Kermesses (Eekhoud)/La Pucelle d’Anvers

La bibliothèque libre.
Henry Kistemaeckers, éditeur (p. 90-112).

La Pucelle d’Anvers



Anvers, on appelle nations, des corporations d’ouvriers employées au chargement et au déchargement des navires. Comme les anciennes ghildes des communes flamandes, chaque nation a son baes ou doyen, un nom, un local, son outillage, ses attelages d’énormes chevaux mecklembourgeois, ses fardiers inusables. Flup Borlander appartenait a la Nation d’Amérique, installée au Saint-Trouvé, plaine de Hesse. Un crâne que Flup Borlander, avec des muscles comme des câbles, un coffre solide comme une meule, des quilles un peu torses, mais plus fermes que les piliers de la Cathédrale et, ce qui ne gâtait rien au dire des paroissiennes de son habitacle de la Montagne-aux-Cigales, une large caboche plantée de cheveux châtains et crépus, des oreilles en auvent mais régulières, des yeux pers comme les flots tranquilles, une bouche bien fendue aux commissures rabaissées par un pli d’une douceur un peu triste, un menton rond, avancé, le derme rude et le teint rose. Le compagnon asseyait avec autant de dextérité sur l’épaule ou sur le chef la lourde balle de riz guindée du transatlantique qu’il soulevait de terre ses danseuses des bals faubouriens. Tous les dimanches, après s’être astiqué, le fruste garçon partait pour une des guinguettes de la banlieue. Il avait toujours trop aimé la danse pour distinguer la danseuse, lorsqu’un soir, au Robinet, il avisa une particulière vers qui le porta une affinité spontanée et jamais éprouvée auparavant. C’était une brunette de fraîche mine, bien en chair et de taille avantageuse. Il ne détacha les regards des contours montueux de sa poitrine, de la cambrure élastique de ses hanches, de la rondeur presque masculine de ses bras que pour s’extasier au vif incarnat de son teint, à ses lèvres saillantes, à ses yeux bruns injectés d’or. Un émerillonné de l’âge de Flup la chaperonnait. Le chargeur, mordu d’abord par une indicible angoisse, se rasséréna en constatant que le quidam ressemblait étonnamment à sa compagne. La commère dévisageant à son tour ce mastoc tombé en arrêt devant elle, eut à la suite de ce furtif examen une moue approbatrice et un tressaillement qui n’échappèrent pas au contemplatif. Les cuivres attaquaient le prélude d’une valse. Flup fonça délibérément sur la brunette et l’accosta non sans rougir et bredouiller. Elle affecta de consulter son frère, puis, acquiesçante, elle posa la main sur le biceps droit du débardeur. Ils balancèrent un moment sur place, accordant leurs pas, et partirent, entraînés par une même impulsion, fendant la cohue désordonnée de leur course gracieuse et rhytmique. Après cette valse, il obtint une polka, puis ils revalsèrent ; rien ne dépassait la valse. Les autres fois, il pirouettait jusqu’au matin, il semblait deviner aujourd’hui que les rapports entre un gars pubère et une fille nubile ne tirent pas leur charme exclusivement de cet exercice. La chaleur étant suffocante dans la salle, le couple descendit au jardin. Il faisait une tiède nuit de mai. Sous la charmille des bancs appelaient la confidence ; ils en profitèrent. Elle s’appelait Rosa Valk, était orpheline, demeurait avec son frère Tjefke dans une mansarde de l’impasse du Cygne. Le gamin exerçait le métier de cigarier ; Rosa triait le café chez Grevel frères. Flup lui parla de l’ouvrage sur les quais. Il racontait ses prouesses d’athlète, le portage qu’il pariait de déplacer, ses batailles avec les louffers, ou rôdeurs de quais, et il disait son sobriquet glorieux comme un titre de noblesse : Flup-les-Deux-Cents-Kilos. Elle était libre, lui également : comme cela se trouvait. Et cette constatation faite, ils se turent comme pour mieux en savourer la douceur ; et leurs mains s’oublièrent l’une dans l’autre. Ils se remirent à balbutier des choses banales, mais sans en rien penser ; l’accent seul importait et ce n’était pas la pluie et le beau temps qui leur arrachaient ces longs soupirs. Flup enferma le busc de Rosa dans son bras vigoureux ; cédant à cette attirance, elle laissa choir la tête sur l’épaule du pitaud. Alors seulement il osa lui dire combien il la trouvait désirable. À son tour, elle avouait une ancienne inclinaison pour les arrimeurs et les gagne-denier du port. Souvent, l’atelier la relâchant, elle vaguait le long des quais, assistant aux manœuvres de force. Les compagnons, la tête prise dans un capuchon de toile goudronnée, évoluaient régulièrement, manipulaient la marchandise sans broncher, sans trahir la moindre fatigue. Combien de fois avait-elle passé devant lui avant, de le connaître ?

