L'Alsace
Le Pays et ses Habitants

I
LE PAYS ET LE GUIDE.
Aimez-vous l’Alsace ? C’est un beau pays, une terre bénie du ciel. Douée d’une nature généreuse, avec ses montagnes fières et riantes, ses coteaux plantés de vignes, sa plaine féconde, elle captive par son charme propre, ainsi que par les merveilles du travail humain, quiconque l’a entrevue une fois. La neige blanchit cinq mois durant les hautes cimes des Vosges, élevées comme un rempart naturel le long de sa nouvelle frontière de France, tandis que du côté allemand sa frontière ancienne, le Rhin a un cours si pressé, si rapide que les navires ne le remontent pas. Les collines, qui enlacent les montagnes boisées de leurs pampres verdoyants, distillent le vin, richesse de ses plus fiers habitants, La plaine unie, étendue entre le grand fleuve et les coteaux, ondule, quand la moisson approche, comme une mer d’épis blonds, sous les caresses de la brise. Villes et vallées y sont si industrieuses qu’elles font vivre deux fois plus de population que ne peuvent en nourrir, sur l’ensemble du territoire, toutes les récoltes d’un sol riche. Telle nous apparaît l’Alsace aujourd’hui, telle elle a été hier. Présenter ce tableau du pays, c’est vous dire son histoire, c’est vous montrer dans sa fortune la source de ses malheurs : un trésor, un joyau convoité, hélas ! et toujours disputé par les nations voisines.
Et si ce pays vous intéresse assez pour désirer le voir et le connaître mieux, voici mes titres pour vous y conduire. Enfant, j’ai appris sur les genoux de ma mère ses traditions et son histoire. Aux jours de ma jeunesse, j’ai scruté sa nature sous ses aspects si variés et par tous les chemins. Arrivé à l’âge d’homme, j’ai repris ces mêmes chemins sous les coups de l’étranger pour disputer son territoire à l’invasion dans une lutte inégale. Puis, la conquête accomplie, malgré notre résistance, malgré tant de larmes et de sang versés, après des déchirements douloureux, j’ai été appelé à soutenir ses droits, à défendre ses libertés et son honneur dans les assemblées du peuple. Tout ce que vous voudrez savoir sur mon Alsace, nous l’apprendrons, certains de trouver toujours des amis prêts à suppléer à mon insuffisance la où je ne serai pas suffisamment renseigné. Partout, d’un bout à l'autre du territoire, nous trouverons aussi des maisons hospitalières pour nous faire bon accueil, au milieu de nos courses à travers un domaine dont nous possédons les cœurs. Ne vous préoccupez donc ni du gîte, ni de la route, ni d’aucun préparatif embarrassant Pour partir, il nous suffit d’avoir le sac au dos, des jambes pour marcher, deux yeux pour voir, un peu de curiosité, une provision de bonne humeur, d’être bien dispos, prêts a tout. Comme prix de sa peine, ou plutôt pour ajouter à son plaisir, votre guide, que voilà, vous demande de lui répéter tout bas, mais souvent, que ce pays que nous allons visiter, vous en garderez bon souvenir, que vous l’aimerez comme il l’aime, d’une affection inaltérable, comme tout le monde doit l’aimer.
II
STATION DE DËPART — À TURCKHEIM.
Naturellement nous commençons nos courses en zigzags en partant de chez moi. Mon chez moi est Turckheim, petite ville assise a l’entrée du val de la Fecht, non loin de Colmar. Voici la maison où je suis né, dans la rue qui passe devant la mairie et l’église. La flèche aiguë du clocher pointe de loin au-dessus des autres constructions, sans pourtant trancher sur le fond de montagnes, à cause de sa couleur terre. Trois grandes et grosses tours carrées, percées de portes, réunies par un mur d’enceinte continu, donnent au plan de la localité une forme triangulaire. Devant la ville, le torrent de la Fecht, encaissé par des enrochements en ligne droite, roule ses flots, violents et tumultueux à certains moments, mais habituellement transparents et paisibles comme un cristal. Immédiatement derrière le mur d’enceinte, des coteaux exposés en plein midi montent revêtus de magnifiques

vignobles, au crus renommés parmi les meilleurs de la contrée. Deux nouveaux ponts en fer donnent accès, par-dessus le torrent, devant la Porte-Basse et la Porte-Haute. Une double allée de platanes et de tilleuls, bien verts et touffus, répand l’ombre et la fraicheur sur le court passage entre le pont inférieur et la massive Porte-Basse, surmontée de son nid de cigognes. Encore debout, quoique mal entretenu, le mur d’enceinte rappelle une ancienne place forte. Sur bien des points ce mur épais est percé de fenêtres, servant aux habitations de l’intérieur appuyées contre ses parois. Sa ceinture devient trop étroite pour une population qui augmente en nombre ou dont le bien-être s’accroît, car toute une rangée de maisons neuves s’élève en dehors, le long du quai de la Fecht. Des établissements industriels, filatures de coton et de papeteries, se groupent à distance sur le cours du canal, qui dérive du torrent, non pas en agglomération compacte, noircie par la fumée et ou l’air manque, mais échelonnés les uns à la suite des autres, en plein soleil, étalant à la lumière leur blanche façade, ou se cachant coquettement derrière des bouquets d’arbres, où le bourdonnement des machines monte au ciel comme un hymne du travail.
La situation de Turckheim ne vous paraît-elle pas tous à fait ravissante ? Un sentiment pieux me dispose à dire de mon lieu natal tout le bien possible. Convenez pourtant que je n’exagère rien en louant le gracieux paysage dont nous subissons le charme. Ne m’en voulez pas de me sentir ému par notre flânerie à travers les vieilles rues de l’endroit, comme sous les ombrages au bord du torrent. Ces lieux réveillent tant de souvenirs, après les absences prolongées au loin ! Que d’heures j’ai passées à rêver, en abandonnant ma ligne au fil de l’eau, en faisant l’école buissonnière sous les grands saules, où le garde champêtre m’a dressé procès-verbal pour quelques osiers dérobés ! Plus tard, quand j’ai voulu regagner le temps perdu pour l’étude, derrière cette fenêtre, là-haut, au second étage de la maison paternelle, bien des fois le veilleur communal, trouvant ma lampe de travail allumée trop avant dans la nuit, est venu me héler depuis la rue pour m’obliger au repos. Ne nous éloignons pas sans jeter un coup d’œil au fond de la grande cour où, pendant mes vacances joyeuses, nous avons fait maint coup espiègle dans l’escalier tournant de la tourelle, à la maison des grands-parents. Maintenant, quand je reviens de loin, plus de grand-père ni de grand’mère. Ils reposent dehors, au cimetière. Frères et sœurs ont quitté aussi le toit de la famille. Les camarades d’enfance manquent la plupart. Quels changements dans le court intervalle de vingt années !
Si le visage des gens que nous rencontrons n’est plus le même, la physionomie du lieu a conservé son ancien caractère. Étreintes par le vieux mur d’enceinte, les maisons et les rues se trouvent un peu à l’étroit. Aussi apercevons-nous peu de cours suffisamment vastes, et encore moins de jardins. Les maisons présentent presque toutes des pignons élevés, en pointe, avec d’énormes toits. Presque toutes ont à l’intérieur, ou sous un hangar, un pressoir en bois massif, un alambic pour distiller l’eau-de-vie, des tas d’échalas, matériel obligé d’une population viticole. Reliant entre elles les trois portes de la ville, les rues principales sont peu larges, pavées de cailloux, en ligne droite ou parallèles au mur d’enceinte. Celle de devant
représente le quartier commerçant et renferme les boutiques. Elle part de la place
il y a une fontaine servant d’abreuvoir public, en face du corps de garde. Soir et matin, les vaches de la localité viennent s’y désaltérer à la file. L’église paroissiale, construite en 1840, est un grand édifice en style dorique, flanqué d’un clocher gothique plus ancien, datant de l’époque de transition.
