L'école des bourgeois

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L’École des bourgeois
comédie en trois actes, représentée pour la première fois à Paris, en 1728 (Nouvelle édition) , D’Allainval
Texte établi par Adolphe Rionchez tous les libraires.





PERSONNAGES

Monsieur MATHIEU, frère de Madame Abraham.

DAMIS,amant de Benjamine.

UN COMMISSAIRE, parent de Madame Abraham.

UN NOTAIRE,parent de Madame Abraham.

PICARD,laquais de Madame Abraham.

LE MARQUIS de MONCADE

UN COMMANDEUR,ami du Marquis.

UN COMTE, ami du Marquis.

Monsieur POT-DE-VIN,intendant du Marquis.

UN COUREUR du marquis.

Madame ABRAHAM.

BENJAMINE,sa fille.

MARTON,suivante de Benjamine.





ACTE I



Scène I

Madame Abraham, Benjamine
MADAME ABRAHAM

Enfin, ma chère Benjamine, c'est donc ce soir que tu vas être l'épouse de Monsieur le marquis de Moncade. Il me tarde que cela ne soit déjà ; et il me semble que ce moment n'arrivera jamais.

BENJAMINE

J'en suis plus impatiente que vous, ma mère ; car, outre le plaisir de me voir femme d'un grand seigneur, c'est que, comme cette affaire s'est traitée depuis que Damis est à sa campagne, je serai ravie qu'à son retour il me trouve mariée, pour m'épargner ses reproches.

MADAME ABRAHAM

Est-ce que tu songes encore à Damis ?

BENJAMINE

Non, ma mère. Mais que voulez-vous ? Il est neveu de feu mon père ; nous avons été élevés ensemble : je ne connaissais personne plus aimable que lui ; j'ignorais même qu'il en fût. Je lui trouvais de l'esprit, du mérite ; il était amusant, tendre, complaisant. Il m'aima ; je l'aimai aussi.

MADAME ABRAHAM

Qu'il perd auprès de ce jeune seigneur ! Qu'il est défait ! Qu'il est petit ! Qu'il est mince ! Son mérite paraît ridicule, sa tendresse maussade. C'est un petit homme de palais, la tête pleine de livres, attaché à ses procès ; un bourgeois tout uni, sans manières, ennuyeux, doucereux, à donner des vapeurs !

BENJAMINE

Vive le marquis de Moncade ! Le beau point de vue ! Quelle légèreté ! Quelle vivacité ! Quel enjouement ! Quelle noblesse ! Quelles grâces, surtout !

MADAME ABRAHAM

Les bourgeoises qui ne sont pas connaisseuses en bons airs, appellent cela étourderies, indiscrétions, impolitesses ; mais cela est charmant. Les femmes de qualité en sentent tout le prix ; et ce sont elles qui les ont mis sur ce pied-là.

BENJAMINE

Que j'ai de grâces à rendre à la mauvaise fortune de monsieur le marquis.

MADAME ABRAHAM

À sa mauvaise fortune, dis-tu ?Qu'est-ce ?... Marthon !... C'est lui, apparemment ?


Scène II

Madame Abraham, Benjamine, Marthon
MARTHON

 à Madame Abraham

Madame, voilà Monsieur Mathieu qui vient d'entrer.

BENJAMINE

Mon oncle ?

MADAME ABRAHAM

L'incommode visite !... Comment lui déclarer votre mariage ? Cependant il n'y a plus à reculer.

BENJAMINE

Vous craignez qu'il ne goûte pas cette alliance ?

MADAME ABRAHAM

Oui, il a l'esprit si peuple ! J'avais cru qu'en épousant une fille de condition, comme il a fait, cela le décrasserait ; mais point du tout. Je ne sais où j'ai pêché un si sot frère... Voilà comme était feu votre père.

MARTHON

Oh ! Mademoiselle n'en tient point.

BENJAMINE

à Madame Abraham

Si vous lui parliez du dédit que vous avez fait avec monsieur le marquis ?

MADAME ABRAHAM

Non ; garde-t'en bien.

BENJAMINE

Il ne donnera jamais son consentement.

MADAME ABRAHAM

On s'en passera. Ne faudrait-il point, parce qu'il plaît à Monsieur Mathieu que vous épousiez son Damis, que vous renonciez à être marquise, à être l'épouse d'un seigneur, à figurer à la Cour ?...

À part.

Vraiment, Monsieur Mathieu, je vous conseille ; venez, venez un peu m'étourdir de vos raisonnements : je vous attends.

MARTHON

Le voilà.

Elle sort.


Scène III

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu
MONSIEUR MATHIEU

riant.

Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

MADAME ABRAHAM

à part.

Qu'a-t-il donc tant à rire ?

MONSIEUR MATHIEU

à Madame Abraham et à Benjamine.

Ma soeur, ma nièce, que je vous régale d'une nouvelle qui court sur votre compte !

MADAME ABRAHAM

Sur le compte de Benjamine ?

MONSIEUR MATHIEU

Oui, Madame Abraham ; et sur le vôtre aussi. Elle va vous réjouir, sur ma parole ! On vient de me dire que... Oh ! Ma foi ! Cela est trop plaisant !

MADAME ABRAHAM

Achevez donc.

BENJAMINE

à part.

Sa gaîté me rassure.

MONSIEUR MATHIEU

à Madame Abraham.

On vient donc de me dire que vous mariez ce soir Benjamine à un jeune seigneur de la Cour, à un Marquis. Est-ce que cela ne vous fait pas plaisir ?

BENJAMINE

Pardonnez-moi, mon oncle, puisque cela vous en fait... à Madame Abraham. Il le prend mieux que nous ne pensions.

MADAME ABRAHAM

à Monsieur Mathieu.

Et qu'avez-vous répondu ?

MONSIEUR MATHIEU

"Quoi ! Ma soeur ? " ai-je dit... Oui, votre soeur, votre propre soeur, Madame Abraham... Bon ! Bon ! Quel peste de conte !... Rien n'est plus vrai... Eh ! Non, je ne vous crois point. Quelle apparence ! La veuve et la soeur d'un banquier, et qui fait encore actuellement le commerce elle-même, donner sa fille à un marquis ? Allons donc, vous vous moquez !... "Mais vous ne riez pas, vous autres ?"

MADAME ABRAHAM

Il n'y a que les impertinents qui en rient.

BENJAMINE

à Monsieur Mathieu.

Je n'y vois rien de risible, mon oncle.

MONSIEUR MATHIEU

Ma foi ! Vous avez raison de vous fâcher toutes les deux. Vous avez plus d'esprit que moi ; et j'ai eu tort de prendre la chose en riant. Je ne pensais pas que c'était vous donner un ridicule.

MADAME ABRAHAM

Que voulez-vous dire, Monsieur Mathieu, avec votre ridicule ?

MONSIEUR MATHIEU

Laissez, laissez-moi faire. Je m'en vais retrouver ces impertinents nouvellistes, et leur laver la tête d'importance.

MADAME ABRAHAM

Qui vous prie de cela ?

MONSIEUR MATHIEU

Ils vont trouver à qui parler.

BENJAMINE

Il faut les mépriser.

MONSIEUR MATHIEU

Non, morbleu ! Non, votre honneur m'est trop cher.

MADAME ABRAHAM

Quel tort font-ils à notre honneur ?

MONSIEUR MATHIEU

Quel tort, ma soeur ? Quel tort ? Si ce bruit se répand, que pensera de vous toute la ville ? On vous regardera partout comme des folles.

MADAME ABRAHAM

Et nous voulons l'être. La ville est une sotte, et vous aussi, monsieur mon frère.

BENJAMINE

à Monsieur Mathieu.

Est-ce une folie, mon oncle, que d'épouser un homme de qualité ?

MONSIEUR MATHIEU

Comment donc ! La chose est-elle vraie ?

BENJAMINE

Eh ! Mais, mon oncle...

MADAME ABRAHAM

à Monsieur Mathieu.

Eh bien ! Oui, elle est vraie.

MONSIEUR MATHIEU

Ma soeur !...

MADAME ABRAHAM

Eh bien, mon frère ?... Il ne faut point tant ouvrir les yeux, et faire l'étonné. Qu'y a-t-il donc là-dedans de si étrange ? Ma fille est puissamment riche ; et, depuis la mort de son père, j'ai encore augmenté considérablement son bien. Je veux qu'elle s'en serve, qu'il lui procure un mari qui lui donne un beau nom dans le monde, et à moi de la considération : et jugez si je choisis bien, c'est monsieur le marquis de Moncade.

MONSIEUR MATHIEU

Y songez-vous ? C'est un seigneur ruiné.

MADAME ABRAHAM

Nul ne sait mieux que moi ses affaires, mon frère. J'ai des billets à lui pour plus de cent mille francs. C'est un présent de noce que je lui ferai, et demain il sera aussi à son aise qu'aucun autre de la cour.

MONSIEUR MATHIEU

Et Benjamine y sera-t-elle, à son aise ? Vous allez sacrifier à votre vanité le bonheur et le repos de sa vie.

MADAME ABRAHAM

Cela me plaît.

MONSIEUR MATHIEU

Qu'au moins mon exemple vous touche. Riche banquier, par un fol entêtement de noblesse, j'épousai une fille qui n'avait pour bien que ses aïeux ; quels chagrins, quels mépris ne m'a-t-elle pas fait essuyer tant qu'elle a vécu ?

MADAME ABRAHAM

Vous les méritiez, apparemment ?

MONSIEUR MATHIEU

Elle et toute sa famille puisaient à pleines mains dans ma caisse ; et elle ne croyait pas que je l'eusse encore assez payée.

MADAME ABRAHAM

Elle avait raison ; vous ne savez pas ce que c'est que la qualité.

MONSIEUR MATHIEU


Georges Dandin est une comédie de Molière.

Je n'étais son mari qu'en peinture : elle craignait de déroger avec moi ; en un mot, j'étais le Georges Dandin de la comédie.

MADAME ABRAHAM

Elle en usait encore trop bien avec vous.

MONSIEUR MATHIEU

N'exposez point ma nièce à endurer des mépris.

MADAME ABRAHAM

Des mépris à ma fille, des mépris ! Ma fille est-elle faite pour être méprisée ? Monsieur Mathieu, en vérité, vous êtes bien piquant, bien insultant, pour me dire ces pauvretés en face ! Il n'y a que vous qui parliez comme cela : et sur quoi donc jugez-vous qu'elle mérite du mépris ? Qu'a-t-elle, s'il vous plaît, qui ne soit aimable ? Voilà un visage fort laid, fort désagréable ! Je ne sais, si vous n'étiez pas mon frère, ce que je ne vous ferais point, dans la colère où vous me mettez.

BENJAMINE

à Monsieur Mathieu.

Mon oncle, quand monsieur le marquis ne serait pas un galant homme comme il est, je me flatterais, par ma complaisance, de gagner son affection.

MONSIEUR MATHIEU

Quoi ! Vous aussi, ma nièce ? Pouvez-vous oublier ainsi Damis ?

MADAME ABRAHAM

Laissez là votre Damis. Qu'allez-vous lui chanter ? Qu'il était neveu de feu son père ? Elle le sait bien. Qu'il la lui avait promise en mariage ? J'en conviens. Que c'est un conseiller, aimable de sa figure, plein d'esprit ? Tout ce qu'il vous plaira. Qu'il n'est point comme les autres jeunes magistrats, dont le cabinet est dans les assemblées et dans les bals ? Tant mieux pour lui. Qu'il aime son métier, qu'il y est attaché, qu'il cherche à le remplir avec honneur et conscience ? Il ne fait que son devoir.

MONSIEUR MATHIEU

Ajoutez à cela que j'ai promis d'assurer mon bien à Benjamine, et que, si elle n'est pas à Damis, mon bien n'est pas à elle.

MADAME ABRAHAM

Eh ! Gardez-le, Monsieur Mathieu, gardez-le : elle est assez riche par elle-même ; et ce serait trop l'acheter que d'écouter vos sots raisonnements.

MONSIEUR MATHIEU

Je le garderai aussi, Madame Abraham. Adieu, adieu ; et quand je reviendrai vous voir, il fera beau.

MADAME ABRAHAM

Adieu, Monsieur Mathieu, adieu.

Monsieur Mathieu sort.


Scène IV

 

Madame Abraham, Benjamine
BENJAMINE

Voilà mon oncle bien en colère contre nous.

MADAME ABRAHAM

Permis à lui.

BENJAMINE

Vous auriez pu, ce me semble, lui annoncer la chose un peu plus doucement ; peut-être y aurait-il donné son agrément.

MADAME ABRAHAM

Eh ! Que m'importe ?

BENJAMINE

Je suis au désespoir de me voir brouillée avec lui.

MADAME ABRAHAM

Bon, bon ! Ah ! Qu'il se défâchera bientôt ! Il t'aime. Je ne suis pas trop fâchée, moi, qu'il nous boude un peu : cela l'éloignera d'ici pour quelques jours ; et je n'aurais pas été fort contente qu'on l'eût vu figurer ici ce soir, en qualité d'oncle, parmi les seigneurs qui viendront sans doute à tes noces. C'est un assez méchant plat que sa personne. Dieu merci, nous en voilà défaites. Je veux aussi éloigner tous nos parents. Ce sont gens qu'il ne faut plus voir désormais.