Longtemps ils restèrent blottis sous la feuillée. Le jardin se vidait, les girandoles et les ballons chinois amorçant les badauds au dehors se clairsemaient ; dans la salle de danse, la retombée furieuse des pieds sur le parquet, les pétarades des trombones, les cliquetis des verres, les bousculades et le bacchanal des nuits de féerie s’apaisaient, expiraient dans un lointain de plus en plus indéfini.

Tjefke, qu’ils avaient oublié et qui les cherchait depuis une heure, troubla ce langoureux tête-à-tête. Mais avant de se séparer, ils convinrent de se retrouver au Robinet le prochain dimanche.

Ils se fiancèrent dès cette seconde rencontre et fixèrent l’époque du mariage à la fin d’août, après la kermesse d’Anvers.

Nos lourds manants de Flandres portent, en raison même de leur besoin de concentration, une infinie délicatesse dans leurs engagements de cœur ; leur tendresse est d’autant moins diserte que les sources en sont profondes et leurs rudes accolades, leurs déclarations corsées, si étrangères à notre code de galanterie et à notre rhétorique de sentiment, dissimulent souvent une candeur idyllique, une absolue virginité d’âme. Ils ne sont obscènes et cyniques qu’au dehors, tandis que la corruption savante et l’athéisme raisonné de nos mondains déguisés sous le concetti et le sophisme, effaroucheraient les plus incorrigibles de ces débagouleurs.

Flup Borlander représentait un de ces faux lubriques. Il était, de plus, catholique pratiquant convaincu jusqu’à l’exaltation. Du jour où il élut la compagne de sa vie, il se jura de ne la posséder que le soir de la noce. On aurait beaucoup surpris les camarades d’équipe de Deux-Cents-Kilos et amusé les gaguis de l’atelier de Rosa en leur révélant la condition exacte des rapports entre le débardeur et la trieuse, habitués qu’étaient les gouailleurs à les voir toujours ensemble à la promenade, le long des glacis, à la danse, frileusement enlacés. Comment un gars si bien constitué pouvait-il garder ce serment de séminariste ! Il le gardait pourtant. Mainte fois, congestionné, bouillant, le scrupuleux fiancé faillit escompter les délices promises à l’époux. C’est aussi que cette affriolante Rosa mettait la continence héroïque du mâle à des épreuves atroces. Elle avait accueilli avec des transports attendris, comme une garantie de l’amour véritable et des intentions sérieuses du bien-aimé, le délai imposé par le franc garçon à leur complète union. Mais elle se fatigua bientôt de ce platonisme. Ils haletaient éperdument l’un après l’autre ; étreintes et baisers superficiels les affolaient au lieu de les soulager. En dépit de la volonté de Flup, les effluves du désir s’échappaient de tout son être robuste. Les regards noyés, la gorge sèche, la femme enveloppée de ces émanations chaudes s’abandonnait, se pâmait dans ses bras et énervée reprochait ce jeu cruel au bien-voulu. Alors furibond, lui-même à bout de contrainte, Flup cherchait à sa promise une de ces rogues et courtes disputes si fréquentes entre amants du peuple ; il la battait, la repoussait loin de lui, craignant de la toucher et même de la voir, prêt à se parjurer. Stratagèmes illusoires, piteuses diversions, les appétences devenaient plus pressantes ; le mal d’amour s’exacerbait.