Au recensement de 1865, Turckheim avait une population de 2 946 habitants, nombre qui s’est réduit à 2 547 au recensement du 1er décembre 1875. Cette diminution provient de l’émigration déterminée par la conquête allemande. Une partie des habitants travaille aux fabriques ; mais la vigne est la principale ressource de la localité. Son magnifique vignoble ne produit pas moins de cinquante mille mesures de vin d’un demi-hectolitres, une année dans l’autre. Il a remporté le premier prix à la dernière exposition agricole de l’Alsace-Lorraine.
Quels rudes travailleurs que ces vignerons ! Ils jouissent d’une aisance bien gagnée, car ils ne s’épargnent aucune peine. Toute la semaine durant, vous les trouvez à leur besogne. Depuis le lever de l’aube jusqu’au coucher du soleil, actifs, infatigables, piochant, plant, taillant, sarclant, arrosant la terre de leurs sueurs, disputant la place au rocher, élevant leurs ceps aussi haut que la rigueur du climat ne les arrête pas et qu’elle permet au raison de mûrir. Tout le coteau qui domine la ville a été gagné ainsi à la culture, jusqu’aux altitudes de 350 à 400 mètres. Le coteau porte le nom d’Eichberg, « montagnes des Chênes », en sorte que l’emplacement de ces vignes était naguère
occupé par une forêt.
III
UNE ANCIENNE VILLE LIBRE IMPÉRIALE.
Turckheim se vante d’avoir été ville libre et impériale avant la conquête française. À ce titre, elle a fait partie de l’Union de la Décapole d’Alsace. Des restes de constructions, des murs, des puits, des briques, des poteries, des armes, des ustensiles, des monnaies romaines et des objets de parure découverte en grande quantité, semblent indiquer l’existence d’une cité plus ancienne, non pas sur l’emplacement de la ville actuelle, mais dans sa proximité immédiate, sur l’autre rive de la Fecht et du canal du Logelbach. Ce qui est certain, c’est que le roi de Lorraine Zventebold donna expressément aux religieux du val Saint-Grégoire, à Munster, le Theuringheim avec ses dépendances en 809. En 1220, le pape Honorius confirme à l’abbaye de Munter tout spécialement, specialiter, les maisons et les propriétés siscs à Turckheim. Ces maisons et ces propriétés constituaient la cour colongère établie dans la localité et qui subsista jusqu’à la grande Révolution. Toutefois les abbés de Munster n’étaient pas précisément seigneurs exclusifs de Turckheim. Dès le XIIIe siècle, avant l’intervention de l’Empire, la juridiction était partagée entre l’abbaye de Munster et la seigneurie de Hoh-Landsburg.
Avec le progrès du temps et le développement de la population, à mesure qu’ils augmentaient en nombre et qu’ils se sentaient plus forts, les habitants de Turckheim prirent des allures plus libres dans leurs rapports avec leurs seigneurs. Des contestations s’élevèrent sur les redevances et sur le droit de juridiction. Une convention intervint en 1308, entre l’abbé et la commune, afin de fixer les droits réciproques des deux parties. En 1342, à la requête des habitants, l’empereur d’Allemagne Henri VII, par un diplôme daté de Pise, érigea son village de Dureinkeim en place forte ou oppidum, promettant qu’après la construction des murs cet oppidum serait élevé au rang de ville libre, avec jouissance des mêmes droits que Colmar.
Cette charte d’affranchissement, en faisant de Turckheim une ville libre et impériale, réservait toutefois les droits des abbés de Munster et autres seigneurs, vel cuique alteri. Par suite de l’acte d’émancipation, l’empereur nomma dans la nouvelle cité un prévôt impérial, à côté des prévôts ou schultheiss de l’abbaye de Munster et de la seigneurie de Hoh-Landsburg. De là aussi trois juridictions répondant aux trois classes de bourgeois dépendant de l’Empire, de la maison d’Autriche et des abbés de Munster.

Devenu ville libre, Turckheim se trouva mêlé à la plupart des guerres pour lesquelles se liguèrent les autres villes impériales d’Alsace, ou auxquelles celles-ci envoyèrent des contingents à titre, de cité de l’union rhénane. La plus rude de ces guerres particulières, fut celle soutenue par Turckheim même contre Joan de Lupfen, seigneur de Hoh-Landsburg.
L’acte constitutif de la ligue des dix villes impériales ou de ou de la Décapole d'Alsace, signé le 23 septembre 1354, sur l'injonction de l'empereur Charles IV, est conservé en original aux archives de Colmar. Plusieurs articles de ce traité rappellent les conventions de la Confédération germanique qui ont passé dans la Constitution actuelle de l'Empire allemand. Ainsi l'article 1er stipule : « Si une des villes a des difficultés avec un seigneur, avec une autre ville, avec des villages ou des particuliers, elle en donnera avis au landvogt ou grand bailli, et, de concert avec lui, elle fixera un jour à la partie adverse pour s'expliquer sur le conflit ; en même temps elle invitera ses confédérés à réunir leurs députés le même jour et au même lieu, pour les faire intervenir aux débats et faire connaître aux adversaires qu'ils font cause commune avec les plaignants. Si la partie assignée refuse de comparaître, les villes viendront en aide aux premiers dans les mesures que le landvogt décidera. » L'article 2 ajoute : « Si dans une des villes un soulèvement réussit à renverser les représentants légitimes de l'Empire ou de la commune, ou à les désarmer et à s'en rendre maître, dès que la nouvelle en parviendra à ses confédérés, ils réuniront toutes leurs forces pour voler au secours de leur allié, et ne se retireront que lorsqu'ils auront rétabli l'ordre, et qu'au jugement du landvogt et des villes le dommage causé aura été réparé. » Article 6 : « Si dans une des villes alliées un bourgeois trame quelque chose contre le magistrat, le conseil de la communauté, on se bornera d'abord à le bannir de la ville et de la banlieue ; mais en même temps la ville lésée convoquera la ligue, au su du landvogt, et les confédérés prononceront contre le coupable telle peine que de raison, et pendant tout le temps qu'elle aura déterminé, aucune des villes ne pourra le recevoir bourgeois ni lui accorder la résidence dans ses murs. Si au contraire on reconnaît que la plainte n'est pas fondée, la ligue veillera à ce qu'il soit rétabli dans ses droits. » Article 7 : « L'alliance doit garantir aux villes en général, comme à chacune en particulier, ainsi qu'à leurs habitants, nobles et roturiers, les droits, franchises et bonnes coutumes dont ils sont en possession ; les confédérés seront tenus d'agir contre ceux qui y porteront atteinte. » Article 8 : « Au nom de l'obéissance qu'ils doivent à l'Empire, tous les habitants des villes alliées sont obligés de prêter serment à la ligue dès qu'ils en auront été requis par le landvogt, par le magistrat ou par le conseil de leurs villes respectives. Si dans le courant du mois ils ne se soumettent pas à cette formalité, ils seront bannis, et chez aucun autre confédéré ils ne pourront être admis au droit de la bourgeoisie, ni prétendre à une assistance quelconque. » Article 9 : « La paix provinciale ressortissant actuellement à l'Empire, l'alliance n'y portera pas atteinte, et la même défense est faite aux quindécemvirs que Charles IV a préposés à la paix publique comme aux seigneurs et aux villes qui en font partie, de ne rien tenter contre les cités de la Décapole relativement à la ligue. » Article 10 : « Sous la réserve des droits de la juridiction et de la souveraineté de l’Empire, le traité sera valable pour toute la durée de la vie de l’empereur Charles IV et pendant un an après sa mort. Toutefois l’empereur aura, en tout temps, le droit de rompre l’alliance, aussi bien que la paix provinciale. »

Les villes alliées de la Décapole étaient : Colmar, Schlestad, Obernai, Rosheim, Mulhouse, Kaysersberg, Turckheim, Munster, Wissembourg et Haguenau. En jurant leur alliance conformément à la volonté impériale, les signataires ajoutèrent encore cet article final : « Si l’une des villes devait refuser son adhésion, elle ne pourra réclamer le bénéfice de l’assistance commune ; mais son abstention ne suspendra pas les effets du traité pour les autres villes confédérées. » C’est en vertu de cet acte que le landvogt convoqua les contingents de la Décapole pour prêter main-forte à Turckheim contre les vexations de Jean de Lupfen. Après l’annexion de l’Alsace à la France, le roi Louis XIV institua, à la place des anciens schultheiss de l’Empire, un prévôt royal. Le dernier titulaire de cette fonction était Pierre Brobeck, le père de ma grand’mère maternelle. Excusez ces détails un peu trop étendus d'histoire locale. Si je vous retiens plus longtemps à Turckheim, c'est qu'ici votre guide a son foyer natal et que l'Alsace est devenue française par suite de la victoire remportée à Turckheim par Turenne sur les Allemands le 6 janvier 1675.
