L’Anarchie, son but, ses moyens/13

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L'ANARCHIE, SON BUT, SES MOYENS
CHAPITRE XIII

Agir et discuter


Chapitre XIII - Agir et discuter


Mais ce n'est pas sur cette seule question que s'est donné carrière la manie de discutailler. A chaque fois qu'il s'agit de passer de la théorie au fait, il y a des gens qui éprouvent le besoin du «distinguo». Cela est très utile lorsque ça éclaire l'action, mais nuisible lorsque ça l'entrave.

Où c'est dangereux surtout, c'est lorsque nous traversons des périodes d'avachissement général comme est notre époque, où la plupart des gens n'éprouvent même pas le besoin de se remuer, où les dénis de justice les plus criants, les laissent froids, où les faits de corruption les plus probants, les empiétements du pouvoir sur l'autonomie individuelle, vont se développant sans cesse, sans qu'ils cherchent même, à s'en défendre.

Et, quelle que soit l'énergie d'un parti, il n'est pas sans subir l'influence de cette atmosphère de veulerie dans laquelle il est forcé d'évoluer.

Sous l'influence de l'évolution des idées qui demandent à s'épanouir en faits, nombre d'anarchistes voudraient agir, mais, subissant l'apathie générale ; minés aussi par cette propagande dont je parlais dans le chapitre précédent, qui leur dit «que le but de l'individu étant de jouir, il faut que chacun, même dans la société actuelle, cherche à jouir par toutes ses facultés, par tous ses pores ; que le sacrifice n'est qu'un leurre, et qu'il n'y a que lorsque chacun voudra avoir sa part de jouissance que s'opérera la transformation sociale», ils ne savent plus où se tourner.

Présenté d'une certaine façon, cela a un air de logique qui peut tromper ; d'autant plus à la portée des gens, qu'il est préférable de jouir qu'à faire des sacrifices.

Mais, malheureusement, nous sommes en la société bourgeoise qui, elle, si elle prêche aux individus des théories de renoncement, de charité, d'abnégation individuelle, en faveur du bien général, n'est basée que dur l'individualisme le plus égoïste, le plus étroit, le plus féroce, mettant chaque être en lutte, directe ou indirecte, avec ses voisins, ne réservant ses jouissances qu'à celui qui sera le plus fourbe, le plus violent, le plus rapace.

C'est la théorie, par excellence, de jouir en tout, partout et quand même, dépouillée de ses hypocrisies. De sorte qu'il n'y avait nul besoin de se mettre en peine de la réinventer, puisqu'elle est en pleine floraison en l'état social que nous voulons détruire.

C'est elle qui est arrivée à produire ces pseudo-anarchistes qui ne craignent pas, à de certains moments, de se mettre à la solde de politiciens quelconques pour une besogne déterminée, prétextant qu'ils ne font que servir l'idée, tandis que, en fait, l'idée ne sert qu'à masquer ce que celle de vulgaires malandrins à la disposition des plus offrants ; ce qui n'a rien à voir avec l'anarchie.

La recherche de son propre bonheur est la fin de chaque être. C'est une vérité incontestable. Mais par la fait que l'état social a été si faussement constitué, il arrive que l'individu ne peut jouir pleinement, qu'au détriment de plusieurs autres, et que pour celui qui en a conscience, sa jouissance s'en trouve gâtée, il n'a plus, alors, qu'un objectif ; sortir de cette mauvaise organisation.

Il lui faut alors lutter, et la lutte ne va pas sans sacrifices.

Voilà comment, lorsqu'on ne tient pas compte des contingences, on peut aboutir à un axiome faux, tout en partant d'un fait vrai.

Nous avons le droit de développer notre être, de satisfaire tous nos besoins ; ce droit nous l'apportons en naissant, avec les forces virtuelles qui, en se développant, nous permettront de l'établir en fait. Si la société était organisée d'une façon rationnelle, équitable, nous y aurions toute latitude d'exercer ce droit sans léser personne.

Mais, puisqu'elle est anormalement constituée, nous ne pouvons exercer notre droit qu'en en opprimant d'autres, il s'agit de savoir si nous prétendons l'exercer en toute sa rigueur, ou acquérir la possibilité de l'exercer avec justice ?