Un crépuscule de juillet où les foins outraient malicieusement leurs senteurs troublantes, où les sistres des cigales et les flûtes des crapauds accompagnaient la danse des moucherons, ils cheminaient sur la berme du canal de la Campine, s’en revenant du Hibou des Bois, la guinguette adossée aux ruines du vieux donjon de Gallifort et le rendez-vous estival de tous les écots urbains. Ils marchaient très lentement, silencieux, comme oppressés. Devant eux, l’approche de la ville s’annonçait par des cépées de mâts et des flèches d’églises émergeant de derrière la muraille des remparts. Le terme de leur excursion, la navrante quiétude de la campagne plate, la perspective de rentrer dans le pourpris citadin agirent peut-être sur sa sensibilité ? Elle éclata en sanglots, refusa d’avancer, le supplia de la prendre en pitié. Bouleversé lui-même, le fanatique trouva de douces et plaintives paroles d’exhortation, aussi déchirantes que le bramement du cerf enquête de sa biche. Au lieu de la calmer, ces paroles trop tendres achevèrent de l’affoler, et, frémissante, mauvaise, les narines dilatées, elle l’insulta, le défia en mettant en doute sa virilité. Il changea de couleur, perdit contenance, puis éclata d’un rire étrange. Du moins Rosa attribua à un accès d’hilarité moqueuse la contraction extravagante de son visage et le mouvement spasmodique de ses membres. Mais il se calma et, comme furieux contre plus fort que lui, il montra le poing au ciel et lança une imprécation effroyable. La sève s’était révoltée.

Ils touchèrent à la fin de leurs vigiles ; quelques jours encore et le prêtre leur permettrait de satisfaire leurs fringales exigeantes. Ce jour-là, elle serait pleinement édifiée sur la qualité de son homme ; un peu vindicatif, il entendait qu’au lieu de l’exciter, elle fût forcée de demander du répit.

La kermesse allait commencer. Elle serait particulièrement brillante cette année à cause de la joyeuse entrée du roi dans la métropole. On parlait surtout d’une sortie de l’Ommegang, la légendaire cavalcade. Les édiles faisaient construire des chars nouveaux, repeindre et tapisser les anciens, confectionner des costumes ; ils enrôlaient des enfants roses et potelés, de membrus adolescents et surtout d’éblouissantes jeunes filles, qui figureraient dans le cortège, parés de travestis historiques ou déshabillés comme des divinités.

Avant tout, il s’agissait de choisir la « Pucelle d’Anvers ». Il fallait, pour tenir le rôle capital dans cette imposante mascarade, une femme unissant une physionomie avenante à un torse et à des membres sans défaut. Des traqueurs experts battirent les quartiers de la ville dans tous les sens, et principalement ces antiques venelles où s’encanaillent les dernières héritières des gouges mamelues célébrées par les coloristes rubiconds. Ils fouillèrent les antres des sirènes de l’Escaut, depuis les aquariums dorés hantés par les patriciens, jusqu’aux viviers squammeux où se déchaînent les pléthoriques amours des matelots. Il leur arriva de dénicher des comparses fort présentables, mais aucune ne se distinguait suffisamment des autres pour être exaltée. On invoquait en vain la femme rubénienne ; elle ne se montrerait plus ; qui prouvait même qu’elle eût jamais existé ? Des idéalistes que ces peintres ! Et dire que la kermesse s’ouvrait dans quatre jours !

Or, un matin que l’honorable M. Van Blinkvat, échevin de la ville d’Anvers et « vice-président de la commission des fêtes », gravissait le grand escalier d’honneur de l’Hôtel-de-Ville, tout marri des stériles recherches de ses limiers, il croisa une jeune fille qui dégringolait, avec une pétulance de chamois, les marches de marbre blanc. Un seul regard, à travers ses lunettes, avait suffi au vieux connaisseur pour reconnaître dans cette fugace apparition le prototype de la beauté anversoise.

— Arrêtez ! arrêtez ! cria-t-il avec une angoisse si grande que la fuyarde se retourna et remonta sur le perron d’où le vieux magistrat faisait d’extravagants signaux d’appel. Van Blinkvat la considérait des pieds jusqu’à la tête, et plus il l’examinait, plus son visage allongé se déridait, plus ses yeux glauques se ravivaient, plus son rictus édenté ressemblait à un sourire. Il la tenait enfin, la rarissime pucelle. Non, le grand Pierre-Paul ne flattait pas l’Anversoise en peignant ses nymphes de la galerie de Médicis. L’inconnue valait le plus luxuriant des modèles abolis. La charnure, la ligne, la couleur s’harmonisaient divinement. Et, dans son enthousiasme, Van Blinkvat portait ses mains tremblantes à cette poitrine pour la palper.