IV
MUNSTER, AU VAL DE SAINT-GRÉGOIRE.
Le chemin de fer doit nous conduire à Munster. En traversant la rue qui aboutit à la place du Marché, près de la grande porte, nous risquons d'être arrêtés par des gamins, réclamant à un cortège de noce le droit de passage. Allons, nous ne sommes pas de la noce. Vite en wagon, pour ne pas retenir le train impatient et pressé. Pressé, le train de Colmar à Munster, que nous prenons à la station de Turckheim, ne l'est pas trop au gré de certains voyageurs. Plus impatients, ces voyageurs trouvent bien lente la marche de la locomotive, qui emploie soixante-dix minutes pour un trajet de 17 kilomètres. La lenteur du train et ses arrêts répétés nous permettent de mieux voir les paysages de la vallée. Quelle succession de sites riants ! Quelle verdure ! Chaque station vous engage à descendre.
En attendant la percée des Vosges, le chemin de fer s'arrête à la station de Munster, établie dès l'origine en prévision de cette traversée. Devant la gare s'ouvrent les avenues d'un joli square ombreux, avec les vertes pelouses du nouvel hôtel construit par la bourgeoisie de céans pour les visiteurs de la vallée. Le bâtiment des écoles primaires, un des plus beaux édifices du genre, dans un pays où l'instruction a été en honneur avant le régime de l'obligation, s'élève avec sa grille derrière les massifs d'arbres du square. Un peu plus loin, vient la Laube, ancienne halle aux blés convertie en remise pour les pompes à incendie. Puis le somptueux local de l'école réale, construit en fourche et bordé d'une grille le long de la route, comme les écoles primaires. Plus bas est le temple protestant de construction récente, en style roman pur, surmonté d'un clocher carré, avec des tourelles rondes plus petites sur les flancs et un porche largement ouvert, au-dessus d'un grand escalier à plusieurs gradins, le tout en pierres rouges voyantes. La place du Marché, devant l'escalier du temple, présente une fontaine au milieu d'une bordure d'ormes. L'hôtel de ville ou maison commune, caractérisé par son énorme pignon où l'on remarque l'ancienne aigle à deux têtes des empereurs d'Allemagne, masquée naguère par l'aigle napoléonienne, mais revenue au jour par le hasard des événements, au-dessus d'une rangée de douze fenêtres étroites, serrées les unes contre les autres au premier étage, donne sur la place, vis-à-vis de l'ancien couvent des Bénédictins transformé en fabrique. L'église catholique, d'abord commune aux deux cultes, mais sans style, dresse sa flèche élancée un peu plus loin, à l'entrée basse de la ville. Autrefois, Munster, comme Turckheim, ville libre et impériale, après avoir été d'abord vassale du couvent, avait un mur d'enceinte, maintenant démoli, par suite de l'extension des manufactures cotonnières. Celles-ci ont poussé un peu partout, en ville même et hors des murs, dans le bas et dans le haut, à droite et à gauche. Plusieurs bras de la Fecht, convertis en canaux usiniers, traversent les pâtés de vieilles maisons, à côté des rues étroites. Un peu en dehors, entre la ville et une grande filature de coton dont les murs jaunes fixent le regard, se trouvent les villas des familles industrielles au mileu de parcs touffus.

À première vue, vous apercevez peu de traces de l'ancien mur d'enceinte, dans la ville en voie de faire peau neuve. De toutes parts, des démolitions, côte à côte avec des constructions nouvelles. Élevé en 1308, le mur d’enceinte était double et en forme de losange, entouré de fossés, flanqué de tours, pourvu de deux grandes portes, dans le haut et dans le bas, protégé du côté de la plainte par la jonction des deux principales branches de la Fecht, sorties de la grande et de la petite vallée.

Déjà, avant que ces murs fussent démolis, vers 1673, la ville avait
deux faubourgs, où luthériens et catholiques se cantonnèrent à l’écart les uns des
autres. Cette séparation des habitants des deux confessions a cessé avec les discussions
religieuses, sous l’effet de la tolérance due aux progrès de l’esprit moderne.
La maison commune, au grand pignon, date de 1550, d’une époque agitée, où les
bourgeois, en quête d’émancipation, avaient souvent maille à partir avec le monastère,
auquel Munster doit d’ailleurs son origine et son nom. Ce qui reste encore intact
des bâtiments du monastère se réduit à peu de chose. Tout à été remanié au

de jardins. Il se composait d’un rez-de-chaussée très élevé, surmonté d’un entresol et d’un étage supérieur s’appuyant intérieurement sur une rangée d’arcades en pierres de taille, avec de vastes caves voûtées dans le dessous. Lorsque ces bâtiments furent vendus, en 1793, comme biens nationaux, les nouveaux propriétaires s’y installèrent chacun à sa convenance, sans se préoccuper de conserver les arrangements primitifs. Maintenant, une partie des locaux est occupée par des logements d’ouvriers. Les bureaux commerciaux de la maison Hartmann sont installés dans les appartements des abbés. Dans l’ancien réfectoire des moines, où l’on voit encore une tribune ornée de boiseries sculptées, se trouve une salle de danse et de spectacle. Autre temps, autre destinations.
Munster est devenu une petite cité éminemment industrielle, occupée surtout du travail du coton, filature, tissage, blanchiment, d’ailleurs prospère et qui fait des progrès continus. Sa transformation actuelle tient, comme sa croissance, au développement de ses fabriques. Directement ou indirectement, la population urbaine, à peu près tout entière, vit de l’industrie cotonnière, au même titre que les gens de la montagne subsistent par l’exploitation des forêts ou par l’élève du bétail. Si la ville s’embellit et grandit par des constructions nouvelles, si les rue s’élargissent et prennent plus d’air, si les habitants augmentent en nombre en même temps que leur bien-être s’accroît, la cause en est uniquement à cette industrie et à l’intelligence de ses promoteurs. Dire l’histoire de ceux-ci, c’est raconter l’histoire moderne de la ville. En 1790, un maître teinturier de Colmar, André Hartmann, acquit à Munster un petit atelier d’impression sur toile. Il donna un grand essor à la production des indiennes et des perses, ainsi que des étoffes pour meubles. Ses fils Jacques, Frédéric et Henri ajoutèrent aux ateliers d’impression des filatures et des tissages successivement agrandis, afin de fabriquer eux-mêmes les toiles de coton à imprimer, au lieu de les acheter au dehors. Depuis 1857 les ateliers d’impression sont fermés. Mais la famille Hartmann, arrivée à la quatrième génération, n’en tient pas moins le premier rang dans l’industrie de la vallée. Elle exploite le blanchiment, outre 1 500 métiers à tisser et 62 000 broches de filature, occupant ensemble plus de 2 000 ouvriers, qui fournissent pour 15 millions de francs de marchandises. Au commencement de ce siècle, lors des débuts de l’industrie cotonnière, à l’époque où furent démolies les portes de la ville, en 1802, afin de rompre sa ceinture de venue trop étroite, Munster comptait seulement 2 500 habitants, contre 5 130 au dernier recensement du
1er décembre 1880. V
LE SCHLOSSWALD ET LUTTENBACH.