C'est ce qui fait toute la différence entre ceux qui acceptent la société telle qu'elle est, et ceux qui veulent la transformer pour retrouver les conditions normales d'existence.

Si, en dépit de tout, on veut jouir quand même, si l'on prétend ne vouloir se plier à aucun sacrifice, cela est bon ; chacun est maître de choisir la voie personnel ; mais il y a, alors, hypocrisie de vouloir décorer cette manière d'agir des apparences de revendications sociales.

C'est la théorie bourgeoise ; que ceux qui veulent la pratiquer, restent avec les bourgeois.

Mais si on veut conquérir le droit de disposer de soi-même, la possibilité d'élargir ses facultés, sans léser personne, il nous la faut briser ; ce qui ne se fait pas en jouissant, mais en luttant, souffrant, en s'imposant les sacrifices qu'exigent les circonstances, les alternatives de la lutte. Nous sommes loin, alors, du droit de jouir en tout et partout.

Il y a aussi le découragement de ceux qui, arrivés tout enthousiastes à l'anarchie, s'imaginaient la voir se réaliser immédiatement, et qui, déçus dans leurs espérances, l'illusion tombée, sont effrayés de la route à parcourir, de la longue période d'évolution à suivre.

Il y a, d'autre part, une occasion d'agir, ne veulent pas s'y même sous prétexte que cela ne cadre pas avec l'intégralité de notre programme.

Il est hors de doute que les anarchistes, en leurs actes doivent toujours être guidés par leurs principes, et toujours cela a été ma façon de voir ; mais il ne faudrait pas oublier non plus qu'il n'y a que les abstractions qui soient absolues ; que, tout en ayant placé notre idéal en une société meilleure, nous vivons dans la société actuelle à notre corps défendant, le plus souvent forcés quand même de tenir compte des relativités que nous crée le fait de vivre dans un état social qui n'est pas le nôtre.

L'absolu n'existant pas, nous sommes bien forcés de nous contenter d' «à peu près». Il ne s'agit plus que de savoir jusqu'où ils continuent d'être une manifestation de notre idéal ; quand ils deviennent un renoncement ou une lâcheté.

Ici manque le critère. Ici le point de démarcation reste soumis à l'arbitraire de chacun. Les uns testant en deçà, les autres allant au delà. Le mal ne sera pas grand, tant que l'on gardera, comme point de repère l'idéal complet. Tant que la conception anarchiste, nettement définie, restera toujours présente à nos yeux, pour nous servir de point de comparaison, nous indiquant lorsque nous nous éloignons trop de sa réalisation.

Oui, il faut, avant tout, éviter de se jeter à l'aveuglette en les manifestations de la lutte quotidienne pour s'y noyer dans les détails. Il ne faut pas, sous prétexte de «côté pratique» à cultiver, laisser l'idéal de côté pour s'enliser dans le mouvement de réformes.

Il en est des manifestations de la lutte quotidienne, comme des terrains marécageux où il ne faut poser le pied qu'avec précaution ; mais d'où pourtant, si on ne veut y croupir, il faut bien sortir si on s'y est égaré.

En se mêlant à un genre d'activité quelconque, on finit, presque toujours, par le prendre pour but principal de ses efforts, alors, qu'en premier lieu, on ne s'y était mêlé que comme moyen de réaliser plus vite, le but poursuivi, finit par aborder toutes vos facultés, et vous faire prendre pour but le moyen.

Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, mais bien frappant, je citerai le cas des collectivistes qui, autrefois, furent révolutionnaires, et en sont si éloignés aujourd'hui, quoiqu'ils prétendent toujours y être restés.

Je me rappelle à mon début, dans la propagande, il y a bientôt vingt ans, je marchais avec eux.

Leur propagande était absolument révolutionnaire. Ils conspuaient le parlementarisme, affirmant qu'il ne pouvait apporter aucune amélioration au sort des travailleurs. «Que la révolution, seule, pouvait préparer le terrain à la société nouvelle».

Cependant, ils n'allaient pas jusqu'à se déclarer abstentionnistes. Ils se réservaient de prendre part aux élections ; mais il était convenu qu'ils ne se mêleraient jamais aux tripotages législatifs.