Scène V

 

Madame Abraham, Benjamine, Marthon
MARTHON

à Benjamine.

Miséricorde ! Pour moi, je crois que l'enfer est déchaîné aujourd'hui contre votre mariage. Voilà Damis qui vient par la porte du jardin.

BENJAMINE

Damis ? Quoi ! Il est de retour ?

MARTHON

Apparemment.

MADAME ABRAHAM

Va-t'en lui dire qu'il n'y a personne.

Marthon fait quelques pas pour sortir.

Mais, non, reviens ; il vaut mieux...

MARTHON

revenant .

Hâtez-vous de résoudre ; il approche.

MADAME ABRAHAM

Eh ! Faut-il tant de façons ? Il faut le congédier.

BENJAMINE

Pour moi, je me retire ; je ne saurais soutenir sa vue.

MADAME ABRAHAM

Marthon nous en défera.

À Marthon.

Charge-t'en.

MARTHON

Très volontiers. Vous n'avez qu'à dire.

MADAME ABRAHAM

Il faut que tu lui donnes son congé ; mais cela d'un ton qu'il n'y revienne plus.

MARTHON

Oh ! Laissez-moi faire. Je sais comment m'y prendre ; c'est une partie de plaisir pour moi.

BENJAMINE

Marthon, ne le maltraite point ; renvoie-le le plus doucement que tu pourras. Il me fait pitié !

MARTHON

Rentrez, rentrez.

Madame Abraham et Benjamine rentrent dans leur appartement.



Scène VI

MARTHON

De la pitié pour un homme de robe !... La pauvre espèce de fille !... Je crois, le ciel me pardonne, qu'elle l'aime encore !... Mais j'y vais mettre ordre... Oh ! Ma foi, il tombe en bonne main... le voilà.


Scène VII

 

Damis, Marthon
MONSIEUR DAMIS

Bonjour, Marthon.

MARTHON

Bonjour, monsieur.

MONSIEUR DAMIS

Comment se porte ma chère Benjamine, et Madame Abraham, ma tante ?

MARTHON

Bien.

MONSIEUR DAMIS

Elles vont être bien joyeuses de me voir de retour ?

MARTHON

Oui.

MONSIEUR DAMIS

L'impatience de les revoir m'a fait laisser à ma terre mille affaires imparfaites.

MARTHON

Il fallait y rester pour les terminer ; elles en auraient été charmées ; et, en votre place, j'y retournerais sans les voir.

MONSIEUR DAMIS

Va, folle, va m'annoncer ; je brûle de les embrasser.

MARTHON

Elles n'y sont pas, monsieur.

MONSIEUR DAMIS

On m'a dit là-bas qu'elles y étaient.

MARTHON

Eh bien ! On m'a défendu de faire entrer personne ; cela revient au même.

MONSIEUR DAMIS

Va, va toujours. Cette défense, à coup sûr, n'est pas pour moi.

MARTHON

Pardonnez-moi, monsieur ; elle est pour vous plus que pour personne, pour vous seul.

MONSIEUR DAMIS

Que veux-tu dire ? Explique-toi.

MARTHON

Comment ! Vous n'y êtes pas encore ? Vous avez la conception bien dure. Cela est clair comme le jour. Je vois bien qu'il vous faut donner votre congé tout crûment. C'est votre faute, au moins. Je voulais vous envelopper cette malhonnêteté dans un compliment ; mais vous ne voyez rien, si vous ne le touchez au doigt. Ma maîtresse donc m'a chargée de vous prier, de sa part, de ne plus l'aimer, de ne plus la voir, de ne plus venir ici, de ne plus penser à elle ; bien entendu que, de son côté, elle vous en promet autant.

MONSIEUR DAMIS

Ah ! Ciel ! Benjamine cesserait de m'aimer ?

MARTHON

La grande merveille !

MONSIEUR DAMIS

Quel crime, quel malheur peut m'attirer aujourd'hui sa haine ? De quoi suis-je coupable à son égard ? Que lui ai-je fait ?

MARTHON

Eh ! Non, Monsieur Damis, elle ne se plaint point de vous ; mais mettez-vous en sa place. Figurez-vous qu'elle vous aime à la rage. Vous ne lui avez dit jusqu'ici que des douceurs bourgeoises, qui courent les rues, que chaque fille sait par coeur en naissant. Il lui vient un jeune seigneur, un marquis de la haute volée. Il ne pousse point de fleurettes, point de soupirs, il ne parle point d'amour, ou, s'il en parle, c'est sans sembler le vouloir faire, par distraction ; mais il étale une figure charmante. Il apporte avec soi des airs aisés, dissipés, libertins, ravissants. Il chante, il parle en même temps, et de mille choses différentes à la fois. Tout ce qu'il dit n'est, le plus souvent, que des riens, des bagatelles, que tout le monde peut dire ; mais, dans sa bouche, ces riens plaisent, ces bagatelles enchantent ; ce sont des nouveautés ; elles en ont les grâces... Il parle d'épouser, il parle de la Cour, de nous y faire briller... Hein ?... Vous ne dites rien ? Vous voyez bien qu'il n'y a point de femme assez sotte pour se piquer de constance en pareil cas.

MONSIEUR DAMIS

Quoi ! Elle va épouser un homme de Cour ?

MARTHON

Oui, s'il vous plaît, Monsieur le marquis de Moncade, et, à son exemple, moi, je renonce à votre Champagne. Vous devez l'en assurer ; et je vais donner dans l'écuyer.

MONSIEUR DAMIS

Monsieur le marquis de Moncade ?... Marthon, je n'ai donc plus d'espérance ?

MARTHON

Bon ! Il y a un dédit de fait ; et c'est ce soir qu'ils s'épousent. Aussi, il fallait que vous allassiez à votre campagne !... Eh ! Mort de ma vie, à quoi vous sert donc d'avoir tant étudié, si vous ne savez pas qu'il ne faut jamais donner à une femme le temps de la réflexion ?

MONSIEUR DAMIS

Benjamine infidèle !... Je veux lui parler.

MARTHON

Cela est inutile, monsieur.

MONSIEUR DAMIS

Je veux voir comment elle soutiendra ma présence.

MARTHON

Vous n'entrerez pas.

MONSIEUR DAMIS
faisant quelques pas pour entrer dans l'appartement de Benjamine. 

Que je lui dise un mot !

MARTHON

le repoussant .

Point !... Que ces gens de robe sont tenaces !


Scène VIII

.

le Marquis de Moncade, entrant sans être vu de Damis et de Marthon, et restant un moment dans le fond

MONSIEUR DAMIS

à Marthon.

Ma chère Marthon !

MARTHON

Toutes ces douceurs sont inutiles.

MONSIEUR DAMIS

Toi, qui es ordinairement si bonne !

MARTHON

Je ne veux plus l'être.

MONSIEUR DAMIS

se jetant à genoux.

Veux-tu me voir à tes genoux ?

MARTHON

Eh ! Levez-vous, monsieur. Non, je vais mourir à tes pieds, si tu es assez cruelle, assez dure, pour me refuser la faveur...

MONSIEUR LE MARQUIS

à part.

Les faveurs !

MARTHON

Que voulez-vous, monsieur ?

MONSIEUR DAMIS

Tiens, ma chère Marthon, voilà ma bourse.

MONSIEUR LE MARQUIS

à part.

Oh ! Oh ! Diable ! Diable ! Il offre sa bourse ! Il est, ma foi, temps que je vienne au secours de la pauvre enfant.

Il va se mettre entre Damis et Marthon.

MONSIEUR DAMIS

Prends-la, de grâce.

MARTHON

regardant la bourse .

Il m'attendrit.

À part, avec étonnement, en apercevant le marquis.

Monsieur le marquis !

MONSIEUR LE MARQUIS

à Damis .

Courage, monsieur, courage ! Mais, ma foi, vous ne vous y prenez pas mal !

MONSIEUR DAMIS

s'en allant.

Que je suis malheureux !

MONSIEUR LE MARQUIS

l'arrêtant.

Eh ! Non, eh ! Non, que je ne vous fasse pas fuir. Revenez donc, monsieur, revenez donc. Je veux vous servir auprès de Marthon. Je suis fâché qu'elle vous refuse.

MONSIEUR DAMIS

Ah ! Monsieur, laissez-moi me retirer.

MONSIEUR LE MARQUIS

Allez ; je vais la gronder d'importance des tourments qu'elle vous fait souffrir.

Damis sort.


Scène IX

 

le marquis de Moncade, Marthon.
MONSIEUR LE MARQUIS

Comment ! Comment ! Marthon, tu rebutes ce jeune homme, tu le désespères, tu le consumes ? Mais, vraiment, tu as tort : il est assez aimable. Tu te piques de cruauté ? Eh ! Si ! Mon enfant, eh ! Si ! Cela est vilain : c'est la vertu des petites gens.

MARTHON

Mais, monsieur le marquis...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Oh ! Quand tu verras le grand monde, tu apprendras à penser ; cela te formera.

MARTHON

Avec votre permission...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Toi cruelle ? Marthon cruelle, avec ces yeux brillants, ce nez fin, cette mine friponne, ce regard attrayant ? Je n'aurais jamais cru cela de toi. À qui se fier désormais ? Tout le monde y serait trompé comme moi. Toi cruelle ?

MARTHON

Eh ! Non, monsieur le marquis...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Ah ! Tu ne l'es pas ? Tant mieux, mon enfant, tant mieux. Je te rends mon estime, ma confiance ; cela te rétablit dans mon esprit. Mais, dis-moi, qu'est-ce que ce jeune soupirant ? N'est-ce pas quelque petit avocat ?

MARTHON

Non, monsieur le marquis ; c'est un conseiller.

MONSIEUR LE MARQUIS

Un conseiller ? La peste ! Marthon, un conseiller ? Mais, ventrebleu ! Tu choisis bien. Tu as du goût ; tu ressembles à ta maîtresse : tu cherches à t'élever ; tu ne donnes pas dans le bas. Je t'en félicite.

MARTHON

Monsieur le marquis, vous me faites trop d'honneur. Ce jeune homme est Damis, cousin de ma maîtresse, et ci-devant son amant, à qui je viens de donner son congé.

MONSIEUR LE MARQUIS

Damis, dis-tu ? C'est Damis qui sort ? C'est à Damis que je viens de parler ? Ah ! Morbleu ! Je suis au désespoir. Pourquoi diable ne me l'as-tu pas dit ? Je lui aurais fait mon compliment de condoléances. Mais, friponne, tu en sais long ! Tu cherches à rompre les chiens. Non, non, non, tu n'y réussiras pas ; je ne prends point le change : je l'ai vu à tes genoux ; j'ai entendu qu'il te demandait des faveurs : tu étais interdite, et j'ai surpris un de tes regards, qui promettait...

MARTHON

l'interrompant.

Toute la faveur qu'il voulait de moi, était de l'introduire auprès de ma maîtresse.

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh ! Que ne me le disais-tu ? Je l'aurais introduit moi-même. C'est un plaisir que j'aurais été ravi de lui faire. Tu ne me connais pas : j'aime à rendre service. Benjamine l'a donc aimé autrefois ?

MARTHON

Oui, monsieur ; ils ont été élevés ensemble : on le lui promettait pour mari. Le moyen de ne pas aimer un homme dont on doit être la femme !

MONSIEUR LE MARQUIS

avec ironie.

Oui, tu dis bien : le moyen de s'en empêcher ; il est vrai, cela est fort difficile.

MARTHON

Mais ma maîtresse ne l'aime plus ; et je viens de lui signifier, de sa part, de ne plus venir ici.

MONSIEUR LE MARQUIS

Mais, mais cela est dur à elle ; cela est inhumain. Renvoyer, congédier ainsi un soupirant pour moi ! Un jeune homme qu'on aimait, un mari promis ! Oh !... Et lui, comment a-t-il pris cela ? Comment a-t-il reçu ce compliment ?

MARTHON

Avec désespoir ? En effet, cela est désespérant ! Je compatis à sa peine. Mais tu devais bien lui dire, pour le consoler, que c'était moi, un seigneur, monsieur le marquis de Moncade, qui lui enlevais sa maîtresse. Cela lui aurait fait entendre raison, sur ma parole.

MARTHON

Bon ! La raison est bien faite pour ceux qui aiment.

MONSIEUR LE MARQUIS

À propos, où est donc tout le monde ? D'où vient que je ne vois personne ? Ni mère, ni fille ? Ne sont-elles pas ici ? Benjamine est-elle encore couchée ? Va l'éveiller.

MARTHON

Elle s'est levée dès le matin. Est-ce qu'une fille peut dormir la veille de ses noces ? Elle est toujours sur les épines.

MONSIEUR LE MARQUIS

Oui, je conçois que son imagination a à travailler.

MARTHON

Voilà déjà Madame Abraham.



Scène X

 

Madame Abraham, Le Marquis, Marthon
MADAME ABRAHAM

au marquis.

Eh ! Monsieur le marquis, quoi ! Vous êtes ici ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Vous voyez, depuis une heure.

MADAME ABRAHAM

D'où vient donc que mes gens ne m'avertissent pas ? Voilà d'étranges coquins !