Allons au Schlosswald, avant de nous enfoncer plus loin dans la vallée. Le parc du Schlosswald doit son nom au château de Schwarzenburg, dont les ruines se dissimulent sous ses ombrages. Plusieurs chemins y mènent, comme pour aller à Rome. Aucun ne vaut, pour le charme du coup d’œil, celui par Eschbach, au détour duquel Munster apparaît sous son aspect le plus gracieux, dans une échappée, dérobant ses cheminées d’usines derrière les clochers, avec les blanches fermes de Hohroth sur la montagne en face. Ravissant paysage, n’est-ce pas ? dans ce coin de terre où l’œil ne rencontre que des sites aimables. Dans le vallon d’Eschbach aucune usine n’a pris place. Nul bruit ne trouble le calme des journées d’été, où tous les bras valides du village sont occupés au travail des champs. Les maisons se tiennent sur les pentes abruptes de la montagne, entourées de jardins potagers et de champs de pommes de terre, avec de petits murs en pierres sèches pour retenir la terre végétale. Sur les versants à l’est du Solberg, qui plongent avec leurs ravins cachés sous de jeunes taillis, se montre le hameau d’Erschlitt, annexe où demeurent quelques familles welches, parlant le patois roman, au milieu de populations de langue allemande.
Les pentes du Schlosswald, parfaitement boisées jusqu’au sommet, s’élèvent en avant d’Eschbach, à côté des sapinières du Geisberg, formant une sorte de contrefort. Un réseau de sentiers et de chemins enlace les flancs arrondis dudit contrefort de bas en haut. Par-ci par-là, des terrasses en balcons, avec leurs corbeilles de fleurs, à découvert ou ombragées, ménagent des échappées de vue tour à tour sur le débouché et les branches supérieures du val de la Fecht. Sans vous enfoncer au loin dans les profondeurs sauvages et reculées, vous avez déjà des massifs de hêtres et de sapins noirs, dont les troncs élancés et les couronnes touffues figurent comme la voûte d’un temple. Leur épais feuillage intercepte en partie les rayons solaires : il produit une sorte de crépuscule qui rappelle le demi-jour de nos cathédrales gothiques. Le château de Schwarzenburg, ruiné depuis longtemps, jonche de ses débris le granit en place mis à nu. Qu’en reste-t-il encore ? un mur percé d’une porte basse cintrée, les bases de deux tours rondes, un tronçon de tour tombé comme un anneau géant sur le sol sans se briser.
Au point culminant de ce parc montagneux, une sorte de rond-point, garni de fauteuils rustiques, domine toute la vallée antérieure avec un panorama splendide. Une matinée suffit pour monter encore au Galgenberg et pousser jusqu’à Luttenbach en remontant la grande vallée. Le Galgenberg donne une vue étendue sur l’entrée de la grande vallée et sur la ville. Celle-ci est à ses pieds, comme au bas d’une tribune aérienne. Autrefois ces versants étaient revêtus de chênes séculaires. Quoi, les anciens prétendent à Munster que des chênes du Galgenberg datant des rois mérovingiens étaient encore debout au commencement de ce siècle ! Ils ont été coupés et vendus afin de payer les contributions de guerre lors de l’invasion des armées alliées en 1815. De même que les grands arbres, a disparu la potence plantée sur ces hauts lieux lors de la substitution dans la vieille cité impériale du supplice de la pendaison à la peine du glaive et du bûcher. Un procès-verbal rédigé le 20 juin 1660 constate que la potence du Galgenberg a été élevée ce jour-là en présence des deux prévôts de la ville, des conseillers, du greffier et de trente bourgeois en armes avec la bannière en tête. Le premier clou fut enfoncé solennellement par Thiébaut Herzog, au nom du prévôt en fonction, les autres par des ouvriers charpentiers. Fiat justitia, pereat mundus, dit le pasteur Scheurer, témoin de cette cérémonie.
VI
PROMENADE DANS LA GRANDE VALLÉE DE LA FECHT.
Après le Schlosswald et Luttenbach, voici Metzeral. Là, tout en soupant avec gaieté au Soleil d’Or, j’examine le local et ses clients. Les clients paraissent nombreux, car nous sommes au dimanche soir. Dans la vaste salle du rez-de-chaussée, les bourgeois de Metzeral, gens à leur aise, viennent entendre ce qu’il y a de nouveau, assis autour des tables rustiques en bois, près d’une bouteille de rouge, du vin de Turckheim, je crois. Cela fait du bien, allez, un bon verre, le dimanche soir, après une semaine d’énergique travail. Pourtant, tandis que les vieux restent en bas, les jeunes gens préfères se donner une partie de billard, au premier, avec de la bière. Au rez-de-chaussée, les murs sont garnis d’un lambrissage massif, bruni par le temps ; le plafond a des poutres noircies par la fumée des lampes et du tabac. Au-dessus d’une petite armoire, où aboutit un tuyau de fontaine, dont vous entendez ruisseler l’eau toujours fraîche, vous voyez une pièce de calligraphie encadrée sous verre. C’est une composition de Steiner, l’ancien fermier anabaptiste de Lauchen, gentiment exécutée, avec cette conclusion ironique :
termes, cela signifie qu’on ne trouve pas à boire à crédit au Soleil d’Or : avertissement très moral, à mon avis. Outre la salle de billard au premier étage et la salle au vin de rez-de-chaussée, la maison offre aux amateurs une salle de danse spéciale et un quillier, car chacun doit s’amuser à sa façon. Point de jour de fête où la musique des ménétriers locaux ne convie la jeunesse à la valse. Et quand il n’y a pas fête au village, il y a fête à la montagne tout l’été durant. Jeunes gars et fillettes montent lestement au haut du Kahlenwassen pour y exercer leurs jambes sur le plancher du chaume. Les cavaliers manquent-ils, les jeunes filles ne se font pas scrupule de valser entre elles. Pour monter là-haut pour le pur amour de la danse, il faut du goût, de bons jarrets surtout. Qui n’a pas cela à vingt ans ? Allons, allons, point de critique.

Tous les gens de l’auberge dorment encore à notre lever, de grand matin.
Quatre heures sonnent et le jour entre par ma fenêtre. En un instant je suis au
bas de l’escalier. Doucement, sans bruit, je tourne la clef de la porte. Temps splendide !
Quelle sensation de calme donne ce spectacle du matin ! Vous n’entendez
que le bruissement des fontaines. Pourtant, malgré le silence des rues, beaucoup
de monde est déjà au travail à Metzeral, ceux-ci soignant le bétail, ceux-là dans
les prés. En face du Soleil d’Or, qui occupe à peu près le centre du village, s’élève
la principale maison d’école, joli bâtiment orné d’un clocheton. Outre cette école, la commune en a quatre autres, dont deux à l’annexe de Mittlah. Les maisons
sont propres, les rues aussi. Peu de toits de chaumes ; sur les façades exposées aux
pluies dominantes, des revêtements en bardeaux, peints de blanc, autour des fenêtres
qui reluisent. L’ensemble de l’agglomération forme un village coquet, animé par
le passage de la Fecht, aux eaux grossies par la jonction des affluents supérieurs.
Quand on vient de Mulbach par l’Ackerfeld, le torrent bouillonne sous les berges
d’un ravin escarpé, à côté de la route. Sur ses bords, les maisons se pressent
appuyées aux angles de grands blocs erratiques, déposés par un ancien glacier. À
la sortie du village vers la montagne, une partie des constructions remonte le long
de l’affluent venu de Mittlah, une autre partie le long de l’affluent de Sondernach.
De ce côté se trouve une filature de coton. Tout autour, une quantité d’arbres à
fruits dans les champs : des pommiers, des pruniers, de grands noyers bien verts,
qui ombragent la route et donnent à la campagne environnante l’aspect d’un
verger. Outre le blé et les pommes de terre, les habitants cultivent le chanvre
pour la toile de ménage. Chaque ménage tient à avoir son potager pour les légumes.
