nature, dans le sens matériel, c’est-à-dire quant à l’intuition, comme ensemble des phénomènes, comment l’espace, le temps et ce qui les remplit, l’objet de la sensation ; comment tout cela en général est-il possible ? Réponse : par le moyen de la propriété de notre sensibilité, qui fait qu’elle est impressionnée d’une manière à elle propre par des objets qui lui sont inconnus en eux-mêmes, et qui sont tout différents de ces phénomènes. Cette réponse a été donnée dans le livre même, dans l’esthétique transcendantale, et ici, dans les Prolégomènes, par la solution de la première question.

Deuxièmement : Comment une nature, dans le sens formel du mot, comme ensemble des règles auxquelles tous les phénomènes doivent être subordonnés, quand ils doivent être conçus comme liés en une expérience, est-elle possible ? Il n’y a pas d’autre réponse que celle-ci : elle n’est possible qu’au moyen de la propriété de notre entendement suivant laquelle toutes ces représentations de la sensibilité sont nécessairement rapportées à une conscience, et qui rend enfin possible la manière propre de notre pensée, c’est-à-dire la pensée par des règles, et par tout cela l’expérience, qui se distingue absolument de la connaissance des objets en soi. Cette réponse est dans le livre, dans la Logique transcendantale, mais ici, dans les Prolégomènes, elle est l’objet de la solution de la deuxième question principale.

Quant à la question de savoir comment est possible cette propriété particulière de notre sensibilité même, ou celle de l’apperception nécessaire de notre entendement, apperception qui lui sert de base, ainsi qu’à toute pensée, c’est ce qui ne peut se dire, parce que nous avons toujours besoin d’elle pour toute réponse et pour penser les objets.

Beaucoup de lois de la nature ne peuvent nous être connues que par le moyen de l’expérience ; mais nous ne pouvons apprendre à connaître la légitimité dans la liaison des phénomènes, c’est-à-dire la nature en général, par aucune expérience, attendu que l’expérience même a besoin de ces lois, comme fondement de sa possibilité a priori.

La possibilité de l’expérience en général est donc aussi la loi universelle de la nature, et les principes de la première sont même les lois de la seconde. Car nous ne connaissons la nature que comme ensemble des phénomènes, c’est-à-dire comme ensemble des représentations en nous, et nous ne pouvons par conséquent tirer la loi de leur liaison que des principes de leur liaison en nous, c’est-à-dire des conditions de l’union nécessaire en une seule conscience, union qui constitue la possibilité de l’expérience.

La proposition principale même, qui fait l’objet de toute cette section, à savoir que des lois universelles de la nature peuvent être connues a priori, conduit déjà d’elle-même à la proposition : que la législation suprême de la nature doit se trouver en nous, c’est-à-dire dans notre entendement, et que nous n’en devons pas chercher les lois universelles en partant de la nature par le moyen de l’expérience, mais que nous devons au contraire chercher la nature de leur légitimité universelle en partant uniquement des conditions de la possibilité de l’expérience qui sont dans notre sensibilité et notre entendement. Comment en effet serait-il possible autrement de connaître a priori ces lois, puisqu’elles ne sont pas des règles de la connaissance analytique, mais de véritables extensions synthétiques de cette espèce de connaissance. Un tel et même nécessaire accord des principes de l’expérience possible avec les lois de la possibilité de la nature, ne peut avoir lieu que par deux sortes de raisons : ou ces lois sont tirées de la nature par le moyen de l’expérience, ou, à l’inverse, la nature est dérivée des lois de la possibilité de l’expérience en général, et est identique avec la pure légitimité universelle de cette dernière. La première de ces alternatives implique contradiction, car les lois physiques universelles peuvent et doivent être connues a priori (c’est-à-dire indépendamment de toute expérience), et posées comme fondement de tout usage empirique de l’entendement[13].

Mais nous devons distinguer les lois empiriques de la nature, qui supposent toujours des perceptions particulières, des lois pures ou universelles de la nature qui, sans se fonder sur des perceptions particulières, contiennent simplement les conditions de leurs liaisons nécessaires dans une expérience ; par rapport à ces dernières, la nature et l’expérience possible sont tout à fait la même chose. Et comme en fait d’expérience la légitimité repose sur la liaison nécessaire des phénomènes en une expérience (sans laquelle nous ne pouvons connaître absolument aucun objet du monde sensible), par conséquent sur les lois primitives de l’entendement, il paraîtra tout d’abord étrange, quoique rien ne soit plus certain, que je dise de ces dernières, que l’entendement ne tire pas ses lois (a priori) de la nature, mais qu’il les lui impose.


§ XXXVIII.

Nous expliquerons cette proposition qui semble hasardée, par un exemple destiné à montrer que des lois que nous découvrons dans des objets de l’intuition sensible, lors surtout qu’elles sont reconnues comme nécessaires, sont déjà tenues par nous comme posées par l’entendement, quoique d’ailleurs semblables en tout point à des lois physiques que nous assignons à l’expérience.

Si l’on considère les propriétés du cercle, au moyen desquelles cette figure réunit tant de déterminations arbitraires de l’espace en elle, et par le fait en une règle universelle, on ne peut se dispenser d’attribuer à cette chose géométrique une nature. Ainsi, par exemple, deux lignes qui se coupent entre elles et qui coupent en même temps le cercle, quelle que soit leur direction, sont cependant toujours si régulières que le rectangle qui résulte des parties de chacune d’elles est égal au rectangle de l’autre. Or, je le demande : « Cette loi est-elle dans le cercle ou dans l’entendement ? » C’est-à-dire cette figure contient-elle, indépendamment de l’entendement le principe de cette loi en soi, ou l’entendement, lorsqu’il a construit cette figure même d’après ses notions (l’égalité des diamètres) donne-t-il en même temps la loi des cordes qui se coupent entr’elles suivant une proportion géométrique ? On verra bientôt, si l’on recherche les preuves de cette loi, qu’elle ne peut être dérivée que de la condition que l’entendement donne pour base à la construction de cette figure, à savoir l’égalité des diamètres. Si nous étendons cette notion, afin de suivre plus loin l’unité des propriétés diverses des figures géométriques sous des lois communes, et que nous considérions le cercle comme une section conique qui est par conséquent soumise aux mêmes conditions de construction que les autres sections coniques, nous trouvons que toutes les cordes qui se coupent intérieurement à cette construction, l’ellipse, la parabole et l’hyperbole, le font toujours de telle sorte que les rectangles résultant de leurs parties ne sont pas toujours égaux entre eux, il est vrai, mais sont cependant toujours entre eux en rapports égaux. Si nous allons plus loin encore, c’est-à-dire jusqu’aux théories fondamentales de l’astronomie physique, on découvre une loi physique qui s’étend à toute la nature matérielle, la loi de l’attraction mutuelle, qui a pour règle de croître en raison inverse du carré des distances à partir de chaque point attractif, comme de décroître en raison des surfaces sphériques auxquelles s’étend cette force, ce qui semble être comme une nécessité de la nature des choses mêmes, et qu’on est par cette raison dans l’usage de présenter comme susceptible d’être connue a priori. Si simples donc que soient les sources de cette loi, puisqu’elles tiennent seulement au rapport des surfaces sphériques de diamètres différents, la conséquence en est cependant si importante par rapport à la diversité de leur harmonie et de leur régularité, que non seulement tous les orbites possibles des corps célestes peuvent être ramenés à des sections coniques, mais qu’il en résulte encore un tel rapport entre eux qu’aucune autre loi de l’attraction que celle du rapport inverse du carré des distances n’est applicable par la pensée au système du monde.

Il y a donc ici une nature qui repose sur des lois que l’entendement connaît a priori, et même par des principes universels de la détermination de l’espace. Or, je le demande, ces lois physiques sont-elles dans l’espace, et l’entendement les apprend-il lorsqu’il tâche simplement de découvrir le sens fécond qu’elles recèlent, ou sont-elles dans l’entendement et dans la manière dont il détermine l’espace suivant les conditions de l’unité synthétique à laquelle aboutissent ses notions ? L’espace est quelque chose de si uniforme et de si indéterminé par rapport à toutes les propriétés particulières que l’on n’y cherchera certainement aucun trésor de lois physiques. Au contraire, ce qui détermine l’espace en forme circulaire, en figure conique et sphérique, est l’entendement, en tant qu’il contient le principe de l’unité de leur construction. La simple forme universelle de l’intuition, qui s’appelle espace, est donc bien le substratum de toutes les intuitions déterminables par rapport aux objets particuliers, et l’espace contient assurément la condition de la possibilité et de la diversité de ces derniers ; mais l’unité des objets n’est cependant déterminée que par l’entendement, et même suivant des conditions qui sont dans sa nature propre ; et ainsi l’entendement est l’origine de l’ordre universel de la nature, puisqu’il embrasse sous ses lois tous les phénomènes, et par là réalise a priori une expérience (quant à la forme), qui doit servir à soumettre à des lois nécessaires tout ce qui ne doit être connu que par expérience. En effet, il ne s’agit pas ici de la nature des choses en soi, qui est aussi indépendante des conditions de notre sensibilité que de celles de l’entendement, mais bien de la nature comme objet de l’expérience possible ; et alors l’entendement, en la rendant possible, fait en même temps que le monde sensible n’est point un objet de l’expérience ou une nature.


§ XXXIX.

appendice à la physique pure.
Du système des catégories.

Rien de plus désirable pour un philosophe que de pouvoir dériver a priori d’une source unique la diversité des notions ou des principes qui ne s’étaient d’abord offerts à lui, par l’usage qu’il en avait fait in concreto, qu’à l’état de désordre, et de pouvoir ainsi tout réunir en une seule connaissance. Auparavant il croyait seulement que ce qui lui restait après une certaine abstraction, et qui par suite d’une comparaison, semblait constituer une espèce de connaissance, était pleinement recueilli ; mais ce n’était qu’un agrégat : et il sait aujourd’hui que cette espèce de connaissance ne peut se composer que de ces éléments, qu’elle n’en peut avoir ni plus ni moins ; il voit la nécessité de sa division, ce qui est un fait de conception, et possède enfin un système.

Pour tirer de la connaissance commune les notions qui n’ont aucune expérience particulière pour fondement, et qui néanmoins se présentent dans toute connaissance expérimentale, dont elles constituent comme la forme de la liaison, il ne lui a pas fallu plus de réflexion ou de connaissance que pour tirer d’une langue des règles de l’usage réel des mots, et pour composer ainsi les éléments d’une grammaire (en réalité les deux opérations se ressemblent beaucoup), sans cependant pouvoir dire pourquoi chaque langue possède telle propriété formelle et pas une autre, et moins encore pourquoi en général tel nombre de déterminations formelles de cette espèce, ni plus ni moins, peuvent se rencontrer.

Aristote avait recueilli dix notions fondamentales de cette espèce, sous le nom de catégories[14]. Il se vit bientôt dans la nécessité d’ajouter à ces catégories, qu’il appelait aussi prédicaments, cinq autres notions, qu’il appela postprédicaments[15], qui cependant se trouvaient déjà en partie dans les premières (tels que prius, simul, motus) ; mais cette rhapsodie devait plutôt servir aux investigateurs futurs comme indication que comme idée régulièrement obtenue, et recevoir à ce titre leur approbation ; aussi est-il arrivé qu’une philosophie plus avancée n’y a vu aucune espèce d’utilité.

En recherchant les éléments purs (qui ne contiennent rien d’empirique) de la connaissance humaine, je ne me suis décidé qu’après une longue réflexion à distinguer avec certitude et à séparer les notions élémentaires de la sensibilité (espace et temps), des notions de l’entendement. Les septième, huitième et neuvième catégories d’Aristote ont ainsi été exclues de la liste. Les autres ne pouvaient me servir, parce qu’il n’y avait aucun principe qui pût m’aider à mesurer avec exactitude l’entendement et à déterminer complétement et avec précision toutes les fonctions d’où sortent ses notions pures.

Pour trouver ce principe, je me demandai quelle est l’opération intellectuelle qui renferme toutes les autres, et ne se distingue que par différentes modifications ou moments, celle qui consiste à ramener la diversité de la représentation à l’unité de la pensée en général, et je trouvai que cette opération intellectuelle est le jugement. J’avais donc devant moi, par le fait, un travail estimable des logiciens, qui, sans être exempt de défauts, me mettait en état de présenter une table complète des fonctions intellectuelles pures, mais indéterminées par rapport à tout objet. Je rapportai enfin ces fonctions du jugement à des objets en général, ou plutôt à la condition propre à donner aux jugements une valeur objective, et de là sortirent des notions intellectuelles pures, au sujet desquelles je ne pouvais douter qu’elles ne fussent celles-là mêmes, celles-là seules, et toutes celles-là, sans plus ni moins, qui constituent toute notre connaissance des choses par pur entendement. Ainsi que j’en avais le droit, je les appelai, de leur ancien nom, catégories, me proposant par là d’en déduire complétement toutes les notions qui en découlent, soit par leur liaison ou avec la forme pure du phénomène (espace et temps), ou avec leur matière, en tant qu’elle n’est pas encore déterminée empiriquement (objet de la sensation en général), de leur donner le nom de prédicables, et de constituer ainsi un système de philosophie transcendantale en vue duquel je n’avais à m’occuper que de la critique de la raison pure elle-même.

Mais le côté essentiel par lequel ce système des catégories se distingue de toute l’ancienne rhapsodie exécutée sans principe, et qui lui mérite seul un rang dans la philosophie, consiste en ce que par elles la véritable signification des notions intellectuelles pures et la condition de leur usage peuvent être déterminées avec précision. Car on voyait bien qu’elles ne sont par elles-mêmes que des fonctions logiques, mais qui comme telles ne donnent pas la moindre notion d’un objet en soi, qu’elles ont besoin d’une intuition sensible, et qu’à cette condition seule elles peuvent servir à donner des jugements empiriques, qui, autrement, sont indéterminés et indifférents par rapport à toutes les fonctions du jugement, leur donner par là une valeur universelle, et par eux rendre possibles en général des jugements d’expérience. Ni le premier auteur des catégories, ni personne après lui, ne se fit de la nature des catégories une notion qui les restreignît en même temps à l’usage purement expérimental. Et cependant, sans cette manière de les concevoir (qui dépend tout à fait de leur dérivation ou déduction), elles sont entièrement inutiles, et ne forment qu’une pitoyable nomenclature, sans explication ni règle de leur usage. Si cette idée fût venue dans la pensée des anciens, sans doute que toute l’étude de la connaissance rationnelle pure qui, sous le nom de métaphysique, a gâté tant de bons esprits pendant un si grand nombre de siècles, nous serait parvenue sous une tout autre forme, et aurait éclairé l’entendement humain au lieu de l’épuiser, comme c’est arrivé, dans des questions obscures et vaines, et de la rendre impropre à la véritable science.

Ce système des catégories constitue donc un nouvel ensemble de tout le traité de chaque objet de la raison pure même, et fournit une indication certaine ou un fil conducteur pour la manière dont tout traité métaphysique, si l’on veut l’exécuter pleinement, doit être conduit et par quelles voies ; car il épuise tous les moments de l’entendement par lesquels doit passer toute autre notion. Ainsi s’est formée la table des principes dont l’intégralité ne peut être certaine qu’au moyen du système des catégories. Dans la division même des notions qui doivent dépasser l’usage physiologique de l’entendement (Critique, t. II, p. 44 et p. 75), c’est toujours le même fil conducteur qui, devant toujours passer par les mêmes points fixes, déterminés a priori dans l’entendement humain, forme également un cercle achevé qui ne permet pas de douter que l’objet d’un entendement pur ou d’une notion rationnelle, en tant qu’il doit être considéré philosophiquement et suivant des principes a priori, peut ainsi être pleinement connu. Je n’ai même pas pu ne pas faire usage de ce guide en ce qui regarde une des divisions ontologiques les plus abstraites, celle de la distinction variée des notions de quelque chose et de rien, et ne pas dresser en conséquence une table régulière et nécessaire (Critique, p. 300)[16].

Ce même système, comme tout vrai système fondé

sur un principe universel, est encore susceptible d’une autre application qui n’est pas suffisamment appréciée, en ce qu’il élimine toutes les notions étrangères qui, autrement, pourraient s’introduire parmi ces notions intellectuelles pures, et assigne à chaque connaissance sa place. Les notions que j’ai de même réduites sous le nom de notions de réflexion, ou, suivant la direction des catégories, se mêlent en ontologie furtivement et mal à propos aux notions intellectuelles pures, quoique ces dernières soient des notions de la liaison, et par là de l’objet même, tandis que celles-là ne sont que des notions de la pure comparaison de concepts déjà donnés, et qu’elles soient ainsi d’une nature et d’un usage différents. Ma division régulière (Critique, p. 300), prévient ce mélange. L’utilité de cette table particulière des catégories se montre encore bien plus clairement si l’on distingue, comme on le fera bientôt, la table des notions rationnelles transcendantales, qui sont toutes différentes des notions intellectuelles, quant à la nature et à l’origine (et doivent nécessairement avoir une autre forme), des tables précédentes ; distinction qui, malgré sa nécessité, n’a cependant jamais été faite dans un système quelconque de métaphysique : ces Idées rationnelles circulent sans distinction avec les Notions intellectuelles, comme feraient des sœurs d’une même famille. Cette confusion ne pouvait être évitée sans un système particulier des catégories.

TROISIÈME PARTIE.

comment une métaphysique en général est-elle possible ?

§ XL.

Une mathématique et une physique pures n’avaient besoin, dans l’intérêt de leur sûreté et de leur certitude, d’aucune déduction telle que je l’ai donnée pour chacune d’elles ; car la première se fonde sur sa propre évidence, et la seconde, quoique sortie des pures sources de l’entendement, est cependant basée sur l’expérience et sur la confirmation constante qu’elle peut en recevoir, dont elle ne peut par conséquent pas plus répudier le témoignage qu’elle ne pourrait s’en passer, parce que avec toute sa certitude, comme philosophie, elle n’est jamais comparable aux mathématiques. Ces deux sciences ont donc nécessité ladite recherche, non pour elles-mêmes, mais dans l’intérêt d’une autre science, la métaphysique.

La métaphysique s’occupe non seulement des notions naturelles qui trouvent toujours leur application dans l’expérience, mais encore des notions pures de la raison qui ne sont jamais données que dans une expérience possible, par conséquent de notions dont la réalité objective (alors même qu’elles ne seraient que des chimères), et d’affirmations dont la vérité ou la fausseté ne peut être confirmée ou déclarée par aucune expérience. Cette partie de la métaphysique est en outre celle qui en constitue le but essentiel, pour lequel tout le reste n’est qu’un moyen ; ce qui fait que cette science a besoin pour elle-même d’une pareille déduction. La troisième question qui s’offre à nous maintenant concerne donc comme le noyau et l’essence de la métaphysique, c’est-à-dire l’application de la raison à elle-même, et, puisqu’elle couve ses propres notions, la connaissance des objets qui en résulte présumablement, sans avoir besoin pour cela de l’intervention de l’expérience, et sans qu’on puisse en général y parvenir par ce moyen[17].