Dans le programme qui fut élaboré par Guesde, Deville, Labusquière, Marouck, et quelques autres, lorsque, à quelques camarades, nous organisâmes le groupe d'études des Ve et XIIIe arrondissements, il était stipulé qu'il ne serait présenté aux élections que des candidatures fictives ou inconstitutionnelles, pour donner l'occasion aux révolutionnaires de s'affirmer et de se compter ; mais que le parlementarisme n'étant qu'une façon bourgeoise de tromper le peuple, on n'y enverrait jamais aucun des nôtres.

En acceptant le suffrage universel, même qu'avec la seule intention de se compter, c'était le doigt mis dans l'engrenage, la main ne tarda pas à suivre, puis le bras, et le corps.

Guesde fit un certain voyage à Londres. Parti avec notre programme révolutionnaire, il l'y oublia, rapportant en échange le fameux «programme minimum». Les candidatures fictives étaient écartées pour faire place à de vrais candidats qui, à l'aide de ce nouveau programme devaient faire de l'agitation révolutionnaire (!) dans les réunions électorales d'abord, à la Chambre ensuite, si possible.

Oh ! l'on n'abandonnait pas la révolution comme cela ! En de «vigoureux» considérants, elle était affirmée comme la seule émancipatrice. Le minimum, — tout un salmigondis de réformes radicales, — n'était qu'un cheval de bataille pour pouvoir parler plus facilement aux électeurs.

C'était la théorie.

Mais en pratique, lorsqu'on fut en plein dans la bataille électorale, les candidats et leurs comités n'eurent plus qu'un but ; triompher de l'adversaire, aller trôner au Palais Bourbon. Lorsque le « minimum » fut trouvé trop révolutionnaire, on y fit des retranchements, on y ajouta des réformes plus anodines encore dont l'on s'empressa de vanter les bienfaits émancipateurs. — Les considérants révolutionnaires s'en allèrent à vau-l'eau.

A tout prix, décrocher la timbale électorale, devint le seul objectif. On conclut des alliances avec les candidats plus modérés (de forme), au besoin avec les monarchistes. Aujourd'hui ces pseudo-révolutionnaires ne sont que de vulgaires politiciens.

N'a-t-on pas vu, dans les dernières élections, Deville, pour décrocher quelques voix de plus, renier tout son passé révolutionnaire, mentir et nier toutes ses affirmations antérieures ?

Et toujours, sauf les cas extrêmement rares d'une volonté tenace, il en sera ainsi de tous ceux qui se mêleront sérieusement à quelle que tentative que ce soit.

Le but immédiatement réalisable fera perdre de vue le but plus éloigné, et toujours l'accessoire l'emportera sur le principal.

Cela me rappelle une conversation que j'eus avec Labusquière, quelque temps après l'apparition de L'Égalité(2e série). Ayant leur journal, déjà les chefs collectivistes se désintéressaient de notre groupe des Ve et XIIIe où ils ne manquaient aucune séance auparavant. J'allais chaque semaine, à l'imprimerie de l'Égalité,aider à l'expédition du numéro. Un jour vint Labusquière :

— Eh bien ! me dit-il, quoi de nouveau au groupe des Ve et XIIIe ? — Oh ! pas grand'chose, répondis-je. Nous nous sommes définitivement prononcés pour l'abstention.

— C'est une faute !

— Pourquoi, une faute ? Ne reconnaissez-vous pas vous-mêmes que le parlementarisme ne peut rien produire, que c'est perdre son temps d'y envoyer des députés?

— Oui, mais c'est une faute quand même.

— Alors quoi ? Vous irez dans les réunions électorales. Vous direz aux électeurs que le parlementarisme ne peut rien faire pour leur affranchissement, seulement qu'il y a vingt-cinq francs à toucher à la Chambre, qu'ils aient à faire tous leurs efforts pour vous envoyer les y toucher.

— Mais ce n'est cela que ça veut dire. Hein ?

Labusquière me tourna les talons.

D'autre part, sous prétexte de ne pas nous laisser entraîner loin de notre idéal, il ne faut pas non plus, comme cela est arrivé souventes fois, tomber en l'excès contraire, et nous condamner à l'inaction systématique en nous enfermant dans la tour d'ivoire des principes.

