Kermesses (Eekhoud)/Querelle des Bœufs et des Taureaux

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Henry Kistemaeckers, éditeur (p. 7-52).



La querelle des Bœufs et des Taureaux


I


Les dimanches, après la messe, les porte-blouse de Molvliet-en-Polder disaient : « Allons chez les enfants Domus. »

Ils désignaient le frère et les trois sœurs Domus, orphelins et célibataires, tenant le cabaret à l’enseigne du Bœuf bigarré, sur le Bist ou place principale du bourg. Klaes, le garçon, était aussi maître-tailleur et les filles Zanne, Katto et Lusse brodaient et épinglaient ces monumentales coiffes de dentelles dont les paysannes de la région d’Anvers encadrent leurs faces potelées.

Les Domus avaient de la terre au soleil et pignon sur rue. Le Bœuf bigarré appartenait depuis cinquante ans à leur famille. Comme ils ne dépensaient pas leurs revenus, le patrimoine s’arrondissait toujours. Chacune des filles aurait parfaitement pu se pourvoir et faire décente figure dans le village sans nuire à l’établissement de leur frère ; mais on les savait d’une avarice sordide et les paysans se racontaient que, pour ne point diviser leur héritage, les quatre grigous ne se marieraient jamais. Le frère, l’aîné, avait cinquante ans sonnés ; Lusse, la cadette, dépassait la trentaine. Les prétendants rebutés plaisantaient les vieilles filles et les héritières se gaussaient de Klaes-le-Puceau. Cependant, on s’habituait à voir, chaque année, les trois sœurs, vêtues de bleu, porter la statue de la Vierge, en leur qualité de doyennes de la congrégation de Molvliet.

À dire vrai, Zanne et Katto ne firent jamais tourner la tête aux épouseurs. Grandes, hommasses, anguleuses et chafouines, celles-là pouvaient rester en friche sans qu’un franc laboureur y trouvât à redire. Leurs écus n’avaient tenté que des fermiers aussi mûrs et aussi cupides que les gens du Bœuf bigarré. Mais les gars délurés réservaient leur compassion pour Lusse, fort avenante encore avec son visage ovale et régulier de madone, son teint rose et satiné, son torse gaillard et sa charnure plantureuse. La bonne mine et les appas tenaces de leur sœur causaient même de terribles angoisses aux trois autres Domus. Dans chaque consommateur franchissant le seuil de l’herberge, ils flairaient un poursuivant. Le plus souvent, lorsque un client les surprenait au travail, Zanne ou Katto enjoignaient à Lusse de se rasseoir et couraient elles-mêmes servir la pratique. Ils ne prenaient aucune distraction au dehors, ne sortaient que pour les offices, et depuis longtemps ils avaient oublié le chemin des kermesses les plus renommées de la contrée.

Après de longues hésitations, le tailleur rhumatisant et accablé de besogne prit une résolution grave : il fit appel aux services d’un apprenti. Justement, une dame Flips, veuve d’un brigadier de douane, venant de la frontière hollandaise et établie depuis peu à Molvliet dans une masure étroite et proprette aux confins de la paroisse, lui recommandait son fils unique Rombaut ou Baut, un brunet de dix-huit ans, svelte, un peu pâlot, timide et l’air fille. Il fut engagé, grâce à ses allures réservées, quoique Zanne et Katto, défiantes à l’excès, trouvassent les prunelles du petit trop noires, les lèvres trop marquées, les cheveux trop « crollés », le nez trop droit et trop pointu, toutes exagérations capables de détourner des pensées chrétiennes leur éventée de sœur.

Dès le premier jour, Baut se conduisit à la satisfaction de ses patrons. Il parla peu, rougit souvent, releva rarement les yeux, s’initia avec une concentration édifiante à l’assemblage et à la couture des pièces, promit de ménager l’étoffe et le fil au mieux des intérêts de son baes. Il entrait dans les conditions de l’arrangement que Baut dînerait chez les Domus. À midi, dans la cuisine, assis entre Klaes et Zanne, servi par Lusse et Katto, l’aspirant tailleur ne considéra que son écuellée de garbure et sa platée de pommes de terre au lard étuvées, et se désintéressa complètement du caquetage des trois sœurs. Lorsque les aînées, à la fin de cette journée d’épreuve, eurent fait le compte des paroles prononcées par l’apprenti et constaté que Lusse ne lui en avait pas arraché une de plus qu’elles-mêmes, elles s’endormirent complètement rassurées.

Un jour Domus découvrit que ce morveux taciturne avait appris la musique et tirait de son cornet-à-piston des sons à réveiller les ancêtres. Or, la fanfare « Onder Ons » ou Entre-Nous, tenant chaque jeudi soir ses répétitions au Bœuf bigarré, Klaes Domus, toujours pratique, introduisit son apprenti dans cette musicale phalange. Le baes d’estaminet convertissait de cette façon en client régulier l’apprenti que le maître-tailleur nourrissait.

Le talent du blanc-bec émerveilla toute l’assemblée. Ce gringalet disposait de tuyaux aussi puissants que l’orgue et donnait plus d’accent au solo de sa trompette que le grand Warrè, le fils du cabaret Au Sabot, premier chanteur de la chapelle Cœcilia, en trouvait au jubé pour un Gloria in excelsis ou un Credo. Depuis cette soirée, Warrè prit en grippe Rombaut Flips.

Mais personne n’admira le soliste nouveau comme Lusse Domus ; seulement elle n’en fit rien voir. Dès l’entrée du gamin, elle avait été remuée. Des ardeurs de jeunesse mal réprimées se révoltèrent. Honteuse, elle dissimula ; elle connaissait les siens et savait que la moindre imprudence la séparerait de l’apprenti. Elle joua l’indifférence, renchérit même sur la froideur et le dédain de ses sœurs. Elle l’aimait follement d’un amour jaloux et cuisant, avec l’espoir vague, lointain, de la possession. Au début, elle essaya de se tromper sur la nature de son sentiment, elle ne voulut s’avouer, l’inconsciente, qu’une sorte de tendresse maternelle. Mais l’intensité de cette sympathie rendait toute méprise impossible. Cependant, elle rusa si bien que Baut lui-même ne put se douter de cette passion.

Elle prit plaisir à le contempler à la dérobée, à épier ses mouvements lorsqu’il travaillait, à se répéter la caresse chaude et le timbre cuivré de ses rares paroles. Elle en devint puérile comme une toute petite fille, au point d’approcher avidement de ses lèvres, lorsqu’elle se savait seule, les bardes et les guenilles sur lesquelles le bienvoulu avait peiné.

