L’Agitation anglaise contre le tunnel de la Manche

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L’Agitation anglaise contre le tunnel de la Manche
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 675-686).
L'AGITATION ANGLAISE
CONTRE
LE TUNNEL DE LA MANCHE

La sensation fut vive des deux côtés de la Manche quand les journaux annoncèrent, qu’on avait conçu le hardi projet de relier les rivages de la France et de l’Angleterre par un tunnel sous-marin. Comme il arrive en pareil cas, il y eut des incrédules qui haussèrent les épaules ; des esprits chagrins prétendirent que ce projet n’était qu’un beau rêve, que l’entreprise avorterait misérablement, qu’elle était inexécutable ; et ils le prouvaient par raison démonstrative, par des argumens en forme d’une rigueur mathématique. N’avait-on pas prouvé déjà par des argumens aussi rigoureux, aussi concluans, qu’il était impossible de faire communiquer par un canal la Mer-Rouge et la Méditerranée, d’unir l’Atlantique au Pacifique à travers l’isthme de Panama ? Le canal de Suez est traversé sans difficulté comme sans péril par les navires qui emmènent en Angleterre le coton, la soie, les épices de l’Inde et par ceux qui transportent aux Indes les tissus de Manchester, les aciers ou la quincaillerie de Sheffield. On assure que le percement de l’isthme de Panama est en bonne voie, et on n’a pas de raisons sérieuses de croire que les inventeurs du tunnel sous-marin soient des visionnaires épris d’un chimérique espoir. Au contraire, les premiers forages et l’étude attentive du terrain ont démontré que leur projet était d’une exécution plus facile qu’on ne le pensait d’abord, qu’ils ne risquaient pas de se heurter contre d’insurmontables obstacles.

Le tunnel, s’il venait à s’exécuter, ferait beaucoup d’heureux, à commencer par les actionnaires de l’entreprise, lesquels s’attendent à encaisser les plus gros dividendes. Il assurerait aux commerçans des facilités nouvelles pour leurs transports, des économies de temps et d’argent fort désirables. Non moins heureux seront les nombreux Anglais accoutumés à venir en France et les Français, beaucoup moins nombreux, qui vont en Angleterre et qui ont peu de goût pour les traversées, sans parler de ceux qui en ont une telle peur qu’ils aiment mieux rester chez eux que d’en braver les ennuis et les fâcheux accidens. A vrai dire, il n’y a que 28 kilomètres de Douvres à Calais, mais deux heures d’agonie semblent deux siècles, et la Manche est presque toujours de mauvaise humeur, ses lames courtes ont raison des nerfs les plus solides, des estomacs les plus robustes. Un de nos amis avait fait le tour du monde sans connaître le mal de mer ; il avait traversé impunément la Méditerranée, la Mer-Rouge, le golfe d’Oman, le golfe du Bengale, le Pacifique, l’Atlantique, et il était arrivé à Southampton persuadé qu’il était pour le reste de ses jours à l’abri de ce mal cruel qui a ceci de particulièrement désagréable que ceux qui l’ont semblent ridicules à ceux qui ne l’ont pas. En s’embarquant à Douvres pour regagner la France, le cœur lui vint aux lèvres pour la première fois, et il n’en demeura pas là ; c’en est fait désormais de sa superbe confiance en lui-même.

Il n’est pas besoin d’être actionnaire, ou négociant en gros, ou d’avoir le goût des voyages et la peur du mal de mer pour vouloir du bien au tunnel sous-marin. Les grandes entreprises transportent d’aise beaucoup de gens qui n’ont rien à y gagner ; elles leur causent un sentiment de naïf orgueil comme si c’étaient eux qui les avaient imaginées et exécutées. Ils sont fiers de penser qu’ils vivent dans un siècle où rien n’est impossible, où la science accomplit des prodiges, où l’homme transforme la terre, lui dicte ses lois, asservit la nature à ses fantaisies. Les Israélites conduits par Moïse n’auraient pas réussi à traverser la Mer-Rouge à pied sec si Jéhovah ne s’en était mêlé. Les ingénieurs qui nous feront traverser la Manche en ayant l’Océan sur notre tête au lieu de l’avoir sous nos pieds auront accompli un miracle aussi étonnant, et Jéhovah ne s’en sera pas mêlé. Gloire à l’esprit humain, à ses audaces, à ses conquêtes !

