L’Alimentation de Paris/02

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Halles centrales (Maxime Du Camp).

L'ALIMENTATION DE PARIS

II.
LES HALLES CENTRALES[1]

« Le pilori du roi est aux halles de Paris. » Cette phrase, qui se retrouve dans plus d’un vieil historien, apprend à qui les marchés appartenaient avant la révolution. C’était en effet le seigneur justicier qui seul dans les communes avait le droit de faire élever des halles et d’en percevoir le produit. On se montrait jaloux de ce privilège, et il était rare qu’un instrument patibulaire ne se dressât pas, comme un signe de possession redoutable, sur la place même où les marchands apportaient les denrées premières indispensables à la vie. Le prieur du Temple, l’abbé de Sainte-Geneviève, l’abbé de Saint-Germain-des-Prés, avaient aussi leur pilori sur les marchés relevant de leur territoire. La loi du 28 mars 1790 abolit régulièrement cet usage féodal que la révolution avait renversé dès les premiers jours d’août 1789. Le pilori royal était situé à l’endroit où se fait aujourd’hui la vente à la criée du poisson de mer. C’était une tourelle octogone coiffée d’un toit en éteignoir. Sur la plate-forme, une roue horizontale percée de trous était portée sur un moyeu à pivot. Dans les trous, on faisait entrer la tête et les mains du patient, on mettait la roue en mouvement, et le malheureux était ainsi montré circulairement et méthodiquement aux regards de la foule. Le pilori offrait un spectacle fort recherché de la multitude, car on y exposait le corps des criminels exécutés en place de Grève avant d’aller les pendre aux fourches de Montfaucon. Près du pilori on voyait le gibet qui servait dans certaines circonstances graves ; c’est là que fut pendu Jean de Montaigu ; plus tard, en 1418, Capeluche, le bourreau de Paris, à qui le duc de Bourgogne avait donné publiquement la main, fut décapité à cette même place. C’est là aussi, sur un grand échafaud construit exprès et tout tendu de noir, que Jacques d’Armagnac périt par le glaive le 4 août 1477. Entre le pilori et le gibet, une large croix étendait ses bras de pierre. Auprès d’elle, les débiteurs insolvables venaient faire cession de leurs biens et recevoir le bonnet de laine verte que le bourreau lui-même leur mettait sur la tête. La croix des banqueroutiers et le pilori, qui avait été reconstruit en 1562, disparurent pour toujours quelques années avant la révolution, en 1786, au moment où l’on enleva le charnier des Innocens ; du reste il y avait déjà longtemps qu’ils étaient inutiles. Tous ces souvenirs sont effacés aujourd’hui, et l’un n’en retrouve aucune trace visible dans les halles centrales, qui sont un des monumens les plus curieux de Paris.


I

Lorsque Paris tout entier était contenu dans l’île de la Cité, un seul marché, le marché Palu, situé à côté d’une église nommée Saint-Germain-le-Vieil, subvenait aux besoins de la petite ville ; mais lorsque les rives de la Seine furent franchies, un nouveau marché s’établit place de Grève, et ne tarda pas à devenir insuffisant. Louis le Gros, voyant sa capitale prendre un grand développement et voulant lui donner un marché digne d’elle, acheta en dehors des murailles et à proximité de la ville un vaste terrain qui appartenait à l’archevêque de Paris. Cet espace, très considérable et alors ensemencé de céréales, s’appelait Campelli ; les rues Croix et Neuve-des-Petits-Champs en consacrent le souvenir encore aujourd’hui. Les premières constructions furent élevées sur les Champeaux en 1183 par Philippe-Auguste, qui y installa une foire permanente dont il avait racheté le privilège à la maladrerie de Saint-Lazare ; l’emplacement fut alors entouré de murailles dont on fermait les portes tous les soirs, et les marchands purent ainsi être à couvert pendant le mauvais temps. En 1278, Philippe le Hardi, pour secourir « povres femmes et povres pitéables personnes, » fit bâtir le long du cimetière des Saints-Innocens des étaux destinés à la vente des chaussures et de la friperie. Saint Louis augmenta ces constructions, les halles devinrent le rendez-vous de tous les marchands de Paris, « et, dit Gilles Corrozet, fut appelé ce marché halles ou alles, parce que chacun y allait, » étymologie naïve et qui concorde peu avec l’appellation de aulœ Campellorum qu’on trouve dans les écrivains latins de ce temps-là.

À cette époque, l’aspect des halles ne ressemblait en rien à celui qu’elles nous présentent aujourd’hui ; on y trouvait des denrées alimentaires, ceci n’est point douteux, mais les marchands de comestibles s’étaient groupés instinctivement d’abord, puis avec une certaine régularité autour des lieux où l’on vendait les draps, les chanvres, la friperie, la cordonnerie, les armes, les heaumes et toute sorte d’autres objets usuels. C’était, en un mot, bien plutôt un bazar qu’un marché. Grâce au Tractatus de laudibus parisius de Jean de Jeandun, publié par M. Leroux de Lincy, nous savons positivement à quoi nous en tenir, car nous avons une description complète des halles vers 1325 et l’énumération des objets qui s’y vendaient, vêtemens, colliers, gants, aumônières, pelisses, étoffes et autres « matières délicates dont l’auteur avoue ne pas connaître les noms latins. » À cette époque, la vente des différentes denrées était limitée à certains quartiers désignés ; loin de chercher la centralisation, on semblait la fuir. « On ne vend du porc qu’à Saint-Germain, du mouton qu’à Saint-Marceau, du bœuf qu’à la halle du Châtelet[2] ». Au XVe siècle, Guillebert de Metz, visitant Paris, parle avec admiration des halles, « contenant l’espace d’une ville de grandeur. » Au XVIe siècle, la population parisienne avait pris un accroissement considérable ; mais le grand marché urbain était resté le même, serré dans ses antiques limites, pressé de toutes parts entre des rues trop étroites, incommode, obstrué, impraticable. En 1551, on prit un grand parti ; on démolit et on reconstruisit les halles, autour desquelles, en 1553, on perça de nouvelles rues, devenues indispensables à la circulation et à l’apport des marchandises. C’était alors, dans la ville même, comme une sorte de ville particulière toute consacrée au négoce et où chaque corps d’état avait sa rue spéciale ; quelques-unes ont gardé leur ancien nom : rue des Potiers-d’étain, de la Heaumerie, de la Cossonnerie (volaille), de la Lingerie, des Fourreurs, de la Cordonnerie, et bien d’autres. Si le XVIe siècle vit la reconstruction des halles, il vit aussi la confirmation des édits qui contraignaient les approvisionneurs à se rendre à des endroits déterminés.

Les dames de la halle, les poissardes, comme on les appelait communément, ne jouissaient pas d’une excellente réputation ; Villon avait dit depuis longtemps :

Il n’est bon bec que de Paris ! Elles étaient « fortes en gueule, » comme les servantes de Molière, très fières de certains privilèges qui les autorisaient à aller complimenter le roi en quelques circonstances spéciales, lestes à la riposte et peu embarrassées de faire le coup de poing lorsqu’il le fallait. On prit inutilement bien des mesures pour calmer leur intempérance de langage. Elles tenaient à leur verbe haut, à leurs phrases injurieuses, plaisantes, presque rimées ; cela faisait partie du métier, c’était l’esprit de corps : aussi ne tinrent-elles aucun compte de l’ordonnance de police du 22 août 1738 qui, sous peine de 100 livres d’amende et de la prison, leur défendait d’insulter les passans. Tout cela est bien changé aujourd’hui, et M. de Beaufort, s’il revenait, ne reconnaîtrait plus ce peuple des halles dont il aimait à se dire le roi.

La suppression du charnier des Innocens, qui, comme tout cimetière situé dans l’intérieur d’une ville, était devenu un danger permanent pour la santé publique, donna aux halles une certaine extension. Par arrêt du conseil en date du 9 novembre 1785, Louis XVI avait décidé que le terrain occupé par le charnier servirait à établir un marché aux herbes et légumes. L’année suivante, la place fut nivelée, les ossemens portés aux catacombes, la fontaine construite par Jean Goujon au coin de la rue aux Fers et de la rue Saint-Denis fut démolie avec soin, transportée pièce par pièce et rétablie au centre du nouveau marché, où les vendeuses n’étaient couvertes que par des abris mobiles, sortes d’immenses parapluies qu’on ouvrait le matin et qu’on fermait le soir. En 1813, la condition de ces pauvres femmes parut trop pénible à l’autorité municipale ; elle leur fit construire des galeries en bois qui ont subsisté jusqu’au jour où les halles furent modifiées d’après un plan nouveau. Ce plan ne date pas d’hier, mais il fallut attendre de longs jours avant qu’il ne fût mis à exécution. Napoléon s’était fort préoccupé des halles ; il les avait parcourues souvent et y avait même entendu parfois d’assez vertes vérités. Il savait combien elles répondaient peu aux besoins qu’elles avaient mission de satisfaire. Ne pouvant plus littéralement contenir toutes les denrées que chaque jour on y apportait et que l’amélioration successive de la viabilité française rendait de plus en plus abondantes, elles débordaient dans les rues voisines, dont la chaussée devenait ainsi une succursale du marché, au grand détriment de la circulation, du bon état des denrées et de la surveillance qu’on doit exercer sur des transactions de cette espèce. Par deux décrets du 2â février et du 11 mai 1811, il prescrivit la reconstruction complète des halles, et l’on put croire que Paris allait enfin posséder un marché digne de la capitale d’un grand empire. Il n’en fut rien cependant ; 1812 arrivait, apportant la guerre de Russie, et l’empire, entraîné vers d’autres soucis, abandonna le projet formé avant même qu’on eût pu lui donner un commencement d’exécution.

La restauration se souvenait avec trop d’amertume du rôle joué pendant la révolution par les gens des halles pour porter grand intérêt à leur bien-être ; rien ne fut fait alors, ni pendant les premières années du règne de Louis-Philippe, quoique le percement de la rue de Rambuteau, emprunté au projet impérial de 1811, pût faire croire qu’on allait se mettre sérieusement à l’œuvre. Un mauvais l^énie semblait toujours faire différer une reconstruction complète que chaque année rendait plus indispensable. Une ordonnance royale du 18 janvier 1817 prescrivit en principe l’établissement de halles centrales en rapport avec la population et ses besoins. A cet effet, une loi du 1er août de la même année autorisait un emprunt dont le produit fut promptement détourné de sa destination, car il fallut faire face aux nécessités créées par la disette de 1847 et par la révolution de 1848. Un second emprunt, approuvé par la loi du 4 août 1851, permit enfin de commencer les travaux.