Les soirs de répétition de l’Entre-Nous, l’affluence des consommateurs réclamait le concours de toute la maisonnée. Tandis que Klaes, l’impotent, faisait gémir les pompes à bière, les trois sœurs allaient et venaient, portant sur des plateaux d’étain les verres de « brune » et de « blonde ». Lusse se multipliait, passait légère et preste entre les tablées, derrière les rangs des musiciens. Mais son accortise manifeste pour tous ces lurons ne visait que le plus silencieux de la bande, le petit Baut, occupant en sa qualité de soliste un des coins du carré formé par les pupitres autour du billard. Il était presque acculé au comptoir et si la mâtine évoluait avec tant de complaisance, c’était pour passer aussi fréquemment que possible derrière lui, de manière à le frôler. Pourtant sa diplomatie ne l’abandonnait pas et lorsque le cornet-à-piston demandait à boire, elle se privait du bonheur de le servir et s’arrangeait pour transmettre la commande à ces déplaisantes Zanne et Katto.



II


Qelques semaines après l’entrée de Baut Flips chez les Domus et dans la fanfare, la Société célébra son teerdag et la fête eut lieu, comme chaque année, au Bœuf bigarré. Le teerdag représente dans nos campagnes flamandes un jour de ripaille et de libres déduits. L’étymologie du nom l’indique : teeren signifiant consommer et dag voulant dire jour. Chaque société, ghilde ou confrérie fixe le sien. À cette occasion, les membres de ces associations bâfrent et pintent sans bourse délier. La caisse commune supporte la dépense. Les femmes sont exceptionnellement admises à ces agapes. Il ne faut pas demander si les commères profitent de la permission. Généralement recluses les soirs d’hiver au coin de l’âtre, tandis que leurs hommes lampent et pipent au cabaret en manipulant des cartes graisseuses, elles prennent leur revanche à l’occasion du teerdag. La licence de leurs propos l’emporte sur le cynisme des falots les mieux embouchés. Après le festin où elles se guédent jusqu’à éclater, lorsqu’on a déplacé les tables et que le bal s’engage pour durer jusqu’au point du jour, elles entraînent les maroufles dans le tourbillon et les forcent de gambiller et de saboter contre leur gré. Les plus aguerris s’avouent vaincus qu’elles se dégingandent et se déhanchent encore, qu’elles se cramponnent et se frottent férocement aux mâles recrus et passifs. C’est seulement en raison de ce sabbat que, détentrices de la pécune, les ménagères consentent à payer au bedeau de la société la cotisation annuelle au nom de leurs hommes.

Cette année, le teerdag fut particulièrement animé. Baut n’ayant ni fiancée, ni sœur à chaperonner, s’était fait accompagner de sa mère, une sexagénaire futée et dessalée. Lorsque le bal s’ouvrit, elle conseilla à son fils d’engager les trois sœurs en commençant par la plus âgée. Les deux premières acceptèrent flattées, au fond, de cette attention, mais gloussantes, elles se déclarèrent éreintées après le premier tour de valse et s’effondrèrent parmi les vieilles buveuses de café. Alors Baut invita la blonde Lusse. Ce fut un moment cruel et suave pour la pauvrette. Elle refoula sous son masque impassible, avec un sourire prude et béat, les élancements de sa chair et l’ébullition de son sang. Elle minauda comme les deux autres. Mais à peine partis au rhythme furieux d’un quatuor de fanfares, l’apprenti fut frappé du changement qui s’opérait dans cette personne apathique et distante.

Ce visage, d’ordinaire maussade, s’illuminait d’une rajeunissante expression de bonheur. Elle faisait sentir en y répondant combien la pression des bras du danseur lui était agréable ; ses genoux touchaient fréquemment ceux du jeune homme, sa poitrine ferme et arrondie haletait contre la blouse bleue, ses yeux fiers se baignaient de moiteurs langoureuses dans lesquelles le regard de l’adolescent, irrésistiblement conjuré, se noyait longuement, et il s’échappait par ses pores, par sa bouche, dans la course giratoire de la valse, ce bouquet capiteux de la femme en folie qu’un mâle pubère ne respire jamais impunément.

Quelques secondes suffirent pour transfigurer la vieille fille et déniaiser le gars ignorant. Ils avaient tous deux dans la gorge des mots tendres qui ne sortaient pas. Des palpitations d’un mutuel désir les secouaient des cheveux aux talons. Le gars se serait oublié ; elle fut héroïque. Après la première moitié de la danse, elle s’arrêta. « En voilà assez », dit-elle. Et, comme il allait protester, elle ajouta : « Du moins pour le moment ». Et son rire de béguine effarouchée, le même que celui de Zanne et de Katto, dissonna à l’oreille du candide Baut. Comme ses sœurs, Lusse remercia d’un air pincé le danseur qui comprenait et regagna la banquette d’où la file jacassante et hoquetante des matrones et des laides observait les couples amoureusement accolés.

La poussière du parquet soulevée par la cohue et que corrigeaient à peine des aspersions réitérées, aussi l’opaque fumée des pipes aveuglaient les chouettes. Zanne et Katto ne surprirent rien d’anormal dans les allures de leur cadette et du tailleur novice.

Rombaut s’en fut reconduire sa vieille mère que tout ce brouhaha étourdissait, mais reparut aussitôt après au Bœuf bigarré. Pour détourner jusqu’au moindre soupçon, il n’engagea plus une seule fois ses baezines et fit sauter avec la même complaisance toutes les pataudes de la chambrée, les doyennes ridées et tapées et les dirnes sapides.

La salle se vida. Les quadrilles devenaient fantastiques. Des gagne-denier, la haute casquette renversée, la visière de travers, gigottaient entre eux, s’aggripaient et se séparaient avec des contorsions lubriques, jouant de la prunelle et de la langue, claquant des doigts, arrondissant les bras. D’autres s’avachissaient, le nez dans leur petit verre, devant le comptoir.

Enfin, il ne resta plus que Baut engagé dans un colloque édifiant avec cette pimbêche de Zanne, sirotant un élixir édulcoré et poisseux. Cette gendarme trouvait assez naturel que le gamin s’attardât ; il faisait presque partie de la maison, le Crollé.

Le jour approchant, Klaes, ayant compté l’argent, sonna la retraite.

— Allez vous coucher, vous autres ! proposa Lusse. Moi, je recurerai et rangerai l’estaminet ; ce sera autant de gagné…

Au moment où Baut sortait, elle l’accompagna pour fermer les volets et, au dehors, elle murmura ce seul mot : « Revenez ! »

Klaes et les deux sœurs gagnèrent leurs soupentes, situées sur le derrière de la maison, au-dessus de la cuisine. Elle leur souhaita la bonne nuit. Poussifs et ahanant, ils grimpèrent l’échelette, tandis que deux seaux à la main elle s’enfonçait dans les ténèbres de la cour pour aller puiser de l’eau au fossé du bornage. Ils entendirent le clapotement de ses sabots et le remue-ménage des brosses. En la voyant si vaillante, Klaes, avant de laisser retomber la trappe, lui envoya un dernier « Heu, heu ! » approbateur.

