Kleudde (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 177-185).

KLEUDDE.


L’échevin Sixte était un homme,

À se damner pour une pomme
Rare, qu’il n’eût pu s’adjuger

Ou cultiver dans son verger.


Il groupait là toutes les races ;

Et ses pommes fortes et grasses,
Comme des poings multipliés,

Gardaient l’orgueil des espaliers.


On en voyait dans les ramures
Gonfler leurs chairs pourpres et mûres ;
Le feuillage mouillé lavait,
À coups de langue, leur duvet.

 

On en voyait comme des plaies

Rayonnantes, au long des haies ;
D’autres, comme des seins lascifs

S’illuminaient, par les massifs,


Si bellement, qu’un rut de gouge

Se dégageait du verger rouge.
Dont l’échevin Sixtus Van Mol

Incendiait les flancs du sol.


Une muraille âpre et sévère

Dentée, en haut, d’éclats de verre,
Le séparait du strict jardin

D’un monastère bernardin,

 

Où des fruits purs, des fruits dociles,

Des fruits choisis pour ces asiles
De réguliers et saints bonheurs,

Se suspendaient comme des cœurs.


En des arbres taillés en cônes,

Ils dévoilaient leurs ors d’icônes ;
Ils croissaient nets et textuels,

Selon des vœux perpétuels.

 

Ils semblaient faits pour la main ronde

De l’Enfançon qui tient le monde ;
Leurs tons lisses étaient tiédis

Par des clartés de paradis


On en voyait pendre en guirlande,

Sur des fleurs pâles de Hollande ;
Il s’en mirait au bénitier

— Mousse et granit — d’un vieux sentier.

 

Les doux oblats, sous la tonnelle,

Glorifiaient l’âme éternelle ;
Les doigts rejoints, les yeux mi-clos,

Le Christ passait par cet enclos.

 

La terre y était bonne ; un moine

L’avait reçue en patrimoine,

Jadis, au temps diocésain,
Quand chaque évêque était un saint.

 

Or il se fit qu’un fruit étrange

Qu’aucun texte connu ne range
Parmi les fruits que l’on décrit,

Poussait — cœur vierge ou cœur contrit —


Contre le mur denté de verre

Qui séparait le clos sévère
Et le jardin paisible et blanc

Du verger rouge et violent.

 

Oh ! Maintes fois l’échevin Sixte

Vola, du haut de ce mur mixte,
Chez ses voisins silencieux,

Ce fruit qu’il eût ravi aux cieux.

 

Mais il se refusait à croître,

Sitôt planté, hors de son cloître,
Dans un terrain gras et luisant,

Où les pommes semblaient du sang.

 

Sixte comprit l’ardent outrage…
À chaque échec, un flot de rage

Sorti de son orgueil, s’en vint

Gonfler son cœur d’acre levain.

 

Son âme, un jour, s’en prit aux prêtres.

— Oh ! ces naïfs, qui sont des traîtres ! —
Il souhaitait qu’un vent soudain

Tuât leur cloître et leur jardin.


Son vœu flamba, comme une paille ;

Pourtant, un soir d’ample ripaille,
Lorsque Sixtus revint chez lui,

Kleudde, l’esprit joyeux, qui suit


Les ivrognes des nuits flamandes,

Vêtu d’ouates, ceint de calmandes,
Fantôme en laine, être en coton,

Sur son épaule, à cropeton


Sauta. Van Mol l’entendit dire :

« Je sais un clos où tu vois luire
Des fruits rares, mais interdits

À tes espoirs roux et hardis.


Comme un Kobold, je vis sous terre,

Auprès de l’arbre autoritaire,
Qui ne veut pas, sur mon conseil,

Pommeler d’or ton clos vermeil.


Je suis ton maître, — et par la crainte

Folle dont ton âme est étreinte
À cette heure, je suis ton roi,

Obéis donc et marche droit. »


Sixtus Van Mol, plus mol que cire,

Par bravade, se mit à rire,
Mais Kleudde-Jan n’écouta pas

Ce rire, faux comme un faux-pas.


Quoi qu’il en eût, l’échevin ivre,

Brisé du dos comme un vieux livre,
Dut transporter jusque chez-lui,

En titubant, son ennemi.

 

Après des chutes solennelles,

En des fourrés, en des venelles,

Après des cris et des jurons
Et de grands gestes fanfarons,

 

Le couple enfin heurta la porte

Aveugle et sourde, en la nuit morte,
Et le vieux mur de désespoir

Qui bossuait l’horizon noir.


Quand Kleudde-Jan mit pied à terre,

Il prit un ton protestataire
De vive et soudaine amitié.

Eut-il mépris ? Eut-il pitié ?


On ne sait pas. Mais, dès cette heure,

La force et la ruse majeure
Qu’il n’employait jamais en vain,

Travaillèrent pour l’échevin.


Laissant dans le terreau mollasse

Croître le tronc, bien à sa place,
Il en courba les rameaux longs

Ongles tournés vers les moëllons.


Avec l’aide savant des mousses,
Les rameaux neufs, les jeunes pousses

Entre les joints, comme en du brou,

Patiemment, firent leur trou.


En quelques mois, l’œuvre était faite.

L’Octobre d’or chanta la fête
Du fruit superbement pendu

Sur l’autre pan du mur fendu.


Le vent heureux, l’air vibratoire,

Les oiseaux fous chantaient victoire,
Sixte en monta jusqu’au zénith

De son orgueil et rajeunit.


Il fit sa paix avec les prêtres.

On le voyait, à ses fenêtres
Pendre du buis et du housset

Quand la procession passait.


Il hébergea dans sa cuisine,

Sans défiance et sans lésine,
Le Kleudde-Jan dont il titrait

L’omnipotence et le secret.


Et par les soirs d’ombre et de pluie,

Quand l’hiver sale aux murs s’essuie,
Près des tisons échafaudés,

Kleudde et Sixtus jouaient aux dés.