Deux projets étaient à l’étude, l’un appuyé par la préfecture de la Seine, l’autre présenté par M. Horeau. D’après ce dernier, les halles, partant de la rue Rambuteau, faisant façade sur la rue Saint-Denis d’un côté et de l’autre sur une rue future qui eût absorbé celles des Potiers-d’étain et des Orfèvres, allaient chercher la Seine quai de la Mégisserie, demandant au fleuve tous les services qu’on peut exiger de lui pour le transport des denrées et l’enlèvement des immondices. Trois immenses pavillons divisés en marchés particuliers eussent abrité les marchands, les acheteurs et les denrées. Après une enquête à laquelle prirent part les ministres, le conseil municipal, la préfecture de la Seine, la préfecture de police, ce projet, très grandiose en lui-même, fut repoussé, et l’on s’arrêta au premier, qui reproduisait celui que l’empereur avait adopté en 1811. On commença les fouilles en hâte, et le 25 septembre 1851 le président de la république posa la première pierre des halles nouvelles. Le bâtiment qui peu à peu sortit de terre avait un aspect singulier ; plus il s’élevait, plus il avait l’air étrange. Il était composé de fortes pierres de taille, si épaisses et si bien liées qu’elles paraissaient à l’abri du canon ; trapu, solide, écrasé, percé d’ouvertures si manifestement trop étroites qu’en le voyant on pensait involontairement aux embrasures d’une forteresse barbacanée, il ressemblait à un formidable blockhaus placé là pour contenir une population turbulente, et n’avait rien d’un pavillon destiné à la vente de denrées pacifiques. On ne s’y trompa guère, et dès qu’il fut terminé, les gens du quartier le surnommèrent le fort de la halle. On dit que ce bâtiment, dont le plan n’aurait déparé aucun ouvrage technique de castramétation, déplut singulièrement en haut lieu ; mais il ne subsista pas moins jusqu’au jour où l’ouverture de la rue Turbigo, dégageant la caserne du Prince-Eugène, vint le rendre stratégiquement inutile. L’essai était malheureux, on ne le renouvela pas ; un tel spécimen suffisait amplement à certaines nécessités accidentelles, et l’on chercha un genre de construction mieux approprié au but qu’on s’était proposé. La partie vitrée de la gare de l’ouest et le souvenir du palais de cristal qui avait, à Londres, abrité l’exposition universelle de 1851 donnèrent l’idée d’employer presque exclusivement la fonte et le verre. On peut voir aujourd’hui qu’on a eu raison d’avoir recours à ces légers matériaux, qui remplissent parfaitement les conditions qu’on doit exiger dans des établissemens semblables.

Depuis 1851, on n’a cessé de travailler aux halles, et pourtant elles ne sont point encore terminées. Rien n’a manqué cependant, ni l’activité, ni l’argent ; mais l’œuvre était longue, d’autant plus longue et délicate qu’on l’avait entreprise sur les terrains occupés par les marchands, qu’il a fallu respecter leurs droits, ne pas apporter une trop vive perturbation dans leurs habitudes traditionnelles, et qu’on n’a pu avancer qu’avec beaucoup de lenteur. Il est probable cependant que l’on touche au terme, et que d’ici à deux ans les halles, absolument reconstruites, offriront une telle ampleur que nul marché connu ne pourra leur être comparé. Le changement a été profond et si radical qu’il n’a rien laissé subsister des choses du passé. Les piliers, ces fameux piliers des halles dont il a tant été parlé jadis, ont disparu ; les passages entre-croisés, sales, malsains, par où l’on arrivait si difficilement sur le carreau, ont fait place à des voies larges, aérées et commodes ; ces cabarets qui dès minuit s’ouvraient à toute la population vagabonde de la grande ville, aux chiffonniers, aux ivrognes, aux repris de justice, qui là, sous toute sorte de dénominations, trouvaient de l’alcool à peine déguisé, ces repaires où l’ivresse engendrait la débauche et menait au crime, ont été enlevés et rejetés hors de l’enceinte actuelle de Paris ; en modifiant ce quartier, en l’épurant, on l’a moralisé. Les halles sont aujourd’hui ce qu’elles auraient dû toujours être, un lieu de transactions sévèrement surveillées, un réservoir où la population parisienne peut venir en toute sécurité puiser les subsistances dont elle a besoin. Autour de ce marché central, quelques restes de l’ancien Paris sont cependant demeurés debout comme une impuissante protestation du passé ; il suffit de traverser la rue Pirouette, les rues de la Grande et de la Petite-Truanderie pour s’étonner qu’on ait pu vivre et qu’on vive encore dans de pareils cloaques. Les halles comprendront en tout quatorze pavillons, dont dix sont aujourd’hui livrés au public ; les quatre qui restent à élever doivent entourer la halle au blé, servir en partie de logement aux employés de l’administration et remplacer les groupes de vieilles maisons qui entourent les rues du Four, Sartines, Mercier, Oblin, Babille et des Deux-Écus. Ce sera à peu près l’emplacement exact qu’occupait jadis l’hôtel de Soissons. Les halles, ainsi complétées, auront coûté 60 millions, s’étendront sur une superficie de 70,000 mètres, et seront bornées à l’est par la rue Pierre Lescot, au nord par la rue de Rambuteau, au sud par la rue Berger, à l’ouest par la future rue du Louvre, qui, partant de la Seine, où elle communiquera par un pont avec la prolongation de la rue de Rennes, aboutira rue Réaumur, et probablement sera poussée jusqu’au boulevard Poissonnière. Ainsi environnées de voies de communication très larges, qui directement ou par leurs affluens desservent les barrières et les gares de chemins de fer, les halles offriront à l’apport fit à l’enlèvement des denrées des facilités exceptionnellement favorables qui donneront au service intérieur de cet immense marché une activité et une régularité de plus en plus grandes. Six mille voitures au moins employées chaque nuit à l’approvisionnement se mêlent à huit cents bêtes de somme, aux charrettes à bras, aux porteurs de hottes, et exigent un emplacement de 22,000 mètres pour stationner[3]. Aussi l’encombrement serait excessif, si une ordonnance de police n’empêchait toute autre voiture de circuler dans le périmètre des halles entre trois et dix heures du matin. Le soin de faire exécuter les mille et une minutieuses prescriptions que nécessite un service pareil est confié à une brigade de quarante sergens de ville et à un peloton de garde municipale.

Les pavillons sont d’énormes constructions couvertes d’un vitrage, et dont les parois, faites de verre et de colonnettes en fonte, sont portées sur des murailles en briques. Divisés selon l’objet spécial auquel ils doivent servir, ils sont très vastes et élevés au-dessus d’immenses caves qui sont des magasins et qu’on nomme des resserres. La pierre de taille et la brique sont seules entrées dans l’édification de ces souterrains, où les marchands gardent les denrées qu’ils n’ont point vendues, où se fait l’abatage des volailles. Les lapins, les canards vivans, y sont enfermés dans des cages en fil de fer ; le beurre, le fromage, les œufs, sont empilés dans des casiers distincts, et le poisson d’eau douce est conservé dans des bassins grillés traversés par une eau courante toujours renouvelée. D’énormes rats se promènent la nuit, à la lueur vacillante du gaz, dans ces vastes resserres, où malgré les soins de propreté exigés, malgré une aération qui devrait être suffisante, plane une fade odeur de moisi et de renfermé. Au milieu de ces salles inférieures s’étend, derrière des barrières sévèrement closes, une route droite, abritée sous une voûte et garnie de rails. C’est un chemin de fer ; mais jusqu’à présent il a été inutile, et on peut croire qu’il le sera longtemps encore. On avait eu l’idée de relier les halles au chemin de fer de ceinture par une voie souterraine qui eût singulièrement facilité le transport des denrées. Ce projet a-t-il rencontré trop de difficultés d’exécution, a-t-on reculé devant une dépense qui, trop considérable, n’eût pas été en rapport avec la rémunération présumée ? Je ne sais, toujours est-il qu’on ne l’a pas réalisé.

Dans chacun des pavillons s’élève une large cabane en bois qui, sert de bureau à un inspecteur spécial et à ses employés ; les agens du poids public y ont aussi leur installation, de sorte que le contrôle est permanent, toujours sur les lieux mêmes. Le service intérieur des halles est fait par 481 forts, dont le bénéfice annuel varie entre 1,500 et 3,000 francs. Ces hommes sont organisés en syndicat, et offrent toutes les conditions possibles de probité, de bonne conduite et d’exactitude. Il ne leur suffit pas de sortir intacts d’une enquête très sérieuse faite sur leur vie, il faut encore qu’ils triomphent des épreuves physiques auxquelles on les soumet pour les essayer. Dans les pénibles exercices auxquels ils se livrent presque en se jouant, ils déploient une adresse et une vigueur remarquables. Grâce à leurs larges chapeaux enduits de blanc d’Espagne et à leur colletin en très gros velours d’Utrecht, qui empêchent les fardeaux de glisser, ils ont tes mains libres et gardent une agilité de mouvement surprenante. Ce sont les forts qui, sous leur responsabilité personnelle, ont mission de décharger les voitures et d’en porter le contenu sur le carreau des ventes.

Une ordonnance du 30 décembre 1865 fixe la police des halles et marchés, prescrit les précautions à prendre dans tous les cas qu’il a été possible de prévoir, et ne laisse prise à aucune équivoque. Toute cause d’incendie est sévèrement écartée par la défense expresse de fumer, d’avoir des instrumens à feu, des chaufferettes non fermées et des lumières libres ; la lanterne seule est permise. Chaque catégorie de denrées est soumise à des dispositions particulières ; une vigilance qui ne se laisse jamais surprendre a forcé les marchands à user de ces sages prescriptions, aujourd’hui si bien entrées dans leurs mœurs qu’elles font partie de leurs habitudes, et qu’on n’a même plus à les leur rappeler. — Les pavillons portent des numéros d’ordre qui leur servent de dénominations officielles, mais les gens des halles ont leur vocabulaire ; au lieu de dire le pavillon no 3, no 9, ils disent la Boucherie, la Marée, et, fait plus étrange, ils appellent la Vallée le pavillon no 11, où se vendent la volaille et le gibier. Ce marché se tenait jadis sur le quai de la Mégisserie, que l’on nommait alors la Vallée de la Misère à cause du grand nombre d’oiseaux, d’agneaux et de cochons de lait qu’on y faisait mourir. La Vallée de la Misère devint peu à peu et simplement la Vallée ; lorsque la vente de la volaille fut établie dans le triste et froid bâtiment élevé en 1809 par Lenoir sur l’emplacement du couvent des Augustins, le vieux nom s’imposa à la construction nouvelle, et récemment il a suivi les marchands de gibier lorsqu’ils sont venus s’installer aux halles centrales.

On pense bien que les places ne sont pas gratuites dans les pavillons, mais le prix qu’on exige varie selon les denrées. Les étaux de la boucherie sont loués 3 francs par jour, les comptoirs de la marée 1 franc 25 cent., ceux du poisson d’eau douce 1 franc 50 cent., ceux de la volaille 1 franc, ceux de la verdure 75 centimes ; ceux des huîtres 20 centimes ; les resserres, à quelque catégorie qu’elles appartiennent, ont un prix de location uniforme, 5 centimes par jour et par mètre superficiel. Les pavillons sont entourés de larges trottoirs qui forment ce qu’on appelle spécialement le carreau ; c’est là que s’installent les marchands dits au petit tas, n’ayant d’autre abri que des parapluies lorsqu’il pleut ou que le soleil est ardent ; chacun de ces marchands, au nombre de 599, acquitte quotidiennement un droit fixe de 15 centimes. Les places sont louées à la semaine, du lundi matin au dimanche soir, et le prix en est versé d’avance entre les mains du receveur municipal. Tout vendeur, qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur des pavillons, doit accrocher à l’endroit le plus apparent de son étalage une plaque indiquant son nom et le numéro particulier de sa place.

