Kaschmir, jardin du bonheur/5

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Les Éditions Henry-Parville (p. 58-66).


V

ZENAHAB


Subtile vision d’Asie, je vous retrouve toujours en moi comme un vivant symbole ! Je revois cet étrange et fascinant paradoxe qui pourrait figurer la duplicité universelle : La rue vulgaire offrant des demeures renfrognées ; et les toits délicats, ouverts sur une sincère ingénuité. Ainsi en est-il sans doute de tout ce qu’on regarde alternativement, et de terre, et du ciel. Peut-être même toute vérité a-t-elle semblablement deux faces. Jamais en effet je n’avais imaginé ainsi Sirinagar. Vu des rues, du sol, du lac, tout y semblait clos, discret et jaloux comme aux pays musulmans. Et voilà que, de haut, j’avais la révélation d’une cité où rien n’était scellé, où la vie s’étalait avec le naturel naïf et bénévole dont les habitants de Tahiti semblent seuls, au dire des voyageurs, avoir gardé jusqu’ici la tradition. Je comprenais enfin le pays. Il y avait un aspect familier de la cité pour les Kaschmiriens et un autre guindé et secret pour les hommes d’Europe. J’étais devant le décor réservé aux habitants de la Vallée Heureuse.

Je regardai longtemps.

Parfois, à trente mètres de moi passait une barque menée avec agilité par un grand diable presque nu. À l’avant, une sorte de tente courbe prolongeait l’étrave en une forme curieuse pareille à une tête de marsouin. Il y avait là-dedans des marchandises, ou des femmes, ou des hommes impassibles qui rêvaient.

Très loin à gauche, une route décrivait des méandres harmonieux sur la terre verte. Elle gagnait un village dont j’entrevoyais la mosquée avec son minaret. Puis, au-delà, c’était la montagne agressive qui commençait, avec ses nuances dégradées, allant du vert assombri d’une forêt de cèdres répandue sur les dernières pentes, jusqu’au blanc rosâtre des sommets.

Au pied d’une falaise, à cent mètres, dans une sorte de chambre rocheuse abritée de tous regards sauf sans doute du mien, des femmes se baignaient. Elles étaient brunes et sveltes. Un arbre pendait au-dessus d’elles et je les vis s’accrocher aux branches pour jouer comme des ondines.

Sans connaître une si voluptueuse présence ni s’en soucier, derrière même cette anfractuosité, un officier anglais maniait des appareils de géodésie, avec deux soldats raides et froids qui marchaient à pas comptés.

Une barque s’arrêta tout près au bord, vraisemblablement de « mon » île, dont je ne pouvais malheureusement entrevoir le rivage. Deux hommes l’occupaient. Ils parlaient avec d’autres personnes invisibles. C’étaient de splendides Kaschmiriens, barbus, vêtus de vastes robes brunes serrées à la taille par une ceinture rouge. L’œil dur et fixe, la lèvre inférieure fendue et lourde, le port de tête hautain les désignaient comme des maîtres. Ils avaient un pur type aryen et leurs paroles m’étaient incompréhensibles. Mais la fatigue me força à descendre de l’étrange observatoire. Je me promis d’y revenir sous peu.

J’étais assis à réfléchir depuis un quart d’heure, quand on ouvrit la porte de ma chambre et deux grands escogriffes armés, avec une sorte de casque souple à oreillères de cuir, entrèrent raides comme des soldats de Sa Majesté Britannique.

— Viens ! me dit l’un d’eux en dogra.

Je les suivis.

On traversa deux salles nues, puis, à la porte d’une troisième, je dus m’arrêter, encadré par les deux gaillards muets. Là une invisible main fit alors tourner l’énorme panneau de cèdre, et je vis un salon prolongé en terrasse fleurie. Le sol était couvert de tapis. Pas un siège, mais tout un mobilier d’Hindou richissime, et des tables basses recouvertes de bibelots d’or.

J’entrai. Derrière moi la porte fut close d’un coup violent. La prudence me commandait de tout attendre, de tout espérer et de tout craindre, je devais donc mesurer mes gestes et mes pas comme mes paroles. Je m’assis aussitôt à terre, sans regarder le dehors, si tentant pourtant et empli de lumière, où la vie s’agitait. Je fus au pied d’une table laquée. Là, jambes repliées, muet, j’attendis, allongeant les bras sur mes cuisses comme un Bouddha. Je devais, immobile, sembler un brahmine inspiré. Le lac s’étendait devant moi, semé de ses petits îlots fleuris. De ce côté, rien n’indiquait que je fusse prisonnier, tant la liberté paraissait proche. Mais en Orient, il faut se méfier des apparences.

Soudain derrière moi, sans qu’aucune porte battît, je sentis quelqu’un arriver. Un frisselis de tissus légers s’approchait très lentement. Sans remuer doigt ni œil, je restai impassible, tendu toutefois pour tout percevoir et tout comprendre. Une femme me frôla, grande, orgueilleuse d’allure et parfumée jusqu’à l’écœurement. Elle s’arrêta à mon côté, en battant du pied, puis avança encore. Je ne vis son masque qu’au moment où elle prit place devant moi, assise à la turque sur un tapis de prière. Le visage que je pus deviner très beau était couvert d’une gaze légère et le corps enveloppé dans des mille plis lourds d’innombrables écharpes. L’ensemble restait mystérieux, mais menaçant plus encore…

La femme, sans préparation, dit avec autorité et froideur en un anglais très pur :

— Tu seras mon époux ?

Je la regardai impassiblement, et, sans lever la voix, attentif à tous mes mots, j’articulai :

— S’il plaît à Dieu.

Elle approuva et baissa la mousseline de sa face. C’était vraiment une admirable créature. Elle possédait l’aspect grave et un peu artificiellement triste des épouses de rajpouts, dans l’Inde. Le nez toutefois était sémite, mince et droit, le front bombé m’apparut légèrement creux aux tempes. La bouche, trop arquée, restait pourtant petite et un fard violâtre la paraît. L’ovale du visage s’attestait parfait, mais le regard en démentait la jeunesse apparente. Il était trop aigu et subtilement cruel. J’y lus une qualité de curiosité fixe et âpre qui m’avait toujours paru d’origine strictement européenne. Cette femme était peut-être une Kaschmirienne, mais plus certainement une femme d’entre Thibet et Punjab. Elle avait en un fascinant ensemble tout ce que les races d’Asie comptent chacune de vraiment beau : la peau surtout, légèrement roussâtre, attirait les baisers. Les sclérotiques, bleu mordoré, enchâssaient d’étranges pupilles, d’un roux ocellé de mauve, Elles faisaient penser à ces yeux de fauves qui vous émeuvent comme des regards amants. Son cou d’une merveilleuse pureté de ligne, gardait la minceur tremblante d’un jonc — si tentante pour les cimeterres — Je ne voyais ni ses mains ni ses jambes.

Elle reprit :

— M’épouseras-tu ce soir ou demain ?

Je répondis, impassiblement :

— Je ne veux que satisfaire ton désir. Tu choisiras.

On entra et ce fut le thé servi dans une tasse d’or ornée de gemmes, d’ailleurs mal taillées, mais monstrueuses.

— Bon, ce soir donc. Me connais-tu ?

Je la dévisageai froidement :

— Dieu m’a donné la science de connaître la beauté. Je te connais donc.

Ces phrases balancées et incertaines ont une valeur très grande dans les conversations dont on ignore le sens et le but. La femme répartit :

— M’aimes-tu ?

— Comment n’aimerait-on pas ce qui est parfait ?

— Regarde !