Si cette question reste sans réponse, la raison n’est jamais satisfaite. L’usage expérimental auquel la raison restreint l’entendement pur, ne remplit pas toute sa propre destinée. Chaque expérience particulière n’est qu’une partie de l’étendue complète de son domaine ; mais l’ensemble absolu de toute l’expérience possible n’est plus une expérience ; mais c’est cependant un problème nécessaire aux yeux de la raison, pour la simple représentation duquel il lui faut de tout autres notions que ces notions intellectuelles pures dont l’usage n’est qu’immanent, c’est-à-dire n’a de rapport qu’à l’expérience, si étendue qu’elle puisse être, au lieu que les notions rationnelles ont pour objet l’intégralité, c’est-à-dire l’unité collective de toute l’expérience possible, et, dépassant ainsi toute expérience donnée, deviennent transcendantes.

De même donc que l’entendement a besoin des catégories pour l’expérience, de même la raison contient en soi le principe des Idées, c’est-à-dire des notions nécessaires dont l’objet cependant ne peut être donné dans aucune expérience. Les dernières sont dans la nature de la raison au même titre précisément que les premières sont dans la nature de l’entendement, et si celles-là emportent avec elles une apparence qui peut facilement séduire, cette apparence est inévitable quoiqu’on puisse bien se défendre d’être entraîné.

Comme toute apparence consiste en ce que le principe subjectif du jugement est considéré comme objectif, une connaissance de la raison pure par elle-même dans son usage transcendant (infini) sera l’unique préservatif contre les égarements dans lesquels tombe la raison lorsqu’elle s’abuse sur sa destinée, et qu’elle rapporte d’une manière transcendante à un objet en soi ce qui ne concerne que son propre sujet et sa conduite dans tout usage immanent.


§ XLI.

La distinction des Idées, c’est-à-dire des notions rationnelles pures, d’avec les catégories ou notions intellectuelles pures, comme connaissances entièrement différentes quant à l’espèce, à l’origine et à l’usage, est un point si important lorsqu’il s’agit de fonder une science qui doit contenir le système de toutes ces connaissances a priori, que sans cette distinction une métaphysique est absolument impossible, ou n’est tout au plus qu’une tentative irrégulière et indigeste, sans connaissance des matériaux dont on s’occupe, et de leur propriété de servir, suivant un dessein ou un autre, à la construction d’un château de cartes. Quand la Critique de la raison pure n’aurait fait qu’établir cette distinction, elle aurait déjà plus contribué par ce moyen à éclaircir notre notion, et à diriger la recherche dans le champ de la métaphysique, que tous les efforts inutilement déployés pour donner aux problèmes transcendants de la raison pure une satisfaction qu’on a essayée jusqu’ici, sans avoir jamais pensé qu’on se trouvait dans un tout autre champ que celui de l’entendement, et qu’on donnait un même nom aux notions intellectuelles et aux rationnelles, comme si elles étaient de même espèce.


§ XLII.

Le propre de toutes les connaissances intellectuelles est de se donner leurs notions dans l’expérience, et de faire confirmer par elles leurs principes. Les connaissances rationnelles transcendantes au contraire ne donnent point expérimentalement ce qui concerne leurs Idées, et ne font jamais confirmer ni infirmer leurs propositions par l’expérience. Par conséquent l’erreur qui pourrait s’y glisser ne peut être découverte que par la raison pure elle-même, ce qui est très difficile, précisément parce que cette raison est naturellement dialectique avec ses Idées, et que cette apparence inévitable ne peut être contenue dans ses justes limites par aucune investigation objective et dogmatique des choses, mais uniquement par des recherches subjectives, par l’examen de la raison même comme source des Idées.


§ XLIII.

Ma plus grande préoccupation dans la Critique a toujours été non seulement de distinguer avec soin les espèces de connaissances, mais aussi de pouvoir seulement assigner à chacune d’elles les notions de source commune qui lui conviennent, afin de savoir par là non seulement d’où elles proviennent, et d’en pouvoir déterminer l’usage avec certitude, mais aussi pour avoir l’avantage encore inattendu jusqu’ici, quoique précieux, de connaître parfaitement, par conséquent par principes, le nombre, la classification et les espèces des notions a priori. Sans cela tout en métaphysique n’est que pure rhapsodie, où personne ne sait jamais si ce qu’il possède suffit, ou s’il ne manquerait pas encore quelque chose, et en quoi. On ne peut certainement avoir cet avantage que dans la philosophie pure ; c’en est même l’essence.

Comme j’avais trouvé l’origine des catégories dans les quatre fonctions logiques de tous les jugements de l’entendement, il était bien naturel de chercher l’origine des Idées dans les trois fonctions des raisonnements rationnels ; car dès qu’une fois des notions rationnelles pures (des Idées transcendantales) sont données, elles ne peuvent (à moins qu’on ne veuille les considérer comme innées), être trouvées que dans la même opération rationnelle qui, en tant qu’elle concerne simplement la forme, représente le côté logique des raisonnements rationnels, mais qui, en tant qu’elle représente les jugements intellectuels comme déterminés a priori par rapport à une forme ou à une autre, constituent les notions transcendantales de la raison pure.

La différence formelle des raisonnements rationnels rend nécessaire leur division en catégoriques, hypothétiques et disjonctifs. Les notions rationnelles qui trouvent là leur fondement contiennent donc : 1o l’Idée du sujet parfait (substantiel) ; 2o l’Idée de la série complète des conditions ; 3o la détermination de toutes les notions dans l’Idée d’un complet ensemble du possible[18]. La première Idée était psychologique, la seconde cosmologique, la troisième théologique, et comme toutes trois prêtent à une dialectique, et cependant chacune d’elles à sa manière, la division de toute la dialectique de la raison pure opère en conséquence comme il suit : le Paralogisme, l’Antinomie et l’idéal de la raison pure. Par cette dérivation nous sommes parfaitement sûrs que toutes les prétentions de la raison pure se trouvent ici pleinement représentées, qu’il n’en est aucune qui n’y trouve sa place, parce que la faculté de raisonner elle-même, d’où elles tirent toute leur origine, est par là complétement parcourue.


§ XLIV.

Une chose encore digne de remarque dans cette étude en général, c’est que les idées rationnelles ne servent pas, comme les catégories, à l’usage de l’entendement par rapport à l’expérience ; elles sont parfaitement inutiles à cet égard ; elles sont même contraires aux maximes de la connaissance rationnelle de la nature, quoique cependant nécessaires à d’autres égards encore à déterminer. Que l’âme soit ou ne soit pas une substance simple, c’est ce qui est tout à fait indifférent pour l’explication de ses phénomènes ; car nous ne pouvons, par aucune expérience possible, rendre sensible, par conséquent faire comprendre in concreto, la notion d’un être simple. Cette notion est donc tout à fait vaine par rapport à tout ce qu’on pouvait espérer de connaître en fait de cause des phénomènes, et ne peut servir de principe pour expliquer ce que nous présente l’expérience interne ou externe. Les idées cosmologiques du commencement du monde ou de son éternité (a parte ante) nous servent aussi peu à expliquer un événement dans le monde même. Enfin nous devons, suivant une juste maxime de la philosophie de la nature, nous abstenir de toute explication de l’arrangement des choses, qui serait tirée de la volonté d’un être suprême, parce que ce n’est plus là de la philosophie naturelle, mais un aveu du terme de notre connaissance. Ces idées ont donc une tout autre destination pratique que les catégories qui seules, avec les principes dont elles sont le fondement, rendent l’expérience possible. Cependant notre laborieuse Analytique de l’entendement serait tout à fait superflue, si nous n’avions d’autre but que la simple connaissance de la nature, telle qu’elle peut être donnée dans l’expérience ; car la raison s’acquittera sûrement et bien de sa tâche en mathématiques et en physique sans toute cette subtile déduction. Notre Critique de l’entendement avec les Idées de la raison pure tend à un but plus élevé que l’usage expérimental de l’entendement, but dont plus haut nous avons dit cependant qu’il est à cet égard tout à fait impossible et sans objet ou signification. Mais il doit néanmoins y avoir accord entre ce qui appartient à la nature et à la raison, et celle-là doit contribuer à la perfection de la seconde, et ne peut la confondre.

La solution de cette question est la suivante : la raison n’a pas en perspective, dans ses Idées, des objets particuliers, qui dépassent le champ de l’expérience, elle ne demande au contraire que la plénitude de l’usage intellectuel dans l’enchaînement de l’expérience. Mais cette plénitude ne peut être que celle des principes, et non celle des intuitions et des objets. Néanmoins, pour se les représenter déterminément, elle les conçoit comme la connaissance d’un objet, connaissance parfaitement déterminée par rapport à ces règles, mais dont l’objet n’est qu’une Idée, afin d’approcher aussi près que possible de la connaissance intellectuelle de la perfection indiquée par l’Idée.


§ XLV.

Observation préliminaire sur la dialectique de la raison pure.

Nous avons fait voir précédemment, § 34 et 35, que la pureté, où sont les catégories de tout mélange de déterminations sensibles, peut conduire la raison à étendre leur usage au-delà de toute expérience, c’est-à-dire aux choses en soi, quoique, par le fait qu’elles ne trouvent pas d’intuition qui puisse leur donner sens et signification in concreto, elles représentent, comme fonction purement logique, une chose en général, il est vrai, mais sans pouvoir donner par elles seules une notion déterminée d’une chose quelconque. Ces objets hyperboliques sont donc ceux qu’on appelle noumènes ou êtres intellectuels purs (ou mieux êtres de raison), tels, par exemple qu’une substance mais qui est conçue sans permanence dans le temps, ou une cause mais qui n’agit pas dans le temps, etc., puisqu’on leur donne des prédicats qui ne servent qu’à rendre possible la légitimité de l’expérience, et qu’on en détache cependant toutes les conditions de l’intuition sous lesquelles seules l’expérience est possible, et qu’ainsi ces notions perdent toute signification.

Mais il n’y a pas de danger que de lui même, sans y être forcé par des lois étrangères, il sorte de ses bornes et s’élance aussi témérairement dans le champ des purs êtres de raison. Mais si la raison, qui ne peut être pleinement satisfaite d’aucun usage expérimental des règles de l’entendement, usage toujours conditionné, veut être délivrée de cette chaîne de conditions, l’entendement est alors poussé hors de sa sphère, en partie pour représenter des objets sensibles dans une série si étendue qu’aucune expérience ne peut les embrasser, en partie même (afin de la compléter) pour chercher tout à fait en dehors d’elle des noumènes, auxquels la raison puisse rattacher cette chaîne, et par là en rendre enfin tout d’un coup la tenue pleinement indépendante des conditions expérimentales. Telles sont donc les Idées transcendantales qui, si elles ne sont pas, suivant la fin vraie mais cachée de la destination naturelle de notre raison, rapportées à des notions indéfinies, mais simplement à l’extension illimitée de l’usage expérimental, surprennent cependant par une apparence inévitable un usage transcendantal de l’entendement. Et cet usage, quoique trompeur, ne peut par aucune résolution être renfermé dans les limites de l’expérience ; une instruction scientifique peut seule, et même à la condition d’un effort, l’y retenir.

§ XLVI.

I. — IDÉE PSYCHOLOGIQUE
(Critique, t. II, p. 41).

On a remarqué depuis longtemps que dans toutes les substances le sujet propre, c’est-à-dire ce qui reste après que tous les accidents (comme prédicats) ont été séparés, par conséquent le substantiel même, nous est inconnu, et déploré souvent ces limites de notre connaissance. Mais ce qui est très digne de remarque en cela, c’est qu’il ne faut pas faire un crime à l’entendement humain de ce qu’il ne connaît pas le substantiel des choses, c’est-à-dire de ce qu’il ne peut le déterminer par lui seul, mais plutôt de ce qu’il désire le connaître déterminé comme une simple idée, à l’égard d’un objet donné. La raison pure exige que nous cherchions à tout prédicat d’une chose le sujet correspondant, et à ce sujet, qui nécessairement n’est à son tour qu’un prédicat, le sujet qui peut aussi lui correspondre, et ainsi de suite à l’infini (ou tant que nous y suffirons). D’où il suit que nous ne devons rien tenir pour sujet dernier de ce à quoi nous pouvons parvenir, et que le substantiel même ne peut jamais être conçu par notre entendement, si profondément qu’il pénètre, alors même que toute la nature lui serait révélée, par la raison que l’essence spécifique de notre entendement consiste à tout concevoir discursivement, c’est-à-dire par notions, par conséquent par de purs prédicats, auxquels dès lors doit toujours manquer le sujet absolu. Toutes les propriétés réelles par lesquelles nous connaissons les corps ne sont donc aussi que de purs accidents, même l’impénétrabilité, que l’on ne doit jamais se représenter que comme l’action d’une force dont le sujet nous échappe.

Mais il semble que nous ayons dans notre conscience même (le sujet pensant) ce quelque chose de substantiel, et même en une intuition immédiate ; car tous les prédicats du sens intime se rapportent au moi comme sujet, et ce sujet ne peut être à son tour conçu comme prédicat de quelque autre sujet. La plénitude des notions données comme prédicats par rapport à un sujet, ne semble donc pas être une simple Idée, mais bien l’objet, c’est-à-dire le sujet absolu même, donné dans l’expérience. Mais cette attente est vaine, car le moi n’est pas une notion[19] ; ce n’est que la désignation de l’objet du sens intime, en tant que nous ne le connaissons par aucun prédicat plus profond. Il ne peut, il est vrai, servir à ce titre de prédicat à une autre chose, mais il ne peut être davantage une notion déterminée d’un sujet absolu ; il n’est, comme dans tous les autres cas, que le rapport des phénomènes internes à leur sujet inconnu. Néanmoins cette idée (qui sert très bien, comme principe régulateur, à renverser complétement toutes les explications matérialistes des phénomènes internes de notre âme), par un malentendu très naturel, est l’occasion d’un argument fort spécieux qui conclut de cette prétendue connaissance du substantiel de notre être pensant, sa nature, en tant que sa connaissance dépasse entièrement l’ensemble de l’expérience.


§ XLVII.

Ce Même pensant (l’âme), comme dernier sujet de la pensée, qui ne peut même pas être représenté comme étant à son tour le prédicat d’une autre chose, peut donc s’appeler substance ; mais cette notion n’en est pas moins entièrement vide, sans aucune conséquence possible, si l’on en peut démontrer la permanence comme ce qui féconde expérimentalement la notion de substance.

Or la permanence ne peut jamais être déduite de la notion d’une substance comme chose en soi, mais seulement en faveur de l’expérience. C’est ce qui a été suffisamment prouvé dans la première analogie de l’expérience (Critique, p. 122), et si l’on ne veut pas se rendre à cette preuve, on n’a qu’à voir si l’on réussira dans la tentative de prouver par la notion d’un sujet qui lui-même n’existe pas comme prédicat d’une autre chose, que son existence est absolument permanente, et qu’il ne peut subsister ou périr ni par soi-même ni par quelque autre cause naturelle. Ces propositions synthétiques a priori ne peuvent jamais être prouvées en elles-mêmes, mais uniquement par rapport aux choses, comme objet d’une expérience possible.

§ XLVIII.

Si donc nous voulons conclure de la notion de l’âme comme substance à sa permanence, ce raisonnement ne peut lui convenir qu’à l’égard de l’expérience possible, et non en tant qu’elle est une chose en soi et en dehors de toute expérience possible. Or la condition subjective de toute notre expérience possible est la vie : la permanence de l’âme ne peut donc être conclue que pendant la vie, puisque la mort de l’homme est la fin de toute expérience ; ce qui concerne l’âme comme objet d’elle-même, le contraire n’étant pas prouvé, est précisément ce qui est en question.

La permanence de l’âme ne peut être prouvée que dans la vie de l’homme (permanence dont la preuve nous sera facilement accordée), mais elle ne saurait être établie pour le temps qui doit suivre la mort (ce qui est précisément l’objet de notre recherche), et cela par la raison générale que la notion de substance, en tant qu’elle doit être considérée comme nécessairement liée à la notion de permanence, ne le peut être que suivant un principe de l’expérience possible, et par conséquent dans l’intérêt de cette expérience seulement[20].

§ XLIX.

Que quelque chose de réel hors de nous corresponde et doive même correspondre à nos perceptions extérieures, c’est ce qui ne peut non plus être jamais prouvé comme liaison des choses en soi, mais bien au point de vue de l’expérience. Ce qui veut dire qu’on peut bien prouver que quelque chose existe d’une manière empirique, par conséquent comme phénomène dans l’espace hors de nous ; car nous n’avons pas affaire à d’autres objets que ceux qui appartiennent à une expérience possible, parce qu’ils ne peuvent être donnés dans aucune expérience, et par le fait ne sont rien pour nous. Est empiriquement hors de moi ce qui est perçu dans l’espace, et comme l’espace avec tous les phénomènes qu’il contient, appartient aux représentations dont la liaison suivant des lois expérimentales ne prouve pas moins leur vérité objective, que la liaison des phénomènes du sens intime ne prouve la réalité de mon âme (comme objet du sens intime), je suis aussi conscient par l’expérience externe de la réalité des corps, comme phénomènes extérieurs dans l’espace, que je le suis par le moyen de l’expérience interne de l’existence de mon âme dans le temps, que je ne connais également que comme objet du sens intime par des phénomènes qui constituent un état interne, et dont l’être en soi qui sert de base à ces phénomènes m’est inconnu. L’idéalisme cartésien ne distingue donc que l’expérience externe du rêve, et la régularité comme critérium de la vérité de l’expérience, d’avec l’irrégularité et la fausse apparence du rêve. Il suppose dans les deux cas un espace et un temps comme conditions de l’existence de l’objet, et se demande seulement si les objets des sens extérieurs qu’à l’état de veille nous plaçons dans l’espace s’y trouvent réellement, de même que l’objet du sens intime, l’âme, est réellement dans le temps, c’est-à-dire si l’expérience emporte avec soi des critères certains d’une différence avec l’imagination. Le doute est ici facile à dissiper, et nous le faisons toujours céder dans la vie commune en recherchant la liaison des phénomènes dans les deux milieux suivant les lois universelles de l’expérience, et nous ne pouvons douter, si la représentation des choses extérieures se trouve constamment d’accord avec ces lois, qu’elles ne doivent constituer la véritable expérience. L’idéalisme matériel, lorsque les phénomènes ne sont considérés comme phénomènes que suivant leur liaison dans l’expérience, est donc facile à dissiper, et l’expérience de l’existence des corps hors de nous (dans l’espace) est aussi sûre que celle de mon existence (dans le temps) ; car la notion : hors de nous ne signifie que l’existence dans l’espace. Mais comme le moi, dans la proposition je suis n’indique pas seulement l’objet de l’intuition interne (dans le temps), mais aussi le sujet de la conscience, de même qu’un corps n’indique pas seulement l’intuition externe (dans l’espace), mais aussi la chose en soi qui sert de fondement à ce phénomène, alors la question : si les corps (comme phénomènes du sens externe) existent hors de ma pensée comme corps, peut être niée, sans hésiter, dans la nature. Mais il en est absolument de même dans la question de savoir si j’existe moi-même dans le temps comme phénomène du sens intime (âme suivant la psychologie empirique) en dehors de ma faculté représentative dans le temps, car cette question doit également recevoir une solution négative. Tout étant ainsi réduit à sa véritable signification, reçoit une solution décisive et certaine. L’idéalisme formel (que j’appelle autrement transcendantal) fait réellement disparaître l’idéalisme matériel ou cartésien. En effet si l’espace n’est qu’une forme de la sensibilité, il est aussi réel en moi comme représentation, que moi-même, et il ne s’agit encore là que de la vérité empirique des phénomènes. Mais s’il n’en est pas ainsi, et que l’espace et les phénomènes qu’il contient soient quelque chose d’existant hors de nous, alors tous les critères de l’expérience ne pourront jamais prouver en dehors de la perception la réalité de ces objets extérieurs à nous.