L’eau n’a point été ménagée, car il en faut là plus que partout ailleurs ; la propreté, la salubrité des denrées, le nettoyage des étaux, le balayage des rues intérieures, en exigent des quantités considérables : aussi l’autorité municipale se montre prodigue et en fait verser 2,800,000 litres par jour pour la consommation des halles centrales. La lumière non plus n’est pas épargnée ; on voit aux halles aussi bien la nuit que le jour, et l’on y brûle annuellement 700,000 mètres cubes de gaz.

II

Quand les théâtres se ferment, quand les cafés vont être clos, que les lampes s’éteignent dans les maisons, que Paris est sur le point de s’endormir, les halles s’éveillent, et la vie commence à y circuler à petit bruit d’abord, avec une certaine lenteur que l’obscurité relative des rues semble rendre discrète. Les premiers approvisionneurs qui apparaissent sont les maraîchers, enveloppés dans leur grosse limousine à raies blanches et noires, à demi endormis, conduisant au pas leur cheval paisible. En arrivant, ils s’arrêtent devant une petite guérite où un employé de la préfecture de la Seine leur délivre, à la clarté d’une pâle lanterne, un bulletin constatant qu’ils ont versé au fisc le prix de leurs places, qui coûtent 20 centimes pour 1 mètre de face sur 2 mètres de profondeur. Ces gens-là sont ce qu’on appelle en langage administratif les forains non abrités. Le nom est bien choisi ; quel que soit le temps, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il grêle, qu’il neige, ils sont réduits à rester là, piano jove, sur les trottoirs, grelottans, mouillés, transis. Cela est cruel ; lorsqu’on voit ce spectacle par une dure nuit d’hiver, il est difficile de n’en pas être péniblement ému. Ne pouvait-on pas, puisque l’on reconstruisait les halles de fond en comble, disposer des abris pour ces malheureux qui viennent de faire une longue course sur des charrettes découvertes. Jadis ils avaient la ressource d’aller chercher un refuge dans les cabarets du voisinage, mais aujourd’hui ils n’ont même plus ce triste moyen d’échapper aux intempéries. Dans cette installation défectueuse, se serait-on moins inquiété de l’homme que de la denrée ? On peut le croire, car on lit dans un document officiel : « En 1842, un des fonctionnaires de la préfecture de la Seine, émettant son avis sur la question de savoir s’il était nécessaire de construire des abris, se prononçait pour la négative et s’exprimait ainsi : « Le mauvais temps ne nuit pas sensiblement aux légumes sur le marché. » — Il est possible, quoique le fait paraisse contestable, que la grêle et la pluie ne détériorent pas les légumes ; mais il y aurait quelque humanité à élever des hangars vitrés où les marchands de ces denrées inaltérables pussent se mettre à couvert pendant les nuits inclémentes. Plusieurs maraîchers se hâtent de déposer leurs marchandises, qu’ils cèdent en gros et à l’amiable soit aux fruitiers, soit aux femmes des halles, qui les revendront en détail ; ils donnent le picotin d’avoine à leur cheval et repartent promptement ; ceux qui sont si pressés se reconnaissent facilement à leurs voitures, qui sont toujours des tombereaux, et jamais des charrettes. En effet ils ont passé un contrat avec la compagnie concessionnaire de l’enlèvement des boues de Paris, et, dès qu’ils ont déposé leurs denrées sur le carreau, ils s’éloignent pour ramasser au coin des rues ces tas d’ordures d’où l’on tire un fumier fécond, à la fois chaud et léger. C’est un échange, pour ainsi dire une sorte de circulus intelligent ; Paris rend en engrais ce qu’il reçoit en nourriture.

Pendant cette partie de la nuit, les halles sont assez calmes, excepté aux environs du pavillon n° 3, où les pièces de viande affluent, apportées par les camions des chemins de fer : là règne une activité que rien n’arrête, car il faut, pour la vente au détail, qu’avant sept heures du matin les animaux soient dépecés et débités. Les voitures des maraîchers continuent à arriver une à une ; sur le trottoir se promènent des hommes à la veste desquels brille une médaille d’argent : ce sont les syndics des forts, qui constatent si leurs compagnons sont à leur poste ; dans les pavillons fermés plane un grand silence que troublent parfois les aboiemens d’un chien terrier en chasse de rats dans la cave ; des agens de police vont et viennent enveloppés de leur capote, marchant à petits pas, deux par deux et l’œil aux aguets. La nuit s’avance, le cadran lumineux de l’église Saint-Eustache marque trois heures, le mouvement s’accentue ; la grande rue longitudinale couverte qui sépare les pavillons en groupes égaux et où les places coûtent 30 centimes le mètre commence à se remplir ; on y apporte les primeurs, les fleurs, les mousses, les branches d’arbres verts ; quelques fourgons venus des gares déchargent les légumes expédiés par la Haute-Bretagne, par Roscoff et Saint-Pol de Léon. Sous cette immense voûte, un insupportable courant pousse des nappes d’air froid. C’est là cependant, à côté des piles de chicorées et des monceaux de carottes, que les vagabonds, les misérables, chassés de place en place, des bancs où ils s’étaient étendus, des coins de portes où ils s’étaient pelotonnés, viennent chercher un asile qui leur est rapidement disputé. On les voit grelottans, les épaules courbées, les bras serrés contre la poitrine, s’asseoir derrière quelques mannes oubliées et essayer de dormir. Un agent de police les réveille, les secoue, les force à se relever, les renvoie ; ils font dix pas, puis, croyant n’être plus observés, ils se recouchent, la tête appuyée contre la muraille, et se hâtent de reprendre leur sommeil interrompu. Encore une fois on les avertit, on les menace ; la fatigue est plus forte que leur volonté, ils se font un nouveau gîte ; on les découvre encore et on les conduit au poste de la Lingerie, où le violon leur garantit du moins le droit de dormir en paix.

Un peu avant cinq heures du matin, on voit arriver des femmes qui, semblables aux vierges sages dont parle l’Écriture, portent à la main des lumières enfermées dans une lanterne ; elles se réunissent à l’angle de la rue de Rambuteau, sur le trottoir de la rue Pierre Lescot. On apporte un bureau portatif devant lequel un homme s’installe. On entend faire l’appel des forts ; si l’un d’eux n’est pas arrivé, il est mis à pied pour la journée, c’est-à-dire qu’il est privé de son bénéfice, tout en étant obligé de travailler comme d’habitude. Un coup de cloche résonne en même temps que l’horloge indique cinq heures. C’est la vente du cresson qui va commencer. Tout le monde est à son poste ; voici le facteur, son commis-écrivain, son crieur, voici l’agent de l’inspecteur du marché, voici l’inspecteur des perceptions municipales. Chacun de ces employés écrit l’objet et le prix de la vente ; il y a donc en toutes circonstances trois documens qu’on peut contrôler l’un par l’autre, et qui font foi lorsqu’il y a contestation. Le cresson, qui entre aujourd’hui pour une part considérable dans l’alimentation parisienne, est d’importation récente. Avant 1810, on ne vendait que du cresson de fontaine, dont la production était forcément très restreinte. En 1810, un ancien officier d’administration qui avait fait les campagnes d’Allemagne, M. Cardon, imagina d’établir à Saint-Léonard, dans la vallée de la Nonette, entre Senlis et Chantilly, des cressonnières factices semblables à celles qu’il avait remarquées à Dresde et à Erfurt. Ce cresson, expédié à Paris, se vendit bien et immédiatement. Un facteur aux légumes intelligent, comprenant de quel intérêt une telle nourriture, saine, fortifiante, peu coûteuse, serait pour les pauvres gens de Paris, stimula de toutes ses forces le zèle des producteurs, auxquels il promit des bénéfices qui ne leur manquèrent pas. Les rives de la Noisette, de cette petite rivière que les poètes domestiques de la maison de Condé chantaient autrefois à l’envi, sont devenues des cressonnières fertiles ; Buc, Saint-Gratien, Gonesse, ont suivi l’exemple donné par le département de l’Oise, et aujourd’hui les halles reçoivent le cresson en assez grande quantité pour qu’il s’en soit vendu plus de 12 millions de bottes pendant l’année 1867. On l’expédie d’une façon ingénieuse, dans de grands paniers montés sur traverses ; le cresson, parfaitement bottelé, est disposé le long des parois intérieures, présentant sa feuille de tous côtés ; le panier est donc tapissé et non rempli. Aussi, lorsque la vente commence, les marchandes laissent glisser dans ces larges mannes leur lanterne retenue par une ficelle ; de cette façon elles peuvent examiner le lot tout entier et reconnaître si les 25 ou 50 douzaines de bottes qui le composent sont de bonne ou de médiocre qualité. Dès que la criée en gros est terminée, les paniers sont vidés, et à la même place les marchandes commencent la vente au détail et crient : la verdure ! la verdure ! Pendant ce temps, à un signal de la cloche, car aux halles c’est la cloche qui règle tous les mouvemens, les pavillons ont été ouverts ; sur le carreau, les transactions sont plus actives ; les acheteurs particuliers commencent à arriver ; des sous-officiers escortés de soldats portant de larges sacs tournent autour des monceaux de légumes et choisissent les denrées de l’ordinaire ; des religieuses, des cuisiniers de collèges, des propriétaires de petits restaurans, viennent, marchandant, se disputant, faire les provisions du jour. Il y a là un caquetage de voix aiguës et criardes qui semble broder une mélodie glapissante sur la basse continue, sourde et puissante qui est formée par le bruit des fourgons des chemins de fer arrivant en foule, attendus avec impatience, déchargés avec empressement et curiosité, car ils apportent la marée. C’est là, dans nos consommations journalières, la denrée aléatoire par excellence, et plus d’un Vatel y a trouvé sa déconvenue. Il suffit d’un coup de vent pour que Paris manque de poisson. Selon l’époque, la vente commence à six ou à sept heures du matin. Chaque panier porte le nom du propriétaire et l’adresse du facteur ; les forts, rompus à toutes les habitudes du métier, font immédiatement la répartition ; d’un coup d’œil, un facteur peut voir l’importance de l’envoi dont il devient responsable. Comme on lui remet les feuilles d’expédition, il sait de quelle manière la vente sera distribuée. Le poisson ne peut pas être vendu comme une autre denrée, car le prix en diminue à mesure que la journée avance ; les premiers lots offerts à la criée ont donc un avantage notable sur ceux qui ne viennent qu’après, eux. Pour maintenir l’égalité des droits individuels et ménager les intérêts des expéditeurs, on avait imaginé de faire mettre au banc de vente des lots successivement pris à chaque voiture, quel qu’en fût le chargement. La mesure était équitable, et paraissait donner satisfaction atout le monde ; mais vers 1860 quelques commissionnaires virent la partie faible de cette disposition, et, au lieu de laisser les fourgons des chemins de fer apporter à la halle la marée qui leur était envoyée, ils imaginèrent d’aller la chercher en gare et de diviser le chargement normal et primitif sur plusieurs petites voitures ; de cette façon, ils obtenaient des tours de vente plus nombreux, et écoulaient plus rapidement leur marchandise. Cette manœuvre subtile s’appelait le coupage. L’exemple était donné, il fut suivi, et le poisson de mer n’arrivait plus aux halles que sur une quantité infinie de charrettes à bras, de charrettes à un cheval, qui obstruaient la circulation et dont le chargement illusoire rendait vaines les prescriptions les plus sages. La progression est intéressante à constater : en 1859, 11,654,000 kilogrammes de marée sont apportés par 16,042 voitures ; en 1863, 14,659,850 kilogrammes en occupent 52,280, et enfin en 1866 14,166,866 kilogr. arrivent sur 78,604 voitures. Ainsi de 1859 à 1866 la quantité de poisson de mer s’est accrue de 22 pour 100, et le nombre des voitures destinées à le transporter a augmenté de 391 pour 100. En décembre 1866, la moyenne de chaque chargement est de 155 kilogrammes ; c’était abusif au premier chef, et les expéditeurs se plaignirent hautement, car un tel état de choses faisait retomber sur eux des charges très lourdes. Un chargement de poisson expédié de Boulogne à un commissionnaire et valant 65 fr. avait été réparti en gare sur 17 voitures différentes louées à raison de 3 francs l’une ! Pour arrêter le mal d’un seul coup et empêcher qu’il ne se renouvelât, une ordonnance de police datée du 23 février 1867 déclare que les voitures transportant la marée cesseront d’être considérées comme unités servant de base au règlement des tours de vente, que les marchandises des divers expéditeurs seront présentées alternativement et suivant l’ordre successif des arrivages, que le nombre des lots sera de un par centaine ou fraction de centaine de kilogrammes. C’est la lettre de voiture ou le bulletin d’expédition qui fait foi et permet de se reconnaître facilement au milieu de tous ces paniers de forme et de contenance diverses qui, au moment où la vente va s’ouvrir, encombrent les abords du pavillon n° 9.