MONSIEUR LE MARQUIS

Et je commençais à jurer furieusement contre vous et contre votre fille.

MADAME ABRAHAM

Je vous prie de m'excuser.

MONSIEUR LE MARQUIS

Je vous excuse.

MADAME ABRAHAM

à Marthon.

Marthon, va auprès de ma fille ; qu'elle vienne au plus vite ici.

Marthon sort.


Scène XI

 

Madame Abraham, le marquis
MONSIEUR LE MARQUIS

Comment diable ! Madame Abraham, comment diable ! Je n'y prenais pas garde. Quel ajustement ! Quelle parure ! Quel air de conquête ! Que la peste m'étouffe, si vous n'avez encore des retours de jeunesse : oui, oui ; et on ne vous donnerait jamais l'âge que vous avez.

MADAME ABRAHAM

Vous êtes bien obligeant, monsieur le marquis.

MONSIEUR LE MARQUIS

Non, je le dis comme je le pense. Quel âge avez-vous bien, Madame Abraham ? Mais ne me mentez pas ; je suis connaisseur.

MADAME ABRAHAM

Monsieur le marquis, je compte encore par trente. J'ai trente-neuf ans.

MONSIEUR LE MARQUIS

Ah ! Madame Abraham, cela vous plaît à dire, trente-neuf ans ! Avec un esprit si mûr, si consommé, si sage, cette élévation de sentiments, ce goût noble, ce visage prudent ? Vous me trompez assurément ! Vous avez trop de mérite, trop d'acquis pour n'avoir que trente-neuf ans. Oh ! Ma foi ! Vous pouvez vous donner hardiment la cinquantaine, et sans craindre d'être démentie.

MADAME ABRAHAM

à part.

On s'en fâcherait d'un autre ; mais il donne à tout ce qu'il dit une tournure si polie !...

Au marquis.

Monsieur le marquis, le notaire a-t-il passé à votre hôtel pour vous faire signer le contrat ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Non, pas encore. Nous signerons ce soir.

MADAME ABRAHAM

J'aurais été charmée que vous y eussiez vu les avantages que je vous fais.

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh ! Madame Abraham, parlons de choses qui nous réjouissent ; toutes ces formalités m'assomment. Ne vous l'ai-je pas dit ? Je me repose sur vous de tous mes intérêts.

MADAME ABRAHAM

Ils ne sont pas en de méchantes mains... Mais, je vous assure...

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh ! Je le sais.

MADAME ABRAHAM

Je m'y démets entièrement pour vous de tous mes biens.

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh ! Madame Abraham, laissons tout cela, je vous prie ; vous verrez tantôt avec Pot-De-Vin, mon intendant. Il doit venir, vous vous arrangerez avec lui.

MADAME ABRAHAM

lui présentant une bourse.

Et voilà, en avance, une bourse de mille louis, pour faire les faux-frais de vos noces.

MONSIEUR LE MARQUIS

prenant la bourse gracieusement.

Eh bien ! Madame, donnez donc... Êtes-vous contente ? En vérité, vous faites de moi tout ce que vous voulez. Je me donne au diable ; il faut que j'aie bien de la complaisance !

MADAME ABRAHAM

Il est vrai, mais...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Encore, madame, encore ? Vous me persécutez ! On dirait que je n'épouse votre fille que pour votre argent. Vous m'ôtez le mérite d'une tendresse désintéressée. Là, Madame Abraham, voilà qui est fini ; parlons de votre fille. Hein ? Ne la verrons-nous point ?... La voilà, peut-être ? ... Non, c'est un de vos gens.


Scène XII

 

Madame Abraham, le marquis, un laquais
LE LAQUAIS

à Madame Abraham.

Madame, on vous demande.

MADAME ABRAHAM

Qu'est-ce ?

LE LAQUAIS

Monsieur le commandeur de...

MADAME ABRAHAM

l'interrompant.

Qu'il attende.

Le laquais sort.


Scène XIII

 

Madame Abraham, Le marquis
MONSIEUR LE MARQUIS

Qu'il attende ? Ah ! Madame Abraham, cela est impoli. Un homme de condition ! Un commandeur !

MADAME ABRAHAM

C'est un emprunteur d'argent, et je veux quitter le commerce.

MONSIEUR LE MARQUIS

Non pas, non pas ; gardez-le toujours : cela vous désennuiera, et j'aurai quelquefois le plaisir de vous aller visiter dans votre caisse... Allez, allez faire affaire avec le commandeur.

MADAME ABRAHAM

Vous laisserais-je seul vous ennuyer ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Non, non, je ne m'ennuierai point.

MADAME ABRAHAM

C'est pour un instant, et j'entends ma fille.

Elle sort.


Scène XIV

MONSIEUR LE MARQUIS

Les sottes gens, marquis, que cette famille ! Il y aurait, ma foi, pour en mourir de rire... Mais il y a déjà huit jours que cette comédie dure, et c'est trop. Heureusement elle finira ce soir. Sans cela, je désespérerais d'y pouvoir tenir plus longtemps, et je les enverrais au diable, eux et leur argent. Un homme comme moi l'achèterait trop.


Scène XV

 

Benjamine, Le marquis
MONSIEUR LE MARQUIS

tendrement.

Eh ! Venez donc, mademoiselle ; venez donc. Quoi ! Me laisser seul ici, m'abandonner, faire attendre le marquis de Moncade ? Cela est-il joli ? Je vous le demande.

BENJAMINE

Monsieur le marquis, je suis excusable. J'étais à m'accommoder pour paraître devant vous ; mais comme je savais que vous étiez ici, plus je me dépêchais, moins j'avançais : tout allait de travers. Je croyais que je n'en viendrais jamais à bout. Cela me désespérait !

MONSIEUR LE MARQUIS

gracieusement.

C'était donc pour moi que vous vous arrangiez, que vous vous pariez ? Je suis touché de cette attention. Vous êtes belle comme un ange. Je suis charmé de ce que je fais pour vous.

BENJAMINE

Oui, monsieur le marquis ; je ferai mon bonheur le plus doux de vous voir tous les moments de ma vie.

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh ! Mademoiselle, vous avez un air de qualité ; défaites-vous donc de ces discours, et de ces sentiments bourgeois.

BENJAMINE

Qu'ont-ils donc d'étrange ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Comment ! Ce qu'ils ont d'étrange ? Mais ne voyez-vous pas qu'on n'agit point ainsi à la Cour ? Les femmes y pensent tout différemment ; et loin de s'ensevelir dans un mari, c'est celui de tous les hommes qu'elles voient le moins.

BENJAMINE

Comment pouvoir se passer de la vue d'un mari qu'on aime ?

MONSIEUR LE MARQUIS

D'un mari qu'on aime ? Mais cela est fort bien ! Continuez ; courage ! Un mari qu'on aime ! Cela jure dans le grand monde. On ne sait ce que c'est. Gardez-vous bien de parler ainsi ; cela vous décrierait, on se moquerait de vous. "Voilà, dirait-on, le marquis de Moncade. Où est donc sa petite épouse ? Elle ne le perd pas de vue ; elle ne parle que de lui : elle le loue sans cesse. Elle est, je pense, amoureuse de lui : elle en est folle." Quelle petitesse ! Quel travers !

BENJAMINE

Est-ce qu'il y a du mal à aimer son mari ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Du moins, il y a du ridicule. À la cour, un homme se marie pour avoir des héritiers : une femme pour avoir un nom ; et c'est tout ce qu'elle a de commun avec son mari.

BENJAMINE

Se prendre sans s'aimer ! Le moyen de pouvoir bien vivre ensemble ?

MONSIEUR LE MARQUIS

On y vit le mieux du monde. On n'y est ni jaloux, ni inconstant. Un mari, par exemple, rencontre-t-il l'amant de sa femme : "Eh ! Mon cher comte, où diable te fourres-tu donc ? Je viens de chez toi ; il y a un siècle que je te cherche. Va au logis, va ; on t'y attend. Madame est de mauvaise humeur : il n'y a que toi, fripon ! Qui sache la remettre en joie !..." Un autre : "Comment se porte ma femme, chevalier ? Où l'as-tu laissée ? Comment êtes-vous ensemble ?... Le mieux du monde... Je m'en réjouis. Elle est aimable, au moins ! Et, le diable m'emporte, si je n'étais pas son mari, je crois que je l'aimerais !... D'où vient que tu n'es pas avec elle ? Ah ! Vous êtes brouillés, je gage ? Mais je vais lui envoyer demander à souper pour ce soir ; tu y viendras, et je te veux raccommoder."

BENJAMINE

Je vous avoue que tout ce que vous me dites me paraît bien extraordinaire.

MONSIEUR LE MARQUIS

Je le crois franchement. La cour est un monde bien nouveau pour qui n'a jamais sorti du marais. Les manières de se mettre, de marcher, de parler, d'agir, de penser ; tout cela paraît étranger. On y tombe des nues ; on ne sait quelle contenance tenir. Pour nous, nous y allons de plain-pied ; c'est que nous sommes les naturels du pays. Allez, allez, quand vous en aurez pris l'air, vous vous y accoutumerez bientôt. Il n'est pas mauvais. Mais, lui prenant la main. allons faire un tour de jardin. Je vous y donnerai encore quelques leçons, afin que vous n'entriez pas toute neuve dans ce pays.




ACTE II



Scène I

 

Marthon, Monsieur Pot-De-Vin.
MARTHON

Monsieur Pot-De-Vin, je viens de vous annoncer à Monsieur le Marquis de Moncade, et il va venir.

MONSIEUR POT-DE-VIN

Je vous suis bien obligé, Mademoiselle Marthon.

MARTHON

Monsieur Pot-De-Vin, vous le connaissez donc, Monsieur le marquis de Moncade ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Si je le connais ? Vraiment, je le crois ; j'ai l'honneur d'être son intendant.

MARTHON

Son intendant ? Quoi ! Vous ne l'êtes donc plus de ce président chez qui nous nous sommes vus autrefois ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Fi donc ? Mademoiselle Marthon, fi donc ! Un homme de robe ? Est-ce une condition pour un intendant ? Ce président ne devait pas un sou ; il payait tout comptant : tout passait par ses mains ; point de mémoires, pas le moindre petit procès. Il n'y avait pas de l'eau à boire pour moi dans cette maison ; je n'y faisais rien : je me rouillais. J'y perdais mon temps et ma jeunesse ; j'y enterrais le talent qu'il a plu au ciel de me donner.

MARTHON

Chez monsieur le marquis, je crois que vous le faites bien valoir le talent ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Oh ! Ma foi ! Parlez-moi d'un grand seigneur pour avoir un intendant. Quelle noblesse chez eux ! Quelle générosité ! Quelle grandeur d'âme ! Dès qu'on veut ouvrir la bouche pour leur parler de leurs affaires, ils baillent, ils s'endorment, ils regardent comme au-dessous d'eux d'y penser seulement : c'est un temps qu'on vole à leurs plaisirs. On ne leur rend aucun compte : ils n'entrent dans aucuns détails ; et monsieur le marquis pousse ces belles manières plus loin qu'aucun autre. Chez lui, je taille, je rogne tout comme il me plaît ; j'afferme ses terres, je casse les baux, je diminue les loyers, je bâtis, j'abats, je plante, je vends, j'achète, je plaide, sans qu'il se mêle de rien, sans qu'il le sache.

MARTHON

Vous le ruineriez, je gage, sans qu'il s'en aperçût ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Justement. Mais je suis honnête homme.

MARTHON

Bon ! À qui le dites-vous ? Est-ce que je ne vous connais pas ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Ah ! Que Madame Abraham a d'esprit ! Que c'est une femme bien avisée, bien prudente ! Elle fait-là une bonne affaire de donner sa fille à monsieur le marquis, et, entre nous, Mademoiselle Marthon, elle doit m'en avoir quelque obligation.

MARTHON

À vous, Monsieur Pot-De-Vin ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Oui, oui, à moi ; et si je disais un mot, quoique la chose soit bien avancée, je la ferais manquer.

MARTHON

Comment donc ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Depuis que le bruit s'est répandu que monsieur le marquis épouse Mademoiselle Benjamine, dans toutes les rues où je passe, je suis arrêté par un nombre infini de gros financiers et d'agioteurs. "Eh ! Monsieur Pot-De-Vin, me disent-ils, mon cher Monsieur Pot-De-Vin, j'ai une fille unique, belle comme l'amour, et des millions !... Messieurs, il n'est plus temps ; j'en suis fâché, monsieur le marquis a fait un dédit... Eh ! Nous le paierons avec plaisir ; nous l'achèterons tout ce qu'il vaudra. Monsieur Pot-De-Vin, voilà ma bourse... Monsieur Pot-De-Vin, voilà mille louis... Prenez ; livrez-nous sa main... qu'il épouse ma fille ; vous le pouvez, si vous voulez... au moins, parlez-lui de nos richesses. "

MARTHON

à part.

C'est-à-dire, qu'il ne se donne qu'au plus offrant et dernier enchérisseur...

À Monsieur Pot-De-Vin.