§ L.

II. — IDÉES COSMOLOGIQUES
(Critique, t. II, p. 67).

Ce produit de la raison pure dans son usage transcendant en est le phénomène le plus digne de remarque, celui qui, aussi, tend avec le plus de force à faire sortir la philosophie de sa torpeur dogmatique, et à la porter à l’œuvre difficile de la critique de la raison même.

J’appelle cette Idée cosmologique parce qu’elle ne prend son objet que dans le monde sensible, et qu’elle n’a besoin d’aucune autre que de celle dont l’objet tombe sous les sens, en tant par conséquent qu’il est immanent et non transcendant, et n’est point jusque-là, par le fait, une idée. Au contraire, concevoir l’âme comme une substance simple, c’est dire déjà qu’on la conçoit comme un objet (le simple), tel que les sens n’en peuvent pas saisir. Malgré cela l’Idée cosmologique étend si loin la liaison du conditionné avec sa condition (qui peut être mathématique ou dynamique) que l’expérience ne peut jamais l’égaler, et qu’à ce point de vue c’est toujours une Idée, dont l’objet ne peut jamais être donné d’une manière adéquate dans une expérience quelconque.

§ LI.

L’utilité d’un système des catégories se montre si clairement et si incontestablement ici, qu’alors même qu’il n’y en aurait pas plusieurs preuves, celle-ci pourrait à elle seule en établir la nécessité dans un système de la raison pure. Ces idées transcendantes sont au nombre de quatre seulement, autant que d’espèces de catégories ; mais dans chacune d’elles elles n’ont pour but que l’intégralité absolue de la série des conditions dans un conditionné donné. En conséquence de ces Idées cosmologiques il n’y a non plus que quatre sortes d’affirmations dialectiques de la raison pure, qui, par le fait qu’elles sont dialectiques, prouvent ainsi qu’à chacune d’elles est opposée, suivant des principes de la raison pure d’une égale apparence, une assertion contraire ; contradiction qu’aucun art métaphysique de la plus subtile distinction ne peut éviter, mais qui force le philosophe à remonter aux premières sources de la raison pure même. Cette raison, antinomie, non pas conçue arbitrairement, mais telle qu’elle est fondée dans la nature de la raison pure, par conséquent inévitable et ne pouvant jamais cesser, contient donc les quatre propositions suivantes avec leurs principes :


1o
thèse :
Le monde a un commencement (des limites) quant au temps et à l’espace.

antithèse :
Le monde est infini en durée et en étendue.
2o
thèse :
Tout ce qui est dans le monde est composé de parties simples.
3o
thèse :
Il y a dans le monde des causes par liberté.
antithèse :
Il n’y a rien de simple ; tout est composé.
antithèse :
Il n’y a pas de liberté ; tout est nature.
4o
thèse :
Dans la série des causes cosmiques, il y a un être nécessaire.

antithèse :
Il n’y a rien de nécessaire ; dans cette série tout est contingent.

§ LIIa.

Voici le plus singulier phénomène de la raison humaine, dont on ne peut montrer ailleurs aucun exemple dans quelque autre des usages de cette faculté. Si, comme il arrive ordinairement, nous concevons les phénomènes du monde sensible comme des choses en soi, si nous regardons les principes de leur liaison comme ayant une valeur universelle par rapport aux choses en elles-mêmes, et non simplement par rapport à l’expérience, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, inévitablement même sans notre Critique, il en sort une opposition inopinée qui ne peut jamais être conciliée par la voie dogmatique ordinaire, parce que thèse et antithèse peuvent être établies par des preuves également saisissantes de clarté et de force car pour ce qui est de la justesse de toutes ces preuves je n’en suis pas dupe —, et la raison se partage elle-même en deux, situation qui fait le triomphe du sceptique, mais qui doit porter le philosophe critique à la réflexion et à l’examen.

§ LIIb.

On peut divaguer de bien des manières en métaphysique sans même appréhender d’être surpris dans l’erreur. Pourvu en effet qu’on ne se contredise pas, ce qui est très possible dans les propositions synthétiques, quoique entièrement imaginaires, nous ne pouvons jamais être contredits par l’expérience dans tous les cas où les notions que nous lions sont de pures idées qui ne peuvent absolument pas être données quant à leur entier contenu) dans l’expérience. Comment en effet décider par expérience si le monde est éternel ou s’il a un commencement ; si la matière est divisible à l’infini ou si elle est composée de parties simples ? De pareilles notions sont en dehors de l’expérience, même de la plus étendue, et la fausseté du pour ou du contre ne peut se découvrir par cette pierre de touche.

Le seul cas possible où la raison découvrirait malgré elle la dialectique secrète qu’elle donne faussement pour dogmatique, serait celui où elle assoierait une assertion sur un principe universel, et où d’un autre principe aussi bien fondé résulterait de la manière la plus rigoureuse tout le contraire. Or c’est ici le cas, et même par rapport aux quatre Idées naturelles de la raison, d’où résultent d’un côté quatre assertions, et d’un autre côté quatre propositions diamétralement opposées aux précédentes, et chacune déduite avec une conséquence rigoureuse de principes reconnus pour universels, et qui par là témoignent dans l’usage de ces principes de l’apparence dialectique de la raison pure, apparence qui autrement eût pu rester éternellement cachée.

Il y a donc ici une expérience décisive, qui doit nécessairement nous révéler un vice secret dans les suppositions de la raison[21]. Deux propositions qui se contredisent l’une l’autre ne peuvent être fausses toutes deux, excepté le cas où la notion même qui leur sert de fondement commun est elle-même contradictoire ; par exemple les deux propositions : Un cercle quadrangulaire est rond, et Un cercle quadrangulaire n’est pas rond, sont fausses toutes les deux. Car la première est fausse puisqu’il n’est pas vrai qu’un cercle carré soit rond, attendu qu’il est carré ; mais il est faux également que ce qui est un cercle ne soit pas rond, ou qu’il ait des angles. Le caractère logique de l’impossibilité d’une notion consiste précisément en ce que sous la supposition de cette notion deux propositions contradictoires seraient fausses en même temps, et qu’ainsi rien d’intermédiaire entre elles ne pouvant être conçu, rien absolument n’est pensé par cette notion.

§ LIIc.

Or une notion contradictoire de cette sorte est la base des deux premières antinomies, que j’appelle mathématiques, parce qu’elles s’occupent de l’addition ou de la division de l’homogène ; d’où j’explique comment il arrive que thèse et antithèse sont également fausses.

Quand je parle d’objets dans le temps et l’espace je ne parle pas de choses en soi, par la raison que je n’en sais rien ; je ne parle que des choses phénoménales, c’est-à-dire de l’expérience, comme d’une espèce particulière de connaissance des objets, la seule dont l’homme soit doué. Or je ne puis dire de ce que je conçois dans l’espace ou dans le temps, qu’il est en soi, qu’il est aussi sans cette pensée ou conception, dans l’espace et le temps, car il y aurait là contradiction, attendu que l’espace et le temps, avec les phénomènes qu’ils comprennent, ne sont rien d’existant en soi et en dehors de mes représentations. Il n’y a donc là que des espèces mêmes de représentations, et il est évidemment contradictoire de dire qu’un simple mode de représentation existe aussi en dehors de notre représentation. Les objets des sens n’existent donc que dans l’expérience ; leur accorder une existence propre, subsistant par elle-même, sans l’expérience ou avant elle, c’est donc s’imaginer qu’il y a aussi une expérience sans l’expérience ou avant elle.

Quand donc je me demande quelle est l’étendue du monde dans le temps et dans l’espace, il est également impossible à toutes mes notions de dire qu’il est infini ou qu’il est fini. Ni l’un ni l’autre en effet ne peut se rencontrer dans l’expérience, parce que ni un espace ni un temps infini, ni une limitation du monde par un espace vide ou par un temps vide qui aurait précédé n’est une affaire d’expérience possible ; ce ne sont là que des Idées. Cette grandeur déterminée du monde devrait donc être déterminée en lui d’une manière ou d’une autre, indépendamment de toute expérience. Or c’est ce qui répugne à la notion d’un monde sensible, qui n’est qu’un ensemble de phénomènes, dont l’existence et la liaison n’a lieu que dans la représentation, c’est-à-dire dans l’expérience, parce qu’elle n’est pas une chose en soi, mais seulement un mode de représentation. D’où il suit que la notion d’un monde sensible existant en soi, étant contradictoire par elle-même, la solution du problème de sa grandeur sera toujours fausse, qu’elle soit affirmative ou négative.

C’est la même chose pour la deuxième antinomie, celle qui a pour objet la division des phénomènes. Car ces phénomènes sont de pures représentations, et les parties n’en existent que dans leur représentation, c’est-à-dire dans une expérience possible où elles sont données, et chacune va juste aussi loin que cette représentation même. Admettre qu’un phénomène, par exemple celui du corps, contient en soi avant toute expérience toutes les parties auxquelles une expérience possible peut seule arriver, c’est en même temps accorder à un simple phénomène, qui ne peut exister que dans l’expérience, une existence propre avant toute expérience, ou dire qu’il y a de simples représentations avant qu’elles se produisent dans la faculté représentative ; ce qui est contradictoire, ainsi que toute solution du problème mal conçu, que les corps se composent en soi d’une infinité de parties, ou d’un nombre fini de parties simples.


§ LIII.

Dans la première classe les antinomies (la mathématique) la fausseté de la supposition consiste en ce que ce qui se contredit (à savoir un phénomène comme chose en soi) serait représenté comme susceptible d’être uni dans une notion. Dans la seconde classe des antinomies, la dynamique, la fausseté de la supposition consiste à se représenter comme contradictoire ce qui est susceptible d’être uni. Et comme dans le premier cas les deux assertions opposées entre elles étaient fausses, ici au contraire celles qui sont opposées par simple malentendu peuvent être vraies toutes deux.

La liaison mathématique suppose donc nécessairement l’homogénéité de ce qui est lié (dans la notion de quantité) ; la dynamique n’exige rien de semblable. S’il s’agit de la quantité en étendue, toutes les parties doivent être de même nature que le tout. Au contraire dans la liaison de la cause et de l’effet l’homogénéité peut se rencontrer assurément, mais elle n’est pas nécessaire ; du moins la notion de causalité (au moyen de laquelle est posé, par quelque chose, quelque autre chose qui en diffère entièrement.

Si les objets du monde sensible étaient pris pour des choses en soi, et les lois naturelles précédemment énoncées pour des lois des choses en elles-mêmes, la contradiction serait inévitable. Pareillement, si le sujet de la liberté était représenté comme simple phénomène, semblable aux autres objets, la contradiction serait encore inévitable, car la même chose serait en même temps affirmée et niée d’un même objet, dans le même sens. Mais si la nécessité n’est rapportée qu’à des phénomènes, et la liberté qu’à des choses en soi, il n’y a pas contradiction, quoiqu’on admette ou qu’on accorde deux espèces de causalité, si difficile ou impossible qu’il puisse être de concevoir celle de la dernière espèce.

Dans le phénomène, tout effet est un événement ou quelque chose qui arrive dans le temps. Il doit être précédé, suivant la loi physique universelle, d’une détermination de la causalité[22] de sa cause (un état de cette cause), détermination qu’il suit d’après une loi constante. Or cette détermination de la cause pour la causalité doit aussi être quelque chose qui se produit ou qui arrive ; la cause doit avoir commencé d’agir, car autrement on ne concevrait entre elle et l’effet aucune succession. L’effet aurait toujours été, tout comme la causalité de la cause. La détermination de la cause à l’agir doit donc aussi faire partie des phénomènes, et par conséquent être, tout comme son effet, un événement qui doit avoir sa cause, etc., et par conséquent la nécessité naturelle être la condition d’après laquelle les causes efficientes sont déterminées. Si au contraire la liberté doit être une propriété de certaines causes des phénomènes, elle doit être une faculté relative à ces derniers, comme événements, de les commencer d’elle-même (sponte), c’est-à-dire sans que la causalité de la cause même doive être commencée, et par conséquent sans qu’elle ait besoin d’aucun autre principe qui détermine son commencement. Mais alors la cause, quant à sa causalité, ne devrait pas se rencontrer parmi les déterminations de temps de son état, c’est-à-dire qu’elle ne devrait pas être un phénomène, ou, en d’autres termes, qu’elle devrait être prise comme une chose en soi, et les effets seulement comme des phénomènes[23]. Si l’on peut sans contradiction concevoir une telle influence des êtres intelligents sur les phénomènes, il y aura bien une nécessité naturelle inhérente à toute liaison de cause et d’effet dans le monde sensible, mais au contraire la liberté de la cause qui n’est pas elle-même un phénomène (quoique lui servant de principe) pourra être reconnue libre ; en sorte que la nature et la liberté peuvent être attribuées à une seule et même chose, mais envisagée à différents points de vue, d’un côté comme phénomène, de l’autre comme chose en soi.

Nous possédons une faculté qui n’est pas seulement en rapport avec ses principes subjectivement déterminants, qui sont les choses naturelles de ses actions, et en tant que la faculté d’un être est cela même qui fait partie des phénomènes, mais qui est aussi rapportée à des principes subjectifs, qui sont simplement des Idées, en tant qu’elles peuvent déterminer cette faculté. Cette liaison est exprimée par un devoir (Sollen). Cette faculté s’appelle raison, et, en tant que nous considérons un être (l’homme) uniquement d’après cette raison objectivement déterminable, il ne peut être regardé comme un être sensible ; mais la propriété dont il s’agit est celle d’une chose en soi dont la possibilité, c’est-à-dire en tant que le devoir, qui n’est cependant jamais arrivé encore, en détermine l’activité, et peut être cause d’actions dont nous ne pouvons comprendre comment l’effet est un phénomène dans le monde sensible. Néanmoins la causalité de la raison serait une liberté par rapport aux effets dans le monde sensible, en tant que des principes objectifs, qui sont les idées mêmes, seraient considérés à leur égard comme déterminants. Car alors leur action ne dépend pas de conditions subjectives, ni par conséquent non plus de conditions de temps ce qui est une suite nécessaire d’une loi de la nature qui sert à déterminer les conditions —, parce que des principes de la raison donnent la règle des actions d’une manière universelle, en partant de principes, sans considération des circonstances de temps ou de lieu.

Ce que je dis ici n’est qu’un exemple de l’intelligibilité, et ne tient pas nécessairement à notre question, qui doit être résolue par simples notions, indépendamment des qualités que nous trouvons dans le monde réel.

Or, je puis dire sans contradiction, que toutes les actions des êtres raisonnables, en tant qu’elles sont des phénomènes (se rencontrent dans quelque expérience), sont soumises à la nécessité physique ; mais aussi ces mêmes actions, considérées seulement par rapport au sujet raisonnable, et à sa faculté d’agir d’après la simple raison, sont libres. Que faut-il en effet pour qu’il y ait nécessité physique ? Rien de plus que la déterminabilité de tout événement du monde sensible suivant des lois constantes, par conséquent un rapport à une cause dans le phénomène, en quoi la chose en soi, qui est le fondement du reste, ainsi que sa causalité, demeurent inconnues. Mais si je dis : la loi physique subsiste, que l’être raisonnable soit cause par raison, par conséquent par liberté, des effets du monde sensible, ou qu’il ne les détermine point par des principes de raison, dans le premier cas, l’action s’accomplit suivant des maximes dont l’effet sera toujours conforme dans le phénomène à certaines lois constantes ; si, dans le second cas, l’action n’arrive pas suivant des principes de la raison, elle est soumise à des lois empiriques du monde sensible, et dans les deux cas les effets tiennent à des lois constantes ; mais si nous ne demandons rien de plus pour la nécessité physique, nous n’y connaissons rien de plus encore. Et alors, dans le premier cas la raison est la cause de ces lois physiques, et par conséquent est libre ; dans le second cas, les effets s’accomplissent suivant de simples lois physiques de la sensibilité, parce que la raison n’exerce sur eux aucune influence ; mais la raison n’est pas pour cela déterminée par la sensibilité (ce qui est impossible), et dans ce cas encore elle est donc libre. La liberté empêche donc aussi peu la loi physique des phénomènes, que celle-ci la loi de la liberté de l’usage pratique de la raison, usage qui subsiste avec les choses en soi, comme principes déterminants.

Par là se trouve donc sauvée la liberté pratique, c’est-à-dire celle où la raison a déterminé la causalité par des principes objectivement déterminants, sans le moindre dommage pour la nécessité physique par rapport aux mêmes effets comme phénomènes. Ceci peut aussi servir à l’explication de ce que nous avons à dire à propos de la liberté transcendantale et de sa liaison avec la nécessité physique (considérée dans le même sujet, mais pas à un seul et même point de vue). Car en ce qui la regarde, tout commencement d’action d’un être par causes subjectives, par rapport à ces principes déterminants, est toujours un premier commencement, quoique cette action ne soit dans la série des phénomènes qu’un commencement subalterne que doit précéder un état de la cause qui soit de nature à la déterminer, et qui soit lui-même déterminé par un état antérieur ; en sorte que l’on peut concevoir dans les êtres raisonnables, ou en général dans les êtres en tant que leur causalité est déterminée en eux comme choses en soi, sans se trouver en contradiction avec les lois physiques, une faculté de commencer de soi-même une série d’états. Car le rapport de l’action aux principes objectifs de la raison n’est pas un rapport de temps. Ce qui détermine ici la causalité ne précède pas l’action quant au temps, parce que ces sortes de principes déterminants ne représentent pas un rapport des objets aux sens, ni par conséquent aux causes dans le phénomène, mais bien des causes déterminantes comme choses en soi, qui ne sont pas soumises à des conditions de temps. Ainsi l’action par rapport à la causalité de la raison peut être regardée comme un premier commencement par rapport à la série des phénomènes, mais en même temps toutefois comme un commencement purement subordonné, et, sans qu’il y ait à ce point de vue contradictoire avec sa liberté comme soumise ici (en qualité de simple phénomène) à la nécessité physique.

La quatrième antinomie est résolue de la même manière que le combat de la raison avec elle-même dans la troisième. Car si la cause dans le phénomène ne se distingue de la cause des phénomènes, qu’en tant qu’elle peut être conçue comme chose en soi, ces deux propositions peuvent bien subsister ensemble, à savoir, qu’il n’y a point de cause (suivant des lois semblables de causalité) du monde sensible, dont l’existence soit absolument nécessaire, et, d’un autre côté cependant, que ce monde tient à un être nécessaire comme à sa cause (mais d’une autre manière et suivant une autre loi). L’incompatibilité de ces deux propositions ne repose que sur un malentendu, qui consiste à étendre aux choses en soi ce qui n’est valable qu’à l’égard des phénomènes, et à confondre en général les deux choses en une seule notion.


§ LIV.