Elle avait remonté ses jupons en les tirant par-dessus les cordons de son tablier. Ses mollets accusaient leur rondeur nerveuse et charnue depuis la cheville dans des bas de laine gris. Dépouillée de sa robe et de son bonnet d’apparat, en casaquin et en serre-tête de coton blanc, des tresses rebelles serpentant sur ses épaules, sa personne prenait un aspect plus dégagé et plus affriolant.

Elle travaillait, les manches retroussées. Elle arrosa d’abord à grande eau le plancher, aussi malpropre qu’une litière, où la bière, les flegmes, la bouse, des culots, des morceaux de pipe, des restes de mangeaille formaient un margouillis gélatineux.

L’eau froide rougissait ses bras rudes. Marchant à reculons, elle traînait sur le plancher la loque grise et ruisselante, rendant trouble et bourbeux le contenu des seaux. La croupe en l’air, elle rinçait et tordait avec rage, lorsqu’elle sursauta tride comme une cavale, humant l’approche de l’étalon. On grattait à la porte. Elle ouvrit avec des précautions de voleuse. Sans préambule, le petit lui jeta les bras autour du cou. Ses yeux bruns flambaient comme ceux d’un coq de bataille ; il avait la gorge sèche et les lèvres humides. Il l’embrassa goulûment sur la bouche, en la serrant très fort.

— Pas ici ! parvenait-elle à articuler.

Sans se dégager de cette étreinte ineffable dans laquelle elle se sentait fondre, elle l’entraîna vers l’atelier, dont ils poussèrent la porte. Ils titubaient comme des ivrognes en train de se colleter dans la pièce aussi noire qu’une église en novembre. Il y régnait cette forte odeur de paysan, composée de sueur, de ferments laiteux, de surètes senteurs végétales, s’échappant des hardes boucanées et embousées, entassées dans les coins de la place, attendant le raccommodage. En tâtonnant, le couple pâmé heurta contre un de ces paquets où la chair épaisse et sensuelle des rustres avait laissé l’empreinte de ses formes et les amoureux s’abattirent, pantelants, pour ne se séparer que longtemps après.

Le matin, lorsque les trois autres se levèrent, le local avait repris sa physionomie honnête et reposée. On n’apercevait plus trace des débordements de la veille. À son tour, la diligente Lusse s’était coulée dans ses draps.

Le petit Baut se présenta à l’heure habituelle. Le gaillard avait les yeux un peu cernés et le teint moins rosé. Le tailleur plaisanta son apprenti et l’autre souriait, convenait de la fatigue descendue dans ses jambes à la suite de ses gambades d’épileptique.



III


Au mois de février, l’apprenti tailleur tirait un mauvais numéro à la conscription. Aux Domus aînés la malechance du jeune Flips ne parut qu’un simple tracas. « On remplace un apprenti », disait l’égoïste Klaes. « D’ailleurs, il devenait trop familier », opinaient les deux vieilles. Quant à Lusse, elle continuait de feindre l’apathie, mais Baut savait mieux jusqu’à quel degré elle supportait le contre-coup de sa mauvaise fortune.

Appelé un mois après devant le conseil de révision, il allégua vainement sa qualité de fils de veuve. Les magistrats et les officiers rebours lui objectèrent la pension servie à sa mère. Il avait la taille, une irréprochable structure et, dirigé sur Bruxelles, au printemps il était incorporé au régiment de carabiniers.

Il venait de quitter Molvliet, lorsque Lusse, dont la santé périclitait depuis le départ du conscrit, pressée de questions sur les causes de ce malaise qui l’aigrissait et l’énervait, avoua à ses inquisiteurs qu’elle était enceinte d’un petit Baut.

À cette épouvantable révélation, Klaes jura, expectorant sa bile, et les deux sœurs trépignèrent avec force signes de croix. Il faillit l’étrangler, les autres manquèrent la déchirer de leurs ongles. Voilà qui ferait un joli tapage ! Et la congrégation ! La robe bleue de Lusse ne sortirait plus de l’armoire… Elle, presque une vieille femme, s’oublier avec ce gamin imberbe !

— Procurez un remplaçant à Baut et je l’épouserai ! proposa la pécheresse, impatientée par l’exagération des reproches. Mais ce dénouement rationnel et moral ne faisait pas le compte des trois avares. Quoi, ce pendard entrerait dans la communauté, vivrait à leurs crochets, gaspillerait ce qu’ils amassaient à force de privations ! Au fond, Klaes redoutait qu’une fois marié et en possession d’une dot honnête, l’envie prît à Rombaut de s’établir et de faire la concurrence aux Domus. Tout leur semblait préférable à cette extrémité, même l’aveu public de la honte de leur sœur.

Alors la trembleuse se révolta. Repoussant le marché honteux qu’ils lui mettaient à la main, après un chamaillis infernal elle rassembla quelques hardes et, bravant l’esclandre, s’enfuit chez la veuve Flips.

Au premier mot qu’elle entendit de ces complications, la vieille femme dissimula sa joie. Elle se doutait de quelque chose depuis cette nuit du teerdag où son cachotier de gamin l’avait reconduite pour ressortir aussitôt après et ne rentrer qu’au premier chant du coq. La bonne dame voyait déjà son fils solidement établi et elle, la mère, bénéficiant largement de l’aubaine. « Le capon ! » se disait-elle intérieurement, toute fière de son héritier, « ne m’avait jamais touché un mot de ses frasques ! » Et, tout haut, devant Lusse, elle se renfrognait, geignait, prodiguait des consolations d’un ton pincé et reprochait à la pauvre dirne d’avoir débauché son petit. « un amour d’enfant, innocent comme un agneau, un saint Jean qui ne reconnaissait les femmes qu’à leur jupon et à leur cornette ».

— Et mon Rombaut, le pauvre fou, sait-il ce malheur ? Lusse répondit que non.

— Eh bien, fit la mère, il faut vous rendre à Bruxelles ! Le mal est fait, il s’agit de le réparer… Je ne m’oppose pas à votre mariage avec mon imprudent garçon, quoique, en toute sincérité, j’eusse préféré pour bru une personne moins mûre que vous.

Lusse passa la nuit chez la veuve, dans la chambre et sur la couchette de l’absent, ce qui l’agita et l’empêcha de dormir ; en revanche, elle réfléchit beaucoup. Aux premières pâleurs de l’aube, elle se rendit à pied vers la gare, située à une lieue de Molvliet et prit son coupon pour Bruxelles, la garnison de son amant.



IV


Descendue du train, elle demanda le chemin de la caserne. Elle longea le boulevard d’Anvers, traversa le pont-tournant jeté sur le bassin de batelage à hauteur de l’Allée-Verte, et cotoya la grille d’enceinte de l’Entrepôt. À sa droite, sur la berge du canal de Charleroi, courait un railway, des wagons de marchandises stationnaient sur la voie ; des chalands lèges émergeaient de l’eau immobiles, brunâtres, la peinture déteinte sous la ligne de flottaison.