Suivant le chemin de Sondernach, nous montons derrière la romantique chappelle de l’Emm, à travers les champs et les prés qui recouvrent les premières pentes du contrefort, entre les deux vallées de Mittlah et de Sondernach. L’Emm tire son nom d’Emma, la fille de Charlemagne, le grand empereur, fiancée du preux Roland. Pendant les nuits sereines, me suis-je laissé dire, la blonde Emma descend sur la lisière du bois auprès de la chapelle en soupirant des stances amoureuses, attendant l’ombre de Roland, le héros de Roncevaux, qui vient la rejoindre au clair de lune, montrant les reflets de son armure entre les sapins. Des noyers, des cerisiers garnissent prés et champs étagés en gradins, où le regard plonge, chemin faisant, sur le village de Sondernach, visible sous les arbres, allongé dans le sens de la vallée, coupé en deux parties, dont l’une remonte vers le Kahlenwassen par le Landersbach, l’autre vers le Lauchen par le Querben. Depuis le contrefort qui sépare le Mittlah de la Fecht de Sondernach, le regarde embrasse toute la vallée moyenne, jusqu’à Munster. Pour jouir de la vue de la plus étendue, il faut s’élever jusqu’à la cime de l’Anlass, à travers la futaie de sapins. Une clairière s’ouvre là-haut, dégagée par une coupe récente. Au moment de l’atteindre, j’entends la cloche des fabriques d’en bas qui appelle les ouvriers au travail. Il peut être cinq heures et quart. Dans les pâturages élevés, la trompe de vachers résonne aussi par intervalles du côté du Hohneck.
Seul dans ma course matinale, je m’assieds sur une souche de la clairière. Cette cime forme une arête allongée, raide, étroite, avec d’énormes rochers de
granit brisés : admirable belvédère, un de nos plus beaux paysages des Vosges,
compensant largement la peine de l’ascension ! Sous le ciel bleu et sous les tièdes effluves qui passent sur la montagne comme des caresses du soleil, on s’abandonne au plaisir de voir, de contempler, rêvant un peu, les yeux grands ouverts. Que l’air est doux, limpide, transparent ! Quel parfum exhalent les fleurs ! Autour de moi je compte cent plantes diverses épanouies, à corolle rouge, rose, violette, blanche où jaune, de toutes les couleurs et de toutes les nuances. Il y a des orchis, des graminées, des oxalis, des pâquerettes, des pensées alpines, des fourrés de framboisiers et de sorbiers, aussi de vilaines orties qui piquent et puent. La digitale pourprée, les touffes, de fougère dominent. Je regarde dans un sorbier un couple d’oiseaux apprendre à sa jeune couvée l’essai de ses ailes, le premier vol. Puis, pendant que je croque dans mon album le profil du Hohneck, un chevreuil au pelage roux se joue avec une parfaite quiétude au milieu des sapineaux, dont les jeunes pousses tendres l’allèchent. Un second chevreuil remue dans les buissons, humant la brise. Tout à coup les gracieuses bêtes tournent la tête de mon côté. Elles ont aperçu un hôte étranger. Et les voilà parties, détalant à fond de train à travers la nuit verte des bois. En un instant elles ont disparu, je les entends qui s’appellent sur le versant rapide du Mittlah.
VII
BUCHERONS ET SCHLITTEURS DES VOSGES.
Une excursion à Metzeral serait incomplète sans une visite aux schlitteurs et aux bûcherons du Herrenberg. Le chemin le plus direct pour le Herrenberg passe à Mittlah, en traversant à Metzeral le groupe de maisons qui fait face à l’auberge du Soleil d’Or. Il longe la base des pentes de l’Anlass dont nous sommes descendus ce matin.
Mittlah est une annexe dépendante de la commune de Metzeral, avec une population presque exclusivement catholique, tandis que les habitants de Metzeral sont luthériens. Les maisons du hameau se disséminent dans les deux vallées latérales du Kolben et du Herrenberg.
Véritable allée suspendue, accolée comme un balcon contre la paroi abrupte de la montagne, le chemin de schlitte par où nous allons voir à l’œuvre les forestiers de Mittlah s’enfonce sous la voûte feuillue des hêtres à travers laquelle la lumière se tamise. Par-ci, par-là, des éclaircies avec des échappées de vue sur la vallée, où les faneuses alertes retournent et mettent en meules le foin fraîchement coupé, pendant que les faucheurs aiguisent et régalisent leurs faux ébréchées.

Les petits coups secs de marteau frappés à intervalles réguliers sur les faux sont répétés
par l’écho. Par places, où les sapins noirs font suite aux hêtres, la forêt devient
plus sombre, plus profonde. Marchant toujours, nous élevant plus haut, bien longtemps,
nous trouvons dans les profondeurs d’une futaie de grands sapins, aux
troncs pareils à des fûts de colonne, une coupe nouvelle, près d’une des sources de
la Fecht. Quantité de grands arbres gisent à terre, les uns encore entiers et ébranchés
à peine, les autres sciés en morceaux longs d’un mètre et prêts à être débités
en bûches. Au milieu de cet abatis, une cabane s’adosse contre un escarpement
rocheux. C’est une construction très simple dans son exécution et par son plan.
Des troncs de sapin et des écorces ramassées à l’entour composent tous les matériaux
du rustique édifice. Les troncs placés les uns à côté des autres forment tout
à la fois le pignon et les parois latérales, tandis que quelques branches soutenues par des poutres dessinent un angle en formant le toit. Au lieu de tuiles, ce toit est
recouvert d’écorces. Pour faire la cuisine à l’intérieur, il y a un foyer ménagé dans
l’un des coins contre le rocher. Un trou dans le toit livre passage à la fumée
bleuâtre et aux vapeurs que nous voyons trembloter au-dessus. Une planche retient
les cendres du foyer. Une autre planche encore sert de cadre au lit. Quel lit ! sans
matelas, ni oreiller, ni couverture, ni édredon, ni draps. Dans les cabanes de
bûcherons on se couche sur de simples ramilles de sapins entassées derrière la
planche que nous avons indiquée. On y dort dans ses vêtements, comme les animaux
dans leur fourrure.
Ces huttes, de la simplicité la plus primitive, sont remplacées sur certains points par des baraques quadrilatérales faites avec des arbres en billes couchées les unes sur les autres, avec des buches de chauffage et des planches. Alors la construction exige plus d’art, mais elle reste si basse qu’un homme de grande taille ne peut s’y tenir debout. Des encadrements de planches dessinent autour de la pièce une sorte de divan rustique. Voulez-vous entrer par la porte, vous êtes obligé de vous plier en deux. Au milieu se trouve le foyer en pierres sur lequel se place le chaudron ou la poêle, et dont la fumée s’échappe par une sorte de cheminée, où des bûches entremêlées ferment le passage à la pluie et au vent. L’emploi du poêle en fonte en place du foyer primitif est rare. Ordinairement les bûcherons préfèrent un feu libre dont la flamme danse gaiement à leur vue, dont les reflets empourprent les parois de la baraque pendant les veillées. De tous les coins se dégage une odeur de résine qui remplit l’intérieur.
Quand le jour baisse, quand la voix lointaine du torrent gronde seule dans les profondeurs, ou mêle sa voix monotone au murmure des rameaux, l’ouvrier forestier rentre au gite pour préparer le repas du soir : préparatifs aussi simples que le menu accoutumé, composé de pommes de terre rôties sous la cendre ou cuites dans l’eau, sans beurre. Pour varier, il y a la soupe avec un peu de lard, du pain noir, et avec les pommes de terre un peu de fromage, mais point de lait. La boisson habituelle est l’eau pure de source ; quelquefois de l’eau-de-vie, ce méchant schnapps prussien tiré des pommes de terre ou de blé distillé, car le vin coûte trop cher aux forestiers pour en boire pendant la semaine. Avec cela point de table à mettre ni à défaire, car chacun mange sur ses genoux. Après souper on allume sa bonne pipe. On cause un petit peu. Puis vient le sommeil, appelé par la fatigue, sur la couche de ramilles. Au lever du jour, avant l’apparition du soleil, dès que l’aube blanchit, le travail reprend, dur, âpre, excessif, le même un jour comme l’autre, toute la semaine durant. L’ouvrier forestier ne rentre à la maison et ne reste dans sa famille que le dimanche, à moins d’un temps trop mauvais, du samedi soir au lundi matin. Si vous le rencontrez le lundi matin dans les sentiers de la montagne, vous le voyez retourner à la coupe vêtu de sa blouse ou d’une veste en grosse toile, portant sur le dos un sac de provisions. Autrefois, lors de mes explorations géologiques, j’ai connu tous ces vigoureux travailleurs. Quelques gorgées de kirsch offertes ici ou là, ont établi entre nous une amitié durable.