— Hé, mynheer, vous vous trompez d’enseigne, je crois ! dit la belle ouvrière en le repoussant. Le vieillard retint par la robe la farouche créature et, s’excusant, il parla de l’Ommegang, de l’embarras dans lequel se trouvait la régence et principalement lui, M. Van Blinkvat, échevin des beaux-arts.

— Rosa Valk, adjurait-il, vous sauverez l’honneur de votre berceau, vous seule pouvez représenter la vierge de l’Escaut. On vous paiera ce que vous voudrez…

La jeune fille crut d’abord que le vieux monsieur noir, cravaté de blanc, perdait ses cinq sens et elle partit d’un retentissant éclat de rire. Elle, Rosa Valk, la simple trieuse de café de chez Grevel frères, monter sur le char d’Anvers, s’exposer aux regards de tous les honnêtes gens et des autres dans un costume de carnaval indigne d’une chrétienne ! M. l’échevin ignorait sans doute son mariage avec un brave garçon « du côté de l’eau » ; à preuve qu’elle venait de réclamer aux employés de l’état-civil les actes nécessaires à cette alliance ! Non, M. l’échevin s’amusait aux dépens d’une innocente. D’ailleurs, son Flup ne lui permettrait jamais cette énormité.

Le barbon ne la lâchait pas.

— C’est cent francs que vous toucherez pour chaque sortie de la cavalcade. Je vous laisse jusqu’à demain, avant midi, pour vous décider…

— Vous connaissez ma décision dès à présent, mynheer !

— Voyez-vous l’entêtée. On ne rencontre pas tous les jours pareille aubaine, surtout à trier le café et à vider la cale des bateaux.

— Je ne veux pas de vos trésors au prix d’une querelle avec mon promis.

— Vous changerez d’avis, la brunette !

— Oh que non !… Merci de vos offres aimables et bien le bonjour.

— À demain, la belle !

— Adieu, monsieur !

Le surlendemain, le brouillard suspendu tous les matins comme un vélum de crêpe au-dessus de l’Escaut se dissipait emporté vers la mer, ce que les riverains tiennent pour un présage de beau temps. Lentement, un radieux soleil monta dans le ciel de lazulite. Dès l’aube, le bourdon de Notre-Dame s’ébranlait à pleine volée dans sa cage de pierre et sur cette basse continue, le carillon égrenait sa tintinabulante symphonie. La ville entière, peinte et lavée à neuf depuis des semaines, rompait, par une profusion de drapeaux tricolores, la monotonie de ses blanches façades. Les bâtiments en rade et dans les docks arboraient des pavillons bariolés. Dans les artères des mâts plantés de distance en distance, portaient, à mi-hauteur, des bannettes dorées garnies de fleurs et à leur sommet plaquaient des étendards. Jusque dans les ruelles espagnoles, des cordes jetées d’un mur à l’autre par les lucarnes des galetas soutenaient des enfilées de guidons et de banderoles, des chapelets de lanternes vénitiennes, des transparents cl des anagrammes. Six arcs de triomphe achevés pendant la nuit se dressaient à l’entrée des principales places.

Au jour levant, des flâneurs, par bandes, battirent les rues. On voyait des arrimeurs endimanchés, rasés de frais et mal débarbouillés des crasses de la semaine ; des manœuvres en blouse courte, veules, se déhanchant, la casquette renversée sur l’oreille ; des bateliers trapus, en bouffantes culottes boucanées, glabres, rugueux, corrodés par les brises salines ; des matelots de toutes nations, à la marche dandinante, la plupart en vareuses à cols retombants et lâches.

Puis, arrivaient de pied, à cheval, en carrioles, par les bateaux, par les diligences, par les convois, les hordes prolifiques de ruraux. Leurs tapées encombraient jusqu’aux voies les moins passantes. Il s’en engouffrait des tribus entières dans les estaminets et lorsqu’ils décampaient pour renouveler leurs libations plus loin, d’autres buveurs débordaient et les remplaçaient.