Et vous les rebutez tous ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Je vous en réponds... Ils ne manquent pas de me dire : "Ah ! Madame Abraham vous a mis dans ses intérêts ?... Non, messieurs ; elle ne m'a encore rien donné... cela n'est pas possible, Monsieur Pot-De-Vin : elle sent trop le prix du service que vous lui rendez ; elle doit le payer au poids de l'or... Je ne suis pas intéressé, messieurs..." Mademoiselle Marthon, ne manquez pas de faire valoir à Madame Abraham mon désintéressement.

MARTHON

Non, non, j'en aurai soin.

MONSIEUR POT-DE-VIN

Dites-lui bien que si monsieur le marquis savait cela, peut-être changerait-il de visée ; mais que je me garderai bien de lui en ouvrir la bouche.

MARTHON

Ah ! Monsieur Pot-De-Vin, Monsieur Pot-De-Vin, que vous êtes bien nommé !

MONSIEUR POT-DE-VIN

Ce mariage ne vous fera pas de tort ; votre compte s'y trouvera, Mademoiselle Marthon, monsieur le marquis inspirera la générosité à son épouse. Vous verrez vos profits croître au centuple, et vous connaîtrez la différence qu'il y a de servir la femme d'un seigneur, ou celle d'un bourgeois.

MARTHON

Voici monsieur le marquis, je vous laisse avec lui.

Elle sort.


Scène II

 

Le marquis, Monsieur Pot-De-Vin.
MONSIEUR LE MARQUIS

Eh bien ! Qu'est-ce ? Qu'y a-t-il de nouveau, Monsieur Pot-De-Vin ? Quoi ! Me venir relancer jusqu'ici ? En vérité, vous êtes un terrible homme, un homme étrange, un homme éternel, une ombre, une furie attachée à mes pas ! Çà, parlez donc ? Que voulez-vous ? Qui vous amène ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Monsieur le marquis, c'est par votre ordre que je viens ici.

MONSIEUR LE MARQUIS

Par mon ordre ? Ah ! Oui, à propos, vous avez raison ; c'est moi qui vous l'ai ordonné. Je n'y pensais pas ; je l'avais oublié ; j'ai tort. Monsieur Pot-De-Vin, c'est ce soir que je me marie.

MONSIEUR POT-DE-VIN

Monsieur le marquis, je le sais.

MONSIEUR LE MARQUIS

Vous le savez donc ? Et tout est-il prêt pour la cérémonie... mes équipages ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Oui, monsieur le Marquis.

MONSIEUR LE MARQUIS

Mes carrosses sont-ils bien magnifiques ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Oui, monsieur le Marquis ; mais le carrossier...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Bien dorés ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Oui, monsieur le Marquis ; mais le doreur...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Les harnais bien brillants ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Oui, monsieur le Marquis ; mais le sellier...

MONSIEUR LE MARQUIS
 l'interrompant.

Ma livrée bien riche, bien leste, bien chamarrée ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Oui, monsieur le marquis ; mais le tailleur, le marchand de galon...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Le tailleur, le marchand de galon, le doreur, le diable ! Qui sont tous ces animaux-là ?

MONSIEUR POT-DE-VIN

Ce sont ceux...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Je ne les connais point, et je n'ai que faire de tous ces gens-là. Voyez, voyez avec eux, et avec

MADAME ABRAHAM

Monsieur Pot-De-Vin. Mais, monsieur le marquis...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Oui, voyez avec eux. N'entendez-vous pas le français ? Cela n'est-il pas clair ? Arrangez-vous ; ce sont vos affaires.

MONSIEUR POT-DE-VIN

Avec la permission de monsieur le marquis...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Avec ma permission ? Monsieur Pot-De-Vin, vous êtes mon intendant ; je vous ai pris pour faire mes affaires. N'est-il pas vrai que si je voulais prendre la peine de m'en mêler moi-même, vous me seriez inutile, et que je serais fou de vous payer de gros gages ? Vous savez que je suis le meilleur maître du monde ? J'en passe par tout où il vous plaît : je signe tout ce que vous voulez, et aveuglément, je ne chicane sur rien. Du moins, usez-en de même avec moi ; laissez-moi vivre, laissez-moi respirer.

MONSIEUR POT-DE-VIN

tirant un papier de sa poche.

Monsieur le marquis, voici mon dernier mémoire, que je vous prie d'arrêter.

MONSIEUR LE MARQUIS

Vous continuez de me persécuter ? Arrêter un mémoire ici ! Est-ce le temps, le lieu ? Eh ! Nous le verrons une autre fois.

MONSIEUR POT-DE-VIN

Il y a une semaine que vous me remettez de jour à autre. Je n'ai que deux mots...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Voyons donc ; il faut me défaire de vous.

MONSIEUR POT-DE-VIN

lisant.

"Mémoire des frais, mises et avances faits pour le service de monsieur le marquis de Moncade, par moi, Pierre-Roch Pot-De-Vin, intendant de mondit sieur le marquis... "

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Eh ! Laissez-là ce maudit préambule.

Il se jette dans un fauteuil.

MONSIEUR POT-DE-VIN

"Premièrement...

Le marquis siffle, et Pot-De-Vin s'arrête.

MONSIEUR LE MARQUIS

Continuez, continuez ; je vous écoute.

MONSIEUR POT-DE-VIN

"Pour un petit dîner que j'ai donné au procureur, à sa maîtresse, à sa femme et à son clerc, pour les engager à veiller aux affaires de monsieur le marquis, cent sept livres."

Le marquis se lève et répète deux pas de ballet, pendant que Monsieur Pot-De-Vin continue.

"Item, pour avoir mené les susdits à l'opéra voiture et rafraîchissements y compris, soixante-huit livres onze sols six deniers."

MONSIEUR LE MARQUIS

chantant.

"C'est trop languir pour l'inhumaine ; "C'est trop, c'est trop... "

MONSIEUR POT-DE-VIN

l'interrompant.

Pardonnez-moi, monsieur le marquis, ce n'est pas trop. En honnête homme j'y mets du mien.

MONSIEUR LE MARQUIS

riant.

Eh ! Qui diable vous conteste rien, Monsieur Pot-De-Vin ? Je n'y songe seulement pas. Quoi ! Voulez-vous encore m'empêcher de chanter ? C'est une autre affaire. Achevez vite.

MONSIEUR POT-DE-VIN

"Item, pour avoir été parrain du fils de la femme du commis du secrétaire du rapporteur de monsieur le marquis, cent quinze livres. Item... "

MONSIEUR LE MARQUIS

lui arrachant son mémoire .

Eh ! Morbleu ! Donnez. Item ! Item ! Quel chien de jargon me parlez-vous là ? Donnez : j'ai tout entendu ; j'arrête votre mémoire. Votre plume.

MONSIEUR POT-DE-VIN

tire de sa poche une écritoire et donne une plume et de l'encre au marquis, qui arrête le mémoire.

Voilà qui est fait. Dorénavant, je serai contraint de vous faire une trentaine de blancs-signés, que vous remplirez de vos comptes, afin de n'avoir plus la tête rompue de ces balivernes.


Scène III

 

Le marquis, le commandeur, Monsieur Pot-De-Vin.
LE COMMANDEUR

au marquis.

Mon cher marquis !

MONSIEUR LE MARQUIS

courant à l'embrassade .

Ah ! C'est toi, gros commandeur ?

À Monsieur Pot-De-Vin.

Allez, allez, Monsieur Pot-De-Vin ; ayez soin de tout ce que je vous ai ordonné, et revenez bientôt voir Madame Abraham.

Monsieur Pot-De-Vin sort.



Scène IV

 

Le Marquis, Le Commandeur.
LE COMMANDEUR

Ah ! Marquis, marquis ! Je t'y prends avec Monsieur Pot-De-Vin, chez Madame Abraham. Je te devine, mon cher ; le fait est clair, tu viens emprunter ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Moi, emprunter ? Fi donc, commandeur, fi donc ! Pour toi, ta visite n'est point équivoque ; je t'ai entendu annoncer.

LE COMMANDEUR

Je suis de meilleure foi que toi, marquis. Il est vrai, je viens de faire affaire avec elle. Ah ! Quelle femme ! Quelle femme !

MONSIEUR LE MARQUIS

Comment donc ?

LE COMMANDEUR

J'aimerais mieux mille fois avoir traité avec feu son mari, tout juif qu'il était. Elle m'a vendu de l'argent au poids de l'or : c'est la femme la plus arabe, la plus grande friponne, la plus grande friponne, la plus grande chienne...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Doucement, commandeur, doucement : ménagez les termes ; ayez du respect, mon ami : n'injuriez point Madame Abraham devant moi.

LE COMMANDEUR

Et quel intérêt t'avises-tu d'y prendre ? Je t'ai entendu assez bien jurer contre elle ; et cela, il n'y a pas plus de huit jours.

MONSIEUR LE MARQUIS

Oui, j'en pensais comme toi ; mais les choses ont bien changé.

LE COMMANDEUR

Je ne te comprends pas.

MONSIEUR LE MARQUIS

Elle va être ma belle-mère.

LE COMMANDEUR

Ta belle-mère ?

MONSIEUR LE MARQUIS

riant.

Oui, mon cher commandeur ; j'épouse sa fille, j'épouse sa fille.

LE COMMANDEUR

Allons donc, marquis, tu te moques ? Tu es un badin.

MONSIEUR LE MARQUIS

Non, la peste m'étouffe !

LE COMMANDEUR

Tu l'épouses ? Là, là, sérieusement ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Oui, très sérieusement.

LE COMMANDEUR

riant.

Par ma foi cela est risible. Ah ! Ah ! Ah !

MONSIEUR LE MARQUIS

N'est-il pas vrai ? Mais je suis las de traîner ma qualité ; je veux la soutenir : j'épouserais le diable, Madame Abraham même. Elle achète l'honneur de porter mon nom deux cent mille livres de rente.

LE COMMANDEUR

Ventrebleu ! Marquis, c'est assez bien le vendre, et je ne te dis plus rien. Dieu sait combien tu vas te réjouir quand tu te seras un peu familiarisé avec les espèces de l'usurière. Ton hôtel va devenir le rendez-vous de tous les plaisirs. Mais, dis-moi, Madame Abraham est fine, ne s'en dédira-t-elle point ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Bon ! Bon ! Je la tiens. Elle est aussi folle de moi que sa fille ; et elles viennent de donner le congé à Damis, un petit conseiller, neveu de feu Monsieur Abraham, que Benjamine aimait ci-devant.

LE COMMANDEUR

C'est déjà quelque chose.

MONSIEUR LE MARQUIS

Et elle avait à moi pour plus de cent mille francs de billets : elle m'a fait un dédit de la même somme.

LE COMMANDEUR

Fort bien ! Elle craignait que tu ne lui échappasses ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Justement.

LE COMMANDEUR

Elle est prévoyante. À quand la noce ?

MONSIEUR LE MARQUIS

À ce soir.

LE COMMANDEUR

Oh ! Ma foi, je m'en prie. Je t'amènerai compagnie, et je m'apprête à rire.

MONSIEUR LE MARQUIS

Venez, venez, venez tous ; venez vous divertir aux dépens de la noble parenté où j'entre. Bernez-les, bernez-moi le premier, je le mérite : Madame Abraham, par vanité, veut éloigner ses parents de la noce.

LE COMMANDEUR

Oh ! Morbleu ! Qu'ils en soient, marquis, ou je n'y viens pas.

MONSIEUR LE MARQUIS

Va, tu seras content.

LE COMMANDEUR

Ce sont sans doute des originaux qui nous réjouiront.

MONSIEUR LE MARQUIS

Oui, oui, des originaux ; tu l'as bien dit : tu les définis à ravir. Il semble que tu les connaisses déjà : des procureurs, des notaires, des commissaires.

LE COMMANDEUR

Encore une fête que je me promets, c'est quand ta petite épouse paraîtra la première fois à la Cour. Oh ! Morbleu ! Quelle comédie pour nos femmes de qualité !

MONSIEUR LE MARQUIS

Elles verront une petite personne embarrassée, qui ne saura ni entrer, ni sortir, ni parler, ni se taire ; qui ne saura que faire de ses mains, de ses pieds, de ses yeux et de toute sa figure.

LE COMMANDEUR

Oh ! Elles te devront trop, marquis, de leur procurer ce divertissement.

MONSIEUR LE MARQUIS

Ne manque pas de leur annoncer ce plaisir.

LE COMMANDEUR

Laisse-moi faire. Bien plus, je veux être son écuyer, son introducteur le jour qu'elle y fera son entrée. N'y consens-tu pas ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh ! Mon cher, tu es le maître, mais je veux te la faire connaître. Bon ! Elle vient à propos.


Scène V

Benjamine, Le Marquis, Le Commandeur.

MONSIEUR LE MARQUIS

à Benjamine.

Approchez, mademoiselle ; voilà monsieur le commandeur qui veut vous faire la révérence.

LE COMMANDEUR

Comment ! Comment ! Marquis, une grande demoiselle, bien faite, bien aimable, bien sage, bien raisonnable ? Ah ! Vous êtes un fripon ! Vous me trompiez, mon cher ; vous ne m'aviez pas dit cela.

BENJAMINE

Vous êtes bien honnête, monsieur le commandeur.

MONSIEUR LE MARQUIS

au commandeur .

Là, tout de bon, qu'en penses-tu ? Regarde-la bien, examine.

LE COMMANDEUR

Foi de courtisan, elle est adorable.