Dans certains cantons de nos Vosges, l’abatage des bois, les coupes se font de préférence en hiver ; dans d’autres, les forestiers sont occupés en toute saison. Aussitôt l’arpentage et la délimitation d’une coupe terminés, le travail est mis en adjudication. Des compagnies d’ouvriers soumissionnent l’entreprise. Celle qui montre le moins d’exigences ou qui accepte le prix le plus bas l’emporte. Parmi les associés de la compagnie adjudicataire, les uns se chargent d’abattre les arbres et de façonner les bois : ce sont les bûcherons. Les autres effectuent les transports dans les vallons inférieurs, sur les chantiers de vente accessibles aux voitures ce sont les schlitteurs, au nom dérivé de schlitter, « transporter sur des schlittes ou traîneaux ». Tandis que l’abatage des arbres peut commencer sans opération préliminaire, il faut pour le schlittage commencer par l’établissement de la voie de transport, du chemin de schlitte. Avant la création des belles routes forestières d’exploitation qui pénètrent maintenant de tous côtés dans les montagnes, la construction des chemins de schlitte exigeait un énorme labeur. Aujourd’hui ces voies particulières ne dépassent guère plus d’une ou deux lieues de longueur. Nous en avons parcouru beaucoup pendant nos courses. Rappelez-vous la régularité de leur pente, assurée par de nombreux lacets, d’autant plus pressés, plus nombreux que le versant est plus abrupt. Il importe au schlitteur d’avoir un chemin avec une inclinaison suffisante pour le dispenser de tirer, pas trop rapide pour accélérer outre mesure le mouvement de la charge. Nécessairement la voie doit s’adapter à la configuration du terrain, en variant ses dispositions suivant que la pente augmente ou diminue. Quelles lignes sinueuses elle décrit ! Elle glisse autour de la montagne, passe d’un contrefort à l’autre, revient sur elle-même, longe les vallées, s’accroche aux parois de rochers trop escarpés, s’appuie sur des murs de soutènement quand le sol lui manque, s’élance par-dessus les torrents en bonds audacieux pour s’enfoncer ensuite dans l’obscurité des bois et aboutir sur le chantier de vente établi au seuil de charmantes prairies. Formé de traverses régulièrement espacées, contre des piquets, ou fixées sur deux lignes de troncs d’arbres couchés à terre, le chemin de schlitte a l’apparence d’une échelle sans fin tant que l’appareil repose sur le sol, sa construction est assez simple. Quand le terrain subit des dépressions, elle se complique pour se maintenir de niveau au moyen de pièces en bois placées en travers pour les déclivités peu fortes, et avec des piles de bois ou des madriers placés debout, formant des ponts et des viaducs, quand une gorge étroite ou un courant d’eau barre brusquement le passage. Par places, les viaducs et les ponts construits ainsi sont à double étage. Alors les bûches empilées, les solives tantôt droites, tantôt inclinées et arc-boutées l’une contre l’autre, supportent un premier rang de troncs d’arbres, au-dessus desquels la voie se soutient à l’aide de chevrons comme une échelle suspendue, mais horizontale. En Lorraine, ces voies de transport s’appellent des raftons, au lieu de chemins de schlitte ou schlittwege, dans le dialecte alsacien.
Le schlitteur, l’homme qui conduit la schlitte, le traîneau, fabrique lui-même son véhicule, ainsi que le chemin. Comment s’effectue cet autre travail ? Destiné à transporter de lourdes charges, devant être remonté au haut de la montagne par son conducteur pour chaque nouvelle course, le traîneau doit réunir la légèreté à la solidité. Aussi l’ouvrier choisit d’un œil attentif le bois à employer. Habituellement il se sert de frêne et d’érable. Le frêne forme la charpente du véhicule, l’érable les brancards. Sous les jambages inférieurs s’attachent des sortes de semelles, également de bois, taillées en bandes minces, susceptibles d’être renouvelées quand le frottement les a usées, car, malgré la précaution de graisser le bas des semelles après chaque voyage, celles-ci s’usent vite, comme brûlées par la rapidité du mouvement et sous le poids de la charge. Écoutez les trains de schlitte passer à la descente ! Six, huit, dix traîneaux et plus se suivent à la file, chacun avec son propre conducteur sur le devant, les bras aux brancards. Un fort grincement les annonce au loin par ses notes stridentes.

Une fois lancée sur la voie, la masse en mouvement tend naturellement à accélérer sa marche. Une sorte de lutte
s’engage, dans ce cas, entre la charge qui descend et l’homme qui la dirige. Malheur
au schlitteur si son genou fléchit, si son soulier glisse sur une traverse, s’il ne réussit plus à modérer la course du traîneau ! En moins de temps que je n’en mets
à vous le dire, le pauvre conducteur est renversé, son corps et ses membres sont
broyés sous le poids de son chargement croulant. Quelques jours plus tard, une
croix de bois, où viennent prier de pauvres enfants en larmes, marque au bord du
chemin le lieu de l’accident. La statistique enregistre une victime de plus. Puis
des violettes et des campanules bleues fleurissent sur cette place, sous la croix,
qui reste pour les passants un signe de malheur.
Comme les hommes occupés au schlittage d’une manière continue ont le teint pâle ! Leur maigreur maladive rappelle la physionomie de certains ouvriers de fabrique ou des artisans à demi asphyxiés des villes, non celle de vigoureux montagnards vivant au grand air. Les efforts excessifs et la contention musculaire exigés par ce travail altèrent leur constitution, sans un régime suffisamment réparateur. À cause de la longueur du trajet, et pour ne pas trop multiplier les courses, ils chargent le plus possible leur traîneau. Si la charge se compose de bois de chauffage en bûches, ils enlèvent du coup jusqu’à une ou deux cordes, soit six stères, la provision d’un ménage pour tout un hiver. Si ce sont des troncs pour bois de construction, long de dix à douze mètres, il faut pour les mouvoir deux traîneaux, chacun gouverné par un homme. Il faut aussi deux hommes pour conduire les chargements simples au passage des viaducs ou des ponts. L’un des conducteurs se place entre les brancards pour diriger le véhicule ; l’autre en bas pour le maintenir au moyen d’une corde. Lorsque les madriers employés dans la construction des ponts ne sont pas assez forts, ils craquent et fléchissent sous le poids, de manière à donner le frisson. À la remonte, qui tient lieu de récréation, les schlitteurs prennent le traîneau sur les épaules, allument une pipe, regagnent les hauteurs à pas lents pour chercher un nouveau chargement. Rude labeur, n’est-ce pas ? Et pour quel salaire ! C’est se tuer de fatigue pour ne pas mourir de faim.
Toutes les températures ni toutes les saisons ne conviennent pas également pour le schlittage. Une grande chaleur dispose les traîneaux à prendre feu, car les semelles se charbonnent et se griment sous le frottement. La pluie, au contraire, expose le schlitteur à glisser en précipitant sa marche sur les traverses mouillées. Après une averse ou une pluie continue, le transport doit s’arrêter. Survient-il une ondée pendant la descente, il vaut mieux abandonner les brancards par un saut brusque de côté, quitte à laisser le traîneau faire la culbute un peu tôt, un peu tard. Quand tous les produits d’une coupe sont descendus : troncs, bûches, fagots, souches, écorces, le chemin de schlitte devient inutile et sera abandonné pendant dix à quinze ans. Dix à quinze ans d’abandon ! Mais dans cet intervalle les matériaux de la schlitte ou du rafton pourront pourrir. Aussi les schlitteurs s’empressent ordinairement de démolir la voie à la fin de leur tâche, commençant par en haut pour conduire sur le chantier de vente les bûches et les troncs qui composent les montants et les traverses à mesure de leur enlèvement. Emblème des dominations politiques, le chemin de schlitte aide et facilite pendant la dernière phase de son existence l’œuvre de ses démolisseurs.