De groupe à groupe se produisaient de courtes et familières reconnaissances, un échange d’interpellations brutalement cordiales, de taloches fraternelles ; et des partants s’attardaient à trinquer, devant les comptoirs, avec les arrivants ou lâchaient leurs compagnons de route pour baguenauder avec d’autres pays. On distinguait les gens du Polder à leur thorax développé, à leurs faces bouffies et roses, à leurs yeux bleus comme les faïences de Delft ; les Campinois, à leurs galbe plus anguleux, à leur tignasse plus sombre, à leur mise moins cossue, à l’expression mélancolique et concentrée de leurs regards. Les fermières de la contrée fertile, constellées de bijoux comme des fiertés, arboraient d’échevelés bonnets à dentelles : les contadines de la région sablonneuse portaient de simples coiffes plates et des mantes de drap noir à capuchon. Des Zélandaises s’emprisonnaient la tête dans un frontail d’or luisant à travers le linon ; et leurs hommes, en pittoresque costume de velours vert, avaient le couteau passé dans la ceinture, retenue par un fermoir d’argent niellé. Ces agricoles charriaient des bambins rouges comme des coquelicots, sanglés dans leur veste de premier communiant, et des fillettes en chaperon de cuir bouilli, garni de rubans verts.

À mesure que la matinée avançait, des traînées de bourgeois en chapeaux de soie et en redingotes, maussades, emboîtaient le pas aux processions des sarraux indigos et des casquettes de soie aux fantasques méplats. Plus tard, des épaulettes, des pompons, des insignes militaires, faisaient comme des taches de sang parmi cette multitude sombre.

Vers le midi, la circulation devenait pénible dans les rues à parcourir par l’Ommegang. Des rassemblements se formaient aux coins situés favorablement. On se disputait le bord des trottoirs ; les nabots et les femmes se piétaient, les pères juchaient leurs marmots sur leurs épaules. Des grappes de mômes s’accrochaient aux réverbères et aux saillies des façades. Il y en avait jusque dans les gouttières. Et d’en bas, ces gamins recroquevillés, immobilisés dans des postures impossibles, semblaient des êtres chimériques, sculptés en manière de gargouilles par les primitifs francs-maçons.

Sans trêve, des vendeurs d’une voix glapissante criaient le programme de la cavalcade. Un marchand de coco ameutait les gens altérés autour de sa fontaine à clochettes. Ce pullulement humain semblait fermenter sous l’implacable soleil d’août, et il s’en exhalait comme du fond d’un brassin une vapeur aphrodisiaque où dansaient des globules d’or.

Deux heures tintèrent dans la flèche ajourée de la Cathédrale. Sur la place Verte, celle où s’élève une facheuse statue de Rubens, chargée ce jour-là à enfoncer le pavé, un mouvement oscillatoire se manifesta. Un cri de joie partit : « Les voilà ! l’Ommegang ! » Et tous les regards se dirigèrent vers l’angle du forum où débouchait la tête de la cavalcade. Un piquet de gendarmes à cheval, le sabre au clair, ouvrait la marche. Ils caracolaient, écartant la grouillante cohue.

En ce moment un jeune compagnon dont les harnais de fête bridaient sur les formes massives et athlétiques, voulut traverser la rue. La haie des fantassins, crosse au pied, le refoula sur le côté.

— Mais, piote, camarade, j’ai affaire à trois heures à Saint-Job ! observa le gars.

— Tant pis, vous doublerez le pas tout à l’heure ! fit le caporal. En arrière, dis-je, et pas de réplique…

Flup Borlander obéit non sans bougonner et resta planté, au premier rang, derrière les soldats, de façon à prendre la meilleure part du spectacle qu’on lui imposait.

Rosa, la bien-aimée, l’attendait au bout de la chaussée de Merxem, près des fortifications. La veille, elle avait proposé au débardeur de fuir la bousculade et le tumulte des kermesses et de s’exiler ensemble, loin de la ville suffocante, sous les ormaies feuillues, parmi les buissons odorants. Aucun projet de réjouissance ne promettait davantage à l’énamouré que cet isolement à deux. Aussi maudissait-il la foisonnante multitude qui l’enfermait et surtout ces militaires esclaves de la consigne et aigris par la corvée.

Cependant, faisant le compte des minutes qui le séparaient encore de l’heure fixée, il se défronça et se mit à béer, comme tout ce populaire, au légendaire Ommegang.

salua d’un juron de bonne humeur la Baleine aussi haute qu’une maison et rit de son rire énorme et contagieux lorsque le petit populo attaché sur le dos du cétacé en carton-pierre, dirigea malignement ses jets d’eau dans toutes les directions, sur les bonnets à fanfreluches des paysannes, sur les tuyaux de poêle des urbains, et, par les croisées ouvertes, encadrant de blondes théories d’héritières bien qualifiées, jusqu’au fond des enfilades somptueuses.