Telles sont donc l’exposition et la solution de toute l’antinomie, où la raison se trouve enveloppée par l’application de ses principes au monde sensible, et dont la première (la simple exposition), serait à elle seule déjà un service considérable rendu à la connaissance de la raison humaine, quoique par la solution de ce conflit le lecteur ait ici à combattre une apparence naturelle, qui ne lui est ainsi présentée que depuis peu, après avoir toujours été regardée par lui jusqu’ici comme vraie ; ce qui ne devait pas le satisfaire pleinement. Une conséquence en effet inévitable de cette situation d’esprit, c’est qu’étant impossible absolument de sortir de ce conflit de la raison avec elle-même, tant qu’on prend les objets du monde sensible pour des choses en soi, et non pour ce qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire pour de simples phénomènes, le lecteur se trouvera par là contraint d’entreprendre enfin la déduction de toute notre connaissance a priori et l’examen que nous en avons fait, afin d’arriver ainsi à une solution. Je ne demande pas davantage pour le moment ; car s’il s’applique bien seulement à pénétrer profondément dans la nature de la raison pure, les notions à l’aide desquelles seules la solution de l’antinomie de la raison est possible, lui seront déjà familières ; ce n’est qu’à cette condition que je puis espérer le plein assentiment du lecteur le plus attentif.


§ LV.

III. — IDÉE THÉOLOGIQUE
(Critique, t. II, p. 194).

La troisième Idée transcendantale qui donne matière à l’usage le plus important de la raison, mais, s’il est purement spéculatif, à un usage excessif (transcendant) et par là même dialectique, est l’Idéal de la raison pure. La raison ne part pas ici, comme dans l’Idée psychologique et la cosmologique, de l’expérience, et n’est pas conduite à s’élever autant que possible par la gradation des principes à l’intégralité absolue de leur série ; elle procède au contraire d’une manière immédiate, et part des pures notions de ce qui constituerait en général l’intégralité absolue, descend par conséquent au moyen de l’Idée d’un être premier souverainement parfait à la détermination de la possibilité, par conséquent à la réalité de toutes les autres choses. La pure supposition d’un être qui est conçu, quoique pas dans la série expérimentale, cependant à cause de l’expérience, pour en rendre concevable la liaison, l’ordre et l’unité, c’est-à-dire l’Idée de la notion intellectuelle, est plus facile à discerner ici que dans les cas précédents. L’apparence dialectique qui provient de ce que nous tenons les conditions subjectives de notre pensée pour des conditions objectives des choses mêmes et une hypothèse nécessaire à la satisfaction de notre raison pour un dogme, pouvait être facilement mise sous les yeux, et je n’ai en conséquence rien de plus à rappeler sur les prétentions de la théologie transcendantale, puisque ce qui est dit là-dessus dans la Critique est facile à saisir, lumineux et décisif.


§ LVI.

OBSERVATION GÉNÉRALE
sur les Idées transcendantales.

Les objets qui nous sont donnés par l’expérience nous sont incompréhensibles à plusieurs égards, et un grand nombre de questions auxquelles nous conduit la loi physique, quand elles sont portées à un certain degré, mais toujours suivant cette loi, sont tout à fait insolubles ; telle est, par exemple, l’attraction des matières. Mais si nous laissons entièrement de côté la nature, ou que dans le progrès de la liaison nous nous élevions au-dessus de toute expérience possible, que nous nous enfoncions dans les seules Idées, nous ne pouvons pas dire que l’objet nous est incompréhensible, et que la nature des choses nous présente des problèmes insolubles, puisque alors nous n’avons pas affaire à la nature ou en général à des objets donnés, mais simplement à des notions qui n’ont leur origine que dans notre raison, et à de simples êtres de raison par rapport auxquels tous les problèmes qui sortent de leurs notions doivent pouvoir être résolus, parce que la raison peut et doit certainement rendre compte de son procédé propre[24].

Puisque les Idées psychologiques, cosmologiques et théologiques ne sont que de pures notions rationnelles, qui ne peuvent être données dans aucune expérience, les questions que la raison nous soumet à leur égard, ne nous sont pas suggérées par les objets, mais pour sa propre satisfaction, et doivent toutes pouvoir être résolues d’une manière suffisante ; ce qui arrive en effet en montrant qu’elles sont des principes destinés à donner à l’usage de l’entendement une clarté parfaite, l’intégralité et l’unité synthétique, et sont à cet égard d’une valeur purement expérimentale, mais dans son ensemble. Et quoiqu’un tout absolu de l’expérience soit impossible, l’idée d’un tout de la connaissance suivant des principes en général est cependant ce qui peut lui procurer une espèce particulière d’unité, celle d’un système, unité sans laquelle notre connaissance n’est qu’une œuvre décousue, et ne peut être conduite à sa dernière fin (qui n’est jamais que le système de toutes les fins) ; encore n’entends-je pas parler ici de la fin pratique seulement, mais encore de la fin dernière de l’usage de la raison.

Les Idées transcendantales expriment donc la destination propre de la raison, celle d’un principe de l’unité systématique de l’usage intellectuel. Mais si l’on considère cette unité du mode de connaissance comme inhérente à l’objet de la connaissance, si l’on prend pour constitutive celle qui n’est proprement que régulatrice, et qu’on se persuade qu’au moyen de ces Idées on peut étendre sa connaissance bien au delà de toute expérience possible, d’une manière transcendante par conséquent, alors qu’elle ne sert uniquement qu’à donner à l’expérience même toute l’intégralité possible, c’est-à-dire à ne limiter son progrès par rien d’étranger à l’expérience ; ce n’est plus qu’un simple malentendu dans l’appréciation de la destinée propre de notre raison, de ses principes, et une dialectique qui méconnaît l’usage empirique de la raison, et la met en contradiction avec elle-même.


CONCLUSION

sur la destination restreinte de la raison pure.

§ LVII.

Après les preuves parfaitement claires que nous avons données plus haut, il serait absurde d’espérer connaître d’un objet autre chose que ce qui tient à l’expérience dont il est susceptible, ou de prétendre à la moindre connaissance d’une chose quelconque dont nous savons qu’elle n’est pas un objet de l’expérience possible, à la détermination de cette chose par ses qualités intrinsèques, d’après ce qu’elle est en soi. Comment en effet vouloir exécuter cette détermination, puisque le temps, l’espace, et toutes les notions intellectuelles, bien plus même, les notions obtenues par une intuition empirique ou une perception dans le monde sensible, n’ont et ne peuvent avoir d’autre usage que de rendre l’expérience possible, et que si nous détachons même des notions intellectuelles pures cette condition, elles ne déterminent absolument aucun objet, et sont sans aucune signification.

Mais il y aurait encore plus d’absurdité à nier toute chose en soi, ou à vouloir donner notre expérience pour l’unique manière possible de connaître les choses, par conséquent notre intuition dans l’espace et le temps, pour la seule intuition possible, et notre entendement discursif pour le prototype de tout entendement possible, et par conséquent à vouloir faire passer des principes de la possibilité de l’expérience pour des conditions générales des choses en soi.

Nos principes qui ne limitent l’usage de la raison qu’à l’expérience possible, pourraient donc être eux-mêmes transcendants, et les bornes de notre raison être données pour les bornes de la possibilité des choses en elles-mêmes, comme les Dialogues de David Hume en peuvent servir d’exemple, si une critique vigilante ne veillait aux limites de notre raison jusque dans ses rapports à l’usage empirique, et ne mettait un terme à ses prétentions.

Le scepticisme est primitivement sorti de la métaphysique et de sa dialectique indisciplinée. Il a bien pu d’abord, en faveur de l’usage exclusif de la raison, donner pour vain et trompeur tout ce qui le dépasse ; mais peu à peu, lorsqu’on se fut aperçu que ce sont cependant ces mêmes principes a priori dont on se sert dans l’expérience qui, sans qu’on s’en doutât, et comme il le semble, conduisaient avec le même droit plus loin que ne va l’expérience, on se prit à douter des principes mêmes de l’expérience. Point de danger en cela, car le bon sens reconnaîtra toujours bien ses droits ; mais il en est cependant résulté une confusion particulière dans la science, qui ne peut décider jusqu’où et pourquoi on ne peut s’en fier à la raison que dans cette mesure ; mais on ne peut remédier à cette confusion et en garantir le retour à l’avenir qu’en circonscrivant par des principes l’usage de notre raison.

Nous ne pouvons, à la vérité, donner aucune notion déterminée en dehors de toute expérience possible de ce que peuvent être des choses en soi ; mais nous ne sommes cependant pas libres de nous abstenir de toute question à cet égard. L’expérience ne satisfait jamais entièrement la raison ; elle nous renvoie toujours plus loin dans la réponse aux questions, et ne nous donne pas cette solution complète que chacun peut facilement concevoir par la dialectique de la raison pure, qui a par cela même un bon fondement subjectif. Qui peut tolérer que nous passions de la nature de notre âme à la claire conscience du sujet, ainsi qu’à la persuasion que ses phénomènes ne peuvent être expliqués par la matière, sans demander ce qu’est donc l’âme à proprement parler, et si aucune notion expérimentale ne suffit pour cela, sans admettre en tout cas pour cet objet une notion rationnelle (d’un être matériel simple), quoique nous soyons dans l’impuissance absolue d’en prouver la réalité objective ? Qui peut se contenter de la simple connaissance expérimentale dans toutes les questions cosmologiques, de la durée et de l’étendue de l’univers, de la liberté ou de la nécessité, puisque, de quelque manière qu’il nous plaise de commencer, toujours une nouvelle question sur les lois de l’expérience succède à une réponse donnée, question qui demande également une réponse, et qui prouve clairement l’insuffisance de toute espèce d’explication physique pour contenter le raison ? Enfin, qui ne voit dans la contingence et la dépendance perpétuelle de tout ce qu’il ne peut penser et admettre que d’après les principes de l’expérience, l’impossibilité de s’en tenir là, et ne se sent obligé, malgré toute défense de se perdre dans des Idées transcendantes, de chercher cependant repos et satisfaction au-delà de toutes les notions qu’il peut justifier par l’expérience, dans la notion d’un être dont l’idée peut bien n’être pas aperçue quant à la possibilité intrinsèque, quoiqu’elle ne puisse être réfutée, parce qu’elle ne concerne qu’un être de raison, mais sans laquelle la raison ne peut jamais être satisfaite ?

Des limites (dans un être étendu) supposent toujours un espace qui se trouve en dehors d’un certain lieu déterminé et l’enveloppe ; des bornes n’ont besoin de rien de semblable : ce sont de pures négations qui affectent une quantité en tant qu’elle n’a pas d’intégralité absolue. Mais notre raison veut en quelque sorte autour de soi une place pour la connaissance des choses en elles-mêmes, bien qu’elle n’en puisse jamais avoir des notions déterminées, et qu’elle soit réduite à des phénomènes.

Tant que la connaissance de la raison est homogène, aucune limite déterminée ne lui est concevable. En mathématiques, en physique, la raison humaine reconnaît sans doute des bornes, mais elle n’admet pas de limites, en ce sens du moins qu’il y ait en dehors d’elle quelque chose qu’elle ne puisse jamais atteindre, mais non en ce sens qu’elle sera quelque part arrêtée dans son progrès intérieur. L’extension des connaissances en mathématiques, et la possibilité de découvertes toujours nouvelles vont à l’infini. Même chose de la découverte de nouvelles propriétés physiques, de nouvelles forces et de nouvelles lois, par l’expérience continuée et liée par la raison. Mais il faut cependant reconnaître ici des bornes, puisque les mathématiques ne se rapportent qu’à des phénomènes, et que ce qui ne saurait être un objet de l’intuition sensible, comme les notions de la métaphysique et de la morale, et qui est tout à fait en dehors de leur sphère ne peut jamais les y conduire ; mais aussi ce n’est jamais un besoin pour elles. Il n’y a donc pas de progression continue ni d’approximation vers ces sciences, et pour ainsi dire un point ou une ligne de contact. La physique ne nous fera jamais connaître l’intérieur des choses, c’est-à-dire ce qui n’est pas un phénomène, mais qui peut cependant servir de principe suprême d’explication des phénomènes ; elle n’a besoin de cela non plus pour ses explications physiques ; et même si un pareil moyen lui était offert d’ailleurs (par exemple l’influence d’êtres immatériels), elle devrait le refuser et ne point l’introduire dans le cours de ses explications, qu’elle ne doit jamais fonder que sur ce qui peut appartenir à l’expérience comme objet des sens, et qui peut être enchaînée suivant des lois expérimentales avec nos perceptions réelles.

Mais la métaphysique nous conduit, dans les tentatives dialectiques de la raison pure (qui ne sont pas entreprises arbitrairement ou témérairement, mais auxquelles porte la nature même de la raison) à des limites, et les Idées transcendantales, par le fait même qu’on ne peut s’y tenir, et que néanmoins elles ne peuvent jamais être réalisées, servent non seulement à nous montrer les limites de l’usage pur de la raison, mais aussi la manière de les déterminer ; et tel est aussi le but et l’utilité de ces dispositions naturelles de notre raison, qui engendre la métaphysique, comme son enfant de prédilection. Cette procréation, comme toute autre dans le monde, n’est pas due au hasard, mais à un germe primitif, sagement organisé pour cette fin. Car la métaphysique est peut-être plus que toute autre science le fruit de la nature même en nous, dans ses traits essentiels, et ne peut être regardée comme le produit d’un choix arbitraire, ou comme la suite contingente du progrès des expériences (dont elle se sépare entièrement).

La raison, par toutes ses notions et par les lois de l’entendement, qui lui suffisent pour l’usage empirique, par conséquent dans la sphère du monde sensible, n’y trouve cependant aucune satisfaction ; car par des questions qui se reproduisent toujours à l’infini, tout espoir d’y répondre parfaitement lui est ravi. Les idées transcendantales, qui ont pour objet cette perfection, sont des problèmes rationnels de cette espèce. Or, on voit clairement que le monde sensible ne peut contenir cette intégration, pas plus que toutes ces notions qui ne servent qu’à le concevoir, celles d’espace, de temps, et tout ce que nous avons indiqué sous le nom de notions intellectuelles pures. Le monde sensible n’est qu’un enchaînement de phénomènes liés suivant des lois universelles. Il n’a donc pas d’existence en soi, et se rapporte par conséquent d’une manière nécessaire a ce qui contient le principe de ce phénomène, aux êtres qui ne peuvent être connus comme phénomènes, mais comme choses en soi. Dans leur connaissance la raison peut seulement espérer de voir son désir de l’intégralité dans le progrès du conditionné à ses conditions, une fois satisfait.

Nous avons fait voir précédemment (§ 34, 35) des bornes de la raison par rapport à toute connaissance de simples êtres de raison ; maintenant que les idées transcendantales nous ont rendu nécessaire le progrès jusque-là, et qu’elles ne nous ont pour ainsi dire conduit que jusqu’aux confins de l’espace plein (de l’expérience), avec l’espace vide (dont nous ne pouvons rien savoir, les noumènes) nous pouvons déterminer aussi les limites de la raison pure ; car dans toutes limites est aussi quelque chose de positif (par exemple une surface est la limite de l’espace corporel, tout en étant un espace ; une ligne est un espace qui est la limite de la surface ; un point est la limite de la ligne, mais toujours cependant un lieu dans l’espace), quand au contraire de simples bornes ne contiennent que de pures négations. Les bornes indiquées dans les paragraphes cités ne suffisent pas, après avoir trouvé qu’il y a encore en dehors d’elles quelque chose (quoique nous ne devions jamais connaître ce que c’est en soi). Car on se demande maintenant comment notre raison se comporte dans cette liaison de ce que nous connaissons avec ce que nous ne connaissons pas, et que nous ne connaîtrons jamais ? Il y a ici une véritable liaison du connu à quelque chose de parfaitement inconnu (qui le sera toujours), et si en cela l’inconnu ne devait non plus être connu le moins du monde comme on ne peut l’espérer en réalité —, la notion de cette liaison doit cependant pouvoir être déterminée et élucidée.

Nous devons donc concevoir un être immatériel, un monde intelligible, et un être au-dessus de tous les êtres (purs noumènes), parce que la raison ne rencontre que là, comme en des choses en soi, l’intégration et la satisfaction qu’elle ne peut jamais espérer en dérivant les phénomènes de leurs principes homogènes, et parce que ces principes se rapportent réellement à quelque chose différent d’eux (par conséquent tout à fait hétérogène), puisque des phénomènes supposent toujours une chose en soi, et qui par conséquent est indiquée par là, qu’elle puisse ou non être connue plus intimement.

Mais comme nous ne pouvons jamais connaître ces êtres de raison pour ce qu’ils peuvent être en soi, c’est-à-dire déterminément, quoique nous puissions les admettre par rapport au monde sensible, et qu’ils y doivent être rattachés par la raison, nous pourrons du moins concevoir cette liaison à l’aide de notions qui expriment leur rapport au monde sensible. Car si nous ne concevons l’être de raison que par des notions intellectuelles pures, nous ne pensons par là rien de réellement déterminé, par conséquent notre notion n’a pas de sens. Mais si nous le concevons par des propriétés qui soient prises du monde sensible, ce n’est plus un être de raison, il est pensé comme un des phénomènes, et appartient au monde sensible. Prenons pour exemple la notion de l’être suprême.

La notion constitutive du déisme est une notion toute rationnelle, mais qui ne représente qu’une chose, celle qui contient toute réalité, sans pouvoir en déterminer une seule, parce qu’il faudrait pour cela prendre un exemple du monde sensible, auquel cas je n’aurais jamais affaire qu’à un objet des sens, mais point à quelque chose d’entièrement hétérogène, qui ne peut en aucune façon être un objet des sens. Lui attribuerais-je par exemple l’entendement ! Mais je n’ai d’autre notion d’un entendement que de celui qui ressemble au mien, c’est-à-dire auquel des sens doivent fournir des intuitions, et qui s’applique ainsi à les soumettre aux règles de l’unité de conscience. Mais alors les éléments de ma notion seraient toujours dans le phénomène ; je serais ainsi forcé par l’insuffisance des phénomènes, de m’élever plus haut, de m’adresser à la notion d’un être qui est indépendant des phénomènes, ou qui s’y trouve mêlé comme à des conditions de sa détermination. Mais si je sépare l’entendement de la sensibilité pour avoir un entendement pur, il ne reste plus que la simple forme de la pensée sans aucune intuition, forme qui ne peut me servir à connaître quoi que ce soit de déterminé, par conséquent aucun objet. Il faudrait à cette fin concevoir un autre entendement, qui perçût les objets dont je n’ai pas la moindre notion, parce que l’entendement humain est discursif, et ne peut connaître que par des notions universelles. Même résultat si j’attribue à l’être suprême une volonté, car je n’ai cette notion qu’à la condition de la tirer de mon expérience interne, qui a pour base ma dépendance quant à la satisfaction où je puis être des objets dont l’existence est pour nous un besoin, par conséquent une sensibilité ; ce qui répugne tout à fait à la notion pure de l’être suprême.

Les objections de Hume contre le déisme sont faibles, elles n’atteignent jamais que les arguments, et point du tout la proposition affirmative du Déisme. Mais par rapport au Théisme, qui doit être établi par une détermination plus précise de notre notion, purement transcendante ici, de l’être suprême, elles sont très fortes, et même irréfutables, dans certains cas (en fait, dans tous les cas ordinaires), suivant qu’on forme cette notion. Hume s’attache toujours à ce que, par la simple notion d’un être premier, auquel nous n’attribuons que des prédicats ontologiques (éternité, toute-présence, toute-puissance), nous ne pouvons réellement rien concevoir de déterminé, mais qu’il faut ajouter des propriétés qui peuvent donner la notion in concreto : il ne suffit pas de dire qu’il est une cause, il faut ajouter son mode de causalité, si c’est par entendement et par volonté. Et alors commencent les attaques contre la chose même, contre le Théisme, quand, auparavant, l’auteur n’avait renversé que les arguments du Déisme, ce qui n’était pas bien périlleux. Ses arguments dangereux se rapportent tous à l’anthropomorphisme, qu’il tient pour inséparable du Théisme, et qu’il met en contradiction avec lui-même. Mais si on l’abandonne, c’en est fait aussi du Théisme ; il ne reste plus qu’un Déisme dont on ne peut rien faire, qui nous est inutile, et qui ne peut servir de fondement à la religion ni à la morale. Si cette nécessité de l’anthropomorphisme était certaine, en vain les preuves de l’existence d’un être suprême, quelles qu’elles puissent être, seraient accordées, la notion de cet être ne pourrait cependant jamais être déterminée par nous, sans tomber dans une contradiction.