BENJAMINE

à part.

Que ces gens de Cour sont galants !

MONSIEUR LE MARQUIS

au commandeur .

Tu trouves donc que je ne fais pas mal de l'épouser ?

LE COMMANDEUR

Comment ! Marquis, je t'en loue.

MONSIEUR LE MARQUIS

Et qu'elle peut figurer à la cour ?

LE COMMANDEUR

Elle y brillera. C'était un crime, un meurtre de laisser tant d'attraits dans la ville. C'est une pierre précieuse qui aurait toujours été enterrée, et qu'on n'aurait jamais su mettre en oeuvre.

À part, avec ironie.

Oui, oui, je vous en souhaite, messieurs les bourgeois, je vous en souhaite des filles de cette tournure. Vraiment, c'est pour vous justement qu'elles sont faites ; attendez-vous-y.

MONSIEUR LE MARQUIS

à Benjamine.

Mademoiselle, monsieur le commandeur s'est offert à vous introduire à la Cour, et vous êtes en bonnes mains ; il connaît bien le terrain.

BENJAMINE

Je lui suis bien obligée.

LE COMMANDEUR

Je suis sûr, par avance, du plaisir que vous ferez à nos dames, et de la joie que votre venue répandra. Mais j'aperçois Madame Abraham ; son aspect m'effarouche : je cours chez moi donner quelques ordres.

MONSIEUR LE MARQUIS

À la noce ; ce soir.

LE COMMANDEUR

Je m'y promets trop de divertissement pour y manquer.

Il sort.



Scène VI

 

Madame Abraham, Benjamine, Le Marquis.
BENJAMINE

à Madame Abraham.

Ma mère, voilà monsieur le commandeur qui se sauve en vous voyant paraître.

MONSIEUR LE MARQUIS

à Madame Abraham .

Oui, il a une dent contre vous, Madame Abraham ; et vous lui avez vendu un peu trop cher l'argent que vous venez de lui prêter.

MADAME ABRAHAM

Monsieur le marquis est toujours malin !

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh ! Morbleu ! Madame, plumez-moi ces gros fils de financiers, dont les pères avares ne meurent jamais ; de ces petits bâtards de la fortune, qui s'érigent en seigneurs ; de ces faquins que nous souffrons avec nous, parce qu'ils paient. Aidez-les à dissiper en poste les larcins de leurs pères, avant qu'ils en soient maîtres. Point de quartier pour ces gens-là. Plumez-les, écorchez-les tout vifs : je vous les abandonne ; mais piller des gens de condition ! Des commandeurs encore ! Ah ! Ah ! Madame Abraham, il y a de la conscience.

MADAME ABRAHAM

La mienne ne me reproche rien là-dessus.

BENJAMINE

Cela n'empêchera pas monsieur le commandeur de venir ce soir à nos noces.

MONSIEUR LE MARQUIS

Non ; et je vais écrire à quelques autres seigneurs de mes amis, pour les en prier...

À Madame Abraham.

Et vous, Madame Abraham, avez-vous, de votre côté, fait avertir vos parents, et ceux de feu votre mari ?

MADAME ABRAHAM

Non monsieur le marquis ; je n'ai eu garde.

MONSIEUR LE MARQUIS

Vous n'avez eu garde ? Et pourquoi cela ?

BENJAMINE

Ma mère a raison, monsieur le marquis ; il ne faut point que ces gens-là y viennent.

MADAME ABRAHAM

au Marquis.

Ce ne sont que de petits bourgeois. Voilà de plaisans visages ! Ils auraient bonne grâce à se trouver avec tous vos seigneurs. C'est une honte que je veux vous épargner.

MONSIEUR LE MARQUIS

Non, Madame Abraham, non ; vous me connaissez mal. S'il vous plaît, qu'ils y viennent tous, ou il n'y a rien de fait. Votre famille, quelle qu'elle soit, ne me fait point déshonneur. Je vais annoncer vos parents dans mes lettres à mes amis ; et je suis sûr qu'ils seront ravis de les voir ici... mais, dites-moi, là, là, parlez-moi à coeur ouvert, est-ce que vous voudriez que je les allasse prier moi-même ? Volontiers ; je le veux, si cela vous fait plaisir. J'y cours ; vous n'avez qu'à dire, me le faire sentir.

BENJAMINE

à Madame Abraham.

Ma mère, empêchez donc monsieur le marquis d'y aller.

MADAME ABRAHAM

au Marquis.

Eh ! Monsieur le marquis, vous me faites rougir de confusion. Je serais au désespoir qu'ils vous coûtassent la moindre démarche : ils n'en valent pas la peine ; et, puisque vous voulez absolument qu'ils viennent, je les vais faire avertir.

MONSIEUR LE MARQUIS

Pour monsieur votre frère, j'en fais mon affaire. Je veux aller moi-même le prier.

MADAME ABRAHAM

Ah ! Monsieur le marquis, n'y allez pas.

MONSIEUR LE MARQUIS

C'est une politesse que je lui dois ; je veux m'en acquitter, et sur le champ.

BENJAMINE

Non, monsieur le marquis, je vous en prie ; vous en aurez peu de satisfaction.

MONSIEUR LE MARQUIS

Pourquoi ? Est-ce qu'il n'approuve pas que j'entre dans sa famille ?

BENJAMINE

Eh ! Mais...

MONSIEUR LE MARQUIS

C'est-à-dire, non ?

MADAME ABRAHAM

Il est coiffé de son Damis.

BENJAMINE

C'est un homme si extraordinaire !

MONSIEUR LE MARQUIS

gracieusement.

Eh ! Tant mieux, ventrebleu ! Voilà les gens que j'aime à prier. Fût-ce un tigre, un ours, un loup-garou, je veux l'amadouer, le rendre traitable, doux comme un mouton. Il ne m'en coûtera pour cela qu'un mot, qu'une révérence, qu'un regard ; je n'aurai qu'à paraître.

BENJAMINE

Je tremble qu'il ne vous reçoive impoliment.

MONSIEUR LE MARQUIS

Moi ? Un homme de Cour ? Cela serait nouveau. Ah ! Ne craignez rien ; je réponds de lui. Vous en saurez bientôt des nouvelles... à Madame Abraham. Où loge-t-il ? N'est-ce pas ici, vis-à-vis ?

MADAME ABRAHAM

Oui, monsieur le marquis.

MONSIEUR LE MARQUIS

J'y vole. Ensuite, j'irai écrire à mes amis...

À Benjamine.

Et je veux aussi vous écrire un mot, afin que vous voyiez comment un seigneur s'exprime en amour. Damis vous a écrit quelques fois, apparemment ? Eh bien ! Vous comparerez nos billets. Adieu, adieu, je vais à Monsieur Mathieu... voyant qu'elles veulent le reconduire. Où allez-vous donc, mesdames ?

MADAME ABRAHAM

Nous vous reconduisons.

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh ! Mesdames, laissez-moi sortir. Je vous en conjure. Point de ces cérémonies-là.

Il sort.


Scène VII

 

Madame Abraham, Benjamine,
MADAME ABRAHAM

Eh bien ! Ma fille, voilà pourtant cet homme de condition, qui, au dire de Monsieur Mathieu, devait t'accabler de mépris.

BENJAMINE

Ah ! Ma mère, plus je le vois, et plus j'en suis enchantée.

MADAME ABRAHAM

Qu'il eût écarté de la noce toute notre parenté, dont la vue va lui reprocher qu'il se mésallie, cela était dans l'ordre ; nous le voulions nous-mêmes.

BENJAMINE

Et tout le monde l'aurait fait en notre place.

MADAME ABRAHAM

Mais lui, nous menacer de rompre ce mariage.

BENJAMINE

Vouloir lui-même les aller prier !

MADAME ABRAHAM

Ma fille, il faut les avertir. Qu'ils viennent, puisqu'il le veut ; mais, la noce faite, il y a mille occasions de rompre avec eux.

BENJAMINE

Je tremble que mon oncle ne lui fasse quelque malhonnêteté.

MADAME ABRAHAM

Effectivement, c'est un homme si grossier ; mais Monsieur le Marquis a de l'esprit.

BENJAMINE

S'il pouvait arracher son consentement ?

MADAME ABRAHAM

Je ne doute point qu'il n'en vienne à bout, s'il l'entreprend.

BENJAMINE

Il est vrai que rien ne lui est impossible, et qu'il fait des gens tout ce qu'il veut.



Scène VIII

 

Madame Abraham, Benjamine, Marthon
MARTHON

à Madame Abraham.

Madame, Monsieur Pot-De-Vin, l'intendant de Monsieur le marquis de Moncade est là ; lui dirai-je d'entrer ?

MADAME ABRAHAM

Non ; je vais avec lui dans mon cabinet, et écrire en même temps à tous nos parents.

Elle sort.



Scène IX

.  

Benjamine, Marthon
MARTHON

Madame votre mère dit qu'elle va écrire à tous vos parents, et pourquoi cela ?

BENJAMINE

Pour les prier de mes noces.

MARTHON

Miséricorde ! Est-elle folle ? Que voulez-vous faire de ces nigauds-là ? Je m'en vais l'en empêcher.

BENJAMINE

Eh ! Marthon, monsieur le marquis le veut ; il s'en est expliqué.

MARTHON

Il fallait lui dire que c'était des pieds-plats, des animaux lugubres.

BENJAMINE

Nous le lui avons dit.

MARTHON

Oui ?... Par ma foi ! C'est donc qu'il veut se donner la comédie ?

BENJAMINE

Je t'avouerai que, dans le fond de l'âme, je suis charmée de les avoir pour témoins de mon bonheur, et surtout mes cousines. Quelle mortification pour elles, quel crève-coeur de me voir devenir grande dame, de m'entendre appeler madame la marquise !... Oh ! J'en suis sûre, elles ne pourront jamais soutenir mon triomphe. Qu'en dis-tu, Marthon ?

MARTHON

Assurément ; elles en crèveront de dépit.

BENJAMINE

Je brûle qu'elles ne soient déjà ici.

MARTHON

Et moi, je crois déjà les voir arriver : une mine allongée, un visage d'une aune, des yeux étincelants de jalousie, la rage dans le coeur.

BENJAMINE

Ah ! Que tu les peins bien !

MARTHON

Et je les entends se dire les uns aux autres : en vérité, ce n'est que pour ces gens-là que le bonheur est fait ! Cette petite fille crève d'ambition. Épouser un homme de cour ! Qu'a-t-elle donc de si aimable ? Voyez ! Bon ! Bon ! Dira une autre, il est bien question d'être aimable. Pensez-vous que ce soit à sa beauté, à ses charmes que ce grand seigneur se rend ? Vous êtes bien dupes ! Vous croyez qu'il l'aime ? Fi donc ! C'est son argent qu'il épouse. Laissez faire la noce, et vous verrez comme il la méprisera ; et j'en serai ravie.

BENJAMINE

Que leur mauvaise humeur me fera de plaisir !

MARTHON

Elles enrageront bien davantage, quand elles vous entendront dire : adieu, monsieur le commissaire ; adieu, ma cousine, la notaire, la procureuse ; messieurs les bourgeois, doucereux robins, mauvais plaisants du quartier ; adieu le Marais, l'île Saint-Louis, maisons où l'on va, de porte en porte, s'ennuyer ou faire un quadrille. Madame la marquise de Moncade vous dit adieu ; elle vous quitte sans regret. Nous allons à la Cour, nous allons à la Cour.

BENJAMINE

Et Damis, comment crois-tu qu'il prenne cela.

MARTHON

Ma foi, c'est son affaire ; il se consolera de son mieux avec quelque autre.

BENJAMINE

Il se consolera avec quelque autre ? Quoi ! Tu crois qu'il pourra m'oublier ?

MARTHON

Belle demande ! Il serait bien fou de ne le pas faire.

BENJAMINE

Va, Marthon, je le connais mieux que toi : je suis sûre que ma perte lui sera bien sensible. Il m'aimait trop pour pouvoir m'oublier si tôt. Tu verras que n'ayant pas pu être à moi, il ne voudra jamais être à personne.

MARTHON

Que vous importe ?

BENJAMINE

Il t'a donc paru bien triste, quand tu lui as annoncé son congé ?

MARTHON

Fort triste. Je vous l'ai déjà dit.

BENJAMINE

Fais-moi un peu ce détail.

MARTHON

Tenez, le voici, qui vous le fera mieux lui-même.

BENJAMINE

Sauvons-nous, Marthon.

Elle sort.




Scène X

 

Damis, Marthon
DAMIS

à Benjamine, sortie.

Arrêtez, cruelle !

MARTHON

Cruelle ! C'est bien le moyen de l'arrêter. Eh ! Monsieur Damis, que diantre, vous faites fuir ma maîtresse. Je vous avais si bien prié tantôt de ne plus revenir !

DAMIS

Ciel ! Est-ce à moi que ce discours s'adresse ?

MARTHON

Nous ne sommes point en état d'entendre vos lamentations. Notre imagination n'est pleine que de noces, d'habits, d'équipages, de marquis et de mille autres choses encore plus réjouissantes.

DAMIS

La perfide !

MARTHON

Que voulez-vous ? Lui faire des reproches ? Prenez que vous l'avez appelée infidèle, ingrate, inhumaine, et qu'elle vous a répondu que tel est son plaisir. Là, portez vos doléances ailleurs. Je suis votre très humble servante, monsieur le conseiller.