Notre programme doit rester absolument intransigeant ; nous devons écarter tout ce qui, sous prétexte de l'élargir, tendrait à la diminuer. Il doit rester pur de toute compromission, menant la campagne anarchiste, toujours montrant le but à atteindre, sans s'occuper des risettes que lui font les pêcheurs de réformes, se refusant de faire entrer en ses moyens d'action, des modes d'activité qui, temporairement, sembleraient faciliter la besogne pour semer l'idée ; mais sont en contradiction formelle avec le but à réaliser.

L'idéal anarchiste est la boussole qui doit nous servir à nous reconnaître dans les occasions d'agir qui nous sont offertes par les circonstances ; nous indiquer ce qui, sans avoir un rapport direct et absolu avec ce que nous désirons, peut, cependant, marquer une étape pour y arriver, et ce qui, sous des apparences fallacieuses de résultat immédiat, ne pourrait que nous détourner du but poursuivi, de l'idéal à propager.

Ainsi, par exemple, tout ce qui se fait à côté de nous, répond à un besoin quelconque d'une partie des individus. Pourquoi le dédaigner lorsque cela ne répond pas à l'intégralité de notre programme, s'il a cependant des points de contacts ?

Pourquoi ne pas saisir les occasions, que les partisans de ces moyens d'action peuvent nous fournir, pour y aller développer notre idéal ?

Que nous ne fassions pas entrer ces moyens insuffisants dans notre programme, d'accord, mais n'empêche qu'ils peuvent fournir une occasion aux activités individuelles de s'exercer.

Je m'explique :

Prenons, par exemple, les chambres syndicales, telles qu'elles sont constituées. L'esprit qui anime la plupart d'elles, leurs vues étroites de défense de salaires, le désir qui anime la plupart de leurs inspirateurs de les transformer en sociétés coopératives de production, les classe, c'est évident, loin de nos revendications.

Cependant, étant donné que, tant que notre idéal n'est pas réalisé, il est nécessaire aux travailleurs de défendre leurs salaires, les syndicats, il nous le faut bien constater, sont utiles comme moyen de défense contre le patronat.

En attendant la disparition du patronat et de salariat, les travailleurs ont besoin de défendre, et même de faire augmenter leurs salaires, de lutter pour obtenir des conditions meilleures de travail.

Le tort de certains fut de les préconiser comme moyen d'affranchissement, alors que ce n'est qu'un palliatif ; l'erreur de certains anarchistes fut de prôner qu'il fallait se consacrer à leur organisation affirmant que l'on y trouverait les moyens de hâter la révolution.

Pour ma part, dans les syndicats, comme dans les coopératives, je n'y vois que des groupements où les anarchistes peuvent faire de la propagande ; auxquels nous aurions tort d'accorder une trop grande prépondérance, mais dont il nous faut tenir compte, vu qu'ils sont plus près de ceux auxquels nous voulons nous adresser.

C'est comme l'affaire Dreyfus. Voilà, certes quelque chose qui semblait n'avoir rien de commun avec la propagande anarchiste.

Mais lorsqu'il fut démontré que ce bourgeois, cet officier, était victime d'un complot de ses collègues, cela intéressait les anarchistes, puisqu'il y avait une injustice à combattre.

Certains refusèrent d'y participer, sous prétexte que Dreyfus, officier et bourgeois, ne les intéressait pas, d'autres y prirent parti comme de vrais politiciens, pendant que d'autres y intervenaient en essayant d'y donner la note anarchiste.

Quoi qu'il en soit, cette affaire qui semblait n'avoir aucun rapport avec l'idée, nous offrit un champ de propagande incomparable. Nous n'en savons pas encore l'issue [1]. Mais l'armée, la magistrature et le parlement, y ont déjà subi des assauts, et reçu des blessures que ne leur auraient pas portées vingt années de notre propagande.

Mais, me dira-t-on, prendre part d'une façon à ces groupements, n'y pas prendre part de telle autre, tout cela c'est du « distinguo ».

D'accord, mais la façon dont on se mêle à un mouvement, décide le genre d'activité que vous y déploierez, et il n'est pas indifférent de savoir si on doit se mêler à leur organisation pour les faire réussir dans l'ordre d'idées où ils sont, ou bien, si nous devons nous y mêler seulement pour y trouver des adhérents à notre idéal. — J'aurai du reste à y revenir plus loin.

