L’Œuvre (Rameau)

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L’Œuvre (Rameau) (1888)
L’ŒuvreAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 184-187).
L’ŒUVRE


I




Oh ! prendre une montagne en ses mains magistrales,
La pétrir, la broyer, la tailler en blocs lourds,
Puis la faire revivre en blanches cathédrales
Érigeant dans l’azur d’extravagantes tours !

Des tours de marbre avec de folles broderies,
Des tours bravant le temps de leur front exalté,
Des tours lançant là-haut, par leurs flèches fleuries,
Le nom de l’architecte à l’immortalité !

— Homme vain, homme aveugle ! À quoi bon ?… Cathédrales,
Monstres de pierre assis sous les clartés astrales.
Palais, manoirs, forums, monuments innombrés,
Entassements de sable un jour équilibrés,
De quelque dur granit qu’on ait fait leurs murailles,
Quels que soient leurs auteurs, quelles que soient leurs tailles,
Qu’ils soient cirque, donjon, cathédrale, opéra,
Tout croulera, tout s’en ira, tout périra,
Tout deviendra poussière un jour, vaine poussière !
Et, faisant tout renaître à sa forme première,
La nature sereine annulant nos efforts
Fera des monts nouveaux avec les temples morts.



II


« Oh ! de ses larges mains bouleverser la terre !
Faire un canal d’un isthme, un isthme d’un canal,
Faire rire une source où hurlait un cratère,
Retoucher après Dieu le vieux globe banal !

Déformer l’univers sous sa puissante étreinte,
Dérouter le soleil qui l’éclaire, anxieux,
Pour que le globe neuf, marqué de votre empreinte,
Proclame votre gloire en roulant dans les cieux !

— Homme vain, homme aveugle. À quoi bon !… Sources, fleuves,
Et vous, lits inconnus des mers vieilles et neuves,
Vous vous déplacerez, vous vous dessécherez ;
D’autres mers surgiront sur d’autres monts sombrés ;

Et les volcans de feu seront des lacs de glaces ;
Et les lourds continents aux branlantes carcasses,
Comme de vieux pontons crevassés et pourris,
Se déchiquèteront en informes débris ;
Et se disloquera la terre dans l’espace ;
Et les astres, voyant cette sphère qui passe,
S’écarteront là-haut et croiront vaguement
Voir un spectre de globe errer au firmament.



III


« Oh ! prendre son cœur rouge en ses mains frénétiques,
Oh ! le broyer, un jour, sur des feuillets fumants !
En faire un grand poème aux strophes fantastiques,
Au milieu des vivats des peuples acclamants !

En faire un grand poème, un colossal poème,
Que nul ne pût nier, que rien ne pût ternir,
Écrire, écrire enfin le Chef-d’œuvre suprême
Sur qui s’extasieront les siècles à venir !

— Homme vain, homme aveugle ! À quoi bon ?… Ô poèmes,
Ô vols d’oiseaux chanteurs partant de nos fronts blêmes,
Ô vers, rythmiques vers, ô vers tant adorés,
Et vous aussi, tous, tous, hélas ! vous périrez !
Et l’homme un jour rira de notre saint délire !
Et l’homme un jour n’aura plus des yeux pour nous lire !
Et rien ne sera plus de ce dont nous parlions :
Ni chênes, ni roseaux, ni fleurs, ni papillons !
Et rien ne sera plus de ce qui fut au monde ;
Et l’homme aura passé comme une larve immonde ;
Et le soleil, ce cher soleil qui luit là-bas,
Luira sur des vivants qu’il ne connaîtra pas ! »

Ainsi rêvait, un soir d’automne, las de vivre,
Un vieux poète blanc penché sur un vieux livre.

Tout à coup il frémit…

Tout à coup il frémit… La Mort noire était là.

« Oh ! non ! oh ! pas encor ! je veux avant, râla
Le poète, je veux faire une œuvre immortelle…

— Fais ! lui permit la Mort.

— Fais ! lui permit la Mort. Il pâlit devant elle,
Il pâlit, il pleura. Puis, gagnant la forêt,
Ayant cherché longtemps quel poème il ferait,
Quel œuvre glorieux, sublime, impérissable,

Il fit sur un chemin quelques pâtés de sable.

(La Vie et la Mort)