Ordinairement le dépôt de bois provenant d’une coupe se trouve sur un chantier, dans une prairie, à la partie supérieure des vallées, où vient aboutir un chemin ou une route carrossable, sur le bord d’un torrent ou d’un ruisseau, comme nous l’avons vu en montant au Herrenberg à la maison forestière de Kiwi. Autrefois, avant l’avènement des chemins de fer, qui s’avancent de plus en plus dans le haut des vallées, avant la construction des nouvelles routes forestières qui franchissent les montagnes, le transport des schlitteurs se continuait par le flottage. On jetait dans le courant bûches et troncs, à charge pour les torrents et les rivières, ces chemins qui marchent, de mener le tout où l’on voulait, jusqu’à Strasbourg et à Colmar.
VIII
EXPLOITATION DES FORÊTS. — ESPÈCES D’ARBRES CULTIVÉES.
Abattre et détruire ! oh ! la vilaine tâche ! Je ne vois jamais une coupe de forêt sans un sentiment de regret, surtout quand les arbres sont forts et vigoureux. Passe encore pour les chétifs taillis exploités à titre de propriétés privées, comme un champ de seigle. Ceux-là, ni la nature ni le paysage ne perdent rien à les voir enlever. Mais les vieilles futaies qui ont mis des siècles à grandir, dont la fière, couronne se dresse en face du ciel comme un témoignage de la puissance créatrice ; ces bois majestueux dont la hache n’a jamais troublé le silence ni éclairci les sombres voûtes, n’est-ce pas une profanation que de les toucher ? Temples austères, élevés par le souffle de Dieu, consacrés par le culte de nos ancêtres, nos profondes forêts vosgiennes, dans le calme solennel de leurs massifs impénétrables à la lumière d’en haut, impriment au visiteur une sensation de religieux respect, plus intense, plus vif que ne le font tous les édifices voués au culte divin par la main des hommes. Quiconque, sort des forêts reculées du Kolben, du Rothried, du Lauchen, du Hohwald et du Donon, doit comprendre le pieux frisson d’Ibycus à l’entrée du bosquet de Poséidon, chanté par les poètes grecs, car la nuit vous enveloppe presque, après avoir pénétré dans l’épais massif aux troncs plusieurs fois séculaires, d’une hauteur telle que le regard ne l’atteint pas, d’une taille que trois hommes ne peuvent embrasser. Pas un rayon de soleil ne passe à travers les dômes épais d’aiguilles touffues. C’est à peine si quelques rares gouttes y descendent. Un calme solennel vous entoure, interrompu seulement par le bruissement des cimes invisibles. Celui qui, en présence de pareils aspects, n’éprouve pas un sentiment de piété, celui-là est le jouet d’une légèreté incorrigible et ne possède pas une étincelle du feu divin de la poésie.
Et quand les grands sapins étagés dans les profondeurs des vallées viennent à escalader les pentes en s’éclaircissant davantage, leur position élevée semble accroître leur taille. Ils montent superbes dans l’azur du ciel ou dans l’air chargé de brouillards. Beaucoup se tiennent audacieusement sur les rochers, où la subsistance semble devoir leur manquer. Étreignant leur base avec force contre leurs vigoureuses racines, ils bravent les tempêtes et la foudre. Aujourd’hui les beaux arbres de nos forêts sont en train de partir par les nouvelles routes qui ne connaissent plus d’obstacle. Quelques générations encore, et, si l’État n’intervient pas en conservateur, les sujets de fortes dimensions n’existeront plus que dans nos souvenirs.
Sous le régime français, les coupes se faisaient, dans les forêts de l’État, par les adjudicataires du bois. L’administration allemande se charge actuellement elle-même de l’abatage pour vendre les bois débités en bûches, en grumes ou en troncs entiers, suivant les besoins du commerce. Entre les deux systèmes, le second paraît présenter le plus d’avantage, sinon pour le profit immédiat, du¸ moins pour le repeuplement et la conservation des forêts. L’administration forestière construit même des scieries pour la confection des planches. Situées dans des endroits pittoresques, ces scieries que nous rencontrons dans toutes nos courses de montagnes ne manquent pas de charme avec leurs cheminées fumantes a au milieu de la verdure. Elles se tiennent naturellement au bord d’un torrent ou d’un ruisseau, sur les points où la chute est suffisante et au milieu des bois qui doivent les alimenter. Presque jamais la scierie ne chôme, ni les jours de fête ni la nuit. Son bruit monotone se mêle au grave murmure du flot sauvage. Quand vous descendez la nuit, par le chemin de la vallée, la lampe du scieur, allumée dès qué l’ombre enveloppe les montagnes, projette ses lueurs et brille à travers les rameaux comme une étoile propice.
Quelques chiffres touchant la statistique des forêts de l’Alsace-Lorraine seraient ici à leur place. Sur une superficie totale de 1 450 810 hectares, notre pays présente 446 270 hectares de forêts, soit 30 pour 100 de sol boisé sur l’ensemble du
territoire et 29 ares par tête d’habitant. Sur cette étendue de 446 270 hectares de
indivis entre l’État et les communes, 197 554 hectares aux communes, 2 306 à des institutions privées, et 95 273 hectares aux particuliers. Ensemble les forêts placées sous la surveillance de l’État livrent annuellement 1 463 166 mètres cubes de bois, soit en moyenne 4,18 mètres cubes par hectare. Le revenu brut annuel des forêts domaniales s’élève à 60 francs, le revenu net à 33 fr. 50 par hectare. Au point de vue de la répartition des essences, nous avons en Alsace-Lorraine 34 pour 100 de sapins, 33 de hêtres, 19 de pins, 11 de chênes, le restant d’autres bois feuillus : le sapin prédomine dans les Hautes-Vosges, le hêtre dans les Basses-Vosges.
Comme le plus haut sommet des Vosges, le Grand-Ballon, ne dépasse pas 1 426 mètres d’altitude, les influences climatologiques permettent la culture du bois sur toute l’étendue de cette chaîne de montagnes, depuis le fond des vallées jusqu’aux dernières cimes. Autrefois toute la surface de nos montagnes était boisée, car on rencontre partout au milieu des pâturages, maintenant dénudés, des souches de sapins et de hêtres indiquant par leurs dimensions des arbres de la plus belle venue. Pourquoi ces arbres ont-ils disparu sur les hautes cimes ? les habitudes et les mœurs de nos campagnards l’expliquent suffisamment. Les bois des cimes gazonnées ont été détruits en vue des pâturages. Une fois détruits, le froid, les vents, la neige entravent leur relèvement ou leur reproduction. Tandis que les forestiers proclament les avantages du reboisement, la population pastorale des vallées s’efforce d’augmenter l’étendue des pâturages ou s’obstine à maintenir opiniâtrement à l’état de pâture les terrains dégarnis de bois. En outre, sur bien des points, les plantations nouvelles ont été détruites sans pitié, avec force protestations adressées aux préfets, chaque fois que le zèle des forestiers empiétait, sur les pâturages. Puis la dent du bétail avide rétrécit le domaine boisé dans tous les cantons où se relâche la surveillance.
Malgré cela, notre domaine forestier des Vosges reste encore beau dans son ensemble. Si nous considérons la végétation de nos montagnes, nous voyons immédiatement au-dessus des vignobles, et jusqu’au fond des vallées sur les versants moins chauds, le châtaignier et le chêne, tous deux exploités en taillis. Le châtaignier est une essence estimée, très utile sous tous les rapports.