Le poisson, déballé, est placé sur de larges paniers plats assez semblables à des éventaires, et porté sur l’un des huit bancs de vente qui entourent le marché. Ce travail, qui exige une certaine habileté, car il faut assembler les espèces, faire les lots de manière qu’ils ne soient ni trop forts ni trop faibles, présenter les marchandises sous l’aspect le meilleur, sans cependant en dissimuler les défauts, est accompli par des agens spéciaux au nombre de 16 ; on les appelle verseurs. Ils passent le poisson ainsi préparé à l’un des 34 compteurs-crieurs qui sont chargés d’annoncer la denrée mise en vente, de recevoir les enchère, et d’indiquer aux commis du facteur le nom de l’acquéreur. — Malgré le tumulte, les cris, les plaisanteries salées qui s’entre-croisent, tout se passe avec ordre et célérité. C’est dans cette circonstance surtout que le temps est de l’argent. Aussi les corbeilles où brillent les poissons nacrés ne font-elles que paraître et disparaître. Lorsque d’aventure une pièce rare a été apportée, saumon gigantesque, esturgeon monstrueux, des hommes vont la criant à grands efforts de voix parmi les halles pour prévenir les marchands, et exciter la concurrence. La vente et ensuite l’étalage sont surveillés par l’inspecteur du marché, qui fait impitoyablement enlever, mettre en fourrière et jeter aux ordures tout poisson qui lui paraît insalubre. C’est dans ce même pavillon que se fait la criée du poisson d’eau douce. Celui qui vient du port Saint-Paul est disposé assez habilement dans les mannes qui le contiennent pour arriver vivant ; on le verse en hâte dans une boutique en pierre alimentée d’eau courante où, après quelques mouvemens indécis, les carpes, les brochets, les tanches et les anguilles se remettent à frétiller de plus belle. En 1867, il a été vendu aux halles 18,576,287 kilogrammes de marée et 1,652,382 kilogrammes de poisson d’eau douce ; les premiers ont été adjugés au prix de 16,441,007 fr. 50 centimes et les seconds au prix de 1,925,905 fr. 75 centimes. L’étranger est entré pour une part notable dans cet apport : il nous a envoyé 3,671,187 kilogrammes de marée et 1,027,163 kilogrammes de poisson d’eau douce ; une grande quantité de ce dernier vient de Hollande, de Prusse, de Suisse, d’Italie ; la Belgique et l’Angleterre ont surtout expédié de la marée ; plus de 52 pour 100 des moules mangées à Paris sont de provenance belge.

Ce pavillon n° 9 est manifestement trop exigu ; l’encombrement y est excessif dès l’ouverture du marché, c’est à peine si devant les étalages, si autour des bancs de vente on peut passer ; la foule se presse, se heurte, et interrompt toute circulation régulière. Plus tard, cet état de choses sera modifié ; lorsque les halles terminées permettront des aménagemens meilleurs, le poisson d’eau douce sera transporté au pavillon maintenant occupé par la volaille, et on y adjoindra les huîtres, qui ont trouvé une place provisoire dans le pavillon n° 12. Les huîtres se vendent peu et mal aux halles, où elles ne sont apportées que depuis la suppression du marché spécial de la rue Montorgueil. C’est un commerce tout particulier que celui-là, et malgré les efforts de l’administration compétente il reste soumis à certaines habitudes traditionnelles qui ressemblent bien à ce que jadis on appelait l’accaparement. Aux termes des règlemens ministériels, la pêche ouvre le 1er septembre et ferme le 30 avril ; mais avant de partir pour aller draguer les bancs désignés, les pêcheurs se sont entendus avec les représentans des marchands de Paris, et ont fixé avec eux d’un commun accord le prix auquel l’huître future sera livrée. C’est une sorte de taxe consentie dont la durée se prolonge pendant toute la campagne, quels que soient les résultats que l’on obtienne. Ce prix augmente d’année en année dans une progression excessive : en 1840, le mille valait 12 fr., en 1850 16 fr. 50 cent., en 1860 26 fr., en 1867 il a atteint le chiffre de 40 fr, La rareté des huîtres, la stérilité des bancs, ne sont pas les seules causes de cet accroissement de valeur ; les chemins de fer portent aujourd’hui les huîtres non-seulement dans l’intérieur de la France, mais en Allemagne et jusqu’en Russie. Celles d’Ostende, qui presque toutes arrivent du comté d’Essex, en Angleterre, ont disparu ou à peu près de nos marchés ; on les mange aujourd’hui à Berlin, à Pétersbourg, à Moscou. L’année dernière, Paris a consommé 26,750,775 huîtres, dont la majeure partie venait de Courseulles et de Saint-Waast ; les huîtres d’Ostende n’ont figuré que pour 913,900, et celles de Marennes pour le chiffre insignifiant de 4,250. C’est là, au grand préjudice de la population, un aliment précieux qui, par le prix élevé auquel il est parvenu, tend chaque jour davantage à n’être plus qu’une denrée de luxe ; quand l’huître coûte, comme aujourd’hui, 10 centimes la pièce, elle échappe forcément aux ressources de la plupart des Parisiens.

Pendant que s’effectue la vente des poissons de mer et d’eau douce, les autres pavillons ne sont point déserts. Aux heures matinales, une sorte d’activité fébrile semble agiter les marchands, les acheteurs, les forts, les employés d’administration ; tout le monde court et crie, c’est un tohu-bohu sans nom où cependant chacun se retrouve et s’occupe de sa besogne particulière. Dans le pavillon n° 10, on vend les beurres, les fromages et les œufs, commerce énorme, qui ne chôme jamais, auquel concourt la France entière ; avant que là vente puisse commencer, chaque motte de beurre est pesée, marquée d’un numéro d’ordre et d’un chiffre relatant le poids exact ; puis le nom de l’expéditeur et le poids du colis sont indiqués au facteur mandataire, à l’agent des perceptions municipales et à l’inspecteur du marché. A l’aide d’une sonde, on peut enlever une portion centrale de la marchandise et la goûter, de façon à s’assurer que la qualité indiquée est bien réelle. C’est principalement la Normandie et la Bretagne qui font les envois les plus considérables. Les transactions publiques se sont exercées aux halles en 1867 sur 11,461,414 kilogrammes de beurre qui ont rapporté 30,109,935 fr. 50 cent. Les fromages sont arrivés en quantité bien moins considérable, quoique l’Allemagne commence à nous en expédier ; les 4,317,510 kilogrammes qu’on a vendus ont produit 2,644,127 fr. 94 cent. On fait parfois subir aux beurres une opération analogue à celle que les marchands de vins appellent le soutirage et dont nous avons parlé précédemment. Avec plusieurs espèces de beurres provenant de sources différentes, on obtient par le mélange un seul et même type. Sur de longues tables contenues dans la resserre, les divers échantillons, préalablement amollis par un court séjour dans l’eau tiède, sont pétris avec force et longtemps comme une pâte de pain. C’est ce qu’on nomme la maniotte. Le beurre, ainsi foulé, devient blanchâtre et prend l’aspect crayeux auquel on remédie par l’adjonction d’une teinture mystérieuse que les gens du métier appellent le raucourt, composition dont ils cachent la recette avec soin, et qui n’est autre que le rocou, sorte de matière onctueuse et rouge qui entoure la graine du rocouyer (Bixa ocellana). La plus recherchée vient de Cayenne, mais comme elle coûte assez cher, on la remplace souvent par un faux rocou composé avec des carottes et des fleurs de soucis.

Les œufs sont enfermés dans de vastes mannes qui en contiennent mille environ, tassés, pressés les uns contre les autres, et qui, par suite d’un emballage habile, parviennent intacts malgré les chocs du chemin de fer, les transbordemens et toutes les causes qui devraient pulvériser des objets si fragiles. L’année dernière, 244,141,155 œufs sont arrivés aux halles et ont produit 17,128,993 fr. 52 cent. On les vend à la manne, en raison du nombre indiqué par l’expéditeur ; mais des employés spéciaux, désignés sous le nom explicatif de compteurs-mireurs, sont chargés de vérifier le contenu des paniers et la qualité des œufs. Ces agens, au nombre de 65, remplissent une fonction qui ne laisse pas d’être pénible, car il est des saisons où chaque œuf doit être examiné avec soin, par transparence à la lumière, afin qu’on puisse constater s’il est dans des conditions de salubrité satisfaisantes. Ceux qui sont tachés, trop vieux, opaques, sont livrés à l’industrie, qui les emploie à la dorure sur bois et à la confection des colifichets destinés aux oiseaux. Les œufs tout à fait gâtés sont immédiatement détruits. C’est dans les resserres que travaillent les compteurs-mireurs, au milieu de l’obscurité, assis devant une bougie allumée et entourés de vastes paniers où ils puisent sans cesse. La moitié d’entre eux seulement est occupée à cette besogne, l’autre moitié est ambulante et va chez les fruitiers, les crémiers, vérifier la qualité des œufs qu’on offre au public. Les arrivages seraient plus considérables encore sur les halles, si l’Angleterre, très friande de ce genre de denrée, ne prenait chez nous une partie des œufs qu’elle consomme. Trente-deux producteurs appartenant aux départemens de la Seine-Inférieure, de la Somme, du Pas-de-Calais, de la Sarthe, de la Mayenne, de l’Ille-et-Vilaine, de l’Orne, de l’Eure, ont abandonné le marché de Paris et font des envois outre-Manche. Leurs expéditions amènent à Londres environ 52 millions d’œufs par année ; est-ce à cette cause qu’il faut attribuer le renchérissement excessif que les œufs ont subi en 1867 ?