De leur côté, les humanitaires aiment à se persuader que les merveilleux progrès de l’industrie et des inventions nous préparent une ère de paix, de félicité, d’innocence, de désarmement universel ; ils se figurent que l’âge d’or va renaître, que la brebis paîtra à côté du loup, que chacun se contentera dorénavant de sa vigne et de son pommier, que personne ne convoitera plus le bien d’autrui. « Voyez, s’écrient-ils, ces deux nations rivales qui avaient contracté la funeste habitude de se jalouser, de se combattre, de s’entre-détruire, et qui, au commencement de ce siècle, semblaient avoir renouvelé leur pacte d’irréconciliable inimitié. Elles se sont ravisées, elles ne songent plus qu’à rapprocher Londres de Paris, elles s’appliquent à communiquer plus facilement l’une avec l’autre. Qui pourra troubler à l’avenir leur accord, leur entente fraternelle ? Plus les communications deviennent faciles, plus les préjugés s’effacent et les haines s’apaisent. Avant peu les trompettes auront sonné leurs dernières fanfares, et la guerre, l’horrible guerre, aura disparu de ce monde. » Ces enthousiastes vont un peu trop vite en affaires. Plaise au ciel que leurs prédictions s’accomplissent ! Mais nous n’osons trop y compter. Sans doute le commerce et la science adoucissent les mœurs, et les peuples gagnent à se rapprocher, à se mieux connaître ; mais quoi qu’on fasse, il y aura dans le monde des sujets de jalousie et des jaloux. Les nations auront beau se civiliser, l’homme ne dépouillera pas son naturel, il demeurera toujours un animal de proie et de rapine. Si inventifs que soient les ingénieurs, ils ne parviendront point à supprimer les passions, et il ne suffit pas de percer un tunnel pour changer le cœur humain. M. de Cavour disait un jour : « On ne peut nier que l’humanité, dans l’ensemble, n’ait progressé ; quant à ce coquin d’homme, il sera toujours le même. »

Pour qu’une entreprise internationale soit menée à bonne fin, ce n’est pas assez que les actionnaires et les ingénieurs en aient le plus pressant désir, il faut encore que les gouvernemens intéressés y consentent et y prêtent les mains. En ce qui concerne le tunnel sous-marin, ce n’est pas du gouvernement français que viendront les objections, les chicanes, les exceptions dilatoires, les empêchemens. La France ne soupçonne pas facilement le mal, son insouciance ne prévoit pas les malheurs de loin. Elle ne craint pas que les Anglais se servent jamais du tunnel pour accomplir quelque scélérate manœuvre, qu’ils en fassent un instrument de guerre ou d’invasion. Elle a oublié depuis longtemps qu’au lendemain de la bataille de Crécy, ils bloquèrent Calais avec plus de sept cents navires, qu’après un siège mémorable ils s’en emparèrent, qu’ils eurent soin d’expulser tous ses habitans, qu’ils retinrent cette ville sous leur domination durant deux siècles, qu’elle devint à la fois une de leurs places d’armes et l’entrepôt de leur commerce avec les Pays-Bas et l’Allemagne. Qui donc en France pense encore à la bataille de Crécy ? Il faut qu’une mouche nous pique bien fort et que nous soyons de bien mauvaise humeur pour nous souvenir de Waterloo. En Angleterre, les choses ne se passent pas comme en France. Les deux nations sont sujettes à avoir leurs nerfs, mais ce n’est pas de la même façon. Ce qui affole parfois les nerfs français, c’est l’espérance ou la colère. Quand les Anglais déraisonnent, c’est le spleen qui en est cause. Dans leurs mauvais jours, ils ont le goût de broyer inutilement du noir, ils se complaisent aux souvenirs désagréables, aux réflexions pénibles, aux appréhensions fâcheuses. Dans l’excès de leurs prévoyances chagrines, ils en viennent à craindre que la lune ne leur tombe sur la tête. Si jamais cela leur arrivait, on les verrait recouvrer leur sang-froid, car l’approche du danger les calme, et une fois aux prises avec les hasards, ils y font la plus belle figure.