Elle sort.


Scène XI

DAMIS

Elle me fuit ! Elle m'abandonne ! Elle m'oublie ! Avec quelle froideur et quel mépris elle vient de m'éviter !


Scène XII

 

Monsieur Mathieu, Damis.
DAMIS

Ah ! Monsieur Mathieu, vous voyez le plus infortuné des amants. Benjamine, la cruelle Benjamine, votre nièce...

MONSIEUR MATHIEU

l'interrompant.

Eh bien ? Eh bien ?

DAMIS

Je ne veux plus la voir.

MONSIEUR MATHIEU

Bon !

DAMIS

Je vais la haïr autant que je l'ai aimée.

MONSIEUR MATHIEU

À merveille.

DAMIS

Elle peut épouser son marquis.

MONSIEUR MATHIEU

Chansons.

DAMIS

Non, non, je la méprise, l'infidèle !

MONSIEUR MATHIEU

Laissez-là toutes ces extravagances. Allez m'attendre chez moi. Je vais retrouver ma soeur, et lui parler comme il faut.

DAMIS

Tout cela est inutile, mon parti est pris.

MONSIEUR MATHIEU

Eh ! Taisez-vous, vous dis-je. Je vais parler à Madame Abraham et à Benjamine d'un ton auquel elles ne s'attendent pas. Je ne leur ai pas dit tantôt tout ce qu'il fallait leur dire ; mais ne vous embarrassez pas, ma nièce ce soir sera votre épouse (et c'est moi qui vous le promets). Sortez, sortez : allez chez moi. Dans un instant, je vous y rejoins, avec de bonnes nouvelles. Adieu.

DAMIS

Vous n'y réussirez pas.

MONSIEUR MATHIEU

Vous êtes sous ma protection ; c'est tout dire.

Damis sort.


Scène XIII

MONSIEUR MATHIEU

Oh ! Oh ! Madame ma soeur, et vous, mademoiselle ma nièce, par la morbleu ! Vous allez voir beau jeu, et je vous apprête un compliment. Il vous faut des seigneurs, et ruinés encore. Ah ! Ah ! Laissez-moi faire. Je suis dans une colère que je ne me possède pas ! Nous faire cet affront ! Que ce monsieur le marquis aille épouser ses marquises et ses comtesses. Ah ! Que je voudrais bien, à l'heure qu'il est, le tenir ! Que je le recevrais bien ! Que je lui dirais bien son fait ! Ni crainte, ni qualité ne me retiendraient. Je me moque de tout le monde, moi ; je ne crains personne. Oui, je donnerais, je crois, tout mon bien maintenant pour le trouver sous ma coupe. Quel plaisir j'aurais à lui décharger ma bile !


Scène XIV

 

Monsieur Mathieu, Le Marquis.
MONSIEUR LE MARQUIS

à part.

Voilà apparemment mon homme. Je le tiens.

MONSIEUR MATHIEU

à part.

C'est lui, je pense. Qu'il vienne, qu'il vienne.

MONSIEUR LE MARQUIS

Monsieur, de grâce, n'êtes-vous pas monsieur Mathieu ?

MONSIEUR MATHIEU

brusquement.

Oui, monsieur.

À part.

Nous allons voir.

MONSIEUR LE MARQUIS

Et moi, monsieur le marquis de Moncade. Embrassons-nous.

MONSIEUR MATHIEU

brusquement, en se laissant embrasser.

Monsieur, je suis votre serviteur.

À part.

Tenons bon.

MONSIEUR LE MARQUIS

C'est moi qui suis le vôtre, ou le diable m'emporte.

MONSIEUR MATHIEU

à part.

Voilà de nos serviteurs !

MONSIEUR LE MARQUIS

Et je viens de chez vous pour vous en assurer. Ma bonne fortune n'a pas permis que je vous y trouvasse. Je vous ai attendu, et j'y serais encore, si vos gens ne m'avaient dit que vous veniez d'entrer ici.

MONSIEUR MATHIEU

à part.

Il vient de chez moi !

MONSIEUR LE MARQUIS

Que je vous embrasse encore.

Il embrasse une seconde fois Monsieur Mathieu.

Vous ne sauriez croire à quel prix je mets l'honneur de vous appartenir. Mais ayez la bonté de vous couvrir.

MONSIEUR MATHIEU

J'ai trop de respect...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

Eh ! Ne me parlez point comme cela. Couvrez-vous. Allons donc ; je le veux.

MONSIEUR MATHIEU

C'est donc pour vous obéir.

À part.

Il croit avoir trouvé sa dupe.

MONSIEUR LE MARQUIS

Mon cher oncle, souffrez par avance que je vous appelle de ce nom, et daignez m'honorer de celui de votre neveu.

MONSIEUR MATHIEU

Oh ! Monsieur le marquis, c'est une liberté que je ne prendrai point. Je sais trop ce que je vous dois.

MONSIEUR LE MARQUIS

C'est moi qui vous devrai tout.

MONSIEUR MATHIEU

à part.

Je ne sais où j'en suis, avec ses politesses.

MONSIEUR LE MARQUIS

Monsieur Mathieu, je vous en prie, je vous en conjure !

MONSIEUR MATHIEU

un peu brusquement.

Je ne le ferai point, s'il vous plaît.

MONSIEUR LE MARQUIS

Quoi ! Vous me refusez cette faveur ? Il est vrai qu'elle est grande !

MONSIEUR MATHIEU

Oh ! Point du tout.

MONSIEUR LE MARQUIS

De grâce ! Parez-moi du titre de votre neveu. C'est celui qui me flatte le plus.

MONSIEUR MATHIEU

Vous vous moquez ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Mon cher oncle, voulez-vous que je vous en presse à genoux.

Il se met à genoux.

Monsieur Mathieu, se mettant aussi à genoux, pour le faire relever. Eh ! Monsieur le marquis, monsieur le marquis... mon neveu, puisque vous le voulez.

MONSIEUR LE MARQUIS

Il semble que vous le fassiez malgré vous ?

MONSIEUR MATHIEU

Non, monsieur...

À part.

Le galant homme !

MONSIEUR LE MARQUIS

Parlez-moi franchement ; est-ce que vous n'êtes pas content que j'épouse votre nièce ?

MONSIEUR MATHIEU

Pardonnez-moi.

MONSIEUR LE MARQUIS

Vous n'avez qu'à dire. Peut-être protégez-vous Damis ?

MONSIEUR MATHIEU

Non, monsieur, je vous assure.

MONSIEUR LE MARQUIS

Madame Abraham a dû vous dire...

MONSIEUR MATHIEU

l'interrompant.


Ma soeur ne m'a rien dit ; et ce n'est que ce matin que le bruit de la ville m'a appris que vous faisiez à ma nièce l'honneur de la rechercher.

MONSIEUR LE MARQUIS

Que veut dire ceci ? Quoi ! Vous ne le savez que de ce matin.

MONSIEUR MATHIEU

Non, monsieur le marquis.

MONSIEUR LE MARQUIS

Et par un bruit de ville encore ? Est-il croyable ?...

À part.

Madame Abraham, quoi ! Vous que j'estimais, en qui je trouvais quelque savoir-vivre, vous manquez aux bienséances les plus essentielles ? Vous mariez votre fille, et vous n'en avez pas, vous-même, informé Monsieur Mathieu, votre propre frère, un homme de tête, un homme de poids ? Vous ne lui avez pas demandé ses conseils ? Ah ! Madame Abraham, cela ne vous fait point d'honneur. J'en ai honte pour vous ; et je suis forcé de rabattre plus de la moitié de l'estime que je faisais de vous.

MONSIEUR MATHIEU

à part.

Ce courtisan est le plus honnête homme du monde...

Au marquis.

Ma soeur croyait que je n'en valais pas la peine.

MONSIEUR LE MARQUIS

Je vois bien que c'est à moi à réparer sa faute. Monsieur Mathieu, j'aime votre nièce ; elle m'aime : sa mère souhaite ardemment de nous voir unis ensemble. Tout est prêt pour la noce, équipages, habits, festin. C'est ce soir que nous devons épouser ; mais je vais tout rompre, à cause du mauvais procédé de votre soeur.

MONSIEUR MATHIEU

Eh ! Non, eh ! Non, monsieur le marquis, je ne mérite pas...

MONSIEUR LE MARQUIS

l'interrompant.

C'en est fait, je n'y songe plus.

MONSIEUR MATHIEU

Monsieur le marquis, il faut l'excuser.

MONSIEUR LE MARQUIS

Les mauvaises façons m'ont toujours révolté.

MONSIEUR MATHIEU

Monsieur le marquis, je vous en prie, oubliez cela.

MONSIEUR LE MARQUIS

Non, monsieur Mathieu, ne m'en parlez plus.

MONSIEUR MATHIEU

Monsieur le marquis, monsieur le marquis... mon neveu.

MONSIEUR LE MARQUIS

Ah ! Ce nom me désarme. Madame Abraham vous a obligation, si je tiens ma promesse.

MONSIEUR MATHIEU

à part.

Oh ! Ma foi ! Voilà un aimable homme !

MONSIEUR LE MARQUIS

Embrassez-moi, de grâce ! Mon cher oncle. Je cours chez moi écrire à votre nièce et à mes amis ; et, sur le portrait que je leur ferai de vous, je suis sûr qu'ils brûleront de vous connaître. Adieu, cher oncle.

À part, en s'en allant.

La bonne pâte d'homme.


Scène XV

MONSIEUR MATHIEU

Je suis charmé, transporté, enchanté de ce seigneur ! Je suis ravi qu'il épouse ma nièce. S'être donné la peine d'aller chez moi, m'embrasser, m'appeler son oncle, vouloir que je l'appelle mon neveu, se fâcher contre ma soeur, à cause de moi ! Oh ! Quelle bonté ! Quel beau naturel ! J'en ai pensé pleurer de tendresse... Allons revoir Madame Abraham et Benjamine. Elles vont être bien joyeuses de voir que j'approuve cette alliance... Mais que deviendra Damis ?... Ce qu'il pourra : il se pourvoira ailleurs... Il m'attend chez moi... Oh ! Ma foi ! Je n'oserais plus y aller rentrer.

ACTE III


Scène I

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu.
MADAME ABRAHAM

à Monsieur Mathieu.

Eh bien ! Mon frère, j'avais grand tort de donner Benjamine à monsieur le Marquis de Moncade ; Damis lui convenait beaucoup mieux : je ne savais ce que je faisais.

MONSIEUR MATHIEU

C'est moi, ma soeur, qui ne savais ce que je disais.

MADAME ABRAHAM

J'étais une imbécile, une extravagante, une folle, de marier ma fille à un seigneur.

MONSIEUR MATHIEU

Je vous en demande pardon, j'étais un sot.

MADAME ABRAHAM

Elle devait être malheureuse avec lui.

MONSIEUR MATHIEU

Prenez cela pour les appréhensions d'un oncle qui aime sa nièce.

BENJAMINE

Je vous en suis obligée, mon oncle.

MONSIEUR MATHIEU

à Madame Abraham .

Mon propre exemple, et celui de tant de bourgeois qui se sont mal trouvés de pareilles alliances, me faisaient trembler que ma nièce ne tombât en de méchantes mains. Cette crainte me faisait regarder monsieur le marquis avec de mauvais yeux. Je me le représentais comme quantité d'autres courtisans, c'est-à-dire, comme un petit maître, étourdi, évaporé, indiscret, dissipateur, méprisant, dédaigneux ; mais, point du tout. J'ai eu le plaisir de voir que je m'étais trompé ; c'est un jeune seigneur, sage, posé, aimable, plein d'esprit.

MADAME ABRAHAM

Ah ! Ah ! Je connais bien mes gens.

BENJAMINE

Je suis ravie, mon oncle, que vous en soyez content.

MONSIEUR MATHIEU

Oui, très content, ma chère nièce. Je jurerais que tu seras avec lui la plus heureuse femme de France. Je ne l'ai vu qu'un instant : mais je suis sûr de ce que je dis. C'est bien le plus honnête homme, le meilleur coeur, le plus... Oh ! Ma foi ! Je suis enchanté.

MADAME ABRAHAM

Vous ne voulez donc plus la déshériter ?

MONSIEUR MATHIEU

Vous avez entendu comme je viens de dire à Monsieur Pot-De-Vin, son intendant, que je lui assurais tout mon bien ? Je voudrais avoir cent millions, je les lui donnerais avec plus de plaisir.

BENJAMINE

Soyez sûr de sa reconnaissance et de la mienne.

MONSIEUR MATHIEU

à Madame Abraham .

Je voudrais que vous m'eussiez vu quand je suis entré ici. Je venais vous quereller. J'y ai trouvé Damis au désespoir : il m'a encore animé contre vous. Enfin j'étais dans une colère si grande, que je croyais que j'allais vous étrangler, vous, Benjamine, et monsieur le marquis même. Hélas ! Sitôt qu'il a paru, j'ai senti, peu à peu, que ma colère s'évaporait ; et, à la fin, je me suis voulu un mal incroyable de m'être opposé un seul moment à ce mariage.