Leurs petites mains gantées rapprochaient trop tard les battants des hautes portes-fenêtres et ruisselantes, elles riaient de leur maladresse en privilégiées que le naufrage d’une toilette n’inquiète pas.

L’espiègle aspergeait déjà leurs voisines. Jamais pompier ou fontainier ne manœuvra avec autant de diligence et de précision que ce grimelin. Il faisait pleuvoir sans répit le contenu de l’inépuisable réservoir dissimulé sous la carapace du monstre. Ah ! les imprudents s’étaient plaint de la chaleur ! Voici qui les rafraîchissait ! Tant pis pour les grincheux ; plus ils rageaient, plus il les sauçait ; plus la foule se trémoussait. Il fallait passer par ce que voulait le lutin. La douche vous poursuivait aussi loin que vous couriez, s’acharnant après les fuyards empêtrés, dardée même avec une adresse désespérante sur la partie la plus glorieuse de leur harnachement. Et c’était sous l’ondée une bousculade fantastique, une gaîté délirante ! Et Flup, le franc signor rigolait, au point d’oublier sa Rosa, sa troublante accordée.

Lorsque parut le géant Druon Antigon, il éprouva une joie nouvelle :

— Salut au grand seigneur, au plus vénérable bourgeois d’Anvers ! Bonjour, l’Ancien ! Vive l’ancêtre !… Le colosse s’avançait lentement, traîné par huit forts chevaux des nations, vêtu comme un consul de Rome, basané, barbu, le poil noir, tournant la tête de droite et de gauche, promenant des regards d’ogre coupeur de mains sur ce fourmillement de nains sans rancune qui le poursuivait de ses hourrahs ! Ses épaules dépassaient les deuxièmes étages des hôtels de la place, et le phénix aux ailes déployées, ornant le cimier de son casque, pointait au-dessus des toits.

La géante marchait derrière. Celle-ci, plus hautaine que Druon, regardait droit devant elle, sans bouger la tête, indifférente aux interpellations de son peuple. Aussi, justement froissée, la bonne gent accueillait-elle moins cordialement la première châtelaine du Burg que le châtelain son mari.

Ensuite commença le défilé des chars et des quadrilles de cavaliers costumés. Au-dessus de ces flots moutonnants de têtes rissolées, les Navires semblaient tanguer. Les mignons matelots, tout de blanc habillés, affourchés sur les vergues, suspendus dans les haubans, arrachaient des récris d’angoisse aux mères, et, crânes, ils agitaient leurs chapeaux de toile cirée.

Et des connaisseurs, Flup tout le premier, signalaient les pièces de l’Ommegang à mesure qu’elles apparaissaient dans le lointain.

— Le char d’Anvers ! La Pucelle ! Ce cri secoua longuement la multitude comme l’ouragan agite les cimes des futaies.

C’était le dernier char et par conséquent le plus glorieux. La charpente en disparaissait sous les ors, les tentures, la jonchée. Il s’élevait, en pyramide, par gradins sur lesquels se groupaient, dans un désordre théâtral, des femmes en toilettes blanches, décolletées, les bras nus, couronnées de lauriers. Des hommes pelus, le trident à la main ; des éphèbes accoudés sur des thyrses, des trophées et des cornes d’abondance représentaient le Fleuve et les Génies du commerce et des arts. Aux quatre coins de chaque étage brûlaient des cassolettes remplies d’essences résineuses dont la fumée spiralait vers le ciel.

Isolée, debout, adossée à une manière d’autel antique, la Pucelle d’Anvers trônait sur la plate-forme du faîte. Une large faille rouge et blanche la ceignait en écharpe ; partant de l’épaule droite pour se nouer sur la hanche gauche d’où elle retombait jusqu’au plancher. Un maillot l’emprisonnait depuis la naissance des seins ; il jouait la chair si bien que les parties non enveloppées par la draperie semblaient complètement nues. Une couronne murale incrustée de happelourdes la coiffait, et les longs cheveux noirs, luxuriants, déroulaient leurs anneaux plus bas que la ceinture. Les pieds s’entortillaient dans des bandelettes rouges. Une main tenait le caducée et l’autre reposait sur l’écusson d’Anvers au château blanc flanqué de deux poings coupés, sur fond de gueule.