Comparé au pavillon de la marée, celui où l’on vend le beurre et les œufs est assez paisible, car il est très vaste et suffit amplement aux acheteurs, qui le parcourent ; mais le bruit, l’animation, l’encombrement, ne font point défaut au pavillon n° 4, où l’on vend les volailles. Le marché y est toujours animé le lundi, le mercredi, le vendredi et le samedi, en souvenir du marché de la Vallée, dont c’étaient les jours de vente. Là, le bruit atteint parfois des proportions diaboliques, car aux cris des marchands, aux appels des crieurs, viennent se joindre le bêlement des agneaux, le gloussement des poules, le roucoulement des pigeons, le nasillement des canards ; toutes ces voix humaines et animales forment un insupportable charivari. Quelques hommes exercent là une industrie toute spéciale contre laquelle Mercier protestait déjà de son temps ; je parle des gaveurs. Les pigeons sont expédiés vivans, dans des paniers légers et fermés ; au fur et à mesure qu’ils parviennent sur le marché, ils sont déballés et passés à un homme qui, s’emplissant la bouche d’eau tiède et de grains de vesce, pousse cette nourriture forcée dans le bec de « la volatile malheureuse. » Le gavage se fait avec une rapidité extraordinaire, et ne doit pas produire des bénéfices considérables, car cette opération est payée à raison de 30 centimes par douzaine de pigeons, encore faut-il fournir les graines. Pendant l’année 1867, il a été vendu 14,651,203 pièces de volaille et de gibier sur ce marché, qui est bien moins alimenté qu’il ne pourrait l’être, car beaucoup de particuliers et de marchands de comestibles se font expédier directement les animaux dont ils ont besoin, quitte à payer à l’octroi des droits plus élevés. Les apports de gibier pendant la période de chasse de 1867 à 1868 ont atteint le chiffre de 3,114,295 pièces, dont le détail est de nature à intéresser les chasseurs. Ce qui domine, c’est l’alouette, car on en a compté 1,110,756 ; mais l’affluence en varie singulièrement selon les époques : en janvier, 513,609 ont paru sur le marché, septembre n’en a fourni que 435. Il en est de même à peu près de tous les gibiers, 26,314 cailles en septembre, 3 en janvier ; sur 30,280 bécasses, 50 arrivent dans le mois de l’ouverture de la chasse, et 14,108 en décembre ; 13,373 daims, cerfs et chevreuils se répartissent en proportions à peu près égales en novembre, décembre et janvier ; sur 37,406 faisans, novembre et décembre seuls en donnent 21,053 ; les perdrix, dont le total est de 541,024, débutent brillamment par 185,028, et en janvier tombent à 65,000. Les lièvres, qui ont été au nombre de 270,144, varient dans les deux premiers mois de chasse entre 25 et 40,000 ; mais dès que novembre arrive, que les grandes battues d’Allemagne sont commencées, l’accroissement se fait sentir, et la Vallée en reçoit 79,783. Depuis quelques mois, on a autorisé l’entrée en France du gibier qui ne vit pas sous notre latitude, et dont la destruction ne peut par conséquent nous causer aucun préjudice. Deux ou trois fois par semaine, des paniers tressés en lanières de sapin qui servent en Russie de berceaux pour les enfans nous apportent des coqs de bruyère, des gelinottes, des lagopèdes, des ptarmigans, qui arrivent directement des bords du Dnieper et de la Neva, entourés de grains d’avoine. Jusqu’à présent, la population parisienne semble ne se familiariser que difficilement avec ce genre d’alimentation, qui est cependant agréable et nutritif. Les coqs de bruyère surtout, quoique ce soit un gibier rare et recherché, n’ont pas encore atteint le prix qu’ils valent à Moscou et à Wilna ; tandis que les poulardes de la Bresse et du Maine sont enlevées au feu des enchères, c’est à peine si le grand coq de bois, ce rêve de tout chasseur, offre quelque tentation aux marchands de comestibles.

Rien ne sent plus mauvais que la volaille rassemblée ; aussi, lorsqu’aux pigeons et aux poules on joint les lapins de clapier, il en résulte d’intolérables émanations. Pour neutraliser l’odeur de toutes ces bêtes malflairantes, comme eût dit Montaigne, on a élevé au milieu de la salle de vente un fort ventilateur qui renouvelle l’air empesté et va vivifier les resserres souterraines. Rien de semblable n’est nécessaire dans le pavillon n° 8, qui est consacré aux légumes. Selon les saisons, les fruits et les légumes varient à la criée ; pendant l’hiver, la vente publique semble réservée pour les caisses d’oranges envoyées par l’Algérie, l’Espagne, le Portugal, pour quelques paniers de primeurs venus de l’étranger. L’appréciation de ces denrées est fort difficile, et l’on ne peut vraiment pas dire quelles espèces particulières ont été livrées au public ; mais on sait que 228,846 colis contenant des fruits et que 96,084 colis renfermant des légumes ont été mis en vente pendant 1867 et ont produit la somme de 3,321,132 francs 30 centimes. Les fruits et les fleurs sont installés au pavillon n° 7 ; c’est une oasis. Rien de plus charmant que ces longues tables qui disparaissent sous des gerbes, sous des monceaux de ravenelles, de narcisses, de roses, de lis, de seringas, de giroflées ; l’air est embaumé, de subtils parfums planent autour des marchandes et pâlissent leur teint. En hiver, des fleurs de camélia en boîtes, des violettes d’Italie, sont apportées par les chemins de fer ; mais c’est en mai et en juin qu’il faut aller visiter cet amoncellement de plantes épanouies ; les inspecteurs du marché en sont fiers et disent volontiers : notre allée de fleurs ! C’est là que s’approvisionnent la plupart des bouquetières de Paris, et c’est là aussi que les pauvres gens, lorsqu’ils vont au cimetière visiter leurs morts, viennent acheter des couronnes d’immortelles et des médaillons emblématiques représentant un saule pleureur effeuillé au-dessus d’une croix noire.

Dans ce dernier- pavillon, il n’y a aucune espèce de transaction en gros ; tout se vend au détail, à prix débattu. Il en est de même pour le pavillon n° 12, qui contient des fruitiers, des boulangers débitant le pain municipal, et ces industriels absolument spéciaux que le langage administratif désigne sous le titre de marchands de viandes cuites. Ceux-là sont au nombre de 17, et méritent qu’on parle d’eux. Ce qu’ils vendent se nommait jadis des rogatons, mais l’argot a prévalu, et cela s’appelle aujourd’hui des arlequins. De même que l’habit du Bergamasque est fait de pièces et de morceaux, leur marchandise est composée de toute sorte de denrées. Ces gens-là recueillent les dessertes des tables riches, des ministères, des ambassades, des palais, des restaurans et des hôtels en renom. Chaque matin, eux-mêmes ou leurs agens, traînant une petite voiture fermée et garnie de soupiraux facilitant la circulation de l’air, vont faire leur tournée dans les cuisines avec lesquelles ils ont un contrat. Tous les restes des repas de la veille sont jetés pêle-mêle dans la voiture et ainsi amenés aux halles jusque dans la resserre. Là, chaque marchand fait le tri dans cet amas sans nom, où les hors-d’œuvre sont mêlés aux rôtis, les légumes aux entremets. Tout ce qui est encore reconnaissable est mis de côté avec soin, nettoyé, paré (c’est le mot) et placé sur une assiette. On se cache pour accomplir ce travail d’épuration, et le client n’y assiste pas, en vertu de cet axiome, encore plus vrai là qu’ailleurs, qu’il ne faut jamais voir faire la cuisine. Lorsque tout est terminé, qu’on a tant bien que mal assimilé les contraires, on fait l’étalage habilement, mettant les meilleurs morceaux en évidence, tentant la gourmandise des passans par une timbale milanaise à peine éventrée, par une pyramide de brocolis. Tout se vend, et il n’y a guère d’exemple qu’un marchand de viandes cuites n’ait fini sa journée vers midi ou une heure. Beaucoup de malheureux, d’ouvriers employés aux halles, préfèrent ce singulier genre d’alimentation à la nourriture plus substantielle, mais trop chère, qu’ils trouvent dans les cabarets et les gargotes. Pour deux ou trois sous, ils ont là de quoi manger. Chose étrange, les-marchands ont une clientèle attitrée, et ils l’attribuent uniquement aux cuisines savantes d’où ils tirent ces débris de nourriture. Des gens riches, mais avares, viennent faire là secrètement leurs provisions ; ceux-là, on les reconnaît promptement à leur mine inquiète et fureteuse ; on s’en moque, mais, comme ils paient, on les sert sans leur rire au nez. Tout ce qui peut offrir encore une apparence acceptable est donc vendu de cette manière. Quand un choix indulgent a été fait, il reste encore bien des détritus qu’il est difficile de classer. Ceci est gardé pour les chiens de luxe. Les bichons chéris, les levrettes favorites, ont là leurs fournisseurs de prédilection, et chaque jour bien des bonnes femmes font le voyage des halles pour procurer aux animaux qu’elles adorent une pâtée succulente et peu coûteuse. Les os, réservés avec soin, sont livrés aux confectionneurs de tablettes de bouillon, et, après qu’on en a extrait la gélatine, revendus aux fabricans de noir animal. Il n’y a pas de sots métiers, dit-on ; je le crois sans peine, car l’on cite quelques marchands de viandes cuites qui se sont retirés du commerce après avoir amassé une dizaine de mille livres de rente en quelques années.

C’est là qu’on trouve aussi les marchands de mie et de croûte de pain. On utilise tout dans cet immense Paris, et il n’est objet si détérioré, si dédaigné, si minime, dont quelque homme intelligent ne parvienne à tirer parti. Le fond de la marchandise première dont ces industriels ont besoin est fourni surtout par les collèges, par les pensionnats. Les enfans gâchent volontiers le pain qu’on leur donne, ils le jettent, le poussent à coups de pied dans les cours où ils prennent leur récréation. Tous ces morceaux de pain couverts de poussière, tachés d’encre, qui ont trempé dans les ruisseaux, qui ont durci oubliés derrière un tas d’ordure, sont recueillis avec soin par les domestiques et vendus aux boulangers en vieux. Ceux-ci divisent leur marchandise en catégories, selon qu’elle est plus ou moins avariée. Les fragmens encore présentables, préalablement séchés au four et passés à la râpe, deviennent les croûtes au pot et servent à faire de la soupe ; la plupart des coûtons en forme de losanges posés sur les légumes n’ont point d’autre origine. La mie et les croûtes trop défectueuses sont battues au mortier, pulvérisées, et forment la chapelure blanche que les bouchers emploient pour paner les côtelettes et la chapelure brune dont les charcutiers saupoudrent les jambonneaux. Quant aux débris infimes, on les fait noircir au feu, on les pile, et, ainsi réduits en poudre noirâtre, on les mêle avec du miel arrosé de quelques gouttes d’esprit de menthe, de façon à en composer un opiat pour les dents qui, dit-on, n’est pas plus mauvais qu’un autre.