Si à la défense d’éviter tous les jugements transcendants de la raison pure, nous joignons le précepte en apparence contraire de s’élever jusqu’aux notions qui sont en dehors du champ de l’usage immanent (empirique), nous comprendrons que les deux choses sont compatibles, mais sur les limites de tout usage permis de la raison ; car ces limites appartiennent aussi bien au champ de l’expérience qu’à celui des êtres de raison, et nous apprendrons en même temps par là comment ces idées si remarquables ne servent qu’à la délimitation de la raison humaine, c’est-à-dire d’une part à étendre dans une certaine mesure la connaissance expérimentale, au point que nous n’ayons rien à connaître que le monde, d’autre part cependant à franchir les limites de l’expérience, et à vouloir juger des choses qu’elle ne contient pas, comme choses en soi.

Mais nous restons sur ces limites, si nous restreignons notre jugement au seul rapport que peut avoir le monde à un être dont la notion même est en dehors de toute connaissance dont nous sommes capables dans le monde. Car alors nous n’attribuons à l’être suprême aucune des propriétés en soi par lesquelles nous concevons des objets de l’expérience, et nous évitons par là l’anthropomorphisme dogmatique, mais nous les attribuons cependant à son rapport avec le monde, et nous nous permettons un anthropomorphisme symbolique, qui n’est, en fait, que dans le langage, et non dans l’objet.

Quand je dis que nous sommes forcés de considérer le monde comme s’il était l’œuvre d’une intelligence et d’une volonté suprême, je ne dis en réalité qu’une chose, c’est ce que le rapport qui existe entre une horloge, un navire, un régiment, et un horloger, un constructeur, un colonel, est le même qui existe entre le monde sensible (ou tout ce qui compose le fondement de cet ensemble de phénomènes) et l’inconnu que je ne connais par conséquent pas en lui-même, mais que je connais cependant par rapport à moi, par rapport au monde, dont je fais partie.


§ LVIII.

Cette connaissance est la connaissance par analogie, qui ne signifie pas, comme le mot l’indique ordinairement, une parfaite ressemblance de deux choses, mais une parfaite ressemblance de deux rapports entre choses entièrement dissemblables[25]. Grâce à cette analogie une notion de l’être suprême est cependant déterminée pour nous d’une manière suffisante, quoique nous ayons abandonné tout ce qui pouvait la déterminer absolument et en soi ; car nous pouvons cependant la déterminer par rapport au monde, et par conséquent par rapport à nous ; une détermination ultérieure ne nous est pas nécessaire. Les attaques dirigées par Hume contre ceux qui veulent absolument déterminer cette notion, en empruntant à cet effet des matériaux d’eux-mêmes et du monde, ne nous regardent pas ; aussi ne peut-il nous objecter qu’il ne nous reste rien si nous retranchons de la notion de l’être suprême l’anthropomorphisme objectif.

En effet, si, pour commencer seulement (comme le fait aussi Hume en ses Dialogues, dans la personne de Philon contre Cléanthe), on nous accorde une hypothèse nécessaire, la notion constitutive du déisme, celle d’un être primitif, dans laquelle on conçoit cet être par de purs prédicats ontologiques, ceux de substance, de cause, etc. (ce qu’on doit faire, parce que la raison, poussée dans le monde sensible par de simples conditions qui sont toujours conditionnées à leur tour, sans quoi elle ne peut avoir aucune satisfaction, et, ce qui peut se faire commodément aussi, sans tomber dans l’anthropomorphisme, qui transporte des prédicats tirés du monde sensible à un être tout différent du monde, puisque ces prédicats ne sont que de simples catégories qui n’en donnent aucune notion déterminée, mais non plus, par la même raison, aucune notion restreinte aux conditions de la sensibilité) : rien alors ne peut s’opposer à ce que nous attribuions à cet être une causalité par raison à l’égard du monde, et à ce que nous nous élevions ainsi au théisme, sans être obligés de lui attribuer cette raison en lui-même, comme une propriété qui lui serait inhérente. Car, en ce qui regarde le premier point, c’est l’unique voie possible pour porter au plus haut degré l’usage de la raison, par rapport à toute expérience possible, universellement d’accord avec elle-même dans le monde sensible, tout en admettant même de nouveau une raison suprême comme une cause de toutes les liaisons dans le monde : un tel principe doit toujours lui être avantageux, sans jamais pouvoir lui nuire dans son usage physique. Quant au second point, la raison n’est cependant point transportée par là comme qualité à l’être primitif en soi, mais seulement à son rapport au monde sensible, et de cette manière se trouve entièrement évité l’anthropomorphisme. Car il ne s’agit ici que de la cause de la forme rationnelle, qui se rencontre partout dans le monde, et si la raison est attribuée à l’être suprême, en tant qu’il contient le principe de cette forme rationnelle du monde, ce n’est que par analogie, c’est-à-dire en tant que cette expression montre seulement le rapport de la cause suprême à nous inconnue avec le monde, pour y déterminer raisonnablement toute chose au plus haut degré. De cette manière donc on évite de se servir de la propriété de la raison pour concevoir Dieu ; on ne s’en sert que pour concevoir le monde, comme il le faut bien, si l’on veut avoir le plus grand usage possible de la raison par rapport au monde suivant un principe.

Nous avouons donc que l’être suprême, considéré en lui-même, nous est tout à fait impénétrable, et inconnaissable même d’une manière déterminée, ce qui nous empêche, d’après les notions que nous avons de la raison comme cause efficiente (à l’aide de la volonté), d’en faire aucun usage transcendant pour déterminer la nature divine par des propriétés qui cependant sont toujours prises de la nature humaine, et de nous perdre dans de grossières et mystiques notions. Par là nous évitons aussi de noyer la contemplation du monde, d’après des notions de la raison humaine transportées à Dieu, dans des explications hyperphysiques, de détourner cette contemplation de sa fin propre, suivant laquelle elle doit être une étude de la simple nature par la raison, et non une dérivation téméraire des phénomènes physiques, d’une raison suprême. L’expression qui convient à nos faibles notions sera donc : que nous concevons le monde comme s’il dérivait, quant à son existence et à ses déterminations internes, d’une raison suprême ; ce qui nous permet, d’une part, de connaître la propriété qui revient au monde même, sans toutefois prétendre déterminer sa cause en elle-même ; d’autre part, de placer dans le rapport de la cause suprême au monde le principe de cette propriété (de la forme rationnelle dans le monde), sans trouver que le monde y suffise par lui-même[26].

Ainsi disparaissent les difficultés qui semblaient s’opposer au théisme, par le fait que l’on associe au principe de Hume, de ne pas transporter l’usage de la raison hors du champ de toute expérience possible, un autre principe entièrement omis par ce philosophe, celui de ne pas considérer le champ de l’expérience possible, comme quelque chose qui se limite soi-même aux yeux de notre raison. La Critique de la raison indique ici la voie moyenne entre le dogmatisme que Hume attaquait, et le scepticisme qu’il voulait introduire ; moyen terme qui diffère d’autres justes milieux que l’on conseille de déterminer pour ainsi dire mécaniquement (un peu de l’un, un peu de l’autre), et par lesquels nul ne connaît le mieux, mais qui peuvent servir à le déterminer suffisamment d’après des principes.

§ LIX.

Je me suis servi au commencement de cette observation de l’image d’une limite pour établir les barrières de la raison par rapport à son usage légitime. Le monde sensible ne contient que des phénomènes, qui ne sont pas des choses en soi. Celles-ci (noumena) doivent être admises par l’entendement, par la raison précisément qu’il reconnaît les objets de l’expérience pour de simples phénomènes. Notre raison embrasse les deux choses, et l’on se demande de quelle manière elle procède pour limiter l’entendement par rapport aux deux circonscriptions ? L’expérience, qui contient tout ce qui appartient au monde sensible, ne se limite pas elle-même ; elle passe d’un conditionné à un autre. Ce qui doit la limiter, doit être entièrement hors d’elle, et c’est le champ des êtres de pure raison. Mais c’est pour nous un espace vide, en tant qu’il se rapporte à la détermination de la nature de ces êtres de raison, et, en ce sens, nous ne pouvons pas sortir du champ de l’expérience possible, s’il s’agit de notions dogmatiquement déterminées. Mais comme une limite même est quelque chose de positif, qui ne tient pas moins à ce qu’elle renferme qu’à l’espace qui est en dehors de l’ensemble donné, c’est donc une vraie connaissance positive, à laquelle la raison participe par le fait seul qu’elle s’étend jusqu’à cette limite, de telle sorte cependant qu’elle ne cherche pas à la franchir, parce qu’elle n’aurait devant elle qu’un espace vide où elle peut bien concevoir des formes pour les choses, mais pas de choses en soi. Mais la limitation du champ de l’expérience par quelque chose qui lui est d’ailleurs inconnu, est cependant une connaissance qui reste encore à la raison à ce point de vue, parce qu’elle n’est pas renfermée à l’intérieur du monde sensible, et qu’elle n’extravague pas non plus en dehors, mais que, ainsi qu’il convient à une connaissance de limites, elle se borne au rapport de ce qui les dépasse à ce qu’elles renferment.

La théologie naturelle est une notion de cette espèce, qui se rapporte aux limites de la raison humaine, puisqu’elle se voit obligée de s’élever à l’idée d’un être suprême (et, au point de vue pratique, à l’idée d’un monde intelligible), non pas pour déterminer quelque chose par rapport à ce pur être de raison, par conséquent en dehors du monde sensible, mais seulement pour donner suivant des principes la plus grande unité possible (théoriquement et pratiquement) à son propre usage dans ce monde même, et se servir à cet effet du rapport de cette unité à une raison indépendante, comme cause de toutes les liaisons, sans toutefois s’imaginer simplement par là un être, mais puisqu’en dehors du monde sensible doit nécessairement se trouver quelque chose que l’entendement pur doit seulement concevoir pour le déterminer uniquement de cette manière, quoique par simple analogie.

Ainsi subsiste notre proposition précédente, qui résume toute la Critique : « Que la raison, avec tous ses principes a priori, ne nous apprend jamais rien de plus que les simples objets de l’expérience possible, et de ces objets rien de plus encore que ce qui peut être connu dans l’expérience. » Mais cette limitation ne l’empêche pas de nous conduire jusqu’aux limites objectives de l’expérience, à savoir, le rapport à quelque chose qui ne doit pas être l’objet même de l’expérience, mais qui doit être cependant le principe suprême de toute expérience, sans toutefois rien nous apprendre de ce principe en soi, mais seulement par rapport à son propre et parfait usage en vue des fins suprêmes dans le champ de l’expérience possible. Telle est aussi toute l’utilité qu’on peut raisonnablement désirer, et dont il faut savoir se contenter.


§ LX.

Nous avons donc exposé longuement, quant à sa possibilité, la métaphysique telle qu’elle est donnée réellement dans les dispositions innées de la raison humaine, et même dans ce qui constitue le but essentiel de ses travaux. Cependant, comme nous avons trouvé que l’usage purement physique de ces dispositions de notre raison, si elle manque d’une discipline (qui n’est possible que par une critique scientifique) pour la retenir et la fixer dans ses limites, l’enlace dans des raisonnements dialectiques transcendants, qui, ou n’ont en leur faveur que l’apparence ou se contredisent même, et qu’en outre cette métaphysique subtile est inutile aux sciences physiques, ou leur est même préjudiciable ; il reste toujours une question digne de nos efforts, celle de trouver les fins naturelles auxquelles tendent dans notre raison ces dispositions aux notions transcendantes, puisque tout ce qui est dans la nature doit se rattacher originairement à quelque but d’utilité.

Cette recherche est en fait périlleuse, et j’avoue qu’il n’y a que conjecture dans ce que je puis dire de la manière dont toute chose se rapporte aux fins premières de la nature. Qu’il me soit cependant permis de m’y livrer dans cette seule circonstance, puisque la question ne concerne pas la valeur objective des jugements métaphysiques, mais les dispositions naturelles relatives à ces jugements, et se trouve ainsi placée dans l’anthropologie en dehors du système de la métaphysique.

Si je considère toutes les Idées transcendantales dont l’ensemble constitue le problème propre de la raison naturelle pure, problème qui la force à quitter la simple contemplation de la nature, à s’élever au-dessus de toute expérience possible, et à réaliser par cet effort la chose (savoir ou sophisme) qui porte le nom de métaphysique ; je crois alors m’apercevoir que cette disposition naturelle tend à dégager notre conception des chaînes de l’expérience et à lui faire franchir les barrières de la simple physique, au point de voir au moins ouvert devant elle un champ qui ne contient que des objets d’entendement pur, qu’aucune sensibilité ne peut atteindre, non pas, il est vrai, pour que nous nous en occupions spéculativement (parce que nous ne trouvons pas de fonds où nous puissions poser le pied), mais pour que des principes pratiques qui, sans la rencontre de cette carrière à leur développement nécessaire et leurs aspirations, ne pourraient pas s’étendre à l’universalité dont la raison ne peut se passer au point de vue moral, aient leur empire sur nous.

Je trouve donc que l’Idée psychologique, entendant par là la nature pure, et au-dessus de toutes les notions expérimentales de l’âme humaine, si peu déterminée qu’elle soit, montre assez clairement du moins l’insuffisance de ces notions, et me détourne par là du matérialisme comme d’une notion physiologique qui ne peut convenir à aucune explication naturelle, et qui tient en outre la raison trop à l’étroit au point de vue pratique. De même les Idées cosmologiques, par l’insuffisance manifeste de toute connaissance naturelle possible à satisfaire la raison dans sa légitime curiosité, nous préservent du naturalisme, qui prétend que la nature se suffit à elle-même. Enfin, comme toute nécessité physique dans le monde sensible est toujours conditionnée, puisqu’elle suppose toujours une dépendance des choses à l’égard d’autres choses, et que la nécessité inconditionnée ne doit être cherchée que dans l’unité d’une cause différente du monde sensible, et que sa causalité, si elle était purement physique, ne pourrait jamais faire concevoir l’existence du contingent, comme en étant l’effet, la raison, grâce à l’Idée théologique, s’affranchit du fatalisme, aussi bien que d’une aveugle nécessité physique dans l’enchaînement de la nature même, sans un premier principe, comme aussi dans la causalité de ce principe même, et conduit à la notion d’une cause par liberté, par conséquent d’une Intelligence suprême. Ainsi les Idées transcendantales, sans nous instruire positivement, ont cependant cette utilité, de mettre un terme aux assertions audacieuses et restrictives du champ de la raison, qui constituent le matérialisme, le naturalisme et le fatalisme, et de donner ainsi carrière aux Idées morales en dehors du champ de la spéculation ; ce qui expliquerait jusqu’à un certain point, si je ne me trompe, ces dispositions naturelles.

L’utilité pratique que peut avoir une science purement spéculative, étant en dehors des limites de cette science, peut donc être regardée simplement comme un scolie, et, comme tous les scolies, ne constitue pas une partie de la science même. Cependant ce rapport est au moins en deçà des limites de la philosophie, de celle-là surtout qui se tire des sources rationnelles pures, où l’usage spéculatif de la raison en métaphysique doit nécessairement former unité avec l’usage pratique en morale. La dialectique inévitable de la raison pure, considérée en métaphysique comme une disposition naturelle, doit être expliquée autant que possible, non simplement comme une apparence qui doit être dissipée, mais aussi comme une institution de la nature par rapport à sa fin, quoique cette tâche, comme surérogatoire, ne soit pas exigée, et avec raison, pour la métaphysique proprement dite.

Quant à un second scolie, mais plus voisin de la matière et de la métaphysique, il faudrait s’en tenir à la solution des questions qui s’étendent dans la Critique (t. II, p. 260-279). Car c’est là que se trouvent exposés certains principes rationnels qui déterminent a priori l’ordre physique, ou plutôt l’entendement qui doit en chercher les lois. Ils semblent être constitutifs et législatifs par rapport à l’expérience, quand cependant ils procèdent de la simple raison, qui, à la différence de l’entendement, ne doit pas être considérée comme un principe de l’expérience possible.

Ceux qui voudront examiner la nature de la raison, en dehors même de son usage en métaphysique, et jusque dans les principes universels propres à constituer systématiquement une histoire naturelle en général, auront à voir si cet accord dépend de ce que, tout comme la nature ne tient pas par elle-même aux phénomènes ou à leur source, la sensibilité, mais ne se trouve que dans le rapport de la sensibilité à l’entendement, de même l’unité constante de l’usage de l’entendement, en faveur de toute une expérience possible (en un système), ne peut convenir à cet entendement que par rapport à la raison, et qu’ainsi l’expérience est médiatement soumise à la législation de la raison ; car j’ai bien présenté cette question, dans le livre même, comme importante, mais je n’en ai pas cherché la solution[27].

Je termine donc ainsi la solution analytique de la question principale que j’avais posée : Comment la métaphysique en général est-elle possible, puisque je me suis élevé des choses où son usage est réellement donné, au moins dans les conséquences, aux principes de sa possibilité ?



SOLUTION DE LA QUESTION GÉNÉRALE

DES PROLÉGOMÈNES :

Comment la métaphysique est possible comme science ?

La métaphysique, comme disposition naturelle de la raison, est réelle, mais en elle-même (comme le prouve la solution analytique des trois principales questions), elle n’est que dialectique et trompeuse. Si donc nous voulons en tirer les principes, et, dans leur usage, suivre l’apparence, à la vérité naturelle, mais fausse néanmoins, la science n’en pourra jamais sortir ; il n’en résultera qu’un vain art dialectique qui donne l’avantage à une école sur une autre, mais où aucune ne peut jamais acquérir un assentiment légitime et durable.

Afin donc qu’elle puisse, comme science, prétendre non seulement à une légitime persuasion, mais à une connaissance et à une conviction, une critique de la raison même doit exposer toute la provision des notions a priori, leur division suivant leurs origines diverses (la sensibilité, l’entendement et la raison), donner en outre une table complète de ces notions, leur analyse avec tout ce qui peut s’ensuivre, mais en cela surtout la possibilité de la connaissance synthétique a priori, par le moyen de la déduction des notions, les principes de leur usage, enfin les limites de cet usage, et le tout en un système parfait. La Critique contient donc, et seule elle est dans ce cas, tout le plan bien examiné et prouvé, tous les moyens même d’exécution en soi, d’après lesquels une métaphysique peut être réalisée comme science ; elle n’est pas possible par d’autres voies et moyens. On se demande donc ici, non pas tant comment cette œuvre est possible, que la manière de la commencer, et de faire abandonner aux bons esprits un travail jusqu’ici mal entendu et stérile pour une occupation qui ne soit pas trompeuse, et comment une telle association peut être le plus heureusement conduite à une fin commune.