Des bateliers, les mains en poche, circulaient sur le pont, des roquets s’affrontaient d’un bateau à l’autre. Sur la rive de Molenbeek, le quai était bordé de hangars et de magasins sans étage, de fabriques dont les hautes cheminées envoyaient vers le ciel des bouffées de fumée noire. La mélancolie maussade des banlieues industrielles suintait par les murs sales de ces bâtiments.

Lusse épelait, sans les comprendre, des enseignes en français qui s’étalaient en grandes lettres sur le plâtrage : « Charbon de Mariemont. — Bois du Nord. » Mais des fanfares militaires alternèrent avec les sifflets des locomotives et le fracas des manœuvres. À un dernier tournant, elle atteignit une construction en briques rouges, à prétentions féodales. C’était la caserne du Petit-Château. À la poterne, s’ouvrant dans la haute muraille, flanquée de deux petits donjons crénelés, une sentinelle se promenait l’arme sur l’épaule. Lusse accosta le factionnaire et s’informa de Rombaut Flips, milicien de la dernière levée, au régiment de carabiniers, 3e bataillon, 1re compagnie

Elle jouait de bonheur. Le factionnaire, un joufflu, coiffé du chapeau ciré à plumes de coq, était du pays d’Anvers, un campagnard de Ranst. Le costume campinois et le parler de l’étrangère lui plaisaient. Certes, il connaissait le petit Baut, son voisin de chambrée. Elle verrait bientôt le bon ami, car a l’occasion d’une inspection passée la veille à la satisfaction des chefs, l’heure de sortie était avancée. Elle, ravie, babillait avec volubilité. Sa nouvelle connaissance dut couper court à cette conversation, car des officiers allaient et venaient, et gare la consigne. La bonne pièce s’éloigna de la guérite en remerciant encore l’obligeant soldat, et arpenta le pavé d’en face. Une sonnerie éclata et le soldat fit signe que le moment du campos approchait.

Quelques minutes après, des tapées de carabiniers se précipitaient hilares et turbulents dans la rue. Baut surgit un des premiers de la poterne. Il avait plus conquérante mine que jamais, le déluré mâtin. Le bonnet vert en cône tronqué, à ganse et à liseret jaune, renversé sur l’oreille un tantinet, le coiffait crânement ; sa veste courte lui donnait de la poitrine et de l’encolure et sa croupe et ses mollets saillaient dans son pantalon gris de fer. Elle en restait ébahie, remuée jusqu’au sang et fut même un temps sans oser l’appeler. Justement il conversait et gesticulait dans un groupe de camarades ; le temps d’allumer leur brûle-gueule et ils l’entraîneraient avec eux vers les quartiers où le soldat s’amuse.

— Baut ! Baut ! cria-t-elle, presque alarmée.

Il avisa la braillarde, rougit et sa physionomie régulière de gamin exprima plus de surprise que de plaisir. Les inquiétudes, les douleurs corporelles et morales avaient passablement cousu le visage rebondi et sanguin de sa première amoureuse. Au cri d’appel poussé par Lusse, l’attention des autres troupiers s’était dirigée sur la particulière. Et Baut Flips constatait qu’en ce moment elle n’était pas de ces payses qui font honneur à leur galant. Il lisait cette conclusion sur les frimousses goguenardes de ses compagnons. Ils attendaient mieux sans doute de ce fringant Baut, un « fricoteur ». Des rires mal étouffés partaient même d’un groupe voisin où des Wallons se gaussaient du grand bonnet et des jupes bouffantes de la Flamande. Il l’aborda bougon ; après un rogue bonjour il lui posa un brusque « Que signifie ? » Cet accueil la crispa, mais depuis des semaines sa sensibilité s’émoussait ; elle se contint.

— Il y a, fit-elle, avec une résolution farouche, que je vais être mère et que je veux pour mari le père de mon enfant !…

— En voila une bénédiction ! s’exclama-t-il. Et comme elle allait éclater en sanglots à ce mot glacial.

— Pas de scène ici. Ne voyez-vous pas que nous donnons la comédie à ces narquois… Venez ; on s’arrangera, que diable !

Et, lâche, il l’entraîna rapidement à gauche par la rue Locquenghien. Ils entrèrent dans un estaminet peu fréquenté. Là, devant un verre de faro, elle se débonda. Elle lui raconta les conditions infâmes que lui proposaient les siens. Certes, elle chérissait malgré tout son Rombaut ; mais elle aimerait encore davantage leur enfant. Si l’inconstant la repoussait, elle se ferait un malheur. Pour sûr, elle ne retournerait plus à Molvliet. L’eau ne manquait pas à Bruxelles…

— C’est votre mère qui m’envoie, finit-elle par dire. Elle sait tout, et consent à notre mariage.

L’ex-commensal du Bœuf bigarré ne paraissait pas fort enthousiaste. Il parlait raison, invoquait force obstacles, notamment la durée du service. Mais elle, tenace, trouvait réponse à chaque objection.

— J’ai de l’argent autant que les plus notables de chez nous ! invoqua-t-elle. Nous compterons dans la paroisse, mon Baut… Tu verras comme je te rendrai heureux. Dis oui seulement ; consens… Comment as-tu pu changer si vite, oublier tant de caresses et de satisfactions… Tu ne refuses plus, dis ? Dès demain je verrai le notaire. Je commencerai par bâtir une maison aussi grande et plus belle que le Bœuf bigarré et nous te chercherons un remplaçant… En attendant, j’habiterai chez ta mère… Une digne femme, ta mère… Plus tard elle restera avec nous… Tu ne sais pas, elle m’a versé du café aussitôt et m’a fait coucher dans ton lit… oui, dans ton propre lit…

Elle s’efforçait de le dérider et souriait entre ses larmes.

— Rentré au village, tu reprendras ton ancien métier ; je m’appliquerai de mon côté, et tu sais bien que ma pareille n’existe pas. Zanne et Katto en convenaient elles-mêmes… Elles enrageront avec Klaes ; tant mieux. Les sans-cœur ! Ce qu’ils osaient m’offrir ! Vrai, si je ne m’étais enfuie, peut-être m’eussent-ils fait avorter, les salauds !… Accepte, mon Baut ; songe, c’est vingt mille francs, même davantage, que ta femme t’apportera…

À l’accent passionné de Lusse, aux souvenirs et aux images du pays rustique qu’elle évoquait, le fat s’attendrissait. Le respect humain, la peur du ridicule et de la blague l’abandonnaient. Le consentement donné par sa mère à ce mariage ébranlait ses répugnances, et les perspectives de fortune que faisaient miroiter son aimante maîtresse achevèrent de le réconcilier avec elle. Dans un serment emphatique il lui promit de l’épouser et l’autorisa à se présenter comme sa fiancée devant la veuve Flips.