Les halles sont bien grandes, l’aménagement en a été fait avec soin, et cependant elles sont insuffisantes pour contenir tous les marchands qui devraient y trouver place. Certains marchés débordent et occupent les rues voisines, comme au temps où l’espace ménagé et devenu trop étroit forçait les approvisionneurs à se réfugier le long des maisons, loin des pavillons couverts en bois qui ne pouvaient les abriter. Dans la rue de la Ferronnerie, des femmes accroupies sur le pavé, au milieu de la chaussée même, vendent pendant la matinée des plantes officinales. Ce genre d’herboristerie est surveillé d’une façon toute spéciale, car il faut éviter que derrière des bottelées de sauge et de romarin on puisse dissimuler les herbes chères aux sorcières pour leurs maléfices les plus coupables, la rue, l’armoise, la sabine. La rue des Halles est envahie par les pois, les fèves, les haricots, qu’on amoncelle sous la pluie, sous le soleil. Dans la saison des fruits, à ce moment où tous les départemens de France semblent se donner le mot pour envoyer à Paris le produit des vergers, la rue Turbigo, dans la partie qui aborde la pointe Saint-Eustache, disparaît sous les paniers de prunes, de pêches, de cerises et de fraises. L’achèvement des pavillons donnera-t-il une place convenable à tous ces forains non abrités ? Il faut l’espérer ; mais Paris, sa population flottante, ses besoins, vont toujours en augmentant dans des proportions redoutables, et il est à craindre qu’au moment de terminer les halles on ne s’aperçoive qu’elles sont trop restreintes et qu’elles n’atteignent pas complètement le but qu’on s’était proposé. Déjà le pavillon de la boucherie est manifestement trop étroit ; tout y est à la gêne, les marchands, les acheteurs et les denrées ; celui de la marée suffit à peine à la foule qui s’y presse. Il est probable, si Paris lui-même ne subit pas un temps d’arrêt dans son développement, que les halles devront être modifiées d’ici à quelques années, qu’elles absorberont le square inutile et désert où l’on a réédifié la fontaine des Innocens, qu’elles s’ouvriront rue Saint-Denis par une façade monumentale où les matériaux solides auront une part importante, car il n’y a pas jusqu’à présent d’architecture possible sans pierre de taille.

Il serait à propos aussi de pouvoir abriter, ne fût-ce que par une large marquise en verre, les trottoirs du carreau où les maraîchers peuvent séjourner pour vendre leurs denrées en gros jusqu’à dix heures du matin. À ce moment, ils doivent se retirer ; les légumes dont il n’ont pu parvenir à se défaire sont portés dans la resserre publique, qui est située à côté du poste de la Lingerie ; ils les y reprendront le soir, à minuit, après avoir acquitté un insignifiant droit de garde. De cette façon, la marchandise n’est point détériorée par des transports répétés, et elle peut trouver encore un débit facile. Les charrettes, rangées autour de la halle au blé, sur les quais, sur le boulevard Sébastopol, jusque sur les places du Châtelet et de l’Hôtel de Ville, s’éloignent une à une ; tout ce quartier qu’on appelle le périmètre des halles, et que les règlemens de police isolaient, pour ainsi dire, en le réservant à un mouvement d’affaires particulier, reprend sa physionomie. Les voitures ordinaires commencent à circuler de nouveau, les forts ont fini leur travail, les inspecteurs sont rentrés dans leurs bureaux, le poste de la Lingerie, spécialement réservé aux gardes de Paris, a été relevé, une voiture cellulaire est venue chercher les vagabonds ramassés pendant la nuit ; les marchandes se sont installées derrière leur étalage, elles appellent les cliens d’une voix criarde et traînante, toutes les ventes en gros ont pris fin, excepté celle de la marée, qu’on se hâte de terminer, et qui va se prolonger peut-être jusqu’à midi, si le poisson a été abondant ; les cuisinières, bras nus et portant des paniers, arrivent pour faire leur provision ; les fiacres se rangent à leur place réservée au chevet de l’église Saint-Eustache ; les cafés, les cabarets des environs sont pleins ; tous les paniers de formes différentes, mannes et bourriches, qui tout à l’heure embarrassaient le marché, sont rassemblés, réunis, ficelés par lots, munis d’une étiquette indicative et empilés dans les resserres en attendant que le service des chemins de fer les fasse enlever pour les reporter gratuitement aux expéditeurs ; le balayage est fait, les boueux, conduisant leurs lourds tombereaux, enlèvent les tas d’ordures, et les marchandes aux petits tas, apportant avec elles leur chaise, leur table, leur chaufferette, prennent possession du carreau, qui leur appartient de droit jusqu’à l’heure où, les pavillons étant clos, le marché sera fermé.

Pendant le reste de la journée, les halles offrent le spectacle d’un marché très vaste, mais qui ne diffère des autres que par des dimensions exceptionnelles. Pour un lieu qui a été si profondément agité, c’est relativement la période du repos qui commence. Les inspecteurs de chaque pavillon en profitent pour faire mettre au net les écritures rapidement ébauchées le matin et constatant les transactions. Leurs gros registres, où sont inscrits la désignation des marchandises, le nombre des lots, le mode et le produit de la vente, le nom des acquéreurs, les droits dus à la préfecture de la Seine et aux facteurs, contiennent sous une forme aride et sèche le détail quotidien de l’alimentation de Paris. Ils seront plus tard d’un intérêt de premier ordre pour l’historien qui voudra toucher sérieusement à cette question ; il est à désirer qu’ils soient conservés avec soin, et qu’ils aillent augmenter la collection déjà si riche et si curieuse des archives de la préfecture de police.


III

Ainsi qu’on a pu le voir, les halles n’ont plus rien de commun aujourd’hui avec ce qu’elles étaient jadis. On n’y vend plus ni draps, ni chaussures, ni friperies ; tous ces différens genres de négoce ont été dispersés dans Paris, où l’on rechercherait vainement le marché aux vieilles perruques, qui pendant le siècle dernier se tenait sur le quai des Morfondus. Tout est actuellement consacré à l’alimentation, et par le fait c’est le marché des Innocens qui, s’étendant de proche en proche, a fini par s’emparer en maître de toute la place. A l’heure qu’il est, le but des halles est parfaitement déterminé : elles représentent le garde-manger de Paris, elles fournissent des vivres aux cinquante-cinq marchés urbains, aux maisons particulières et à 23,643 établissemens qui vendent la nourriture toute préparée. La préfecture de la Seine ne s’est point contentée de les reconstruire, elle a fait élever ou réédifier presque tous les marchés de Paris, les réduisant autant que possible à un plan uniforme dans lequel on s’est singulièrement préoccupé des conditions de salubrité, d’espace et de bien-être. Au lieu des horribles masures en bois noircies et déchiquetées que nous avons vues, il y a peu d’années encore, sur l’ancien emplacement des Jacobins et ailleurs, on a maintenant de vastes constructions en fer et en verre qui ne ressemblent sous aucun rapport aux cloaques d’autrefois. Chaque jour, des marchés nouveaux s’ouvrent dans l’ancien Paris et dans les communes récemment annexées ; bientôt ils seront assez nombreux, assez convenablement aménagés pour répondre amplement à toutes les exigences de la population. Ces marchés stationnaires ne sont pourtant pas suffisans. Une ville comme Paris renferme une très grande quantité de personnes que leurs occupations retiennent forcément au logis. Pour ces gens-là, qui sont particulièrement intéressans, car ils sont en général très pauvres, tout déplacement est une perte de temps onéreuse. Ils ne peuvent sans préjudice aller aux provisions, ce sont alors les provisions qui doivent venir vers eux, et, pour obtenir ce résultat, on a organisé une sorte de marché ambulant représenté par 6,000 industriels qu’on nomme marchands des quatre saisons, car, selon l’époque de l’année, ils vendent des poissons, des fruits, des légumes, des œufs. Poussant devant eux une petite voiture à bras, ils crient leurs marchandises d’une façon toute particulière. Kastner, recueillant toutes ces intonations différentes, mélopées traînantes ou notes vivement accentuées, a fait une curieuse symphonie sur les cris de. Paris. Il est resté de tradition à l’Opéra que le cri : ma botte d’asperges ! a servi de motif déterminant à la romance de Guido et Ginevra : Quand reviendra la pâle aurore. Chaque cri, chaque air varie selon la denrée. A la barque ! veut dire : voilà des huîtres ; à la coque ! indique des œufs ; la violette ! signifie qu’il y a des éperlans à vendre ; aux gros cayeux ! annonce des moules, et bien des marchandes, ignorant l’origine de ce mot de terroir, crient sans se préoccuper de la science des étymologies : au gros caillou ! au gros caillou !

Ces marchands, qui vaguent ainsi un peu partout, sont soumis à une réglementation sévère ; on a tracé autour de chaque marché une zone de cent mètres dans laquelle il leur est interdit de faire le commerce ; ils ne peuvent stationner dans les rues, et de plus on leur prescrit l’itinéraire qu’ils doivent suivre dans leur tournée journalière. Ceci peut sembler excessif, nulle mesure pourtant n’est plus sage ; le fait qui l’a déterminée en fournira la preuve. Aussitôt que le décret d’annexion eut fait entrer dans Paris les communes suburbaines, les marchands ambulans qui desservaient la banlieue abandonnèrent leur ancien parcours, quittèrent les quartiers pauvres qu’ils alimentaient, et, cherchant de meilleurs bénéfices, descendirent au cœur même du Paris opulent. Le résultat ne tarda point à se faire sentir ; les pauvres gens virent du jour au lendemain changer leurs conditions d’existence. Forcés d’aller eux-mêmes au marché, ils firent entendre des plaintes qu’on écouta. Si la permission de vendre des denrées alimentaires sur la voie publique est une sorte de privilège accordé par l’autorité, cette dernière a le droit d’imposer certaines charges en compensation. C’est ce que l’on fit. Du moment que les marchands ne rendaient plus à la population l’espèce de service démocratique qu’on attendait d’eux, qu’au lieu de distribuer les subsistances dans chaque partie de la ville ils se portaient tous dans les centres riches, on était en droit de modifier les règlemens auxquels ils sont tenus d’obéir. Toutes les autorisations furent donc annulées, puis immédiatement renouvelées, mais à la condition expresse que les permissionnaires auraient à parcourir un chemin tracé d’avance et calculé de manière que tous les quartiers fussent chaque jour traversés par eux. Ce service, qui est d’une incontestable utilité, fonctionne aujourd’hui avec régularité, quoique les marchands des quatre saisons se mettent souvent en contravention et méritent plus d’avertissemens qu’il ne faudrait.