Après la zone du châtaignier et du chêne vient celle du sapin, l’essence dominante dans les Hautes-Vosges et la richesse de nos montagnes. Exclu de la plaine comme arbre forestier, le sapin commun, Abies pectinata ou Pinus abies, dépasse souvent une taille de quarante mètres. C’est à ses sombres massifs que la Forêt-Noire
doit son nom caractéristique. Difficile à élever sur les points où le climat et
sans peine partout où il prend pied spontanément sans le concours de l’homme. Cette facilité de reproduction est frappante dans les Vosges. Souvent le sapin, au lieu de former à lui seul de vastes massifs, se mêle à des bois feuillus tels que le frêne, l’érable, le hêtre. Le hêtre, Fagus sylvatica, se multiplie d’autant plus que le sol s’élève davantage et gagne en altitude, dominant surtout dans le massif des Basses-Vosges. Non seulement il accompagne le sapin jusque dans ses dernières stations, mais il monte plus haut pour couronner les sommets les plus élevés, tout au moins sous forme de buissons. Dans nos montagnes d’Alsace, comme dans la Forêt-Noire, l’habitat du hêtre dépasse la zone du sapin, tandis que sur les autres montagnes de l’Europe les conifères atteignent une altitude supérieure à celle des bois feuillus. Dans la plaine nous ne le possédons en massifs considérables que dans la partie nord de la forêt de Haguenau, entre Hatten, Niederrodern et Koenigsbruck.
À côté du sapin vient aussi l’épicéa, Pinus picea, qui ne lui cède que peu pour la taille et pour la beauté, mais dont le bois se prête à des emplois plus rémunérateurs. Cette espèce, partout où nous la rencontrons dans les Vosges, y a été introduite par la main de l’homme. Le pin ordinaire, Pinus sylvestris, semble aussi avoir été introduit dans nos montagnes artificiellement, comme l’épicéa. Il ne se propage que par exception sur les bons sols du grès vosgien, et ne couvre de grandes surfaces que dans la forêt de Haguenau, en plaine. En se mêlant au sapin, il acquiert pourtant une certaine beauté. Ses massifs sont particulièrement remarquables dans le district de Wasselonne, où ils excitent l’admiration de tous les visiteurs. Le plus souvent il se confine sur les sols maigres et revêt les pentes les plus exposées à l’ardeur du soleil.
Dans différents cantons on a introduit avec succès le mélèze des Alpes, Pinus larix. Établissant une sorte de transition des arbres à aiguilles aux bois feuillus, le mélèze ne semble pourtant pas disposé à se propager dans les Vosges, malgré quelques essais d’acclimatation bien réussis. Cela n’est pas un mal pour nos forêts, parce que le mélèze ne présente pas les avantages du sapin et que son tronc résiste mal aux vents violents. Quant aux chênes de haute futaie, Quercus pedunculata, assez répandus à la base des montagnes et dans le bas des vallées, ils en
forment pas dans cette région des massifs aussi importants qu’en plaine. IX
L’AGRICULTURE PASTORALE ET LES HAUTS PÂTURAGES.

Malgré la richesse de leurs forêts, les habitants du Val de Munster vivaient surtout d’agriculture pastorale et de leurs alpages, avant l’introduction de l’industrie cotonnière. Dans le dialecte local, les hauts pâturages s’appellent Wassen, chaumes dans les parties françaises, en opposition au nom de Krieter, qui sert à désigner les terrains communaux de la montagne cultivés de seigle ou de pommes de terre. Les pâtres ou marcaires y montent avec leurs vaches et leurs ustensiles à fromage vers la Saint-Urbain, le 25 mai, rarement plus tôt.
Ce départ pour le pâturage, effectué au tintement des clochettes que les vaches portent au cou, offre un réjouissant spectacle. Comme elles sont contentes de sortir, ces bêtes ! Comme les échos des vertes sapinières retentissent de leurs appels ! Elles s’élèvent à pas mesurés dans les sentiers de la montagne, joyeuses de humer l’air pur et de brouter les plantes aromatiques. À la suite du troupeau marche le marcaire avec son garçon. Tous deux portent sur le dos des seaux à lait blancs et larges, proprets, reluisants. Eux aussi ils saluent de leurs chants, mêlés aux mugissements du bétail, les sites connus des pâturages ensoleillés, où quatre mois durant ils vont demeurer loin du village. Une charrette, attelée d’un âne, a conduit la veille au chalet de la fromagerie les gros ustensiles pour l’installation de la saison. On ne compte pas moins de deux cents de ces chalets à fromage sur les hauts pâturages des Vosges. Dans l’intérieur, la première pièce sert à la fois de cuisine, de fromagerie et d’habitation, où reluisent au regard les ustensiles de traite, lavés plusieurs fois par jour. À côté de la fromagerie s’ouvre ordinairement une chambrette, basse aussi, éclairée faiblement, renfermant un lit en forme d’armoire pratiquée dans le mur. Une table en bois, un banc, un sorte d’étagère pour les ustensiles de cuisine les plus indispensables, composent tout l’ameublement. L’étable se trouve sous le même toit que la fromagerie ou à part, suivant l’importance de l’exploitation et le nombre des vaches. Nécessairement les chalets s’adossent contre des versants abrités ou dans les creux que les forts vents ne battent pas trop et où le bétail se retire à l’approche des orages.
Marcaire signifie un homme qui tient des vaches dans les pâturages élevés de la montagne pour la fabrication du fromage. Le mot est une corruption de l’allemand Melker, trayeur ; le verbe melken se traduit en bon français par traire. En fait de costume, ils portent un pantalon et une veste en toile de chanvre, une calotte de cuir ronde et de sabots. Vêtus légèrement, ils sont endurcis et résistent à toutes les intempéries. Leur aide ou garçon, le Kaesbub, descend chaque jour au village pour y porter avec un âne les fromages faits la veille. Dans les grandes exploitations on garde les fromages au chalet, dans une cave spéciale. Alors les vaches entretenues n’appartiennent pas toutes au marcaire exploitant. La plupart sont louées pour la durée de la saison à un prix proportionné à leur lait. Une bête rapporte, pendant la saison de l’alpage, en moyenne un loyer égal à la valeur d’un quintal de fromage. La production des alpages vosgiens s’élève, une année dans l’autre, peut-être à deux cent mille quintaux. À elle seule, la vallée de Munster a livré au commerce cent soixante-dix mille kilogrammes de fromage, au prix de 56 à 70 francs le quintal de cent livres, sans compter les fromages fabriqués dans les ménages qui n’en font pas de leur industrie spéciale. On distingue le produit
en fromages gras et en fromages maigres.
Dans le canton de Lapoutroie, huit cent quarante et un ménages s’occupent actuellement aussi de l’industrie du fromage. Au seul village du Bonhomme, deux cent cinquante familles font du fromage à vendre, et deux cent une à la Baroche. Sauf une marcairie de plus grande importance sur le territoire de la Baroche, qui fabrique des fromages gras pareils à ceux du Munster, les produits de ce canton sont généralement maigres, tirés du lait écrémé. La Baroche livre au commerce
cent cinquante mille kilogrammes de ces petits fromages maigres, au prix de Page:Grad - L'Alsace, le pays et ses habitants - 1909.pdf/43 Page:Grad - L'Alsace, le pays et ses habitants - 1909.pdf/44 Page:Grad - L'Alsace, le pays et ses habitants - 1909.pdf/45

Parmi les monuments de l’art, la cathédrale de Strasbourg restera toujours comme une gloire du moyen âge. À côté d’elle, sur d’autres points du territoire, se sont élevées les belles églises de Thann et de Haslach. L’invention de l’imprimerie, réalisée sur notre sol, se place parmi les plus belles conquêtes de la civilisation dans tous les temps. À Schlestadt, l’école des humanistes du XVe siècle développe de grandes intelligences avant la fondation de notre universités modernes. Dans le domaine de la poésie nous entendons le Minnesänger Godefroy de Strasbourg chanter les tristesses de Tristan et d’Yseult. Dans les fastes de l’Église nous voyons des saints nombreux laisser des souvenirs bienfaisants. Que ne pouvons-nous rappeler tous les grands noms dont s’honore notre patrie et dont la trace lumineuse brille à côté des célébrités sorties des guerres et des batailles. Ces noms vivent dans la mémoire du peuple et ils lui apprennent à aimer avec une fidélité et un dévouement croissants notre chère Alsace, de plus en plus adorée de ses enfants. En esquissant ici ce tableau du pays, que nous venons de parcourir d’une extrémité à l’autre, nous avons voulu faire chérir davantage la terre natale par ceux qui la connaissent déjà et apprendre à la connaître mieux à ceux qui l’affectionnent.