Exultante, Lusse entendit célébrer leurs accordailles. Elle avait eu soin, avant de déserter le Bœuf bigarré, d’empocher quelque cent francs en à-compte sur son héritage. Un dîner complet, composé de choses aux noms bizarres, qu’ils se firent servir dans une taverne anglaise des environs du Passage, scella leur tendresse nouvelle. Elle se fendit d’une bouteille de vin au dessert. Les fumées du piot, surtout la joie d’avoir reconquis son Baut, rendaient leurs appétissantes couleurs aux joues et leur flamme aux yeux de la pauvre fille. Le petit carabinier se réjouissait de cette métamorphose, et plus hardi, de son côté, dans la rue il offrait le bras à la paysanne presque répudiée le matin.

Elle acheta des cigares qu’il fuma prodigalement ; elle renouvela la provision. Aujourd’hui ils ne compteraient pas.

Elle était résolue, pour ne pas provoquer trop ouvertement les médisances des gens de Molvliet, de passer la nuit à Anvers et de prendre au matin le premier train pour son village.

Les fiancés achevèrent leur soirée dans un musico des environs de la gare. Au fond de la salle oblongue, aux parois enfumées ornées de glaces, un « orchestrion » moulait des valses de Strauss et le quadrille d’Orphée aux Enfers, Lusse, étourdie par les lumières, les tables de marbre blanc, les onomatopées brèves des garçons glabres criant la commande, l’entassement des consommateurs, presque tous des voyageurs tuant, le verre en main, les dernières minutes de leur séjour à Bruxelles, — Lusse comprenait difficilement les explications, très embrouillées d’ailleurs, que ce malin Baut lui donnait sur la colossale « machine à musique », dont les déchaînements polyphoniques dominaient tous les autres bruits.

Les chanteuses de tyroliennes, des créatures fardées et plâtrées, vêtues d’étincelants costumes de carnaval, la stupéfièrent plus que les autres surprises de la journée. Très lancé, Baut faisait la belle jambe, commandait des liqueurs que Lusse payait avec reconnaissance, et interpellait en argot des Marolles, d’un ton canaille, en se cambrant, les blafardes cabotines qui, la sébile à la main, circulaient entre les attablées après chaque chansonnette. Lusse, ébaubie, donnait son oboie aux cyniques quêteuses et Baut les chatouillait au passage : « Bonsoir, joli pioupiou… Laisse donc, mon chien, c’est en caoutchouc ; demande plutôt à la grosse mère. Pas vrai, madame ? » Elle riait de confiance, expansive, ne comprenant qu’une chose : son prochain mariage.

Au moment de monter en wagon, elle glissa encore une pièce de cinq francs dans la main du conscrit. En route, elle rumina les incidents des dernières heures. Elle était heureuse, mais à mesure qu’elle s’éloignait de Bruxelles, des rechampis de grisaille passaient sur le fond bleu et rose de sa rêverie. Au souvenir des chanteuses du musico à qui son bienvoulu s’adressait avec tant de familiarité, une pointe de jalousie aiguillonnait sa tendresse et, lancinante, traversait la béatitude infinie de cette journée.



V


Lorsqu’elle arriva le lendemain chez la veuve du douanier, celle-ci lui raconta que Klaes Domus était venu lui faire une scène et avait cherché la fugitive dans tous les coins de la maison, jurant de la ramener morte ou vive au bercail. Lusse haussa les épaules et relata de son côté l’emploi de son temps à Bruxelles. La mère Flips déconseilla à sa bru future de rappeler déjà Rombaut à Molvliet. Il s’agissait avant tout pour la rebelle d’arracher à ces fesse-mathieu de parents sa part du magot. Il serait temps de remplacer le jeune homme lorsque Lusse serait installée et prête à ce mariage. Molvliet gloserait trop sur les accordés s’ils couchaient sous le même toit avant la bénédiction nuptiale.

Les Domus revinrent à la charge, mais essayèrent inutilement de reconquérir la transfuge. Lusse refusa d’entendre leurs propositions, et poussa sa pointe : Jamais elle ne remettrait les talons au Bœuf bigarré. L’obstination de cette pécore alarmait le cupide trio. Ils n’avaient cru qu’à une fugue passagère de sa part et voilà que cette créature, pétrie à leur convenance depuis la mort des parents Domus, se regimbait carrément contre leur tutelle. Sommée une dernière fois de retourner au Bœuf bigarré, elle répondit en convoquant les sommateurs chez le notaire. Les rapaces faillirent en gagner une attaque. Il s’agissait bien d’une capitulation maintenant. La mâtine émancipée réclamait intégralement son bien et menaçait les détenteurs d’un procès.

Tous les événements contrariaient les spéculations des Domus : l’enfant du petit « piote », un garçon, était venu à terme, viable, constitué, au dire de l’accoucheuse, pour vivre jusqu’à cent ans. La maternité achevait de rendre cette poule mouillée de Lusse aussi intraitable qu’une lice.

À chaque séance chez le notaire, les parties menaçaient de s’empoigner. Cependant le tabellion fit comprendre finalement aux trois Domus que leur sœur était dans son droit et que seul un arrangement à l’amiable leur permettrait de conserver la maison paternelle. On désigna des experts pour estimer l’immeuble ; puis les hommes de loi inventorièrent le mobilier.

Les quatre murs du Bœuf bigarré, badigeonnés au lait de chaux, assistèrent à des scènes de désespoir féroces. Les deux sœurs ne ménageaient pas les reproches à leur frère. Sans lui, jamais ce sournois à figure de saint ne serait entré dans leur ménage. Aussi longtemps qu’ils purent, ils résistèrent aux prétentions de la transfuge. Mais Lusse allait les attaquer. Alors il fut arrêté que, moyennant paiement d’un capital de dix mille florins, la maudite, soulevée contre son propre sang, laisserait en pleine propriété au trio adverse le Bœuf bigarré, le mobilier, les labours et les pâturages dans le Polder. Durant ces débats, l’ignorante Lusse avait trouvé dans la veuve Flips une conseillère madrée et entendue.

En possession de l’argent, elle acheta un important lopin sur la grand’route, et baes Bakvisch, le bourgmestre et maître-maçon, entreprit de lui construire une maison sans étage, au moins aussi longue de façade et aussi spacieuse.

Le différend qui s’était ému entre les enfants Domus divisa bientôt la bourgade en deux camps. L’accouchement scandaleux de Lusse avait aliéné a la vierge folle les sympathies des pucelles de la congrégation qui se massèrent étroitement autour de Katto et de Zanne. Outre ces bigotes vipérines, les Domus du Bœuf bigarré rallièrent le curé, les fabriciens, les filles à marier dépitées contre ce gentil Baut et les poursuivants éconduits par la cadette des Domus, le maçon Lammens, concurrent du bourgmestre Bakvisch et son adversaire politique, et enfin, les membres de la chapelle chorale Cœcilia dont le grand Warrè, du Sabot, rival de Baut en musique et en amour, était l’âme et le porte-drapeau.