Il est certain en tout cas que celui qui a une fois goûté de la Critique, ne peut plus se contenter de tout ce bagage dogmatique, dont il fallait bien qu’il se payât auparavant, parce que sa raison avait besoin de quelque chose, et qu’il ne pouvait rien trouver de mieux pour son usage. La Critique est donc à la métaphysique scolastique ordinaire tout juste comme la chimie à l’alchimie, ou comme l’astronomie à l’astrologie. Je garantis que quiconque aura examiné et compris les principes de la Critique, ne fût-ce que dans ses prolégomènes, ne retournera jamais à cette ancienne et sophistique science d’apparence ; il s’élèvera bien plutôt avec une véritable satisfaction à une métaphysique, qui est certainement en sa puissance, qui n’a plus besoin de découvertes préliminaires, et qui peut procurer à la raison un contentement durable. Car un privilége auquel la métaphysique seule entre toutes les sciences possibles peut prétendre avec certitude, c’est d’être exécutée pleinement et à demeure, puisqu’elle ne demande aucun changement, et qu’elle n’est pas susceptible d’augmentation par de nouvelles découvertes, parce qu’ici la raison possède les sources de sa connaissance, non dans les objets et leur intuition (qui ne peut rien lui apprendre de plus), mais en elle-même, et que si elle a exposé déterminément, complétement, et de manière à prévenir tout malentendu, les lois fondamentales de sa faculté, il ne reste plus rien à connaître a priori par la raison pure, rien même qu’elle puisse raisonnablement se demander. L’attente assurée d’un savoir ainsi déterminé et achevé, a en soi un attrait particulier, abstraction faite de toute utilité (dont je parlerai cependant tout à l’heure).

Toute science fausse, toute vaine sagesse n’a qu’un temps ; elle finit par se détruire elle-même, et sa plus haute culture est en même temps le point de sa décadence. Que ce temps soit venu pour la métaphysique, c’est ce que prouve l’état où elle est tombée chez tous les peuples éclairés, quoiqu’elle ait été cultivée avec le même zèle que toutes les autres sciences. L’ancienne organisation des études universitaires en conserve encore l’ombre ; la seule académie des sciences, par des prix qu’elle propose de temps en temps, provoque une recherche ou une autre en métaphysique, mais cette science n’est plus regardée comme l’une des fondamentales, et l’on peut même juger comment un homme d’une haute intelligence qu’on voudrait appeler un grand métaphysicien, prendrait cet éloge, parti d’un esprit bien intentionné, mais difficilement envié de personne.

Mais quoique le temps de la chute de toute métaphysique soit indubitablement arrivé, beaucoup de choses sont encore à désirer cependant pour qu’on puisse dire que le temps de sa résurrection au moyen d’une fondamentale et entière critique de la raison soit arrivé déjà. Toutes les transitions d’une inclination à l’inclination contraire s’opèrent en passant par l’indifférence, et ce moment est le plus périlleux pour un auteur, mais c’est, à mon sens, le plus favorable à la science. Car si par l’entière dissolution des anciennes associations l’esprit de parti se trouve éteint, les intelligences sont dans une excellente disposition pour entendre insensiblement aux propositions d’une association basée sur un autre plan.

Si je dis que j’espère que ces prolégomènes porteront peut-être aux investigations dans le champ de la critique, et offriront à l’esprit général de la philosophie, qui semble manquer d’aliment dans la partie spéculative, un objet d’occupation nouveau et beaucoup plus fécond, c’est que je puis déjà me figurer à l’avance que quiconque a éprouvé de l’impatience et de l’ennui en passant par les voies épineuses où je l’ai conduit dans la Critique me demandera sur quoi je fonde cet espoir ? Je réponds : sur l’irrésistible loi de la nécessité.

Que l’esprit de l’homme abandonne un jour entièrement les recherches métaphysiques, c’est à quoi il ne faut pas plus s’attendre qu’à ne plus respirer du tout pour ne plus absorber d’air impur. Il y aura donc toujours dans le monde, et ce qui est plus encore, dans chaque homme, surtout chez celui qui réfléchit, une métaphysique qu’à défaut d’une règle publique, chacun se formera à sa manière. Or, si ce qui s’est appelé jusqu’ici métaphysique ne peut satisfaire aucun esprit qui réfléchit, il lui est cependant impossible d’y renoncer entièrement. Une critique de la raison pure même doit donc enfin être cherchée, ou, si elle existe, être étudiée et soumise à un examen général, parce qu’autrement il n’y a pas moyen de se garantir du besoin pressant qui est encore quelque chose de plus qu’un simple désir de savoir.

Depuis que je connais la Critique je n’ai pas pu ne point me demander, après avoir lu un ouvrage métaphysique qui m’avait intéressé et formé par la détermination de ces notions, par la diversité, l’ordre et la clarté de l’exposition, si cet auteur avait fait avancer la métaphysique d’un seul pas. J’en demande pardon aux savants dont les ouvrages m’ont servi à d’autres égards, et ont tous contribué au développement de mes facultés, mais je confesse que je n’ai pu trouver dans leurs travaux ni dans mes faibles essais (auxquels cependant l’amour-propre donne l’avantage) que la science ait par là fait le moindre progrès ; et cela par la raison toute naturelle que la science n’existait pas encore, et qu’elle ne peut être faite partiellement, mais que le germe en doit d’abord être entièrement préformé dans la critique. Mais pour éviter tout malentendu, il faut se rappeler ce qui a été dit précédemment, qu’un traité analytique de nos concepts est sans contredit fort utile à l’entendement, mais que la science (de la métaphysique) ne s’en trouve pas plus avancée, parce que ces analyses des notions ne sont que des matériaux qui doivent enfin servir à la construction de la science. Ainsi l’on peut très joliment décomposer et déterminer les notions de substance et d’accident, ce qui est fort bon comme préliminaire pour un usage futur ; mais si je ne puis absolument pas prouver que dans tout ce qui existe la substance reste, que les accidents seuls changent, la science n’a pas avancé d’un point par toute cette analyse. Or, la métaphysique n’a pu jusqu’ici prouver a priori d’une manière satisfaisante ni cette proposition ni la proposition de la raison suffisante, bien moins encore quelque proposition plus composée, appartenant, par exemple, à la Psychologie ou à la Cosmologie, et en général aucune proposition synthétique. Rien donc par toute cette analyse d’effectué, rien d’acquis, point de progrès, et la science, après tant de tumulte et de bruit, en est encore où elle était du temps d’Aristote, quoique les méthodes qui y conduisent, n’eût-on trouvé que le fil conducteur pour les connaissances synthétiques, soient incontestablement supérieures à celles d’autrefois.

Si quelqu’un se croyait offensé par là, il peut facilement détruire cette inculpation ; il n’a qu’à signaler une seule proposition synthétique appartenant à la métaphysique, qu’il ait démontrée dogmatiquement a priori ; s’il le fait, je lui accorderai qu’il a réellement fait avancer la science, dût cette proposition être d’ailleurs suffisamment établie par l’expérience commune. Aucune demande ne peut être plus équitable et plus modérée, et dans le cas (inévitablement certain) où elle serait sans réponse, rien de plus juste que cette assertion : la métaphysique, comme science, est nulle jusqu’ici.

Je n’ai que deux choses à repousser pour le cas où mon appel serait écouté : le jeu de la vraisemblance et de la conjecture, qui conviennent aussi peu à la métaphysique qu’à la géométrie ; la décision par la baguette divinatoire du sens commun, qui ne tourne pas pour chacun, mais qui s’accommode aux qualités personnelles.

En ce qui regarde le jeu de la vraisemblance, rien ne peut être plus absurde que de vouloir fonder, dans une métaphysique, dans une philosophie par raison pure, ses jugements sur une vraisemblance et une présomption. Tout ce qui doit être connu a priori est par là même donné pour apodictiquement certain, et doit, en conséquence, être prouvé de la sorte ; autrement on pourrait aussi bien fonder une géométrie ou une arithmétique sur des conjectures ; car en ce qui regarde le calculus probabilium de cette dernière science, il ne contient pas des jugements vraisemblables, mais des jugements tout à faits certains sur le degré de possibilité de quelques cas, sous des conditions uniformes données, qui doivent se rencontrer infailliblement, suivant une règle, dans la somme de tous les cas possibles, quoique cette règle ne soit pas suffisamment déterminée par rapport à chaque cas particulier. Les conjectures ne sont permises que dans la science empirique (à l’aide de l’induction et de l’analogie), de telle sorte cependant que du moins la possibilité de ce que j’admets soit parfaitement certaine.

Quant à l’appel au bon sens, c’est encore pis, si cela se peut, lorsqu’il s’agit de notions et de principes, non pas en tant qu’ils doivent être valables par rapport à l’expérience, mais en tant qu’ils doivent être donnés comme valables en dehors même des conditions de l’expérience. Car qu’est-ce que le bon sens ? C’est le sens commun en tant qu’il juge sainement. Et qu’est-ce que le sens commun ? C’est la faculté de la connaissance et de l’usage des règles in concreto, par opposition avec le sens spéculatif, qui est une faculté de connaître les règles in abstracto. Ainsi le sens commun entendra à peine la règle que tout ce qui arrive est déterminé par sa cause, mais il ne pourra jamais voir ainsi en général. Il demande donc un exemple tiré de l’expérience, et s’il comprend que cela ne signifie autre chose que ce qu’il a toujours pensé quand sa fenêtre était cassée, ou qu’un meuble lui avait été enlevé, il comprend alors le principe, et l’accorde également. Le sens commun n’a donc d’autre usage que de voir ses règles (quoiqu’elles soient en lui a priori) confirmées dans l’expérience ; par conséquent les apercevoir a priori et indépendamment de l’expérience, est l’affaire de l’entendement spéculatif, et dépasse tout à fait l’horizon du sens commun. Et cependant la métaphysique ne s’occupe que de la dernière espèce de connaissance, et c’est à coup sûr un mauvais signe du sens commun d’en appeler à un garant qui est ici sans jugement, et qu’on dédaigne fort quand on n’est pas poussé à bout, et qu’on peut se tirer seul d’affaire dans sa spéculation.

C’est une défaite ordinaire dont ces faux amis du sens commun (qui le prisent dans l’occasion, mais qui d’ordinaire le méprisent) ont l’habitude de se servir, que de dire : qu’il doit enfin y avoir des propositions immédiatement certaines, et dont non seulement on ne peut donner aucune preuve, mais dont on ne peut non plus rendre raison, parce qu’autrement il n’y aurait pas de terme aux motifs des jugements. Mais ils ne peuvent jamais donner d’autre preuve de ce droit (si l’on excepte le principe de contradiction, mais qui ne suffit pas pour établir la vérité des jugements synthétiques), quelque autre chose d’indubitable qu’ils puissent immédiatement attribuer au sens commun, que des propositions mathématiques, par exemple que deux et deux font quatre, qu’entre deux points la ligne droite est la plus courte, etc. Mais ce sont là des jugements qui diffèrent totalement de ceux de la métaphysique. Car je puis, en mathématiques, exécuter, construire par la pensée même tout ce que je conçois possible par une notion : j’ajoute à deux unités deux autres unités successivement, et je forme ainsi le nombre quatre ; ou je tire par la pensée d’un point à un autre toutes sortes de lignes, et je n’en puis tirer qu’une seule dont toutes les parties (égales ou inégales) se ressemblent. Mais je ne puis tirer de la notion d’une chose, par toute ma faculté pensante, la notion de quelque autre chose dont l’existence est nécessairement liée à la première ; l’expérience doit être consultée, et quoique mon entendement me donne a priori (toujours par rapport à l’expérience possible seulement) la notion d’une pareille liaison (de la causalité), je ne puis cependant pas l’exposer en intuition a priori, comme les notions mathématiques, ni par conséquent en faire voir la possibilité a priori ; mais cette notion, avec les principes de son application, a toujours besoin, pour valoir a priori comme il le faut bien en métaphysique —, d’une justification et d’une déduction de sa possibilité ; ce n’est qu’à cette condition qu’on en sait la portée légitime, et si elle ne peut être employée que dans l’expérience ou bien encore en dehors d’elle. On ne peut donc en métaphysique, comme science spéculative de la raison pure, en appeler jamais au sens commun, mais bien, s’il le faut, l’abandonner et renoncer à toute connaissance spéculative pure, qui doit toujours être un savoir, par conséquent à la métaphysique même et à son enseignement (en certaines occasions) ; une foi raisonnable, seule possible à nous, sera estimée suffisante (peut-être plus salutaire encore que le savoir) pour nos besoins. Car alors la face des choses est entièrement changée. La métaphysique doit être une science, non seulement dans son ensemble, mais aussi dans toutes ses parties ; autrement elle n’est rien, parce que comme spéculation de la raison pure, elle ne peut se maintenir que dans les connaissances universelles. Mais en dehors d’elle la vraisemblance et le bon sens peuvent bien encore avoir leur usage utile et régulier, mais suivant des principes tout à fait propres, dont le poids dépend toujours du rapport à la pratique de la vie.

Voilà ce que je crois avoir le droit d’exiger pour qu’une métaphysique soit possible comme science.



APPENDICE
touchant ce qui peut arriver par rapport à la constitution
DE LA MÉTAPHYSIQUE COMME SCIENCE.

Aucune des voies suivies jusqu’ici n’ayant abouti, et le but ne pouvant être atteint à moins d’une critique préalable de la raison pure, je crois pouvoir demander que le présent essai soit soumis à un examen précis et circonstancié, à moins qu’on ne préfère renoncer à toute prétention métaphysique, auquel cas, pourvu qu’on soit conséquent, je n’ai rien à dire. En prenant le cours des choses tel qu’il est en réalité, et non tel qu’il devrait être, il y a deux sortes de jugements, l’un qui précède l’examen, et tel est, dans l’espèce, celui où le lecteur, partant de sa métaphysique, juge la Critique de la raison pure (qui cependant doit en rechercher la possibilité) ; l’autre, qui suit l’examen, et où le lecteur peut momentanément laisser à l’écart les conséquences qui découlent des recherches critiques, parce qu’elles pourraient choquer par trop la métaphysique qu’il se serait faite autrefois, et considérer avant tout les principes d’où ces conséquences peuvent dériver. Si l’enseignement de la métaphysique commune était établi avec certitude (à peu près comme de la géométrie), la première manière de juger pourrait valoir, car si les conséquences de certains principes sont contraires à des vérités établies, ces principes sont faux, et doivent être rejetés sans autre examen. Mais si le bagage de la métaphysique ne se compose pas de propositions (synthétiques) d’une certitude incontestable, et de telle sorte peut-être que bon nombre d’entre elles, qui sont aussi spécieuses que les plus plausibles de toutes, soient néanmoins contradictoires dans leurs conséquences mêmes, mais qu’il soit entièrement impossible d’y trouver aucun critérium certain de la vérité des propositions métaphysiques proprement dites (synthétiques), alors cette première manière de juger n’est pas possible, et l’examen des principes de la Critique doit précéder tout jugement sur sa valeur, quelle qu’elle soit.


ÉPREUVE

D’UN JUGEMENT SUR LA CRITIQUE

avant l’examen.

Un jugement de cette espèce se trouve dans le Journal des Savants de Goetting, appendice du troisième fragment, 13 janvier 1782, p. 40 et suiv.

Lorsqu’un auteur, qui possède bien l’objet de son ouvrage, qui s’est appliqué à faire passer dans l’exécution de son travail le résultat d’une réflexion généralement personnelle, tombe entre les mains d’un censeur qui, de son côté, y voit assez clair pour reconnaître les moments qui sont la raison propre du mérite ou du défaut de l’ouvrage, qui ne s’attache pas aux mots mais va aux choses, et ne s’arrête pas simplement aux principes d’où l’auteur est parti, la sévérité de ce critique peut bien déplaire à l’auteur, mais le public y est insensible, puisqu’il y trouve son profit ; l’auteur lui-même peut être satisfait d’avoir l’occasion de rectifier ou d’éclaircir des assertions examinées d’abord par un connaisseur, et, de cette manière, s’il croit avoir raison au fond, de faire disparaître avec le temps la pierre d’achoppement qui aurait pu nuire par la suite à son ouvrage.

Je me trouve dans une tout autre position avec mon censeur. Il ne semble pas voir du tout de quoi il est précisément question dans la recherche dont je me suis occupé (avec ou sans succès). Que ce soit fatigue et difficulté de réfléchir mûrement d’un bout à l’autre d’un ouvrage de longue haleine, ou humeur chagrine à la vue de la réforme imminente d’une science où il croyait depuis longtemps avoir tout tiré au clair, ou, ce que je répugne à penser, une notion réellement étroite qui l’empêcherait de s’élever jamais au-dessus de sa métaphysique scolastique ; toujours est-il qu’il parcourt avec impétuosité une longue série de propositions auxquelles on ne peut rien comprendre sans connaître ses prémisses, qu’il distribue en tout sens un blâme dont le lecteur aperçoit aussi peu la raison qu’il comprend peu les thèses qui en sont l’objet, et qu’il ne peut par conséquent ni instruire le public, ni me porter le moindre dommage dans le jugement des connaisseurs. Je passerais complètement sous silence cette critique si elle n’était pour moi une occasion de donner quelques explications qui pourraient prévenir en quelques cas un malentendu dans l’esprit du lecteur de ces prolégomènes.

Afin cependant que le critique saisisse un point de vue sous lequel il puisse présenter le plus clairement possible aux yeux tout l’ouvrage d’une manière défavorable à l’auteur, sans qu’il ait besoin de faire quelque examen particulier, il commence et finit par dire que « cet ouvrage est un système d’idéalisme transcendant, ou, comme il le traduit, d’un idéalisme supérieur[28]. »

Au premier coup d’œil jeté sur ces lignes je vis ce que devait être ce compte rendu ; c’est-à-dire quelque chose de comparable à ce que ferait quelqu’un qui, entièrement étranger à la géométrie, aurait trouvé un Euclide, et chercherait à porter un jugement sur cet ouvrage, et, après avoir rencontré un grand nombre de figures en le parcourant, s’exprimerait à peu près en ces termes : « Ce livre est une instruction systématique en fait de signes ; l’auteur se sert d’une langue à lui pour donner des préceptes obscurs, inintelligibles, qui ne peuvent servir à rien de plus qu’à ce que peut faire tout homme doué naturellement d’un coup d’œil sûr, etc. »

Voyons cependant ce qu’est l’idéalisme qui se trouve répandu dans mon ouvrage, quoiqu’il ne soit pas à beaucoup près l’âme du système.

La thèse de tous les idéalistes avoués, depuis l’école d’Elée jusqu’à Berkeley, se trouve dans cette formule : « Toute connaissance par les sens et l’expérience n’est que pure apparence ; il n’y a de vérité que dans les idées de l’entendement pur et de la raison. »

Le principe qui régit et détermine constamment mon idéalisme, est au contraire que « Toute connaissance des choses par simples notions intellectuelles, ou de raison pure, n’est que simple apparence, et la vérité n’est que dans l’expérience. »

Si c’est précisément là le contraire de l’idéalisme proprement dit, comment donc ai-je été conduit à me servir de cette expression dans un dessein tout opposé, et comment le critique a-t-il pu le trouver partout ?