On put croire d’abord que tout se passerait en douceur. Par une dépêche du foreign office datée du 24 décembre 1874, le comte Derby écrivait au comte de Jarnac que, si le tunnel était possible, il offrirait d’incontestables avantages et que le gouvernement de sa majesté n’y ferait aucune opposition, pourvu qu’on ne lui demandât ni subvention ni garantie d’intérêt. Le gouvernement de sa majesté paraissant accepter le projet en principe, on crut pouvoir aller de l’avant, et le 16 janvier 1875 le président de la compagnie française, M. Michel Chevalier, signait une convention avec M. Caillaux, alors ministre des travaux publics. On affirme aujourd’hui que, si le comte Derby agréa avec tant de bonne grâce les ouvertures qui lui étaient faites, c’est qu’il jugeait le tunnel impossible. Le fait est que, lorsqu’il parut démontré qu’il ne l’était pas et au moment où les travaux commencés semblaient promettre un heureux dénoûment, l’Angleterre se ravisa tout à coup. On s’inquiéta, on s’agita, on déclara que ce projet mal conçu et mal venu compromettait sérieusement la sûreté du royaume-uni. Les imaginations se noircirent, s’exaltèrent par degrés ; le Times et d’autres journaux après lui sonnèrent la cloche d’alarme. Des protestations très énergiques furent signées ; parmi les signataires figuraient de grands personnages, le duc de Wellington, le duc de Marlborough, des comtes, des vicomtes, des barons, des amiraux et des vice-amiraux, beaucoup de généraux et de lieutenans-généraux, des archevêques, des évêques, une foule de révérends. On s’étonne de trouver dans cette liste le nom du philosophe Herbert Spencer, de l’éminent poète et penseur Robert Browning, du très raisonnable M. Lubbock, du très savant M. Huxley, du très libéral M. Harrison. Les humanitaires ne doivent pas être contens, l’âge d’or annoncé par eux n’est pas encore mûr. De l’autre côté du détroit, personne ne croit au désarmement universel. Poètes, philosophes et révérends, Anglais qui pensent et Anglais qui ne pensent pas, tout le monde semble persuadé comme M. de Cavour que pendant longtemps encore « ce coquin d’homme sera toujours le même, » et qu’il est bon de prendre des précautions contre lui.

Ceux qui veulent savoir à quels périls les nations s’exposent par leur aveugle imprévoyance et comment John Bull par la sienne perdit Londres n’ont qu’à lire un pamphlet anglais, récemment paru, qui a fait quelque bruit. L’auteur est un prophète pour qui l’histoire du XXe siècle n’a point de secrets, et il s’est fait un plaisir de nous raconter en détail par quel concours de circonstances, en l’an de grâce 1900, toute une armée française envahit le royaume-uni en passant par le tunnel ; Il nous assure qu’en ce temps-là l’Europe vivait dans une paix profondes. Les cabinets de Londres et de Paris avaient bien échangé quelques propos un peu vifs au sujet de l’Egypte ; mais ce n’étaient là que des aigreurs passagères, des affaires de bibus, auxquelles les gens posés, les politiques sérieux n’attachaient aucune importance. La France était alors la meilleure amie de L’Angleterre, qui à la vérité n’en avait pas d’autre.

On apprit un matin par les journaux de Paris que les frères alliés des loges de l’Amitié se disposaient à se rendre en Angleterre pour y célébrer une fête. Effectivement, à quelques jours de là, une bande de touristes français, qu’amenaient trois trains spéciaux, se présentèrent aux portes de Douvres. On avait fait de grands préparatifs pour les recevoir, des chambres leur avaient été retenues, les hôtels étaient combles. Deux heures plus tard entrèrent en rade deux vapeurs, et il ne vint à l’idée de personne qu’ils étaient chargés d’armes. Les touristes avaient choisi une « nuit libérale en pavots, » et Douvres dormait sur ses deux oreilles, quand sautant à bas du lit, ils se coulèrent furtivement vers la station du tunnel, où ils trouvèrent les fusils que venaient de débarquer les deux vapeurs. En un clin d’œil, le tunnel fut barricadé, fortifié par des ouvrages en terre. Cependant l’alerte fut donnée ; Douvres s’éveilla, s’effara. La police fit une reconnaissance, on envoya un détachement de soldats. Une fusillade bien nourrie ne tua personne. On fit venir de l’artillerie, ce fut peine perdue. On essaya de faire sauter le tunnel, les fils avaient été coupés. La garnison se réfugia dans les forts, où elle fut bientôt cernée.