Par contre, Lusse et les Flips enrôlèrent l’autorité civile, le bourgmestre, le secrétaire, le garde-champêtre, le magister, le receveur des contributions, le contrôleur des accises, le percepteur des postes, les fermiers indépendants de la cure, etc., etc.

Tous les dimanches, des batteries éclataient dans les cabarets. Les maçons de Bakvisch se colletaient chaque lundi avec ceux de Lammens.

La séquelle du Bœuf bigarré affectait de considérer le mariage de Lusse comme problématique. L’absence du fiancé justifiait leurs doutes injurieux. Le matin de la Mi-Carême, en tirant la porte de la rue, la veuve du douanier fut presque renversée par un effroyable mannequin de paille, vêtu de guenilles, qu’avaient aposté sur le seuil, pendant la nuit, les partisans des Domus. Cette effigie, œuvre du blond Warrè, devait représenter à la fille-mère le seul épouseur qui lui convînt.

Les féaux de Lusse et de Baut ripostèrent sur-le-champ en dépêchant chez les Domus de vilains bonshommes noirs, faits de pain bis, pour Zanne et Katto, et une épouvantable sorcière de la même pâte pour ce penard de Klaes.



VI


Dans la fanfare Entre-Nous, les sympathies étaient partagées ; les deux groupes comptaient des affiliés parmi les membres ce qui empêchait la Société de se mêler collectivement au conflit. La majorité tenait pourtant pour Lusse et les Flips, et ils n’attendaient que l’occasion de donner à leur cornet-à-piston une éclatante preuve de solidarité. Dans ces conditions, le local du Bœuf bigarré leur devenait odieux ; surtout que la maison de Lusse était presque achevée.

Pour l’enseigne, la vindicative propriétaire avait eu recours au talent de Pier Kasak. Ce panneau décoratif représentait assez distinctement un taureau nerveux, en train de lancer et de rattraper sur ses cornes un apôtre qu’on voyait valser dans le vide. Le quidam ressemblait a Klaes Domus ; du moins, on reconnaissait le tailleur à sa longue redingote de bedeau. De là le Taureau jovial.

Une maladresse commise par la Cœcilia, avança l’heure de l’entrée en bataille de l’Entre-Nous. La société chorale expulsa du jubé deux chanteurs, parents du bourgmestre Bakvisch et suspects comme tels de sympathie pour la baezine du cabaret nouveau.

En représailles, à la première répétition de la fanfare, il fut décidé, malgré l’opposition de Klaes Domus et de sa clique, d’inaugurer en corps, et le drapeau en tête, la future résidence du petit Baut, « leur excellent soliste ».

Au jour fixé, dans l’après-midi, les Entre-Nous, convoqués au Bœuf bigarré, se rendirent de là au Taureau jovial, jouant allègrement à pleins poumons des pas redoublés en honneur dans l’armée. Sur le seuil de l’estaminet, le petit carabinier en congé, sa mère, et Lusse radieuse, attendaient leurs amis. À peine entrés, le président Bakvisch demanda la parole et proposa, au nom de la commission, que la Société transférât son local du Bœuf bigarré au Taureau jovial. On adopta cette mesure avec frénésie. Une demi-douzaine de timorés, dépendants des Domus aînés ou membres de la Cœcilia, se consultèrent un instant dans un coin de la salle, puis, sans dire un mot, déposèrent leurs instruments et leurs calepins de musique sur la table du billard neuf, renfoncèrent leur casquette d’un air torve et gagnèrent la porte. Ceux-là donnaient leur démission. Klaes Domus, membre honoraire, envoya la sienne par écrit et l’accompagna d’un état de frais à supporter par la Société.

On avait salué spontanément la retraite des gêneurs par ce cri : « Vivent les Taureaux ! Haro sur les Bœufs ! »

Le Taureau pur excellence, c’était Baut Flips et le Bœuf, pileux animal bistourné, figurait Klaes. En veine de galanterie, les plus lyriques comparaient Lusse à la génisse fécondée par le taureau et l’opposaient à ses sieurs, deux vaches bréhaignes et coriaces. Lusse Domus mit le comble à l’exaltation des Taureaux en annonçant à l’assistance délirante que leur Baut était remplacé et que, dans trois mois, elle s’appellerait baezine Flips.

On entama un demi-tonneau de bière de Louvain pour étrenner le nouveau baes. Et le gentil Baut, dont l’uniforme attirait les regards attendris et protecteurs des francs gars, joua sur son cornet-à-pistons les martiales sonneries du régiment. Elles rappelaient à Lusse le paysage embrumé de Molenbeek, sa halte anxieuse devant le Petit-Château, et, rassurée aujourd’hui, des larmes de joie troublaient ses yeux.

La boisson et l’entrain aidant, ce concert improvisé se prolongea. On rit, on chanta, on se bouscula même un peu, mais sans pousser les choses au pire, histoire pour les bons drilles de se réconcilier, de se taper dans la main et de trinquer avec plus d’effusion et de tendresse encore. Les Domus et les scissionnaires, rassemblés au Bœuf bigarré, entendaient les éclats de rire moqueur et les lardons à leur adresse, et les hourrahs et les « bans » en l’honneur des fiancés.

Le resplendissant drapeau de velours vert brodé d’or et de soie, couronné des médailles remportées aux concours et aux festivals, sur lequel on voyait un trophée d’instruments et deux mains entrelacées symbolisant la fraternité, ne fut pas reconduit ce soir-là au Bœuf bigarré, sa résidence depuis plus de quinze ans. L’impitoyable Lusse fit même réclamer le lendemain la caisse de bois noir dans laquelle, après l’avoir épousseté et détaché de la hampe, les mains virginales et froides de Zanne et de Katto l’enfermaient comme une relique.

Si l’ouverture du cabaret concurrent, de six pieds carrés plus vaste que le leur, si l’enseigne choisie pour ce local ennemi avaient irrité les vieux Domus, la défection manifeste des Entre-Nous leur portait un coup décisif. Par cette rupture, ils perdaient la plus vivante clientèle du village. Plus de répétitions prolongées, plus de teerdagen ! Warrè, du Sabot, et ses Xavériens décidèrent de se réunir chaque semaine, après le salut, au local abandonné et d’y organiser un souper trimestriel. Mais Klaes se disait que ces chanteurs sobres ne compenseraient jamais la perte des lurons de la fanfare. Outre qu’ils n’étaient pas aussi nombreux, les membres de la chapelle chorale levaient plus lentement le coude, sortaient moins et ne donneraient jamais de ces bals à tout casser qui mettent le sang en ébullition et défoncent un tonneau par heure.

Les Bœufs se consolèrent en chantant une chanson longue comme une complainte, composée sur la Béguine et le Piote, par ce farceur de Warrè. Malgré la défense du garde champêtre et de l’instituteur, les Bouvillons la chantaient au sortir de la classe, comme un Noël devant la porte du Taureau jovial. La grande Lusse leur faisait la chasse, mais ils revenaient à la charge impudents, taquins, comme un essaim de guêpes jusqu’à ce que l’uniforme vert du garde, la canne en main, eût été signalé par leurs vedettes.