La réponse à cette question tient à ce qu’on aurait pu très facilement apercevoir par l’ensemble de l’ouvrage, si on l’avait voulu. L’espace et le temps, avec tout ce qu’ils contiennent, ne sont ni des choses, ni des propriétés en soi des choses ; elles n’appartiennent qu’à leurs phénomènes ; jusque-là je ne suis d’accord avec les idéalistes que sur un seul point. Mais eux, et surtout Berkeley, regardaient l’espace comme une pure représentation, qui, de même que les phénomènes qu’il comprend, ne nous serait connu, avec toutes ses déterminations, qu’au moyen de l’expérience ou de la perception. Je fais voir, au contraire, tout d’abord que l’espace (ainsi que le temps, auquel Berkeley n’a pas fait attention) avec toutes ses déterminations peut être connu de nous a priori, parce que l’espace, aussi bien que le temps, est en nous avant toute perception ou expérience, comme forme pure de notre sensibilité, et en rend possible toute intuition, par conséquent aussi tous les phénomènes. D’où il suit que, la vérité reposant sur des lois universelles et nécessaires, comme sur ses critères, l’expérience, chez Berkeley, ne peut avoir de critères de la vérité, parce que rien n’est donné par lui pour fondement a priori aux phénomènes qui la constituent ; d’où il suivrait qu’elle n’est qu’une vaine apparence. Suivant nous au contraire l’espace et le temps (en liaison avec des notions intellectuelles pures) prescrivent a priori à toute expérience possible sa loi, qui donne en même temps le critérium certain pour y distinguer la vérité de l’apparence[29].

Mon prétendu idéalisme (proprement critique) est donc d’un caractère tout à fait propre, tel, c’est-à-dire qu’il ruine l’idéalisme ordinaire ; tel que par lui toute connaissance a priori, même celle de la géométrie, en reçoit tout d’abord une réalité objective qui, sans la preuve de mon idéalité de l’espace et du temps, ne peut pas être affirmée, même des réalistes les plus zélés. Dans cet état de choses je voudrais donc, pour prévenir tout malentendu, pouvoir appeler d’un autre nom ma notion, mais je ne puis la changer totalement. Qu’il me soit donc permis de l’appeler désormais, comme on l’a déjà fait plus haut, un idéalisme formel, ou mieux encore un idéalisme critique, pour le distinguer de l’idéalisme dogmatique de Berkeley, et de l’idéalisme sceptique de Descartes.

Je ne trouve rien de plus à remarquer dans la critique de cet ouvrage. L’auteur juge en gros d’un bout à l’autre ; manière habilement choisie, parce qu’ainsi on dit ce qu’on sait sans laisser apercevoir ce qu’on ignore : un seul jugement développé, de détail, s’il avait porté, comme cela devait être, sur la question principale, aurait peut-être mis à découvert mon erreur, peut-être aussi le degré de connaissance du critique dans cette espèce de recherches. Ce n’a pas été non plus un artifice mal imaginé pour ôter aux lecteurs qui ont l’habitude de ne se faire une notion des livres que d’après les journaux, l’envie de lire de sitôt le livre même, que de débiter d’un seul trait à la suite les unes des autres une multitude de propositions qui, dépourvues de leur liaison avec leurs preuves et leurs explications (surtout quand elles sont aussi opposées que celles-ci à la métaphysique scolastique), doivent nécessairement sembler des absurdités, de fatiguer la patience du lecteur jusqu’au dégoût, et, après m’avoir attribué la proposition sententieuse que l’apparence constante est la vérité, de finir cependant par cette dure mais paternelle leçon : À quoi donc sert de contredire le langage reçu, à quoi bon, et d’où vient la distinction de l’idéalisme ? C’est là un jugement qui finit par faire consister le caractère propre de mon livre (quand il devait être d’abord une hérésie métaphysique) en un simple néologisme, et qui montre clairement que mon prétendu juge n’en a pas entendu la moindre chose, et qu’il ne s’est pas non plus très bien compris lui-même[30]. Le critique parle cependant comme un homme qui doit se croire des connaissances importantes, supérieures, mais qu’il tient encore en réserve ; car je ne connais rien de nouveau en métaphysique qui puisse justifier un pareil ton. En quoi il a grand tort, puisqu’il prive le monde de ses découvertes. Car il n’est pas douteux que beaucoup d’autres ainsi que moi, n’ont cependant pas su trouver, malgré tout ce qui a été publié de beau depuis longtemps déjà dans cette partie, que la science ait par là fait le moindre progrès. Le monde peut bien ne pas trouver mauvais qu’on aiguise des définitions, qu’on donne des béquilles à des preuves boiteuses, qu’on ajoute aux centous de la métaphysique de nouvelles pièces, ou qu’on en renouvelle la forme, mais il ne le demande pas. Il est rassasié d’assertions métaphysiques : on veut la possibilité de cette science, les sources d’où la certitude en peut être dérivée, et des critères qui permettent de distinguer avec certitude l’apparence dialectique de la raison pure d’avec la vérité. Le critique doit posséder la clef de tout cela, autrement il n’aurait jamais pris un ton si haut.

Mais je soupçonne que le besoin de la science ne lui est peut-être jamais venu dans la pensée, car autrement il aurait dirigé son jugement sur ce point, et un essai, même défectueux, aurait, dans une occasion si importante, provoqué son attention. S’il en est ainsi, nous voilà redevenus bons amis. Il peut réfléchir aussi profondément sur sa métaphysique qu’il le jugera convenable, personne n’est obligé de l’en empêcher ; seulement il ne peut juger de ce qui est en dehors de la métaphysique, sur les sources qui s’en trouvent dans la raison. Que mon soupçon ne soit pas sans fondement, c’est ce qui résulte de ce que mon censeur ne dit pas un mot de la métaphysique de la connaissance synthétique a priori, qui était le problème par excellence, de la solution duquel la destinée de la métaphysique est attachée, et qui fait tout l’objet de ma Critique (comme aussi de ces prolégomènes). L’idéalisme sur lequel il s’est achoppé, et auquel il s’est attaché, a été érigé en système (quoiqu’il ait aussi d’autres raisons en sa faveur) comme l’unique moyen de résoudre ce problème ; et alors mon censeur aurait dû prouver ou que ce problème n’a pas l’importance que je lui attribue (comme je le fais encore maintenant dans les prolégomènes), ou qu’il ne peut être résolu par ma notion des phénomènes, ou bien encore qu’il peut l’être mieux d’une autre manière ; mais rien de tout cela dans son article. Mon censeur n’entend donc rien à mon ouvrage, et peut-être rien encore à l’esprit et à l’essence de la métaphysique même, à moins, ce que je suppose plus volontiers, que sa précipitation de critique, irritée de la difficulté de se faire jour à travers tant d’obstacles, n’ait jeté une ombre fâcheuse sur l’ouvrage qu’il avait sous les yeux, et ne l’ait em­pêché d’en saisir les points essentiels.

Il s’en faut bien qu’un journal savant, malgré la sévérité et le discernement qui peut présider au choix des collaborateurs, puisse affirmer sa considération, d’ailleurs méritée, dans le champ de la métaphysique aussi facilement que dans d’autres parties. Les autres sciences et connaissances ont leur unité de mesure. Les mathématiques ont la leur en elles-mêmes, l’histoire et la théologie dans les livres profanes ou sacrés, la physique et la médecine dans les mathématiques et l’expérience, la jurisprudence dans les lois, et jus­qu’aux affaires de goût dans les modèles de l’antiquité. Mais quand il s’agit de ce qu’on appelle métaphysique, l’unité de mesure est la première chose à découvrir (j’ai essayé de la déterminer, ainsi que son usage). Qu’y a-t-il donc à faire jusqu’à ce qu’elle soit trouvée, alors cependant qu’il faut juger des ouvrages de ce genre ? Si ces ouvrages sont dogmatiques, on peut faire ce qu’on voudra ; personne en cela ne tranchera du maître sur un autre, sans rencontrer quelqu’un qui rende la pareille. Mais si les ouvrages sont critiques, non à la vérité par rapport à d’autres écrits, mais au regard de la raison même, de telle sorte que l’unité de mesure du jugement ne puisse être prise, mais qu’elle ne soit que cherchée, alors l’objection et le blâme peuvent être permis, mais avec des dispositions à l’accommodement, parce que le besoin est le même de part et d’autre, et que le défaut d’une connaissance forcée ne permet pas une autorité magistralement décisive. Or, pour rattacher mon apologie à l’intérêt de la philosophie même, je propose un examen décisif sur la manière dont toutes les questions métaphysiques ayant un objet commun doivent être décidées. Ce n’est là d’ailleurs que ce qu’ont fait avec succès les mathématiciens pour donner à leur méthode l’avantage dans une discussion, c’est-à-dire une invitation faite à mon censeur de démontrer à sa manière, mais comme il est de droit, par des principes a priori, quelque proposition vraiment métaphysique affirmée par lui, c’est-à-dire une proposition synthétique et procédant de notions a priori, ou bien encore une des propositions les plus indispensables, telle, par exemple, que le principe de la permanence de la substance, ou de la détermination nécessaire des événements cosmiques par leur cause. S’il ne le peut pas (en quoi le silence est un aveu), il faut qu’il accorde que, si la métaphysique n’est absolument rien sans une certitude apodictique des propositions de cette espèce, sa possibilité ou son impossibilité doit être décidée d’abord par une critique de la raison pure, ce qui l’oblige par conséquent, ou à reconnaître que mes principes de la Critique sont justes, ou à prouver qu’ils ne le sont pas. Mais comme je prévois que, si peu soucieux qu’il ait été jusqu’ici de la certitude de ses principes, cependant, comme il s’agit d’une épreuve rigoureuse, il n’en trouvera pas un seul dans le domaine entier de la métaphysique avec lequel il puisse marcher hardiment, je veux bien lui faire cette condition généreuse, qu’on ne peut attendre que dans une discussion, à savoir de prendre pour moi l’onus probandi, et de s’en exonérer. Il y a dans ces prolégomènes, et dans ma Critique, t. II, p. 84-106, huit propositions toujours opposées entre elles deux à deux, mais dont chacune appartient nécessairement à la métaphysique qu’il est obligé ou d’admettre ou de refuser (quoique aucune d’elles n’ait été admise d’aucun philosophe de son temps). Libre à lui de prendre celle de ces huit propositions qu’il voudra, de l’admettre sans la preuve que j’en donne, de n’attaquer qu’une seule de ces preuves (pour qu’il n’y ait pas perte de temps sans profit pour lui et pour moi), et par là ma preuve du contraire. Mais si je puis néanmoins justifier cette preuve, et faire voir de quelque manière que, suivant des principes que toute métaphysique dogmatique doit nécessairement reconnaître, l’opposée de la proposition adoptée par moi peut n’être pas moins clairement démontrée, il se trouve par là décidé qu’il y a en métaphysique un vice héréditaire, qui ne peut s’expliquer ni se corriger qu’à la condition de s’élever jusqu’au lieu de son origine, la raison pure elle-même, et qu’ainsi ma Critique doit être acceptée, ou remplacée par une meilleure ; qu’elle doit au moins être étudiée, seule chose que je demande pour le moment. Si, au contraire, je ne puis justifier ma preuve, et s’il se trouve ainsi fermement établi du côté de mon adversaire une proposition synthétique a priori par principes dogmatiques, mon attaque de la métaphysique commune aura donc été sans fondement, et j’offre de reconnaître alors pour légitime le blâme déversé par mon censeur sur ma Critique (quoique ici la conséquence soit loin d’être légitime). Il faudrait pour cela, si je ne me trompe, procéder ab incognito, autrement je ne vois pas comment, au lieu d’un problème qui me serait posé par un anonyme, mais cependant pas sans provoca­tion, je ne serais pas honoré ou accablé d’une multi­tude de questions.


PROPOSITION

POUR UN EXAMEN DE LA CRITIQUE

avec conclusion possible.

Je dois aussi des remercîments au public instruit pour le silence dont il a longtemps honoré ma Cri­tique ; c’est une preuve de la suspension du jugement, et, par suite, une présomption que dans un ouvrage qui abandonne toutes les voies battues, et qui se fraie un chemin nouveau, où l’on peut ne pas se retrouver immédiatement, il peut cependant y avoir quelque chose de propre à rendre la vie et la fécondité à une branche importante, mais morte aujourd’hui, de la connaissance humaine, c’est l’attention de ne pas bri­ser et détruire par un jugement précipité une greffe encore tendre. Je ne connais que d’aujourd’hui un exemple d’un jugement ajourné par ces raisons; il se trouve dans le Journal des Savants de Gotha. Tout lec­teur en remarquera de soi-même la solidité (sans qu’il soit besoin de s’en rapporter à un éloge qui, de ma part, serait suspect). Ce jugement se fonde sur l’idée compréhensive et vraie d’une partie des premiers principes de mon ouvrage.

Je propose donc, puisqu’il est impossible de juger du premier coup dans sa totalité et d’un regard rapide une construction de cette étendue, de l’examiner pièce par pièce pour ainsi dire, en partant des fondements, et de se servir pour cela des présents prolégomènes, comme d’une esquisse générale à laquelle on pourrait à l’occasion comparer l’ouvrage même. Cette demande, si elle ne tenait qu’à l’idée de l’importance attachée par la vanité ordinaire à toutes les productions personnelles, serait présomptueuse, et mériterait de n’être pas écoutée. Mais telle est la situation de toute la philosophie spéculative, qu’elle est sur le point de tomber dans un profond discrédit, malgré l’intérêt constant qu’y attache toujours la raison humaine, qui, toujours trompée, essaie aujourd’hui, quoiqu’en vain, de prendre le parti de l’indifférence.

On ne présume pas que, dans notre siècle de réflexion, peu d’hommes de mérite doivent mettre à profit toute belle occasion de travailler d’ensemble à l’intérêt commun qu’a la raison de s’éclairer indéfiniment, pour peu qu’il y ait d’espoir de réussir. Mathématiques, physique, lois, arts, morale même, etc., ne remplissent pas entièrement l’âme ; il y reste toujours une place destinée à la seule raison spéculative pure, et dont le vide nous oblige à chercher dans des balivernes ou œuvres badines, ou dans les écarts de l’imagination, une apparence d’occupation et d’aliment ; mais ce n’est là, au fond, qu’une distraction destinée à étouffer le cri importun d’une raison qui demande quelque chose de conforme à sa destinée, où elle trouve une satisfaction propre, et dont elle ne soit pas l’instrument pour d’autres desseins, ou au profit des inclinations. Une étude qui n’a pour objet que le domaine de la raison considérée en elle-même, où toutes les autres connaissances doivent aboutir comme à leurs fins et se réunir en un tout, une pareille étude a donc, comme je le présume avec raison, pour quiconque ne cherche qu’à étendre ses notions, un grand attrait, et je puis bien dire un attrait plus grand que celui qui s’attache à tout autre savoir théorique, que l’on ne changerait pas facilement pour celui-là.

Si je propose ces prolégomènes comme plan et comme fil conducteur de l’examen plutôt que l’ouvrage même, c’est parce que, tout en étant aujourd’hui encore pleinement satisfait de celui-ci, pour ce qui est du contenu, de la disposition des matières, de la méthode et de la forme relativement à chacune des propositions capitales (car il a fallu des années pour que je fusse tout à fait content non seulement du tout, mais quelquefois aussi d’une seule proposition par rapport à ses sources), j’ai pris à tâche de peser chaque proposition et de l’examiner avant de l’établir, et que je ne suis pas tout à fait content de mon exposition dans quelques sections de la théorie élémentaire, par exemple de la déduction des notions intellectuelles ou de celle des paralogismes de la raison pure, parce qu’une certaine diffusion y cause de l’obscurité, et qu’on peut y substituer dans l’examen pour le fond ce que disent ici les prolégomènes par rapport à cette section.

On croit volontiers qu’en fait de persévérance et de travail assidu les Allemands peuvent aller plus loin que d’autres peuples. Si cette opinion est fondée, c’est ici une occasion de conduire à son entier achèvement une œuvre dont l’heureuse issue n’est guère douteuse, et à laquelle tous les hommes qui pensent prennent un égal intérêt, quoiqu’elle n’ait pas encore abouti, et de confirmer cette honorable opinion, alors surtout que la science dont il s’agit est de telle nature qu’elle peut être portée d’un seul coup à la perfection, et recevoir une constitution définitive. Elle a, en effet, cet avantage de ne pouvoir absolument pas être étendue ou accrue par de futures découvertes, et de ne pouvoir même pas être changée (je ne parle pas ici de la netteté résultant d’une clarté supérieure ou de l’utilité à tous les points de vue possibles), avantage que ne possède et ne peut posséder aucune autre science, parce qu’aucune ne concerne une faculté de connaître aussi complètement isolée, indépendante de toutes les autres, et sans mélange avec elles. Aussi le moment me semble-t-il encourageant pour moi, puis­qu’on ne sait presque pas aujourd’hui en Allemagne de quoi l’on peut s’occuper encore en dehors des sciences utiles, si bien que ce n’est cependant pas un simple jeu ; c’est aussi un travail qui doit aboutir à un résultat durable.

Je dois laisser à d’autres d’imaginer les moyens propres à réunir les efforts des savants pour un tel but. Mon opinion n’est cependant pas de demander au premier venu une simple exécution de mes propositions, ou de me bercer de l’espoir qu’elle aura lieu ; mais des objections, des répétitions, des restrictions, ou bien encore une confirmation, un complément et une extension, suivant l’occurrence, peuvent y contribuer, pourvu que l’affaire soit examinée en principe. Il est alors inévitable qu’un système, ne fût-il pas le mien, devienne pour la postérité un legs dont elle aura raison d’être reconnaissante.

Il serait trop long de faire voir ce qu’on peut attendre pour une métaphysique, pourvu seulement qu’on soit en règle avec les principes de la critique, et comment en conséquence la métaphysique ne peut paraître amoindrie parce qu’on lui a enlevé ses fausses plumes, mais comment elle peut, à un autre point de vue, sembler enrichie et convenablement dotée ; mais d’autres grands avantages, qui devraient résulter de cette reforme, sautent aux yeux. La métaphysique commune avait déjà cette utilité, de rechercher les notions élémentaires de l’entendement pur, pour les éclaircir par l’analyse, et les déterminer par une explication. Elle devenait ainsi une culture de la raison, où celle-ci pouvait bien trouver à s’appliquer ensuite, mais c’était là toute son utilité ; car elle détruisait ce mérite en favorisant la présomption par des assertions téméraires, la sophistique par de subtiles faux-fuyants et de vaines apparences, et la sécheresse par la légèreté dans la manière d’aborder les problèmes les plus difficiles avec un peu de scolastique, sécheresse d’au tant plus séduisante qu’il lui est plus facile de choisir quelque chose du langage scientifique d’un côté, du langage populaire de l’autre, et d’être ainsi tout à tous, mais dans le fait rien nulle part. La Critique, au contraire, donne à notre jugement l’unité de mesure servant à distinguer avec certitude le savoir véritable du savoir apparent. Cette certitude tient à ce qu’en métaphysique on fait un plein exercice d’un mode de penser dont l’influence salutaire s’étend ensuite à tout autre usage de la raison, et inspire avant tout le véritable esprit philosophique. Ce n’est pas non plus un service de peu d’importance que celui qu’elle rend à la théologie, puisqu’elle l’affranchit du jugement de la spéculation dogmatique, et la met en parfaite sécurité contre toutes les attaques de ces sortes d’adversaires. En effet, la métaphysique commune, tout en promettant à la théologie un grand appui, n’a pu tenir parole, et, en offrant l’assistance de la dogmatique spéculative, n’a fait que se combattre elle-même comme ennemie. Une extravagance qui ne peut se produire dans un siècle éclairé qu’autant qu’elle trouve un asile dans la métaphysique scolastique, sous la protection de laquelle elle peut oser délirer pour ainsi dire avec raison, est chassée de ce dernier refuge par la philosophie critique. Ajoutons qu’il est important pour un professeur de métaphysique de pouvoir dire une fois avec un assentiment général, que ce qu’il expose est en fait une science, et de rendre ainsi un véritable service à la république.