Le gouverneur n’avait pourtant pas perdu la tête, il avait expédié à Londres un télégramme terrifiant. Le ministre de la guerre, qui était en soirée chez le ministre des affaires étrangères, lui communique la dépêche. Le ministre des affaires étrangères plante là ses invités, court chez l’ambassadeur de France pour lui demander des explications ; c’était le moment. L’ambassadeur de France était sorti ; on apprit plus tard qu’il était retourné à Paris par le dernier train du soir. Dans cette fatale conjoncture, on ne s’abandonna pas, on déploya une prodigieuse activité. En moins de vingt-quatre heures, 75,000 hommes furent sur pied ; on s’en servit pour couvrir la capitale. Mais le tunnel amenait sans cesse des renforts aux envahisseurs. 75,000 Anglais mal armés pouvaient-ils tenir contre 450,000 Français, auxquels s’adjoignit bientôt un corps d’armée amené par la flotte ? — « Il arriva ainsi que quelques jours après l’arrivée des touristes, l’honnête John Smith, marchand crémier dans une petite rue voisine du Strand, à Londres, eut le déplaisir de loger un sergent et quatre tourlourous, qui commirent chez lui tous les désordres imaginables, car les soldats français sont, comme on sait, les plus grands coquins qui aient jamais déshonoré un uniforme. En vérité, John Smith n’eut que ce qu’il méritait. Lors de la construction du tunnel de la Manche, il avait traité les alarmistes d’imbéciles et il avait pris des actions. » — Ainsi unit cette mémorable aventure. Un tunnel et 2,000 touristes, il n’en faut pas davantage pour conquérir l’Angleterre. Beau sujet d’opérette !

Voltaire a remarqué qu’en général les prophètes finissent mal, que le prophète Jurieu fut sifflé, que le prophète Savonarole fut brûlé à Florence, que d’autres furent pendus, mis au pilori ou avalés par une baleine. Le prophète qui a raconté comment John Bull perdit Londres n’essuiera aucun de ces désagrémens ; il n’a pas même été sifflé comme Jurieu. Mais on a refusé, pensons-nous, de le croire sur parole, et rien ne désoblige tant un prophète que de n’être pas cru. En revanche, l’amiral lord Dunsany, homme grave et compétent, n’a obtenu que trop de créance quand il a publié dans un recueil fort estime deux lugubres articles, où il prophétise, lui aussi[1]. Ses prédictions ressemblent beaucoup à celles de l’auteur du pamphlet, elles n’en diffèrent que par le style.

Ce ne sont pas seulement ses opinions particulières que nous expose lord Dunsany ; il invoque l’autorité d’un personnage considérable qu’il ne nomme pas et dont la compétence, nous dit-il, est encore supérieure à la sienne. Fort de son témoignage, il appréhende qu’un jour ou l’autre la France n’ait pour maître un général de la trempe et du caractère de Frédéric II et de Napoléon Ier, un de ces aventuriers sans scrupules capables d’envahir un voisin paisible sans lui avoir déclaré la guerre, sans lui avoir révélé leurs desseins par un mot, par un signe, un de ces forbans de la politique, étrangers à « tous les principes de droit international qui guident toujours la conduite d’un homme d’état anglais. » Il estime que la ligne du tunnel étant à deux voies, rien n’empêche que les trains ne s’y succèdent sans danger comme sans embarras à des intervalles de cinq ou six minutes, et que, dans l’espace d’une nuit, vingt mille hommes d’infanterie ne soient jetés de l’autre côté de la Manche. Il se pourrait aussi, selon lui, que la flotte débarquât dans les environs de Douvres une avant-garde qui, après s’être emparée de cette ville par un coup de main, se servirait ensuite du tunnel pour se renforcer bien vite et pourvoir à tous ses besoins. Il prétend que tous les moyens préparés d’avance pour inonder ou faire sauter le tunnel à la première alerte risquent de se trouver insuffisans ou de manquer leur effet, soit par l’inadvertance des hommes, soit par l’un de ces accidens qui bouleversent toutes les prévisions. Il affirme enfin que la perte de Douvres livrerait l’Angleterre à la discrétion de l’envahisseur qui, en quatre ou cinq marches, atteindrait la Tamise, qu’une fois installés à Londres, les Français dicteraient leurs conditions, que, selon toute apparence, ils exigeraient une contribution de guerre de 15 milliards, en se réservant la possession exclusive du tunnel, de telle sorte que le royaume-uni, réduit à une éternelle servitude, ne serait plus qu’une province française.