Les sévérités administratives ne sont pas le plus grand mal qui les atteigne, car ils sont rongés par une plaie terrible : l’usure les dévore. La plupart sont pauvres, ils vivent au jour le jour, le bénéfice quotidien pourvoit aux nécessités quotidiennes. Ils logent en garni ; lorsqu’ils sont malades, c’est l’hôpital qui les reçoit, et quand la vieillesse les atteint trop durement, quand les infirmités s’abattent sur eux, ils vont demander un asile aux établissemens de bienfaisance. A leur pauvreté s’ajoute une imprévoyance qui n’est que trop commune dans le peuple de Paris. Pour eux, l’achat de la charrette à bras, qui constitue tout l’outillage de leur métier, serait une charge accablante, et devant laquelle ils reculent presque toujours. Ils louent la petite voiture qui leur est indispensable, et de plus, comme ils n’ont pas d’argent pour « faire leur marché, » ils empruntent 20 francs à des gens inconnus. Le soir même, ils doivent rendre 22 francs ; 1 franc pour la location de la charrette, 1 franc représentant l’intérêt de l’argent. C’est monstrueux, et cependant c’est pour ces malheureux le seul moyen de vivre. Les efforts n’ont pas manqué pour changer cet état de choses, mais ils ont échoué, se brisant contre l’insouciance des uns, l’âpreté des autres et surtout contre des habitudes invétérées. Quels sont les hommes qui pressurent ainsi la misère et lui font suer un intérêt annuel de 1,820 pour 100 ? Il est difficile, sinon impossible de le savoir ; il leur importe trop de cacher leur déplorable industrie, et ceux qui ont recours à de tels prêteurs n’osent pas en parler, car ils risquent de se fermer tout crédit et par conséquent de se trouver en présence d’une situation inextricable. Il y a quelques années, un établissement de crédit considérable a voulu intervenir, arracher ces pauvres diables à l’usure ; cette tentative est restée infructueuse en présence d’une réserve exagérée, mais naturelle de la part de gens qui ignorent tout, sinon que, si on ne leur prête 20 francs, ils ne pourront gagner leur vie. Ces prêteurs à la petite semaine, usuriers de la pire espèce, sont activement recherchés, et malgré leur habileté excessive on réussit parfois à les saisir la main dans le sac. Deux d’entre eux, surveillés depuis longtemps par un inspecteur des halles, ont pu être pris sur le fait et convaincus d’exiger un intérêt de 50 centimes par jour pour 10 francs ; sur le rapport motivé de l’agent de l’autorité, ils ont été traduits en police correctionnelle et condamnés chacun à six mois de prison.

Il est une autre catégorie de marchands ambulans qui, il y a peu d’années encore, parcouraient Paris, qu’ils remplissaient de leurs clameurs, et que maintenant on ne retrouve plus. C’étaient les marchands de friture, qui s’en allaient vendant des pommes de terre, des saucisses, des beignets, qu’ils faisaient frire, tout en continuant à marcher, sur des poêles grésillantes que soutenait leur éventaire muni d’un réchaud. Voulant déblayer la voie publique, que l’accroissement de la population encombre chaque jour davantage malgré les nouveaux débouchés qu’on ouvre, l’autorité a relégué ces cuisiniers primitifs dans de petites boutiques où tant bien que mal ils continuent leur commerce. Le Pont-Neuf était autrefois le rendez-vous de ces fortes commères qui transportaient leur marchandise brûlante au milieu des passans. Au siècle dernier, les cuisines en plein vent abondaient dans Paris. « Voyez, dit Mercier dans, son Nouveau Paris, le long des bâtimens du Louvre, du côté de la Seine, ces frêles échoppes dont les toits sont à jour. C’est là que de laborieux hercules, que beaucoup d’hommes de peine, viennent calmer leur faim pour un prix raisonnable. Des cordons de harengs enfilés qui sèchent au soleil attendent le gril, c’est l’affaire d’un clin d’œil : viandes, boudins, œufs, merluches, tout se trouve mêlé dans le même plat ; la marmite bout devant la boutique entre deux pierres, et est bientôt épuisée. » C’est là une industrie disparue, de même que celle des rôtisseurs dont on apercevait les feux clairs au fond de boutiques sans fenêtres, et qui animaient si bien la rue de la Huchette qu’un ambassadeur turc ne pouvait se lasser d’aller les admirer. La multiplicité des cabarets, des restaurans de bas étage, des crémeries, a rendu inutiles ces cuisiniers fixes ou vagues qui emplissaient la ville de vociférations, de cris et de mauvaises odeurs. Il ne faut pas s’en plaindre : Paris y perd peut-être au point de vue d’un certain pittoresque trop débraillé, mais il y gagne singulièrement sous le double rapport de la salubrité et de l’aspect.

Il y aurait une étude curieuse à faire sur les restaurans de Paris, depuis ceux du Palais-Royal et du boulevard des Italiens, où l’on dîne sobrement à 25 francs par tête, jusqu’à ceux des barrières, où l’on peut trouver à manger pour quelques sous. Il y en a pour toutes les bourses. Pendant que les uns n’emploient que des truffes et des vins de grand cru, les autres sont forcés d’avoir recours au fabricant d’yeux de bouillon pour donner une apparence à peu près acceptable à la soupe qu’ils puisent à la fontaine et colorent avec un peu d’oignon brûlé ; mais il y a là des arcanes culinaires que nous n’osons pénétrer. Plus d’une de ces tables interlopes s’alimente au pavillon n° 12, auprès des marchands de viandes cuites. Du reste, tous ces établissemens, depuis le plus élevé dans la hiérarchie gastronomique jusqu’au plus infime, jusqu’à celui où le repas complet coûte 30 centimes, sont activement surveillés.

J’ai dit en son lieu quelle était la fonction spéciale des inspecteurs de la boucherie, des dégustateurs, des compteurs-mireurs. D’autres employés, désignés sous le nom d’inspecteurs ambulans des comestibles et vulgairement appelés les flaireurs, sont chargés de visiter toute maison, quelle qu’en soit l’enseigne, où l’on vend des denrées alimentaires. Ce service, qui ne chôme pas, on peut le croire, dans une ville aussi vaste que Paris, comprend un personnel de 28 agens dirigés par l’inspecteur-principal et l’inspecteur-principal-adjoint. Toujours marchant, allant par rues, faubourgs, quais, places et boulevards, ils veillent incessamment sur la santé des Parisiens, qui ne s’en doutent guère. Les altérations que les débitans font subir aux objets destinés à la subsistance sont sans nombre. En les réunissant, on pourrait faire un gros livre plein de révélations curieuses qui prouvent de la part des marchands plus d’imagination que de probité. L’amour d’un bénéfice anormal, d’un gain illicite, développe en eux des ressources qu’il est difficile de soupçonner. Les avertissemens, les reproches, les procès-verbaux, les condamnations, les amendes, l’emprisonnement même, sont impuissans à ramener ces incorrigibles fraudeurs à la sincérité. Les inspecteurs ambulans ne s’épargnent pas, et ils visitent en moyenne 8,000 établissemens chaque mois, les saisies varient de 300 à 600 selon les saisons ; pendant l’été, les substances alimentaires se détériorent bien plus rapidement qu’en hiver, aussi les destructions de denrées sont-elles fréquentes en juillet, août et septembre. Chaque mois, un rapport détaillé est adressé à la préfecture de police, relatant la quantité et l’espèce des saisies. Les marchands de comestibles, les fruitiers, les épiciers en détail, sont le plus ordinairement frappés et dans une notable proportion. Ainsi, pendant le mois d’août 1867, des visites faites dans 6,581 établissemens ont amené 590 saisies qui ont atteint douze espèces d’industries, parmi lesquels il faut compter 55 marchands de comestibles, 138 épiciers détaillans et 251 fruitiers ; les marchands de poisson ne figurent que pour 2 sur ce tableau, et les tables d’hôte pour 7. Le lait est l’objet d’une surveillance toujours active. On a répandu bien des fables sur la façon dont les crémiers sophistiquaient leur marchandise ; on a parlé de plâtre, de cervelle de cheval et de je ne sais quels autres mélanges dignes des sorcières de Macbeth ; tout cela est singulièrement exagéré. En pareille matière, la calomnie dépasse le but, la vérité suffit. Le lait est étendu d’eau dans des proportions considérables après qu’on l’a préalablement écrémé et mêlé à du bicarbonate de soude pour l’empêcher de tourner. Ainsi préparé, il n’offre aucun danger au consommateur, mais il perd une bonne partie de ses qualités nutritives, ce qui ne peut que porter préjudice aux enfans et aux vieillards, dont le lait est l’aliment par excellence. Le lait vendu à Paris contient en moyenne 18 pour 100 d’eau ; le lait tout préparé, j’allais dire tout baptisé, est expédié par les producteurs aux crémiers détaillans, qui ne se font pas faute de le mouiller de nouveau. Non-seulement les débitans sont surveillés, mais dans les gares mêmes des chemins de fer, à l’arrivée des trains qui apportent le lait à Paris, les inspecteurs vont examiner les boites et s’assurer de ce qu’elles contiennent. Les contraventions ne sont pas rares, car les gens de campagne excellent aujourd’hui dans ce genre de commerce dont le puits leur fournit l’élément principal. Ce ne sont pas seulement les petits cultivateurs, les pauvres fermiers, qui allongent le lait ; de gros propriétaires ne reculent pas devant une fraude coupable pour augmenter leurs bénéfices. Il y a peu d’années, un personnage qui avait quelque importance dans son département, convaincu par ses livres mêmes d’altérer d’une façon régulière le lait qu’il dirigeait sur Paris, fut condamné à plusieurs mois de prison et à 20,000 francs d’amende. De tels exemples arrêtent la fraude pendant quelque temps ; mais les mauvais instincts reprennent vite le dessus, et il ne faut point tarder à sévir de nouveau.