Et puis, est-ce que toute notre existence dans la société actuelle ne se passe pas à «distinguer» entre ce qu'il nous est possible d'accorder avec notre façon de penser, et ce qui ne l'est pas ? et cela, jusqu'à ce que nous soyons arrivé à faire accepter complètement notre façon d'agir.

De toutes parts, depuis longtemps, on reproche aux anarchistes, — et eux-mêmes s'en plaignent — de ne rien faire. D'aucuns les accusent — ou s'accusent — de piétiner sur place.

C'est cette idée de vouloir, à tout prix, «faire quelque chose», qui en a amené certains à faire machine en arrière et trouver des charmes au «Pain gratuit», à la loi de huit heures, à la fondation de coopératives de consommation, et autres balivernes semblables, et, de là, à plonger dans le parlementarisme.

Or, il s'agit de démontrer que, sans revenir aux réformes parlementaires, ce ne sont pas les occasions d'agir qui nous manquent, qu'il ne s'agit que de les saisir lorsqu'elles se présentent.

Mais ce qui aveugle la plupart, c'est que l'on voudrait des résultats immédiats, se réalisant du jour au lendemain, faute de savoir se donner aux besognes de longue haleine.

Quand un anarchiste se met dans un groupe, il voudrait que, le lendemain, ce groupe pense absolument comme lui, ne fasse que des choses absolument anarchistes.

Si c'est une chambre syndicale, qu'elle dédaigne la défense des salaires pour ne viser qu'à la dépossession du patronat ; que les grèves entreprises aient toutes pour but de mettre les ateliers à la disposition des travailleurs ; si c'est une coopérative, qu'elle mette immédiatement ses bénéfices au service de la propagande.

Ce serait le rêve, en effet, mais il faut compter que les idées ne marchent que lentement, qu'il faut du temps et de la patience pour arriver à faire pénétrer les idées dans la tête des gens.

Il nous faut bien persuader d'une chose, c'est que les résultats immédiats, ne sont pas toujours les meilleurs. Il faut nous habituer à saisir l'ensemble des choses pour savoir les ramener à leur propre valeur. Comprendre que rien ne s'acquiert sans efforts, et que lorsqu'il s'agit de la propagande d'une idée, le temps ne compte pas ; que ce n'est pas une raison, parce que la réalisation de cette idée pour être menée à bien, demanderait beaucoup de temps, qu'il faut la dédaigner.

Je suis convaincu, je l'ai déjà dit bien des fois, et ne me lasserai de le répéter : jamais les idées ne se réalisent d'emblée, telles que les conçurent ceux qui s'occupèrent de leur propagande.

Peu les saisissent dans leur ensemble, la masse jamais. Certains en adoptent quelques parties : certains autres sont séduits par un autre côté, d'aucuns y ajoutent, certains y retranchent ; ce n'est que progressivement que l'idée chemine, se dégageant de ses obscurités pour se traduire en fait.

Mais ce qui est encore plus certain pour moi, c'est que, plus large, plus actif, et plus intense aura été le mouvement de propagande autour d'une conception, plus cette conception aura chance de triompher en le conflit d'idées qui nous entraîne.

Tout en étant les hommes de l'idéal, les hommes de demain par la pensée, il nous faut par l'action, démontrer que nous sommes les hommes d'aujourd'hui ; que notre refus de prendre part aux combinaisons mesquines n'est ni de l'inertie, ni de l'impuissance, mais une conception plus large des choses, une lutte de tous les jours.

Il nous faut nous tenir ferme dans l'idéal tel que nous le concevons, tout en sachant profiter des occasions où nous pouvons le développer sans l'amoindrir. Sachons aller à ceux que nous voulons convaincre ; non pour nous étrangler dans l'étroitesse de leurs vues, mais pour les hausser au niveau des nôtres.

Pour cela, il faut une volonté tenace, ne se rebutant jamais d'aucune difficulté. Il faut savoir déployer des efforts suivis pour n'obtenir que des résultats éloignés. Il faut développer constamment de l'initiative.

L'idéal que nous concevons doit susciter les hommes capables de suivre ce programme.


  1. 26 mars 1899.