MADAME ABRAHAM

Je savais bien, moi, que vous reviendriez sur son compte.

MONSIEUR MATHIEU

Mais une chose me tracasse l'esprit.

BENJAMINE

Qu'est-ce, mon oncle ?

MONSIEUR MATHIEU

C'est que j'ai imprudemment promis ma protection à Damis ; je l'ai envoyé chez moi m'attendre, et je vous avoue qu'il m'embarrasse : je ne sais comment y retourner, ni comment m'en défaire.

MADAME ABRAHAM

Quoi ! Ce n'est que cela ? Vous vous démontez pour bien peu de chose. Ah ! Ah ! Laissez-moi faire ; il n'y a qu'à appeler Marthon.

MONSIEUR MATHIEU

Pourquoi faire ?

MADAME ABRAHAM

Pour le congédier ; elle l'entend à merveille : elle le fera bien vîte déguerpir de votre maison.

Appelant.

Marthon ? Bon ! La voilà qui vient bien à propos.


Scène II

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu, Marthon.
MARTHON

à Madame Abraham .

Madame, voilà le coureur de monsieur le marquis, qui demande à vous parler.

MADAME ABRAHAM

Faites entrer.

MARTHON

au coureur, en dehors .

Entrez, monsieur le coureur.


Scène III

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu, Marthon, le coureur.
LE COUREUR

à Benjamine.

Très humbles saluts, Mademoiselle Benjamine.

À Madame Abraham.

Serviteur, Madame Abraham.

À Monsieur Mathieu.

Votre valet, Monsieur Mathieu.

À Marthon.

Bonsoir, friponne.

À Benjamine, lui donnant un billet.

Mademoiselle, voilà un billet de monsieur le marquis de Moncade.

Benjamine prend le billet avec précipitation.

Têtebleu ! Comme vous prenez cela ? On voit bien que vous devinez une partie des douceurs qu'il renferme.

MADAME ABRAHAM

Tenez, mon ami, voilà un louis d'or pour votre peine.

LE COUREUR

Grand merci, madame.

MONSIEUR MATHIEU

Et en voilà aussi un, pour vous marquer combien j'aime monsieur le marquis.

LE COUREUR

Grand merci, monsieur.

À Benjamine.

Et vous, mademoiselle, n'aimez-vous point mon maître ?

MARTHON

à part.

Le drôle y prend goût.

LE COUREUR

à Benjamine.

Il est amoureux de vous comme tous les diables.

BENJAMINE

Dites-lui bien que nous l'attendons avec impatience.

LE COUREUR

Il va accourir. Pour moi, je galope porter cet autre billet chez un duc, des amis de mon maître.

BENJAMINE

à Madame Abraham .

Un duc, ma mère !

LE COUREUR

C'est pour le convier à vos noces. Votre très humble et très obéissant.

À Marthon.

Sans adieu, mon adorable.

Il sort.


Scène IV

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu, Marthon.
BENJAMINE

à Monsieur Mathieu, en lui donnant le billet du marquis.

Tenez, mon oncle, lisez vous-même, afin que vous connaissiez mieux ce que vaut monsieur le marquis.

MONSIEUR MATHIEU

Avec plaisir.

MADAME ABRAHAM

Je brûle d'entendre ce billet.

MARTHON

Pour moi, je suis persuadée qu'il contient de belles choses.

BENJAMINE

Tu vas entendre, Marthon.

MONSIEUR MATHIEU

ouvrant le billet, sans voir le dessus, et lisant.

" Enfin, mon cher duc... " mon cher duc.

Il regarde l'adresse.

" À Monsieur, Monsieur le Duc de... "

MADAME ABRAHAM

Vous verrez que le coureur aura fait une méprise.

MONSIEUR MATHIEU

riant.

Oui, justement ; il nous a donné le billet qu'il portait à ce duc, ami de son maître. Peste du butor !

MADAME ABRAHAM

Ne laissons pas de lire, puisqu'il est décacheté.

MONSIEUR MATHIEU

riant.

" enfin, mon cher duc, c'est ce soir que je... que je m'encanaille... "

MADAME ABRAHAM

Plaît-il, mon frère ? Que dites-vous ? Lisez donc, lisez donc bien.

MONSIEUR MATHIEU

lui donnant le billet.

Lisez mieux vous-même, ma soeur.

MADAME ABRAHAM

lisant.

que je... m'encanaille... "

BENJAMINE

prenant le billet, et lisant .

" que je... m'encanaille... "

MARTHON

prenant aussi le billet et lisant.

Oui. " canaille... "

BENJAMINE

Serait-il possible, Marthon ?

MARTHON

Ma foi, j'en tremble pour vous.

MONSIEUR MATHIEU

reprenant le billet.

Continuons de lire.

Il lit.

" enfin, mon cher duc, c'est ce soir que je m'encanaille. Ne manque pas de venir à ma noce, et d'y amener le vicomte, le chevalier, le marquis et le gros abbé. J'ai pris soin de vous assembler un tas d'originaux, qui composent la noble famille où j'entre. Vous verrez premièrement ma belle-mère, Madame Abraham : vous connaissez tous, pour votre malheur, cette vieille folle... "

MADAME ABRAHAM

L'impertinent !

MONSIEUR MATHIEU

lisant.

" Vous verrez ma petite future, Mademoiselle Benjamine, dont le précieux vous fera mourir de rire. "

MARTHON

à Benjamine.

Écoutez ; voilà des vers à votre honneur.

BENJAMINE

Le scélérat !

MONSIEUR MATHIEU

lisant.

" Vous verrez mon très honoré oncle, Monsieur Mathieu, qui a poussé la science des nombres jusqu'à savoir combien un écu rapporte par quart-d'heure... "


Cessant de lire.

Le traître !

MARTHON

à part.

Le bon peintre !

MONSIEUR MATHIEU

lisant.

" Enfin, vous y verrez un commissaire, un notaire, une accolade de procureurs. Venez vous réjouir aux dépens de ces animaux-là, et ne craignez point de les trop berner. Plus la charge sera forte, et mieux ils la porteront. Ils ont l'esprit le mieux fait du monde, et je les ai mis sur le pied de prendre les brocards des gens de cour pour des compliments. À ce soir, mon cher duc, je t'embrasse. Le marquis de Moncade. "

Après avoir lu.

Voilà, je vous assure, un méchant homme.

MARTHON

à part.

Je crains bien que nous ne soyons pas emmarquisées.

MADAME ABRAHAM

à Monsieur Mathieu .

Aurait-on pensé cela de lui ?

MONSIEUR MATHIEU

Après cela, fiez-vous aux courtisans. Je me serais donné au diable que c'était un honnête-homme. J'étais en garde contre lui, et il m'a pris comme un sot.

MARTHON

Ce qui m'en fâche le plus, c'est que vous avez payé cette pillule deux louis d'or au coureur.

MADAME ABRAHAM

Quand je lui en aurais donné dix, je ne m'en repentirais pas. Sa méprise nous fait ouvrir les yeux.

MARTHON

Le voilà qui revient.


Scène V

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu, Marthon, le coureur.
LE COUREUR

à Madame Abraham et à Benjamine .

Eh ! Morbleu ! Mesdames, qu'ai-je fait ? Voilà votre lettre, et je vous ai donné celle que monsieur le marquis écrivait à un duc de ses amis.

Benjamine prend la nouvelle lettre des mains du coureur, auquel Monsieur Mathieu rend la première.

Donnez. Par bonheur le cachet n'est pas rompu ; je vais la raccommoder et la porter en diligence. Je vous prie de ne lui point parler de ce quiproquo. Il n'est pas aisé ; il m'assommerait. Serviteur.

MARTHON

Au diable, messager de malheur !

Le coureur sort.



Scène VI

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu, Marthon.
BENJAMINE

montrant la nouvelle lettre.

Je n'ai pas la force d'ouvrir celle-ci.

MARTHON

la lui prenant .

Donnez, donnez-moi. Ouvrant la lettre. Or, écoutez.

MONSIEUR MATHIEU

Laisse cela, Marthon. C'est sans doute quelque nouvelle insulte : mais il n'aura pas le plaisir de se rire encore longtemps de nous. Son coureur va lui-même le faire donner dans le panneau, et ce soir, en présence de ses amis, il sera la dupe de ses perfidies.

MADAME ABRAHAM

Je suis hors de moi.

BENJAMINE

Que faut-il que je devienne ?

MONSIEUR MATHIEU

Il faut vous raccommoder avec Damis ; il m'attend chez moi.

À Marthon.

Marthon, va le faire venir.

BENJAMINE

Non, mon oncle ; laissez-moi plutôt ensevelir ma honte dans un couvent.

MONSIEUR MATHIEU

La belle pensée !

BENJAMINE

J'ai rebuté Damis : quelle honte de retourner à lui !

MONSIEUR MATHIEU

Il sera ravi de vous avoir !

MARTHON

Eh bien ! Le ferai-je venir ?

MONSIEUR MATHIEU

Oui, va.

MARTHON

à part, en sortant.

Adieu le marquisat ; adieu la Cour.


Scène VII

 

Madame Abraham, Monsieur Mathieu, Benjamine.
MADAME ABRAHAM

à Monsieur Mathieu .

Encore une chose qui me chagrine, mon frère...

MONSIEUR MATHIEU

l'interrompant.

Quoi ? Qu'est-ce ?

MADAME ABRAHAM

C'est que j'ai eu la faiblesse de faire à ce beau marquis un dédit de cent mille francs.

MONSIEUR MATHIEU

Cent mille francs ? Ma soeur, vous craigniez de le manquer.

MADAME ABRAHAM

Cela est fait.

MONSIEUR MATHIEU

Il faudra lui donner en paiement les billets que vous avez à lui : aussi bien c'était une dette assez désespérée.

MADAME ABRAHAM

J'y songeais.

MONSIEUR MATHIEU

Trop heureuse de ce qu'il ne vous en coûte pas tout votre bien et votre fille !

MADAME ABRAHAM

Que ne vient-il à présent, le perfide !

MONSIEUR MATHIEU

Non, ma soeur. Feignons, pour le faire tomber dans le piège que je lui tends.

MADAME ABRAHAM

Il vaut donc mieux que je me retire, car je suis outrée ; je ne me posséderais pas. Je vais envoyer chercher notre cousin le notaire.

Elle sort.


Scène VIII

 

Benjamine, Monsieur Mathieu.
MONSIEUR MATHIEU

Vous, Damis va venir ; faites votre paix avec lui... Le voici déjà. Je vous laisse ensemble.

BENJAMINE

Restez avec moi, mon oncle...

Monsieur Mathieu sort, sans écouter Benjamine.


Scène IX

BENJAMINE

seule.

Que vais-je lui dire ? Que sa présence m'embarrasse !


Scène X

 

Benjamine, Damis.
DAMIS

Enfin, adorable Benjamine, c'en est donc fait ? Vous épousez le marquis de Moncade ! Je vous perds pour toujours... quoi ! Vous ne daignez pas tourner la vue sur moi ? Ah ! Benjamine !

BENJAMINE

Ah ! Damis ! Je n'ose lever les yeux, et je mérite que vous me haïssiez.

DAMIS

Non, je vous aimerai toujours, tout infidèle que vous êtes. Je voudrais que le marquis pût vous offenser, qu'il pût mériter votre haine ; mais non, vous êtes trop belle, trop bonne ; qui pourrait jamais se résoudre à vous déplaire ?

BENJAMINE

Eh bien ! Si cela était, Damis ?

DAMIS

Ah ! Quel plaisir j'aurais à vous voir revenir à moi !

BENJAMINE

Vous vous souviendriez éternellement que je vous quittais, et que vous ne me devez qu'au dépit.

DAMIS

Non, ma chère Benjamine.

BENJAMINE

Qui m'en assurerait ?

DAMIS

Mon amour, mon coeur. Oubliez le marquis, oubliez votre infidélité ; et moi, je ne m'en souviens déjà plus.

BENJAMINE

Damis, je ne me la pardonnerai jamais.

DAMIS

Ciel ! Qu'entends-je ? Quoi ! Je revois en vous cette chère Benjamine, dont la tendresse...

BENJAMINE

l'interrompant.

Oui, Damis ; et je ne reverrai jamais qu'en vous ce qui pourra me plaire.

Damis lui baise la main.



Scène XI

 

Benjamine, Monsieur Mathieu, Damis.
MONSIEUR MATHIEU

à Damis.

Ce que je vois me persuade que vous êtes raccommodés. Eh bien ! Que vous avais-je promis ?

DAMIS

Ah ! Monsieur, il fallait ce petit démêlé pour me faire mieux sentir tout l'amour que j'ai pour elle.

BENJAMINE

Et moi, pour me faire connaître tout ce que vous valez.

MONSIEUR MATHIEU

Fort bien... Notre cousin le notaire est ici. Je lui ai expliqué les intentions de votre mère et les miennes. Il travaille à votre contrat de mariage. Oh ! Ma foi ! Monsieur le marquis aura un pied de nez.


Scène XII

 

Benjamine, Monsieur Mathieu, Damis, Marthon.
MARTHON

à Benjamine.

Voila monsieur le marquis qui vient ici avec deux seigneurs de ses amis.

BENJAMINE

à Monsieur Mathieu.

Évitons-les, mon oncle.