VII


Un dimanche, au prône, les bans de Rombaut Flips et de Lucia Domus furent publiés et l’événement s’accomplit quinze jours après. Aucun incident ne troubla la cérémonie. Les Bœufs, évidemment atterrés par cette revanche de Lusse sur les prophéties de Warrè, du Sabot, restaient claquemurés dans leurs étables. Les moins découragés faisaient des libations de condoléance chez les Domus.

En sortant de l’église, les nouveaux époux, les parents du côté de la mariée, les invités à la noce, visitèrent processionnellement tous les cabarets de la bourgade à l’exception du Bœuf bigarré. Ils affectèrent de s’arrêter devant le seuil honni et les garçons d’honneur, deux polissons déjà allumés, poussèrent un formidable vivat en l’honneur de Baut et de Lusse. Baezine Flips la jeune, en robe de soie noire et en bonnet à rubans roses, constellée de bijoux, ouvrait la marche au bras du petit Baut, habillé de drap noir, en veston, coiffé d’un chapeau de haute forme, comme un monsieur.

Lusse avait voulu que la célébration de son mariage laissât un éternel souvenir d’allégresse à ses partisans et causât un incurable dépit à ses détracteurs.

Après avoir promené leur triomphe jusque dans les cabarets les plus écartés du cœur de la paroisse, le cortège reprit le chemin de la maison maritale.

On était au commencement d’août et le soleil embrasait la plaine dorée de moissons. Le défilé serpentait par les sentes étroites et les drèves, entre des blés encore sur pied et venant a l’épaule des hommes, et des prés embaumés par l’herbe fanée, le long des fossés bordés d’aulnes gibbeux couronnés d’un avare feuillage d’où s’envolaient les lavandières.

Des mioches loqueteux, aussi bruns que le terreau tournaient autour de la caravane, la coupaient, s’embarrassaient dans les jambes des invités et mendiaient la censs ou le liard des kermesses. Baut leur lançait un sou à la gribouillette. De loin en loin, lorsqu’on côtoyait une ferme amie, des fusils et des boîtes éclataient. Les hommes culottés de noir, mais fidèles pour le reste à la blouse bleue luisante et à la casquette de soie soufflée, marchaient derrière les femmes que leurs robes de fête mannequinaient ; les crinolines ballonnaient et les fichus bariolés et frangés, drapés en as de pique se constellaient de parures séculaires. Au-dessus des épis, les ailes des bonnets palpitaient comme des papillons blancs. Les oriflammes éclatantes servant de brides claquaient avec un joyeux froufrou. Les coqs picorant sur les fumiers observaient, la crête dressée, de leur œil rond cette traînée tapageuse et jetaient un rauque cri d’alarme et les vaches éparses dans les pacages se rapprochaient des échaliers pour reconnaître leurs maîtres.

On rentra, les pieds poussés par les fringales du midi.

La table mise pour trente personnes se dressait en longueur dans la grande salle du Taureau jovial. Les femmes se débarrassèrent de leurs failles et de leurs ornements incommodes. On se casa, les notables à la tête de la table avec les époux, les autres au hasard. Après un vermicelle gras, lapé avec recueillement, parurent des quartiers de viande saignante, et des pyramides de pommes de terre, des côtelettes de porc et des choux verts, des saucisses cuites dans les choux rouges, et encore des poulets dorés à point, engraissés, farcis de veau haché et flanqués de saladiers où les laitues s’ensanglantaient de rondelles de betteraves, et enfin des platées de riz au lait et au safran, sans compter les fricadelles, les jambons, les bardes de lard, les compotes aux pruneaux et aux pommes, pris comme hors-d’œuvre ou comme assaisonnement. Jamais à Doersel, teerdag n’avait réuni pareille succession de mangeailles. Pour le boire, des cruches de bières, blanche de Louvain ou brune d’Anvers, continuellement renouvelées, circulaient de voisin à voisin. Les verres à vin firent leur apparition avec la volaille. On se récria. Les plus civilisés décoiffaient les bordelaises cachetées de jaune, de rouge et de vert. Certains pitauds ne connaissant pas ce breuvage aigrelet, grimaçaient en le dégustant ou, interloqués, considéraient leur verre sans se décider à le porter aux lèvres ; d’autres le humaient et le secouaient, faisant chatoyer les rubis que le coup de soleil y noyait. Des femmes en corrigeaient l’âcreté avec du sucre en poudre. Elles goûtèrent davantage le champagne, une diablesse de mousse rosâtre qui leur chatouillait les narines et qui, tapageuse, semblait lancer en signe de réjouissance sa casquette d’argent au plafond.

Le bourgmestre, le secrétaire, les Taureaux considérables, prenaient le haut de l’enfilade avec les Flips. Le vicaire même, en froid avec son curé, en acceptant l’invitation de ces frondeurs, avait voulu manifester en faveur du parti combattu par son chef.

Au commencement, on s’était tu pour ne pas perdre une bouchée. Mais à mesure que s’empiffraient les bedons et que les liquides ajoutaient leur fermentation à cette charge, les langues se déliaient. Bientôt tous déguisèrent à la fois. Les hommes déboutonnés, en manches de chemise, lançaient des bordées de gravelures sous prétexte d’émoustiller les mariés, et les matrones, écarlates et oppressées, se renversaient en s’esclaffant. Les jeunes gars trépignaient. Il y avait des moments où toute la tablée oscillait dans les spasmes d’une même gaîté grasse ; ou c’étaient des chuchotements et des cachoteries intriguant l’autre bout de la salle. Le prêtre même s’ébaudissait et choquait du verre avec ses voisines, Lusse et la mère Flips.

De temps en temps, des hommes sortaient et venaient se rasseoir avec des soupirs de bien-être ; des bâfreurs glorieux essayaient vainement de loger leurs doigts entre leur ventre et la ceinture de leurs culottes. Les femmes ne se risquaient au dehors que par escouades et leur éclipse, comme leur réapparition, provoquaient des ovations délirantes.

Le soir les surprit en train de lamper. La braise des cigares et des pipes marquait déjà dans les ténèbres, lorsqu’on alluma les quinquets. La conversation languissait et le travail de la digestion ankylosait les gestes.

Un déchaînement de fanfares vint faire heureusement diversion aux plaisanteries languissantes.

La Société Entre-Nous donnait sa sérénade au nouveau couple. Baut et Lusse coururent à la porte et les convives se débandèrent à leur suite. Rangés en croissant devant l’estaminet, le chef au centre, ils attaquèrent le patrial Où peut-on être mieux, puis un pot-pourri sur la Fille Angot, morceau favori du brave Baut.

Des gamins dépenaillés brandissaient les torches pour éclairer les musiciens et, lorsqu’elles se charbonnaient, ils les renversaient et la flamme s’avivant, la résine s’égouttait en langues de feu sur le sol.