Un formidable Noël monta de la foule. Les spectateurs discernèrent peu à peu les formes à la fois florissantes et harmonieuses de la Pucelle et un murmure d’admiration croissante courait de bouche en bouche.

Rosa Valk incarnait fièrement la Reine de l’Escaut, l’Artiste, la Riche, la Belle…

L’apothéose la transfigurait. Sa personnalité terrestre s’évanouissait pour s’imprégner de l’illusion du rôle. Le cramoisi intense de ses joues se fondait jusqu’à n’être plus qu’un vague incarnat. Une majesté, un air de dédaigneuse réserve ennoblissait les linéaments vulgaires et affinait son visage trop franchement épanoui. Ses narines se dilataient comme pour odorer l’encens des thuriféraires ; ses prunelles scrutaient l’immatériel au-delà. Graduellement, Rosa Valk oubliait l’infime trieuse, comme une parvenue l’eût fait d’une besoigneuse de la veille. Il s’ensuivait qu’elle reniait également le promis de la Rosa d’autrefois. La rencontre au bal du Robinet, les confidences sous la tonnelle, la valse langoureuse, le premier baiser, les fiançailles, les bouderies et jusqu’à la cordiale et rugueuse face de Flup-les-Deux-Cents Kilos : autant d’attaches indignes que sa nouvelle essence répudiait. Elle se grisait de l’adulation de ce peuple grouillant à vingt mètres sous elle, des regards de convoitise et d’envie dirigés de toutes parts sur sa personne, tant par la racaille entassée dans les rues, que par les gandins aristocratiques, les nobles curieux, la badauderie patricienne, garnissant les encorbellements rococo de la place. Elle se sentait supérieure aux plus illustres et aux plus belles. On la proclamait Reine comme celle devant qui son cortège triomphal allait défiler. Reine, non ; c’était trop peu : elle visait toujours plus haut, elle se parait d’un titre sans partage, elle devenait la Déesse, l’Unique, prête à s’envoler loin du réel morose, pour s’éperdre dans l’infini. Tandis qu’elle s’éloignait sculpturalement sur le ciel d’été, à la façon de ces hiératiques figures des assomptions, d’un moment à l’autre descendraient des chœurs d’anges qui l’obombreraient de leurs ailes.

Les railleries et les sarcasmes ne monteraient plus jusqu’à sa gloire. Cependant les loustics ne la ménageaient pas. Dans la symphonie des louanges, les mépris stridaient comme des fifres.

— Une pensionnaire du Riddeck, que cette pucelle ! ricanait un voyou à voix de rogomme.

— On cultive cette graine de rosières dans les musicos du quartier des Bateliers ! répliquait un second faubourien.

— Une vierge folle, alors ! faisait un étudiant.

— Une plante aquatique ! Un nénufar des Fossés du Burg ! renchérissait un rapin.

— Ces cent francs représentent dix hommes ! reprenait le veule voyou et, pour se faire mieux comprendre, il claquait de la langue et prenait une posture obscène.

— Saligaud ! rugit une voix étranglée derrière le gamin, tu en as menti ! C’est une honnête créature. Pour sûr elle ignore ce qu’elle fait. Que je lui parle et elle me suivra !

Et avant que les railleurs eussent eu le temps de riposter, Flup s’était précipité à la rencontre du char d’Anvers, en jouant des coudes et des genoux et en bousculant les grincheux, sourd aux récriminations et aux injures.

Il l’avait reconnue, la malheureuse, dès son apparition au coin de la rue ; même avant, alors que le tonnerre des ovations ne faisait qu’annoncer l’approche du char encore invisible. Quelque chose s’était serré dans la poitrine de l’honnête garçon et, une appréhension indicible obscurcissant son visage épanoui, ses yeux avaient anxieusement interrogé « ce qui allait venir. »

Un tour des roues encore et il sut l’étendue de sa honte.

D’abord il était resté cloué sur place, fasciné, pétrifié, en proie au cauchemar qui suffoque.