Le café torréfié contient en général de l’orge, du maïs, de l’avoine, de la betterave, des carottes, des glands, des marrons et surtout de la chicorée. Pour éviter d’être victimes de ces altérations, bien des personnes achètent leur café en grains verts et le font brûler elles-mêmes. La précaution n’est point mauvaise, mais il ne faut pas oublier que certains épiciers fabriquent des grains de café avec de l’argile plastique qu’on façonne dans la forme voulue à l’aide d’un moule. Cela peut sembler inconcevable au premier coup d’œil, mais il y a des jugemens qui sont de nature à convaincre les plus incrédules. Que dire de ce charcutier qui truffait des pieds de cochon à l’aide de morceaux de mérinos noir, et qui, traduit en police correctionnelle, fut acquitté parce qu’il parvint à prouver que cette étrange denrée n’avait été mise en montre que pour servir d’enseigne ? Il est une substance qui me paraît être plus que toute autre soumise à d’innombrables sophistications, c’est l’huile d’olive. Il est facile de s’assurer du fait en ayant recours aux documens officiels. Les chiffres portent avec eux des renseignemens instructifs. Or les relevés de l’administration de l’octroi prouvent qu’en 1867 il est entré à Paris 9,801 hectolitres d’huile d’olive. La population fixe de Paris étant connue, on peut conclure avec certitude que chaque habitant a été réduit à la portion congrue d’un peu plus d’un demi-litre par an, ce qui est inadmissible. L’huile d’olive nous arrive de Provence, d’Algérie, de Tunis, de Toscane, de Gênes et de Naples. Ce qui en parvient à Paris est insignifiant, ainsi qu’on a pu le reconnaître ; par quel liquide les marchands la remplacent-ils donc ? Par des huiles d’œillette, de navette, de colza, de sésame, d’arachide, de noix, de faîne, par de la graisse de volaille mêlée à du miel, par vingt autres substances dans la composition desquelles il n’entrepas un atome d’olive. En cela, comme en tant d’autres choses, l’important, c’est l’étiquette ; le public s’y laisse prendre, et par paresse autant que par insouciance ne se plaint pas, quoiqu’il ait été bien souvent averti.

Toutes ces manœuvres que la plus active surveillance ne peut parvenir à déjouer retombent sous le coup de la loi du 27 mars 1851 et de l’article 423 du code pénal ; mais, il faut bien le dire, la loi est indulgente, et pour elle la sophistication n’est pas assimilée au vol. C’est cependant l’abus de confiance dans ce qu’il a de plus prémédité et de plus préjudiciable. On atteint, il est vrai, les marchands prévaricateurs en affichant sur leur boutique même le dispositif du jugement qui les condamne ; mais la pancarte infamante est vite arrachée, et ne porte guère atteinte à la considération de gens qui ont rejeté toute pudeur. — Les Turcs, qui parfois ont du bon, procèdent dans des cas analogues d’une façon arbitraire et brutale qu’on n’oserait donner en exemple à un peuple civilisé, mais qui cependant produit d’excellens résultats, Quand un marchand est convaincu de vendre des denrées frelatées ou d’employer de faux poids, on ferme d’abord sa boutique, et contre les auvens on cloue le délinquant par l’oreille. La punition est publique, et tout le jour le coupable, debout sur la pointe des pieds, se haussant et se contournant pour diminuer la souffrance, reste exposé aux quolibets, aux injures et parfois aux projectiles de la foule amassée. Un jour, dans le principal bazar d’une grande ville d’Orient, j’ai vu presque côte à côte quarante-trois marchands fixés par l’oreille à la porte close de leur magasin, pendant qu’un caouas impassible les gardait en fumant sa pipe. Si nos épiciers, nos fruitiers, nos sophistiqueurs de toute nature, éprouvaient une fois ou deux seulement un traitement pareil, il est probable qu’ils hésiteraient à s’y exposer de nouveau.

Les inspecteurs ambulans n’ont pas seulement mission de constater la salubrité des substances offertes au public, ils doivent encore examiner avec soin et faire saisir, s’il y a lieu, les ustensiles employés à la confection et à la conservation des alimens. Aussi visitent-ils les cuisines des restaurans, des traiteurs, des tables d’hôte, des pensions bourgeoises ; tout vaisseau de cuivre où le vert-de-gris apparaît, tout couvert, tout plat en alliage et qui perd son revêtement, sont saisis et renvoyés par eux à l’étamage ou à l’argenture. De même ils interdisent l’usage des instrumens en zinc, des terrines glacées d’un vernis dont un sel de plomb forme la base, ou qui seraient peintes de la couleur verte empruntée à l’arsenic. Il est impossible de pousser plus loin la minutie des précautions, et si le Parisien mange parfois des mets insalubres, si ces derniers n’ont pas été préparés dans des ustensiles irréprochables, ce n’est pas à l’administration qu’il peut s’en prendre, car elle a prévu tout ce qu’on pouvait humainement prévoir et fait tout ce qu’il était possible de faire. L’inspection des poids et mesures fonctionne indépendamment de celle des comestibles. 9 commissaires de police spéciaux chargés de ce service ont, en 1867, rédigé 226 procès-verbaux pour usage de faux poids et redressé administrativement 10,093 contraventions résultant de négligences ou d’irrégularités. Telles sont en somme les diverses et multiples mesures par lesquelles l’autorité municipale assure à Paris une subsistance toujours abondante et incessamment surveillée. Les agens de ces différens services ont, par l’usage, acquis une sorte d’infaillibilité que le marchand est le premier à reconnaître, et il est rare qu’une saisie quelconque amène une contestation. J’ai, cette année, suivi toutes les phases de l’inspection faite à la foire aux jambons. J’ai vu enlever et détruire des quantités de viandes en public, à la face de tous les curieux, qui s’étonnaient en approuvant, et je n’ai pas entendu une récrimination. L’habileté de ces hommes est telle qu’au premier flair ils reconnaissent si les viandes cuites ou fumées appartiennent à un animal mort naturellement de maladie ou tué selon les règles ; avec un sourire forcé, le marchand avoue la fraude essayée, et le corps de délit est jeté dans la manne de la fourrière que les gens du marché appellent le panier à salade, en souvenir de la voiture qui jadis transportait les prisonniers.

Quelque considérables que soient les quantités de subsistances que nous avons énoncées en parlant des différens pavillons des halles, elles sont loin de suffire à l’alimentation de Paris ; la facilité extraordinaire et croissante des communications engage bien des marchands, bien des particuliers même, à se faire adresser des comestibles à domicile. De même que tous les liquides consommés par la grande ville ne passent pas à l’entrepôt général, de même toutes les denrées alimentaires n’ont pas été amenées sur les marchés. Le chiffre que représentent ces arrivages directs est très important, et l’on doit en tenir compte lorsqu’on veut apprécier d’aussi près que possible les diverses ressources dont Paris peut user pour son alimentation. En 1867, Paris a reçu en dehors des marchés 7,031,678 kilogrammes de raisins, 157,124 kilogrammes de truffes ou de denrées truffées, 2,093,985 kilogrammes de volaille et gibier, 64,376 kilogrammes de poisson de mer et d’eau douce, 263,169 kilogrammes d’huîtres, dont 14,307 marinées, 4,677,754 kilogrammes de beurre, 2,589,774 kilogrammes d’œufs, 4,145,706 kilogrammes de fromages secs, 13,341,237 kil. de sel gris et blanc, 9,998,883 kilogrammes de glace à rafraîchir ; à cela, il faut ajouter 124,063 hectolitres d’alcool pur, 56,179 hectolitres de cidre, 39,591 hectolitres de vinaigre, 291,314 hectolitres de bière, dans lesquels on ne doit pas confondre 61,629 hectolitres de bière fabriquée par les brasseries parisiennes. Les denrées alimentaires de toute sorte qui ont acquitté les droits d’octroi aux barrières ont produit la somme de 67,899,238 francs, qui, ajoutée aux 6,850,700 perçus dans les marchés, forment un total de 73,749,938 francs. C’est là ce que la boisson et la nourriture ont rapporté à la ville de Paris pendant le cours de l’année dernière. C’est un budget digne de faire envie à plus d’un petit état. Si les droits d’octroi étaient répartis également sur tous les habitans de Paris, chacun d’eux aurait à payer annuellement 40 fr. 40 c, ce qui serait excessivement lourd pour beaucoup d’artisans et de petits employés.

Au commencement du XIVe siècle, Jean de Jeandun écrivait dans son Traité des louanges de Paris : « Ce qui semble merveilleux, c’est que plus la multitude afflue à Paris, plus on y apporte un nombre exubérant, une exubérance nombreuse de vivres, sans qu’il se produise une augmentation proportionnelle du prix des denrées. » Ce dernier fait n’est plus malheureusement aussi vrai qu’autrefois, et nous en avons eu la preuve indiscutable l’année dernière pendant la durée de l’exposition universelle. À ce moment, les subsistances ont subi une augmentation qui n’a point disparu avec la circonstance toute spéciale qui l’avait fait naître. Sans atteindre encore des proportions inquiétantes, ce renchérissement successif des objets de consommation indispensables a de quoi faire réfléchir, et l’on peut se demander si les difficultés que le plus grand nombre éprouve aujourd’hui à subvenir aux exigences de la vie matérielle ne chasseront pas de Paris une bonne partie de sa population, devenue incapable de se nourrir d’une façon normale et permanente. Cette population si nombreuse, si intéressante à tant d’égards, qui se plaint, non sans raison, que les conditions d’existence aient été trop brusquement modifiées, est-elle bien raisonnable elle-même ? Ménage-t-elle ses ressources de façon à ne pas se trouver prise au dépourvu, et à pouvoir faire face au mouvement ascensionnel et continu que dès à présent il est facile de prévoir ? On en peut douter. Une comparaison montrera d’une manière péremptoire quel genre de consommation particulière elle recherche, et que trop souvent elle sacrifie ses besoins à ses goûts. En opposant les uns aux autres des chiffres déjà cités, on verra qu’il existe à Paris 1,201 boulangers, 1,574 bouchers, 11,346 cabarets, et qu’il faut ajouter à ces derniers 644 liquoristes et 1,631 cafés et brasseries. Il y a là un indice grave qu’il faut méditer avant de se prononcer sur la légitimité des plaintes.

Je ne crois pas qu’il y ait en France un service mieux organisé, plus attentivement surveillé que celui que l’administration appelle l’approvisionnement de Paris. Paris est difficile, accoutumé à tout trouver sous sa main, et on doit savoir satisfaire à ses exigences et même à ses caprices sans trop le lui faire sentir ; il est imprudent et insouciant, on doit veiller sur sa santé sans qu’il s’en aperçoive ; il faut en un mot, et c’est à quoi l’on vise, l’enfermer dans de sages règlemens qui ne gênent point sa liberté d’action, et lui cacher les lisières avec lesquelles on le conduit dans les voies où il trouvera une quantité suffisante de subsistances de bonne qualité. Des yeux habitués à voir vite et bien sont toujours fixés sur ce point. Longtemps avant qu’elles ne se formulent, on a paré aux difficultés qu’on avait déjà prévues. On peut affirmer que toutes les mesures sont prises d’avance pour que la population ne manque jamais de son pain quotidien. C’est plus qu’un devoir pour les gouvernemens, c’est une question de vie ou de mort. Que deviendrait l’état, si la capitale d’un pays aussi fortement centralisé que la France n’avait pas chaque jour abondamment de quoi manger ?


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Alexis Monteil, Histoire des Français des divers états, t. I, p. 31.
  3. Chaque voiture qui vient aux halles pour approvisionner ou désapprovisionner paie un droit de stationnement et de garde qui varie entre 45 et 25 centimes ; les hottes, mannes, paniers et denrées en tas paient 10 centimes. Chaque propriétaire de voiture, de hottes ou de tas doit se munir d’un bulletin délivré par un agent du service des perceptions municipales. En 1867, il a été délivré 3,220,899 bulletins, et les droits de stationnement et de garde ont produit 584,458 francs 50 centimes.