Baut leur serra la main à tous et Lusse circulait avec un plateau chargé de verres de vin que les crânes sablaient en faisant claquer la langue. Ces soiffards vidèrent prestement les bouteilles réservées à leur intention. Ils terminèrent le concert par la sautillante Brabançonne et prirent congé des mariés en les congratulant dans cet idiome énergique et imagé évoquant mieux que tout autre les satisfactions sensuelles.

Les convives s’écoulèrent à leur suite, ceux du même coin du village cheminant de compagnie ; les plus émus remorqués par les gosiers pavés. Enfin, Lusse et son Baut se trouvèrent seul à seul, chez eux, définitivement vengés des Domus aînés.



VIII


Comme les gens de la noce et les membres de l’Entre-Nous atteignaient leurs portes et tournaillaient leur clef dans la serrure, un vacarme affreux, discordant comme les miaulements d’une bande de chats enragés, comme les vagissements d’une marmaille dyscole, accompagné de huées, de grognements, de sifflets, troubla la campagne rendue au repos.

— Ce sont les Bœufs !

On les avait oubliés. Chacun de ceux de la fanfare se fit cette réflexion et rebroussa chemin en courant. Des cris d’alerte et de ralliement se répercutèrent.

— Hé, les hommes, par ici ! À nous les Taureaux ! À nous les fermes et éveillés garçons ! Sus aux Bœufs !

Aussitôt une compagnie de dix hommes se reforma ; puis ils furent vingt ; en se rapprochant du logis Flips, leur nombre grossissait encore. Ils raccolaient les soûlards et, pour les dégriser, il suffisait de leur souffler à l’oreille ces mots magiques : « Les Bœufs attaquent le Taureau jovial ! »

Lorsqu’ils débouchèrent devant la maison de leur ami, la mêlée s’était déjà engagée. Quatre des plus déterminés de la fanfare, proches voisins des nouveaux mariés, n’avaient pas attendu les renforts pour foncer au milieu du charivari.

Pour approcher du Taureau jovial sans se trahir, l’ennemi avait usé de tactique. Ils étaient partis du Bœuf bigarré par escouades de quatre a six hommes, prenant les uns à droite, les autres à gauche, pour se retrouver, après force circuits et détours, dans un sentier désert, derrière la maison ennemie. Ils se rapprochaient en tapinois, rampant et glissant le long des haies. Au moment où arrivèrent leurs derniers appoints, la sérénade finissait. Les Bœufs attendirent que les Taureaux fussent bien loin. Le grand Warrè, du Sabot, les commandait. À son signal, tous se redressèrent et se portèrent devant la maison silencieuse et close. Le charivari éclata. Ils étaient vingt armés de chaudrons, de tisons de poêle, de casseroles, de marmites, de pelles, de lèchefrites.

Le petit carabinier, surpris par ce sabbat au moment où il se coulait entre ses draps, aux côtés de sa femme haletante, sursauta et ne prit que le temps de rentrer dans ses culottes et une paire de sabots. Lusse voulait le retenir, mais les canailles menaçaient d’enfoncer la porte et les volets. Elle se vêtit d’un jupon et d’un caraco et s’élança sur ses pas.

Déjà le combat était engagé au dehors ; l’avant-garde des Taureaux menaçait d’être écharpée par les assaillants. Ils résistèrent héroïquement et donnèrent au gros de leurs camarades le temps de se rallier. Soudain, une clameur féroce s’éleva et les Taureaux fondirent sur les rusés congréganistes. Ils brandissaient leurs instruments comme des massues et en assénaient de formidables coups. Le cuivre et le fer s’entrechoquaient avec un cliquetis fantastique. La bagarre fut effroyable. On ne compte pas les yeux pochés, les nez applatis, les mâchoires démises, les lèvres fendues, les cheveux arrachés, les blouses déchirées, les fonds de culotte emportés, les brayettes élargies, les casquettes et les sabots égarés.

Le petit Baut s’était attaqué au grand Warrè, le falot avec qui il avait à régler un compte pour l’injurieuse complainte de la Béguine et du Piote. Dédaignant les armes, ils luttèrent à coup de poings. Warrè, robuste et bien jambé, avait l’avantage ; les gourmades de l’agile petit carabinier n’arrivaient pas jusqu’à la face mafflue du maroufle, tandis que les poings de celui-ci déchiquetaient complaisamment l’agréable visage de son adversaire. Mais Lusse se jeta à la rescousse de son époux. Elle avait ramassé un fer à repasser et elle en caressa le menton de Warrè avec un tel entrain que le colosse s’effondra. Alors Baut et Lusse le piétinèrent, et des couplets de la chanson de Warrè leur venaient ironiquement aux lèvres. Partout les Taureaux prenaient l’avantage et s’acharnaient sans merci sur les vaincus.

Alors quelqu’un cria : « Les gendarmes arrivent de Putte ! » et les combattants lâchèrent prise. Ce fut une fausse alerte, mais les partisans des Domus profitèrent de la panique pour décamper en entraînant leurs blessés, dont le plus maltraité était incontestablement le grand Warrè, du Sabot.

Warrè garda le lit durant quinze jours et de longtemps ne chanta ni ne chansonna plus.

Cependant tous en réchappèrent. Aujourd’hui il ne reste plus trace de cette rencontre féroce que dans le registre des comptes de la fanfare Entre-Nous où, pour l’année 1874, l’énorme somme de deux cents francs est portée sous la rubrique : « réparations, achat d’instruments ». Le bombardon avait particulièrement souffert et la grosse-caisse éventrée et empalée ne pouvait plus servir que de trophée.

Cette bataille marqua aussi la phase aiguë de la querelle. Le village, autrefois si calme, regrettait la paix.

Le curé aurait voulu que la fanfare accompagnât la procession du jour de l’Assomption. Sans musique, le pieux cortège manquerait de solennité ; il ne fallait pas que la Vierge souffrît de ces discordes. Les Domus et les Flips exhortés par leur pasteur et leur bourgmestre, acceptèrent l’arbitrage. On décida de commun accord que la fanfare Entre-Nous resterait établie chez baezine Lusse Flips, mais que les teerdagen, les bals et les concerts auraient lieu au Bœuf bigarré. Le nouveau tailleur s’engageait en outre à ne faire que des culottes et abandonnait la confection des autres pièces de vêtement à son ex-patron. Les Flips s’arrogeaient évidemment la part léonine, car si la plupart des ruraux se contentent d’une blouse et n’usent guère de vestes et de jaquettes, ils ne sauraient se passer de chausses de « pilou » ou de « dimitte ». Mais les Flips, victorieux dans la mêlée décisive, avaient bien le droit de s’attribuer quelques avantages aux dépens des vaincus.

D’ailleurs, ils firent une importante concession à leurs ennemis.

Pierre Kasak reçut ordre de teindre en noir la redingote marron du paroissien berné par le Taureau jovial et toute allusion à Klaes Domus disparut par cette retouche.