MONSIEUR MATHIEU

Oui, vous avez raison. Il n'est pas encore temps de paraître. En attendant que le contrat soit prêt, suivez-moi chez ma soeur...

À Marthon.

Marthon, restez là pour les recevoir.

Monsieur Mathieu, Benjamine et Damis sortent.


Scène XIII

MARTHON

Le maudit coureur ! Hom ! Je l'étranglerais, le chien qu'il est, avec son quiproquo !... Il n'y a que moi qui perds à cela... Oh ! Il n'en est pas quitte.


Scène XIV

 

Le Marquis, Le Commandeur, Le Comte, Marthon.
MONSIEUR LE MARQUIS

au commandeur et au comte .

Venez, venez, mes amis.

LE COMTE

embrassant Marthon .

J'embrasse d'abord...

Au marquis.

Est-ce là ta future, marquis ? Elle est, ma foi, drôle.

MONSIEUR LE MARQUIS

Eh non ! Comte, tu te trompes.

LE COMMANDEUR

C'est à coup sûr quelqu'une de ses parentes.

MONSIEUR LE MARQUIS

Tout aussi peu, commandeur ; c'est la suivante...

À Marthon.

Mais où est donc Madame Abraham, Monsieur Mathieu, Mademoiselle Benjamine ? Je les croyais ici. Va donc leur dire qu'ils viennent, que ces messieurs brûlent de les voir et de les saluer.

MARTHON

faisant quelques pas pour s'en aller.

J'y vais, monsieur.

MONSIEUR LE MARQUIS

la rappelant.

St ! St ! Et mon billet, tu n'en dis rien ? Comment a-t-il été reçu ? Ils en sont tous charmés, n'est-ce pas ?

MARTHON

revenant.

Assurément. Ils seraient bien difficiles !

MONSIEUR LE MARQUIS

Cela est léger, badin. Damis lui écrivait-il sur ce ton ?

MARTHON

Non, vraiment.

MONSIEUR LE MARQUIS

À propos de Damis ; il est ici. Ne sera-t-il pas des nôtres ? Que Benjamine l'arrête ; je le veux, dis-lui bien.

MARTHON

à part, en s'en allant.

Quel dommage que de si aimables petits hommes soient si scélérats dans le fond !


Scène XV

 

Le Marquis, Le Commandeur, Le Comte.
LE COMTE

au marquis .

Parbleu ! Marquis, tu me mets-là d'une partie de plaisir des plus singulières ! Elle est neuve pour moi.

MONSIEUR LE MARQUIS

Tant mieux. Elle te piquera davantage.

LE COMMANDEUR

Aurons-nous des femmes ?

LE COMTE

au marquis .

Le commandeur va d'abord là.

MONSIEUR LE MARQUIS

au commandeur.

Oui ; je t'en promets une légion, tant femmes que filles, et toutes de la parenté. Ces petites gens peuplent prodigieusement. Un de mes grands plaisirs est de regarder une bourgeoise, quand un homme de condition lui en conte. Pour faire l'aimable, elle fait les plus plaisantes mines du monde ; ce sont des simagrées : elle se rengorge, elle s'épanouit, elle se flatte, elle se rit à elle-même. On voit sur son visage un air de satisfaction et de bonne opinion.

LE COMTE

Oh ! Morbleu ! Commandeur, je te donnerai ce plaisir-là. Je me promets de bien désoler des maris, et de lutiner bien des femmes.

LE COMMANDEUR

Tu leur feras honneur à tous. Tu verras les maris sourire avec un visage gris-brun, et les femmes n'oseront seulement se défendre. Oh ! Ils savent vivre les uns et les autres.


Scène XVI

.  

Le Marquis, Le Commandeur, Le Comte, un Commissaire, Marthon.
MARTHON

au marquis.

Monsieur le Marquis, la compagnie va venir.

MONSIEUR LE MARQUIS

bas, en montrant le commissaire .

Qu'est-ce déjà que ce visage-là ?

MARTHON

bas.

C'est monsieur le Commissaire, un beau-frère de feu Monsieur Abraham.

MONSIEUR LE MARQUIS

bas, au Commandeur et au Comte.

Apprêtez-vous, mes amis ; voilà déjà un de nos acteurs.

Au commissaire.

Soyez le bienvenu, mon oncle le Commissaire.

MARTHON

à part.

Je m'apprête à bien rire.

LE COMMISSAIRE

Monsieur le marquis...

MONSIEUR LE MARQUIS

au commandeur et au comte.

Commandeur, comte, embrassez donc mon oncle le commissaire.

LE COMMANDEUR

embrassant le commissaire.

Embrassons.

LE COMTE

embrassant aussi le commissaire.

De tout mon coeur.

MONSIEUR LE MARQUIS

Il peut vous rendre service.

LE COMMISSAIRE

Je le souhaiterais.

LE COMTE

au marquis .

Oh ! Je connais monsieur le commissaire ; c'est un galant. Tel que vous le voyez, il semble qu'il n'y touche pas.

LE COMMISSAIRE

Monsieur, en vérité...

LE COMTE

l'interrompant .

Il n'y a pas longtemps que je lui ai soufflé une petite fille, auprès de qui il avait déjà fait de la dépense.

LE COMMISSAIRE

Ce sont des bagatelles.

LE COMMANDEUR

Oui, une maîtresse est une bagatelle pour un commissaire ; il est à la source.

MARTHON

à part.

Voilà un pauvre diable en bonne main.


Scène XVII

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu, Damis, Le Marquis, Le Commandeur, Le Comte, Le Commissaire, Marthon.
MARTHON

au marquis, au commandeur et au comte .

Messieurs, voici toute la noce qui arrive.

MONSIEUR MATHIEU

à Madame Abraham .

Ne disons rien, tous tant que nous sommes. Laissons-leur faire toutes leurs impertinences. Nous aurons bientôt notre revanche. Il va être bien pris.

MONSIEUR LE MARQUIS

à Madame Abraham .

Ah ! Madame Abraham...

Au commandeur et au comte.

Allons, commandeur, comte, je vous les présente ; faites-leur politesse, je vous en prie.

LE COMMANDEUR

à Madame Abraham, en l'embrassant.

Madame Abraham, c'est par vous que je commence. Sans rancune.

Il embrasse ensuite Benjamine.


MONSIEUR LE MARQUIS

Elle m'a promis qu'elle ne te rançonnerait plus.

MADAME ABRAHAM

à part.

J'ai bien de la peine à me contraindre.

LE COMTE

à Madame Abraham, en l'embrassant.

À moi, Madame Abraham. Morbleu ! Je vous donne mon estime. Le diable m'emporte ! Vous allez être la femme du royaume la mieux engendrée.

MONSIEUR LE MARQUIS

À ma future.

LE COMMANDEUR

Pour moi, je lui ai déjà fait mon compliment.

LE COMTE

Et moi, je la garde pour la bonne bouche, et je cours à ce gros père aux écus...

Montrant Monsieur Mathieu.

Morbleu ! Il a l'encolure d'être tout cousu d'or.

Il embrasse Monsieur Mathieu.

MONSIEUR LE MARQUIS

C'est mon très cher oncle, Monsieur Mathieu.

MONSIEUR MATHIEU

à part.

Tu ne seras pas mon très cher neveu.

LE COMMANDEUR

Que je vous embrasse aussi, Monsieur Mathieu...

Il l'embrasse.

Il y a longtemps que je cherchais à être en liaison avec vous. Toute la cour vous connaît pour un homme d'un bon commerce, pour un homme de crédit.

MONSIEUR MATHIEU

Cela me fait bien du plaisir.

MONSIEUR LE MARQUIS

au commandeur et au comte, en leur montrant Damis.

Et mon petit cousin le conseiller, messieurs, ne lui direz-vous rien ?

MARTHON

à part.

Je m'étonnais qu'il l'oubliât.

MONSIEUR LE MARQUIS

au Commandeur et au Comte.

Si vous avez des procès, il vous les jugera. Saluez-le donc, allons.

LE COMMANDEUR

embrassant Damis.

De toute mon âme.

Au comte.

À toi la balle, Comte.

LE COMTE

embrassant Damis.

J'y suis, Commandeur.

MONSIEUR LE MARQUIS

C'est le meilleur petit caractère que je connaisse. J'épouse sa maîtresse ; eh bien ! Il soutient cela en héros.

DAMIS

à part.

Nous verrons.

LE COMMANDEUR

au Marquis.

Malepeste ! Cela s'appelle savoir prendre son parti.

LE COMTE

allant embrasser Benjamine.

J'en suis à madame la marquise.

BENJAMINE

Cette qualité ne m'est pas due.

LE COMTE

Oh ! Pardonnez-moi, et si monsieur le marquis ne vous épousait pas, je vous épouserais, moi.

BENJAMINE

à part.

Je mérite bien cela.

LE COMMANDEUR

N'avons-nous plus personne à haranguer ?

MONSIEUR LE MARQUIS

Non, si ce n'est Marthon.

LE COMMANDEUR

Oui-da ! Il faut qu'elle ait aussi sa part.

À Marthon.

Viens çà.

Il embrasse Marthon.

LE COMTE

J'ai commencé par elle.

LE COMMANDEUR

Elle a une mine libertine qui me plaît.

MONSIEUR LE MARQUIS

Sa mine n'est point trompeuse, je gage.

MARTHON

à part.

Voilà pour moi.


Scène XVIII

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu, Damis, Le Marquis, Le Commandeur, Le Comte, Le Commissaire, Marthon, Le Notaire.
MONSIEUR MATHIEU

à Madame Abraham.

À notre tour. Nous allons voir beau jeu.

Au notaire.

Approchez, mon cousin le notaire.

MONSIEUR LE MARQUIS

au commandeur et au comte.

Il vient fort bien. Embrassons mon cousin le conseiller garde-note. Ne trouvez-vous pas, messieurs, qu'il a une physionomie bien avantageuse ?

LE NOTAIRE

Laissons-là ma physionomie, messieurs. Vous vous moquez de moi, sans doute ; mais il n'est pas temps de rire.

Montrant un contrat.

Voilà le contrat qu'il est question de signer.

LE COMMANDEUR

Monsieur le notaire a raison. Oui, signons ; nous rirons bien davantage après.

Tout le monde signe.

DAMIS

au marquis, au commandeur et au comte .

Souffrez qu'à mon tour, messieurs, je vous prie à ma noce.

LE COMTE

riant.

Plaît-il ?

MONSIEUR LE MARQUIS

à Damis, en riant.

Comment ! Comment ! Qu'est-ce à dire ?

LE COMMANDEUR

riant.

Il y a du malentendu.

MADAME ABRAHAM

au marquis.

MONSIEUR LE MARQUIS

Je ne vous entends pas. Expliquez-moi cette énigme ?

MARTHON

Le mot de l'énigme est que votre coureur a donné par méprise, ou peut-être par malice, à mademoiselle...

Montrant Benjamine.

Une lettre que vous écriviez à un duc de vos amis.

MADAME ABRAHAM

au marquis.

Et que je ne veux pas que vous vous encanailliez.

LE COMMANDEUR

au marquis, en riant .

Ah ! Ah ! Marquis, tu ne seras pas marié ?

LE COMTE

au marquis.

Il ne faut, morbleu ! Pas en avoir le démenti.

MONSIEUR LE MARQUIS

Parbleu ! Mes amis, voilà une royale femme que Madame Abraham. Je ne connaissais pas encore toutes ses bonnes qualités. Je m'oubliais, je me déshonorais, j'épousais sa fille : elle a plus de soin de ma gloire que moi-même ; elle m'arrête au bord du précipice.

À Madame Abraham, en allant l'embrasser.

Ah ! Embrassez-moi, bonne femme, je n'oublierai jamais ce service. Mais vous paierez le dédit, n'est-ce pas ?

MADAME ABRAHAM

Il le faut bien, puisque j'ai été assez sotte pour le faire. Monsieur, je vous rendrai, pour m'acquitter, les billets que j'ai à vous.

MONSIEUR LE MARQUIS

Ah ! Madame Abraham, vous me donnez là de mauvais effets. Composons à moitié de profit, argent comptant.

MONSIEUR MATHIEU

Non, Monsieur, c'est assez perdre.

MONSIEUR LE MARQUIS

à Madame Abraham .

Adieu, Madame Abraham.

À Benjamine.

Adieu, Mademoiselle Benjamine.

À Monsieur Mathieu, au commissaire et au notaire.

Adieu, messieurs.

À Damis.

Adieu, Monsieur Damis. Épousez, épousez ; je le veux bien.

Au Commandeur et au Comte.

Allons, allons, mes amis, allons souper chez Payen.

Il sort avec le Commandeur et le Comte.



Scène XIX

 

Madame Abraham, Benjamine, Monsieur Mathieu, Damis, le commissaire, le notaire, Marthon.
MARTHON

à Madame Abraham.

Ah bien ! Vous vous promettiez de le berner ; c'est encore lui qui se moque de vous.

MARTHON

à Madame Abraham, à Benjamine, à Damis, au commissaire et au notaire.

Allons, allons achever le mariage, et nous réjouir de l'avoir échappé belle.

MARTHON

au public.

Et vous, messieurs, s'il vous semble que ce soit ici une bonne école, venez y rire.


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