Personne n’égale l’Anglais dans l’art de donner un air de vérité à un conte de nourrice. Comme Hamlet, il a de la méthode dans sa folie, de l’exactitude dans ses déraisons et la coutume d’étayer ses paradoxes les plus saugrenus sur des faits et sur des chiffres. Les suppositions et les calculs de lord Dunsany ne sont pas rigoureusement et mathématiquement absurdes. Il est certain que les Allemands, qui ont beaucoup perfectionné, comme on sait, l’exploitation stratégique des chemins de fer, et qui savent les employer à toutes les fins de la guerre, réussissent à expédier de trente à quarante trains en vingt-quatre heures, et un train pouvant servir au transport d’une unité tactique, d’un bataillon ou d’un escadron, il en résulte qu’on peut concentrer sur un point donné 20,000 hommes en une demi-journée, 40,000 en un jour, et en trois fois vingt-quatre heures un corps d’armée tout entier, lequel représente une centaine de trains. Mais il faut pour cela un concours de circonstances favorables, de belles lignes à pente douce, des quais de débarquement qui ne laissent rien à désirer. Pour peu qu’un chemin de fer offre un profil accidenté, le débit se réduit de moitié, et quand il s’agit d’un tunnel raccordé au continent par des pentes rapides et qui assurément ne sera pas aménagé d’avance pour faciliter une invasion, il est douteux que ce soit assez d’une nuit pour amener à Douvres les vingt mille fantassins que lord Dunsany y voit déjà. On sait d’ailleurs quelle importance a dans la guerre moderne le transport des munitions et avec quelle rapidité elles s’épuisent. Cette avant-garde s’embarquera-t-elle sans biscuit ? Si elle amène avec elle des chevaux, des caissons, des canons, il lui faudra une demi-heure pour déménager un train.

Au surplus, est-il possible d’admettre que l’aventurier français qui aura conçu le hardi dessein de conquérir l’Angleterre puisse réunir de huit cents à mille wagons dans les environs de Calais, sans qu’aucun Anglais s’en aperçoive et s’en inquiète ? Admettrons-nous aussi que toutes les mesures défensives soient vaines, qu’il n’y ait aucun moyen sérieux d’intercepter ou de détruire un tunnel ? Ce n’est pas l’avis de M. le maréchal de Moltke, qui trouve fort étranges les inquiétudes de nos voisins. Il a déclaré, paraît-il, qu’avec deux forts cuirassés il se chargerait d’avoir raison du tunnel sous-marin et de n’en laisser sortir personne. Sans doute il jugerait fort aventurée la situation d’un corps d’armée dont les communications seraient à la merci d’un couloir ; le général qui l’aurait engagé si témérairement risquerait de payer cher l’imprudence de son équipée. Pour que les sinistres prévisions de lord Dunsany s’accomplissent il faut supposer bien des choses, la France redevenue conquérante. et ayant, à sa tête un homme de sac et de corde, doué, d’autant de génie que de scélératesse, une profondeur inouïe dans le crime, un secret, une diligence presque incroyable dans les préparatifs comme dans l’exécution. et de l’autre côté du détroit, une imprévoyance fabuleuse, des abîmes d’imbécillité, un gouverneur de Douvres idiot ou traître, un ministre de la guerre qui n’a pas le sens d’un oison, un ministre des affaires étrangères qui se laisse berner et mystifier comme un jocrisse. Tout cela peut arriver à la rigueur, mais les invraisemblances ajoutées aux invraisemblances finissent par ressembler à une absurdité, et il y a cent à parier contre un que jamais les Français ne se serviront du tunnel pour jeter 400.000, hommes en Angleterre, pour y lever une contribution de quinze milliards et pour réduire le royaume-uni en vasselage. Si l’auteur du pamphlet est un habile bâtisseur d’opérettes, lord Dunsany a du goût pour le mélodrame et, vaille que vaille, nous préférons encore l’opérette.