C’était bien sa Rosa, l’élue de sa chair et de son âme, sa fiancée devant Dieu, qu’on acclamait ainsi ; c’était la même qui offrait en spectacle à l’ignoble foule les mystères affolants de son corps. À peine si Flup avait deviné ou furtivement entrevu ce qu’elle dévoilait maintenant à tout un peuple. Il songeait au retour de Gallifort, à ce qu’elle souffrait, à ce qu’il endurait lui-même ce soir-là. Ah oui, cette fois, c’était une vierge pour de bon qu’on servait au populaire ! Et Flup qui, se fiant aux cajoleries de la perfide, s’apprêtait à fuir la kermesse banale pour célébrer aux champs, à deux, la kermesse des fiançailles, la nuptiale veillée…

N’importe, généreux comme l’était le fier gars, il pardonnerait encore à condition qu’elle l’accompagnât sur-le-champ. Justement le char de la Pucelle venait de s’arrêter à quelques cent mètres du Palais-Royal.

Le débardeur se mettait en devoir de l’escalader. Quatre sergents de ville l’en empêchèrent. Maîtrisé à grand’peine, il vociférait et suppliait tour à tour :

— Lâchez-moi ! Cette femme m’appartient ; elle est ma maîtresse… alors, je suis un peu son maître, est-ce pas ? Non, c’est ma fiancée, je vous le jure ; elle est plus immaculée que toutes les dames qui la regardent… Mes bons messieurs, s’il vous plaît…

La clameur des assistants couvrait sa voix, il hurla plus fort pour attirer l’attention de Rosa :

— C’est moi, Rosa ! Descends, je le veux… je t’en supplie… Malheureuse ! Épargne-moi…

Brusquement elle tressaillit, pareille a une somnambule qu’on réveille, aperçut ce furieux aux prises avec les agents de police, le reconnut, et, désagréablement surprise par cet impromptu populacier, elle ne put qu’ébaucher un méprisant sourire. Elle lui en voulait malignement de la rappeler à la réalité chagrine. Dans l’unanime idolâtrie qu’elle croyait imposer, cette algarade discordait comme un blasphème ; le cri déchirant de l’amour vrai la révoltait ainsi qu’un sacrilège.

Hors de lui, il continuait de la conjurer et se débattait pour grimper jusqu’à ce trône de carton doré.

— Rosa ! Pitié pour ton Flup ! Tu usurpes la place des ribaudes. On te confond avec les chiennes !

Elle demeurait impassible, glaciale.

— Pour la dernière fois, Rosa, si tu m’as jamais aimé, descends !

Il sanglotait.

Le ridicule intermède ! Elle avait bien besoin de s’empêtrer de ce corneur ! Abdiquer devant ces milliers d’adorateurs pour s’éclipser au bras d’un maroufle ? Jamais ! Aussi répondit-elle à la navrante supplication de Flup par un faux et aigre éclat de rire d’enfant gâtée. Puis elle se détourna.

— Eh bien, tu l’auras voulu ! gémit le débardeur.

Un signal de cromornes fit s’ébranler le cortège ; emportés avec la poussée féroce des curieux, les policiers durent lâcher un instant le trouble-fête. Le jeune homme fonça en avant, rattrapa le char, se jeta à la tête des chevaux, appela une dernière fois Rosa, envoya de la main un baiser à la Pucelle. Elle regarda.

— Au large ! sacra le cocher raccourcissant les rênes pour ne pas écraser ce diable d’entêté.

À la même seconde, Flup, écartant sa veste, se frappa trois fois, coup sur coup, dans la région du cœur, d’un de ces couteaux lierrois que les ouvriers portent toujours sur eux. Elle regardait encore.

Il s’abattait sous les pieds des chevaux, pantelait, ses mains accrochées aux caparaçons, mais les roues passèrent et avec un long craquement séparèrent des choses informes et visqueuses.

Les bêtes cabrées entraînaient rapidement le char vers le Palais. Défaillante, les paupières rabattues par l’horreur, le cri étranglé dans sa gorge, la Pucelle serait tombée si des liens ne l’avaient retenue par la ceinture au socle de l’autel.

Sans cesse l’immense foule, ignorante du drame, saluait de frénétiques hourrahs la Déesse ballotant aux soubresauts de son Olympe fallacieux. Et les courtisans chamarrés, occupant les fenêtres du Palais, crurent à l’entrevoir si pâle et si rigide, que l’orgueilleuse métropole désespérant de se symboliser dans une vivante assez parfaite l’avait remplacée par une blanche et irréprochable statue de marbre.