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Notes[modifier]

  1. Rusticus exspectat dum defluat amnis : at illet.)
    Labitur et labetur in omne volubilis ævum.
    (Horat.)
  2. Hume appelait cependant cette philosophie négative même une métaphysique, et y attachait un haut prix : « La métaphysique et la morale, dit-il (Essais, IVe partie), sont les deux branches les plus importantes de la science ; les mathématiques et la science de la nature le sont beaucoup moins. » Mais cet esprit pénétrant ne voyait ici que l’utilité négative que devrait avoir la modération dans les prétentions exagérées de la raison spéculative, de manière à faire complètement disparaître tant de difficultés interminables et obstinées qui troublent le genre humain. Mais en cela il perdit de vue le réel dommage qui résulte de la soustraction faite à la raison des vues les plus importantes, d’après lesquelles seules elle peut assigner à la volonté le but suprême de tous ses efforts.
  3. Tome II, p. 314 de la troisième édition française, à laquelle nous renverrons désormais. — T.
  4. Il est impossible d’empêcher que, si la connaissance progresse insensiblement, certaines expressions, déjà devenues classiques, qui datent encore de l’enfance de la science, ne soient trouvées par la suite insuffisantes, mal appropriées, et qu’un certain usage nouveau et plus convenable ne courre le risque d’être confondu avec l’ancien. La méthode analytique, comme opposée à la synthétique, est tout autre chose qu’un ensemble de propositions analytiques ; elle signifie seulement que l’on part de ce qui est cherché, comme s’il était donné, et qu’on s’élève aux conditions sous lesquelles il est possible. Dans cette marche, on se sert souvent de simples propositions synthétiques, comme l’analyse mathématique en est un exemple ; on pourrait l’appeler plus exactement méthode regressive< ! -— cf Discussion —->, pour la distinguer de la méthode synthétique ou progressive. Le nom d’analytique est encore usité pour indiquer une partie de la logique ; et alors il s’agit de la logique de la vérité, par opposition à la dialectique, sans qu’il soit proprement question de savoir si les connaissances qui la concernent sont analytiques ou synthétiques.
  5. V. Critique, p. 314.
  6. Je reconnais volontiers que ces exemples ne sont pas des jugements perceptifs qui puissent jamais être des jugements d’expérience, même en y ajoutant une notion intellectuelle, parce qu’ils se rapportent uniquement à la sensation, que chacun connaît d’une manière purement subjective, et qu’ils ne peuvent par conséquent jamais être objectifs. Je voulais seulement donner un exemple du jugement d’une valeur purement subjective, et qui ne renferme aucune raison d’une valeur nécessairement universelle et d’un rapport à l’objet. On verra dans la note suivante l’exemple des jugements de perception, qui sont des jugements d’expérience par l’addition d’une notion intellectuelle.
  7. Pour donner un exemple plus facile à comprendre, je prends le suivant : Si le soleil donne sur une pierre il l’échauffe. Ce jugement est purement perceptif, et ne contient pas de nécessité, quel que soit le nombre de fois que moi ou d’autres en ayons fait l’expérience ; seulement les perceptions sont habituellement liées. Mais si je dis : Le soleil échauffe la pierre, la notion intellectuelle de la cause s’ajoute à la perception, lie nécessairement à la notion de l’apparition du soleil celle de la chaleur, ce qui rend le jugement synthétique nécessairement universel, par conséquent objectif, et le fait passer de l’état perceptif à l’état expérimental.
  8. Je préférerais cette dénomination à celle de particularia qu’on leur donne en logique. Cette dernière expression contient déjà la pensée qu’ils ne sont pas universels. Mais si je pars de l’unité (dans les jugements singuliers) et que je m’élève à la totalité, je ne puis pas encore introduire un rapport à la totalité ; je pense seulement la multiplicité sans totalité, non son exclusion ; exclusion nécessaire cependant lorsque les moments logiques doivent être soumis aux notions intellectuelles pures ; mais on peut, dans l’usage logique, s’en tenir à la pratique ordinaire.
  9. Mais comment cette proposition : que des jugements d’expérience doivent contenir une nécessité dans la synthèse des perceptions, s’accorde-t-elle avec ma proposition ci-devant signalée à plusieurs reprises : qu’une expérience, comme connaissance a posteriori, ne peut donner que des jugements contingents ? Quand je dis : Une expérience m’apprend quelque chose, je ne pense qu’à la perception qui est en elle, v. g. qu’une chaleur suit toujours l’action du soleil sur une pierre, et ainsi la proposition est expérimentale en tant qu’elle est toujours contingente. À la vérité le jugement expérimental (grâce à la notion de cause) suppose que cette chaleur suit nécessairement l’action du soleil, mais je ne l’apprends pas par l’expérience, qui n’est au contraire produite que par cette addition de la notion intellectuelle (de cause) à la perception. Pour savoir comment se fait cette addition, il faut consulter la Critique, section du jugement transcendantal, p. 180.
  10. Ces trois paragraphes seront difficilement compris si l’on n’a pas présent à l’esprit ce qui est dit des principes dans la Critique ; mais ils peuvent servir à mieux en faire comprendre ce qu’il y a de général, et à faire porter l’attention sur les points essentiels.
  11. La chaleur, la lumière, etc., sont aussi étendus dans un petit espace (quant au degré) que dans un grand ; de même les représentations internes, la douleur, la conscience en général, ne sont pas plus petites quant au degré, pour durer moins ou davantage. La quantité est donc ici en un seul point et en un seul instant aussi grande que dans un espace ou un temps quelconque, même le plus grand. Des degrés sont donc plus grands, non dans l’intuition, mais d’après la simple sensation, ou bien encore suivant l’étendue du degré, et ne peuvent s’estimer comme grandeurs que par le rapport de 1 à 0, c’est-à-dire parce que chacun d’eux peut décroître dans un certain temps jusqu’à disparaître, décroître de zéro par une infinité de moments jusqu’à une sensation déterminée. (Quantitas qualitatis est gradus.)
  12. Et non (comme on s’exprime ordinairement) monde intellectuel. Car sont intellectuelles les connaissances fournies par l’entendement, et qui se rapportent aussi à notre monde sensible, tandis que sont intelligibles des objets qui ne peuvent être représentés que par l’entendement et qui ne sont l’objet d’aucune de nos intuitions sensibles. Mais cependant comme à tout objet quelconque doit correspondre une intuition possible, il faudrait alors imaginer un entendement qui perçût immédiatement des choses : espèce d’entendement dont nous n’avons pas la moindre notion. Nous n’en avons pas davantage des êtres intelligibles qui en seraient l’objet.
  13. Crusius seul a connu un moyen terme : à savoir qu’un esprit qui ne peut ni tromper ni se tromper, nous a inculqué originairement ces lois naturelles. Mais cependant comme des principes trompeurs interviennent souvent, ainsi que le système de cet homme célèbre en fournit d’assez nombreux exemples, on voit au défaut de critères certains et propres à faire distinguer l’origine authentique de la fausse, que l’usage d’un tel principe est très douteux, puisqu’on ne peut jamais savoir ce que l’esprit de vérité ou le père du mensonge peut nous avoir inculqué.
  14. 1o substantia, 2o qualitas, 3o quantitas, 4o relatio, 5o actio, 6o passio, 7o quando, 8o ubi, 9o situs, 10o habitus.
  15. Oppositum, prius, motus, habere.
  16. On peut faire sur la table en question des catégories toutes sortes d’observations, telles que les suivantes : 1o que la troisième résulte de la première et de la deuxième réunies en une notion ; 2o que dans celles de quantité et de qualité il y a simplement progrès de l’unité à la totalité, ou d’un quelque chose à un rien (ce qui exige que les catégories de la qualité soient disposées ainsi : réalité, limitation, entière négation), sans correlata ou opposita, quand au contraire celles de la relation et de la modalité impliquent ces corrélations ; 3o que, de même qu’en logique les jugements catégoriques sont la base de tous les autres, la catégorie de substance est la base de toutes les notions de choses réelles ; 4o que, tout comme la modalité n’est pas un prédicat dans le jugement, les notions modales n’ajoutent non plus aucune détermination aux choses, etc. Toutes ces considérations ont leur grande utilité. Si outre cela, on compte tous les prédicables qu’on peut assez pleinement tirer de quelque bonne ontologie (de Baumgarten) et qu’on les classe sous les catégories, avec l’attention d’y joindre une analyse aussi complète que possible de toutes ces notions, on obtiendra une partie purement analytique de la métaphysique, qui ne contient encore aucune proposition synthétique, et peut précéder la partie synthétique, et qui, par sa déterminabilité et son intégralité, serait utile, en même temps que par son côté systématique elle présenterait de plus une certaine beauté.
  17. Si l’on peut dire qu’une science est réelle au moins dans l’idée de tous les hommes, dès qu’il est certain que les problèmes qui y conduisent sont présentés par la nature à la raison humaine de chacun, et qu’ils sont par conséquent l’objet constant, inévitable, d’une multitude de recherches, quoique infructueuses, il faudra dire aussi qu’il y a réellement une métaphysique subjective (et même nécessairement), et se demander alors avec raison comment elle est possible (objectivement).
  18. Dans le jugement disjonctif nous considérons toute la possibilité, par rapport à une certaine notion, comme divisée. Le principe ontologique de la détermination universelle d’une chose en général (de tous les prédicats opposés possibles il en est un qui convient à chaque chose), qui est en même temps le principe de tous les jugements disjonctifs, suppose l’ensemble de toute la possibilité, ensemble où la possibilité de chaque chose en général est regardée comme déterminée. Ceci peut servir jusqu’à un certain point à expliquer le principe précédent, à savoir : que l’acte de la raison dans les raisonnements rationnels est le même quant à la forme que celle qui lui sert à produire l’Idée d’un ensemble de toute réalité, Idée qui contient le positif de tous les prédicats opposés entre eux.
  19. Si la représentation de l’apperception, le moi, était une notion qui servît à penser quelque chose, elle pourrait aussi être employée comme prédicat d’une autre chose, ou contenir en soi de ces prédicats. Or ce n’est rien de plus que le sentiment d’une existence sans la moindre notion ; ce n’est que la représentation de ce à quoi se rapporte toute pensée.
  20. C’est une chose remarquable, que les métaphysiciens aient toujours passé si légèrement sur le principe de la permanence des substances, sans jamais en rechercher la preuve ; c’est sans doute parce que aussitôt qu’ils commençaient par la notion de substance, ils se trouvaient destitués de toute preuve. Le sens commun, qui s’était bien aperçu que sans cette supposition il n’est pas possible de lier des perceptions dans une expérience, répara ce défaut par un postulat ; car il ne pouvait jamais tirer de l’expérience même ce principe, tant parce qu’elle ne peut pas suivre les corps (substances) dans tous leurs changements et résolutions, assez loin pour en trouver toujours la matière non amoindrie, que parce que le principe renferme une nécessité qui est toujours la marque d'un principe a priori. Ils ont donc appliqué ce principe à la notion de l’âme comme à une substance, et ont conclu à sa durée nécessaire après la mort de l’homme (par la raison surtout que la simplicité de cette substance, qui était conclue de l’indivisibilité de la conscience, les assurait de l’impérissabilité par dissolution). S’ils avaient trouvé la véritable source de ce principe ce qui demandait des recherches plus approfondies qu’ils n’ont jamais eu l’intention d’en faire —, ils auraient vu que cette loi de la permanence des substances n’a lieu que pour l’expérience, et n’a par conséquent de valeur que par rapport aux choses en tant qu’elles doivent être connues et unies à d’autres dans l’expérience, mais jamais aux choses mêmes, sans considération de toute expérience possible, par conséquent pas non plus par rapport à l’âme après la mort.
  21. Je désirerais donc que le lecteur judicieux s’occupât surtout de cette antinomie, parce que la nature même semble l’avoir établie pour corriger la raison opiniâtrée dans ses prétentions et la forcer à l’examen d’elle-même. Je me fais fort d’établir chaque preuve que j’ai donnée à l’appui de la thèse et de l’antithèse, et de prouver ainsi la certitude de l’inévitable antinomie de la raison. Si donc le lecteur est amené par ce fait singulier à revenir sur ses pas pour examiner la supposition fondamentale dans la circonstance, il se trouvera forcé de rechercher avec moi le premier fondement de toute la connaissance de la raison pure.
  22. L’auteur entend par causalité ce que nous exprimons mieux par le mot causation, effectio. T.
  23. L’Idée de liberté se rencontre aisément dans le rapport de l’intelligible comme cause, au phénomène comme effet. Nous ne pouvons donc pas attribuer une liberté à la matière par rapport à l’action incessante dont elle remplit le lieu qu’elle occupe, quoique cette action procède d’un principe interne. Nous ne pouvons pas davantage trouver une notion adéquate de liberté pour des êtres purement intelligents, pour Dieu, par exemple, en tant que leur action est immanente. Car son action, quoique indépendante de causes extérieures déterminantes, est cependant déterminée dans son éternelle raison, par conséquent dans sa nature divine. Seulement si quelque chose doit commencer par une action, si par conséquent l’effet doit se trouver dans une succession, et, par suite, dans le monde sensible (par exemple le commencement du monde), alors se présente la question de savoir si la causalité même de la cause doit aussi commencer, ou si la cause peut commencer son effet, sans que sa causalité même commence. Dans le premier cas la notion de cette causalité est une notion de nécessité naturelle ; dans le second, c’est une notion de liberté. D’où le lecteur comprendra que quand je définissais une liberté comme faculté de commencer un événement, je considérais précisément la notion qui est le problème de la métaphysique.
  24. M. Platner, dans ses Aphorismes, dit en conséquence avec sagacité, § 728, 729 : « Si la raison est un critérium, il n’y a pas de notion possible qui soit incompréhensible à la raison humaine. Dans le réel seul a lieu l’incompréhensibilité. Elle résulte ici de l’insuffisance des idées acquises. » — Il n’est donc que paradoxal, sans qu’il faille du reste s’en étonner, de dire que beaucoup de choses dans la nature sont incompréhensibles (par exemple la faculté génératrice), mais que si nous nous élevons plus haut encore, et même au-dessus de la nature, tout nous redevient intelligible ; c’est qu’alors nous quittons entièrement les objets qui peuvent nous être donnés, pour ne nous occuper que des Idées, dans lesquelles nous pouvons très bien comprendre la loi que la raison par elles impose à l’entendement pour son usage expérimental, parce que c’est son propre effet.
  25. Ainsi, il y a une analogie entre le rapport juridique des actions humaines et le rapport mécanique des forces motrices : je ne puis rien faire à autrui sans lui donner le droit de m’en faire autant sous les mêmes conditions ; de même qu’un corps ne peut agir avec ses forces motrices sur un autre, sans faire par là que l’autre corps réagisse sur lui dans la même mesure. Je puis donc, à l’aide de cette analogie, donner une notion relative de choses qui me sont absolument inconnues. Ainsi, par exemple, le soin du bonheur des enfants = a, est à l’amour des parents = b, de même que le soin du genre humain = c est à l’inconnu en Dieu = x, que nous appelons amour ; ce qui ne veut pas dire qu’il y ait ici la moindre ressemblance avec une inclination humaine, mais nous pouvons seulement en comparer le rapport au monde à celui que les choses du monde ont entre elles. La notion de rapport n’est ici qu’une simple catégorie, à savoir, la notion de cause, qui n’a rien à démêler avec la sensibilité.
  26. Je dirai : la causalité de la cause suprême est par rapport au monde ce que la raison humaine est par rapport à son œuvre. En quoi la nature de la chose suprême même me reste inconnue ; je ne compare que son action à moi connue (l’ordre du monde) et sa régularité avec les effets à moi connus de la raison humaine, et j’appelle, en conséquence, la première une raison, sans pour cela entendre par là ce que j’entends dans l’homme par cette expression, ou sans lui attribuer comme propriété quelque chose qui me soit connu d’ailleurs.
  27. Ma résolution constante a toujours été de ne rien négliger dans la critique de ce qui pourrait conduire à sa perfection, la recherche de la nature de la raison pure, si profondément caché qu’elle puisse être. Libre à chacun de poursuivre aussi loin qu’il le voudra son investigation, quand on aura seulement fait voir ce qui reste encore à faire ; car c’est ce qu’on peut faire justement attendre de celui qui s’est donné pour tâche de mesurer tout ce champ, afin que d’autres pussent se le partager et le cultiver. C’est également l’objet des deux scolies qui se recommanderaient difficilement aux amateurs, à cause de leur aridité, et qui ne sont par conséquent proposées qu’aux connaisseurs.
  28. Non, certes, pas supérieur. De hautes tours et les hommes métaphysiquement grands qui leur ressemblent, autour desquels deux il se fait d’ordinaire beaucoup de vent, n’existant pas pour moi. Ma place est le pathos fécond de l’expérience, et le mot transcendantal dont j’ai tant de fois indiqué la signification, et qui n’a pas même été compris par non censeur (tant il a tout vu légèrement), ne signifie pas quelque chose qui dépasse toute expérience, mais ce qui, tout en la précédant (a priori), n’est cependant destiné qu’à rendre possible une connaissance expérimentale. Si ces notions dépassent l’expérience, alors leur usage, qui diffère de l’immanent, c’est-à-dire de celui qui est restreint à l’expérience, prend le nom de transcendant. Toutes les confusions de cette espèce ont été suffisamment prévenues dans l’ouvrage ; mais le censeur trouve son avantage dans les malentendus.
  29. L’Idéalisme proprement dit a toujours un but mystique, et ne saurait en avoir un autre ; le mien n’a pour but que de faire comprendre la possibilité de notre connaissance a priori touchant des objets de l’expérience ; ce qui est un problème qui n’a pas encore été résolu jusqu’ici, pas même proposé. Par là tombe donc tout l’idéalisme hyperphysique, qui conclut toujours (comme on peut le voir déjà par Platon) de nos connaissances a priori (même des connaissances géométriques) à une autre intuition (l’intellectuelle), comme celle des sens, parce qu’on ne peut absolument pas concevoir que des sens doivent percevoir aussi a priori.
  30. Le censeur se bat en plus d’un endroit avec son ombre. Quand j'oppose la vérité de l'expérience au rêve, il ne fait pas attention qu'il ne s’agit pas là du somnio objective sumpto de la philosophie de Wolf, qui est purement formel, et où l’on ne considère point la différence du sommeil et de la veille, différence qui ne peut pas même être l’objet d’une étude dans une philosophie transcendantale. Du reste, il dit de ma déduction des catégories et de la table des principes intellectuels, que ce sont « des principes connus de logique et d’ontologie, exprimés en langage idéaliste. » Le lecteur n’a qu’à voir là-dessus ces prolégomènes pour être assuré qu’on ne pouvait porter un jugement plus pitoyable et même plus faux historiquement.