Mais, toute réflexion faite, il est permis de douter que lord Dunsany prenne lui-même au sérieux ses prophéties et ses épouvantes. Nous doutons aussi que les hommes fort distingués et fort connus qui se sont associés à ses protestations soient tous bien convaincus que le tunnel de la Manche mettrait l’avenir de l’Angleterre en péril. Il n’en est pas moins vrai que le cri d’alarme qu’ils ont poussé a trouvé partout de l’écho, et il ne suffit pas de se moquer de l’agitation qu’ils ont provoquée, il faut tâcher de la comprendre. Les esprits positifs qui réduisent tout au calcul et ne veulent tenir compte que des faits oublient que l’imagination des peuples est un fait comme un autre, avec lequel il faut se mettre en règle. Le jour où sera célébrée la fête d’inauguration du tunnel sous-marin, l’Angleterre ne sera plus une île, et c’est un prodigieux événement dans l existence d’une nation d’insulaires que de cesser de l’être ; rien n’est plus propre à l’émouvoir, à l’inquiéter, à déranger ses idées, à la troubler dans toutes ses habitudes d’esprit.

Les insulaires se sont toujours considérés comme des favoris du ciel, qui s’est chargé de pourvoir lui-même à leur sûreté et à leur indépendance. L’onde amère qui les environne de tous côtés fait autour d’eux comme une solitude, et si la solitude a ses privations, elle a aussi ses orgueilleuses jouissances. Ils s’applaudissent d’être séparés du reste du monde par des frontières naturelles sur lesquelles on ne peut pas disputer. Il leur semble qu’ils tiennent leur destinée dans leurs mains, que le contre-coup des folies et des crimes des autres ne saurait les atteindre, que leur histoire ne se confond point dans l’histoire universelle, qu’ils sont un peuple à part ; c’est une pensée où se complaît leur fierté, et leur caractère s’en ressent. Comme la Grande-Bretagne, tout Anglais est une île, où le débarquement n’est pas toujours commode ; il y faut quelque cérémonie. Quand l’Anglais déclare que sa maison est son château, il entend par là un vrai château fort, entouré de larges fosses qu’il est facile d’inonder et qu’on ne peut franchir que par des ponts-levis. Si sociable qu’il puisse être, il veut être insociable à ses heures, s’en ménager les moyens, et s’il lui plaît, s’enfermer chez lui et dans son bonheur égoïste, en clore la porte, dire à tout venant : On ne passe pas. Les prérogatives qu’il réclame pour lui-même, il les revendique également pour son pays, et il se félicite d’habiter un royaume séparé du continent par un canal assez étroit pour qu’on puisse le traverser en quelques heures, assez large pour garder l’Angleterre. de toute injure.

Les signataires de la protestation ont appelé Shakspeare à leur secours, ils ont cité tout au long un passage célèbre de Richard II : « Cette le porte-sceptre, s’écriait Jean de Gand, cette terre de majesté, cette forteresse que la nature s’est bâtie à elle-même contre l’invasion et les violences de la guerre, cette florissante pépinière d’hommes, ce petit univers, cette pierre précieuse enchâssée dans la mer d’argent qui lui sert de fossé de défense contre l’envie de pays moins heureux, this precious stone set in the silver sea, ce coin béni, ce royaume ; matrice féconde de rois souverains, ce cher pays est maintenant affermé comme un petit fief… Ah ! prononcer de telles paroles me tue. Cette Angleterre entourée par la mer triomphante, et dont les rivages rocheux repoussent les assauts jaloux de Neptune, est maintenant enchaînée honteusement, par des, liens de parchemins pourris et tachés d’encre. Cette Angleterre qui avait coutume de conquérir les autres peuples, a fait une honteuse conquête d’elle-même. » — Oui, Shakspeare a été prophète, comme lord Dunsany, et Jean de Gand avait prévu le tunnel. Ces parchemins odieux, tachés d’encre, sont visiblement des titres provisoires. d’actions échangeables à bref délai contre des titres définitifs, et en prêtant les mains à la criminelle entreprise, l’Angleterre aura cessé d’être. Que serait une Angleterre qui ne serait plus une île ?

