Kaschmir, jardin du bonheur/10

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Les Éditions Henry-Parville (p. 101-107).


X

ÉVASION


Tout, dans les situations difficiles, repose sur l’exactitude des hypothèses interprétatoires qu’on fait. Je voulais agir, et agir vite, mais d’abord il me fallait bien comprendre. C’était essentiel.

Je songe donc, en examinant les cordes, qui tout à l’heure me tenaient serré. Je calcule, je médite, je tente de « recurrer » la volonté de Zenahab. Sans doute veut-elle me laisser quelques jours moisir ici, avant de donner le coup de grâce. Mais rien n’est moins certain. Si l’on vient plus tôt, ne faut-il pas, puisque je suis délié, qu’avant l’arrivée des exécuteurs j’aie mis ma fuite au point… et en acte ? Évidemment, si l’on me reficelle, ce sera définitif. Mais réaliser ma fuite ? À ces mots que je pense, et à cette formule que j’articule, un rire nerveux me prend. Réaliser ? Je suis nu dans un caveau, nu, seul — avec une tête coupée comme confident…

Pourtant, et je ris encore sans pouvoir me retenir, je suis l’époux de la femme qui vit là-haut, la monstrueuse et polyandrique Kaschmirienne. Je suis son époux…

Que faire ? Que faire ? Ma tête bout comme un chaudron de sorcière. Fuir… Fuir… Et je cite ironiquement du Shakespeare : Mon royaume pour un cheval… Mais brutalement un bruit m’arrête. J’écoute !

C’est un clapotis léger qui suit le mur d’en face. Alors la lumière me pénètre brusquement comme une lame. Ce mur borde le canal souterrain par lequel on m’amena ici.

Il faut donc gagner ce canal. Il faut…

Je sais, oui, mon guide m’a dit qu’il y avait des caïmans. Mais il n’y en a pas dans le lac Dahal, le plus pacifique lac du Monde. L’adolescent si gracieux a sans doute voulu me faire peur.

Je m’avance cependant vers la mare qui occupe moitié de ma prison. Un escalier y descend. Je suis les marches qui me mènent jusqu’à deux mètres du mur. Il y en a sept. J’ai à ce moment de l’eau jusqu’au cou.

Alors, je remonte, puis, bon nageur, je plonge, prudemment. J’ai d’abord à faire le tour de cette prison aquatique. En réalité, elle occupe plus de la moitié du caveau. La « terre ferme » ne s’étend pas sur plus de trois mètres et l’eau en fait six. Le lieu est un rectangle. Il porte quatre mètres de large et neuf ou dix de long.

Je plonge maintenant pour suivre les marches. Mais elles ne vont pas plus loin que la septième. Le trou ensuite est extrêmement profond. Il doit avoir plus de cinq mètres, je ne touche à rien. Je remonte et me repose un peu, accoté au mur du four. Puis, je me remets à l’eau et je tâte le mur en face, où j’ai entendu le clapotis… Ah !…

Je reviens à l’air, étourdi, crispé de joie, au point de me coucher tout au long un instant pour cuver mon bonheur. La liberté, je dois la tenir…

À trois mètres de profondeur, il y a un trou dans le mur, qui fait communiquer sans nul doute mon caveau avec le canal par lequel je suis venu, le fameux canal qui va au lac Dahal, et… à la vie…

Je me précipite encore à l’eau. Je plonge. Voici le trou. Une grille le ferme. Il a un mètre de côté et il est carré. La grille est-elle solide ? Tout est là. Pourrais-je démolir cet entrelac de métal qui, depuis des siècles peut-être, est sous l’eau ?

Je suis encore remonté. Mon cœur bat la chamade. Il me faut reprendre du calme. Je ne dois pas aller sous l’eau comme un enfant, risquer la crampe, l’accident. Je me dis intimement, je me suggestionne : « Sois calme, mon ami ! sois calme ! »

Je me rejette enfin à l’eau. Voici les barreaux de fer. Prenons l’ensemble par le centre ! Je m’appuie des pieds au mur, et je tire de toute ma vigueur, la poitrine gonflée d’air, les joues enflées comme un Eole de la tradition picturale, je m’arc-boute… et ça vient… Mon effort est même excessif.

J’arrache la grille avec une telle énergie que je cabriole sous l’eau sans la lâcher, et peu s’en faut que je ne coule avec elle. Je laisse enfin gagner son tréfond à ce meuble inutile auquel je me cramponnais si bêtement quand il ne m’était plus de rien, et je me hisse dans ma prison. Il est temps. Je sens tout tourner dans ma tête, je tombe au sol avec une pensée désespérée : si, maintenant, on vient m’égorger ?…

Je m’évanouis.

Combien de temps dure ma syncope ? Je ne sais et nul ne saura jamais. Je me réveille enfin, et j’ai la terrible sensation, comme le reliquat d’un cauchemar, d’être ligoté à nouveau. Non, je suis libre. Et je vais l’être mieux encore… Je marche alors dans ma cave en cherchant à rythmer mon souffle, à donner à mes muscles leur souplesse maxima. Je me prépare comme un gladiateur avant de venir au grand jour de l’arène. Allons-y maintenant ! Je suis prêt !

Je descends prudemment dans l’eau, je plonge lorsque le niveau atteint ma bouche et me voici au mur, je m’insère dans le trou, dont la grille rouillée, pourrie, réduite à l’état de carton, gît au fond. Je m’enfonce posément dans l’étrange canal. C’est plus difficile que je n’aurais cru d’y progresser. Il eût fallu plonger autrement, tête en avant. Qu’importe. Je passe. Un moment, je suis arrêté par mes reins cambrés, je me sors de ce mauvais pas, me voici le torse de l’autre côté. Je touche le « plafond » des talons et ma tête monte. Encore ! J’y suis cette fois, et d’un coup je regrimpe à l’air. Il est temps !

Je respire une atmosphère fade et humide. Elle semble délicieuse. L’obscurité est parfaite. Je frôle un mur et le suis. Vais-je dans le bon sens ou dans le mauvais ?

Je nage avec lenteur, sans abuser de mes forces. Je ne sais pas du tout combien ça va durer. Y a-t-il des caïmans ?… Le mur s’infléchit. J’obéis à la courbe. Il s’incurve ensuite d’un autre côté, je le suis encore.

… Ah ! cette fois, je suis sauvé…