Si les Anglais ont conservé jusqu’aujourd’hui une originalité des caractère et de conduite qui les distingue de tous les autres peuples, on ne peut nier qu’ils n’en soient redevables en partie au canal de la Manche, au silver streak qui leur sert de rempart et de barrière. Leur constitution politique a ceci de particulier qu’elle marie de la façon la plus heureuse le vieux au neuf, le neuf au vieux. Comme l’a remarqué un de leurs publicistes, cette constitution pleine de défauts, de détails incohérens, de bizarreries qui offensent le goût délicat des artistes et l’exactitude des géomètres, possède deux grands avantages. Elle est en principe fort simple, fort pratique, on peut la considérer comme un instrument de premier ordre pour résoudre toutes les grandes questions ; mais elle a aussi ses mystères et ses prestiges. Elle confie les droits souverains à une assemblée dont la fonction principale est de créer et de conserver le pouvoir exécutif mais dont l’omnipotence est tempérée par l’action latente d’une royauté qu’on vénère d’autant plus qu’elle se montre moins, par la sourde résistance d’une chambre des lords qui a plus d’appareil que de pouvoir, par d’augustes institutions faites pour imprimer du respect à un peuple naturellement respectueux. C’est ainsi qu’elle combine la simplicité de procédés que réclame la vie moderne avec des hors d’œuvre gothiques dont la majesté parle aux yeux comme aux cœurs.

On assure que la vieille Angleterre est en train de mourir, qu’elle devient de plus en plus infidèle à son passé, que d’année en année l’esprit continental y pénètre davantage, que de jour en jour le radicalisme et ses méthodes y jouissent de plus de faveur. La vieille Angleterre ne laisse pas de résister encore, elle défend ses traditions contre les novateurs. On a beau mettre la cognée au pied des vieux chênes, quand le bûcheron a des scrupules et des regrets, la main lui tremble et il procède si lentement, si gauchement à son œuvre de destruction qu’avant que le chêne vienne à tomber, les jeunes arbres ont le temps de croître et de donner de l’ombre ; un taillis ne vaut pas une futaie, mais il vaut mieux qu’un terrain nu. Les Anglais, qui verraient avec chagrin nos méthodes et nos pratiques de gouvernement s’acclimater dans le royaume-uni, s’attachent plus que jamais à leur qualité d’insulaires. S’il ne tenait qu’à eux, ils élargiraient la Manche, ils mettraient vingt kilomètres de plus entre Douvres et Calais. Le moyen que le tunnel projeté ne les effraie pas ? Leur imagination effarouchée croit voir passer par ce tunnel beaucoup de choses qu’ils n’aiment pas, des institutions qui leur déplaisent, des géomètres dont l’équerre leur est suspecte, des artistes dont ils redoutent les fantaisies, des radicaux de Ménilmontant, des socialistes de Berlin, des nihilistes de Moscou, toute sorte d’épidémies politiques et de paradoxes subversifs, des révolutions, des calamités. Pure rêverie ! dira-t-on. Rêverie ou vérité, on ne raisonne pas avec les nerfs, et les nerfs agacés décident souvent des événemens de ce monde.

L’Angleterre diffère du continent non-seulement par le génie de sa constitution, mais encore par l’esprit utilitaire et commercial qui anime son gouvernement. Depuis que l’Allemagne, qui passait pour la plus pacifique des nations de l’Europe, en est devenue la plus militaire, depuis qu’elle a acquis une prépondérance qui inquiète ses voisins et les oblige à se tenir sur leurs gardes, l’Europe tout entière s’est fait un devoir de suivre ses exemples, de copier ses institutions, d’adopter le service universel et obligatoire. Les Anglais ont la sainte horreur du militarisme, des charges qu’il fait peser sur les peuples, des contraintes qu’il leur impose. Les conquêtes lointaines qui ouvrent de nouveaux débouchés à leur commerce sont les seules qui les tentent, et jusqu’ici le système du recrutement volontaire a suffi à leurs besoins, ils sont très peu disposés à en changer. Au commencement de ce siècle, ils étaient beaucoup plus guerriers qu’ils ne le sont aujourd’hui. Ils avaient alors un cabinet aristocratique, prêt à tout sacrifier à la grandeur de son pays. Ce cabinet, comme le disait Cobbett, a avait armé l’Europe contre la France et emprunté une grande somme d’argent avec laquelle il avait acheté beaucoup de victoires de toute espèce et de toute grandeur, aussi bien sur terre que sur mer. Ces victoires magnifiques valaient trois ou quatre fois l’argent qu’elles avaient coûté, comme mistress Tweagle a coutume de dire à son mari quand elle revient du marché ; c’était vraiment une excellente affaire. »

Pitt est mort, ce n’est plus une aristocratie conquérante qui gouverne l’Angleterre, elle a un gouvernement très bourgeois, qui trouve que les victoires coûtent toujours plus cher qu’elles ne valent. Ce gouvernement regarde la paix comme le plus précieux des biens, la guerre comme un accident fâcheux qu’il n’aime pas à prévoir, et il a peu de goût pour les dépenses glorieuses, mais improductives. Au reste, quand il le voudrait, il lui serait bien difficile de faire accepter par la nation le service universel et obligatoire. La nécessité d’être soldat répugnera toujours à l’Anglais ; il estime que le degré de bonheur dont on peut jouir dans ce monde dépend du nombre de choses qu’on est libre de faire ou de ne pas faire, et il constate avec chagrin que, chez tous les peuples de l’Europe, les servitudes deviennent sans cesse plus nombreuses et plus lourdes, que le cercle des actions volontaires s’y rétrécit presque chaque année. C’est une raison de plus pour qu’il se soucie très peu de se laisser englober dans le continent, pour qu’il rende grâces à Dieu d’avoir décidé dans son éternelle sagesse que l’Angleterre serait toujours une île.

Au fond, les hommes éclairés qui conjurent le gouvernement britannique de s’opposer à l’exécution du tunnel ne croient pas beaucoup aux dangers qu’ils dénoncent, mais ils sont persuadés qu’on ne manquera pas d’y croire, et ils en craignent les conséquences. Si le peuple anglais venait à penser sérieusement que le tunnel de la Manche compromet sa sûreté en le privant de cette première ligne de défense qu’il devait à la libéralité du ciel, il serait en proie aux alertes, aux inquiétudes, aux alarmes irréfléchies, aux terreurs paniques. Les généraux en profiteraient bien vite pour réclamer des réformes dans l’armement, des achats de fusils et de canons, des travaux de défense, la construction de nouveaux forts. Les marins de leur côté se plaindraient avec amertume du dénûment déplorable des arsenaux, de l’insuffisance de la flotte. Au moindre incident qui se produirait, au moindre nuage qu’on verrait poindre à l’horizon, les alarmistes enfleraient leur voix, et peut-être se trouverait-il quelque grand logicien pour démontrer que, l’Angleterre s’étant résolue bénévolement à devenir partie intégrante du continent, son devoir le plus impérieux est d’en adopter les usages, les coutumes, les institutions, et d’établir chez elle l’obligation du service militaire. Lord Dunsany rapporte qu’un Anglais disait un jour à un Allemand : « Est-il bien possible que vous vous résigniez à envoyer chaque année moisir dans les casernes des centaines de milliers de jeunes gens qui pourraient être employés plus utilement ? — Vous en parlez à votre aise, répliqua l’Allemand. Vous êtes protégés, vous autres, par votre grand fossé naturel. Nous n’avons pas de fossé, il faut bien que nous soyons soldats. » Cette réponse fit une grande impression à l’Anglais ; il en conclut que, si la Manche n’existait pas. il faudrait l’inventer et qu’on prenait mal son temps pour la supprimer.

C’est le parlement qui dira le dernier mot dans ce procès. On assure que le projet a beaucoup de partisans très chauds dans la chambre des communes. Mais en Angleterre l’opinion publique est toute-puissante, et si l’agitation provoquée par les protestataires allait croissant, on serait bien obligé d’en tenir compte. Il est fort probable qu’un jour ou l’autre le tunnel finira par se faire ; mais il peut arriver aussi que l’exécution en soit retardée pour longtemps, et nous en prendrions facilement notre parti. C’est une belle chose qu’un tunnel sous-marin, pourvu qu’il ne devienne pas un sujet de discorde, une cause de zizanies et de terreurs imaginaires. Autrement personne n’y saurait trouver son profit, à commencer par le commerce, à qui rien n’est plus contraire qu’une panique. Les humanitaires ne seraient pas contens non plus, puisqu’ils auraient le chagrin de voir deux nations qui ont les meilleures raisons du monde de vivre dans un intime accord redoubler de méfiance à l’égard l’une de l’autre : Tout le bénéfice de l’entreprise serait pour les actionnaires, dont les affaires ne sont pas les nôtres, et pour les voyageurs qui n’auraient plus à redouter les inconvéniens du tangage et du roulis. Mais s’il était prouvé qu’on ne peut leur faire ce plaisir qu’à la condition de transformer Douvres et Calais en deux places de guerre de premier ordre, nous trouverions qu’il en coûte un peu trop de les assurer contre le risque du mal de mer, dont personne n’est mort jusqu’aujourd’hui.


G. VALBERT.

  1. The Nineteenth Century, n° de février et de mars 1882.