L’Ancien Régime et la Révolution, de M. Alexis de Tocqueville

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L’ANCIEN RÉGIME
ET
LA RÉVOLUTION
PAR M. ALEXIS DE TOCQUEVILLE.


On croyait la question jugée. Il semblait que l’œuvre de la révolution française était faite et que son procès était gagné. Il n’y a pas dix ans que l’on pensait encore qu’on avait eu d’excellentes raisons pour remplacer tout l’ancien régime par l’état nouveau des sociétés.

Mais les événemens sont venus. Bien des espérances ont été déçues, bien des doctrines démenties. Tous les partis, ayant successivement échoué, ont été condamnés à douter d’eux-mêmes. Les promesses de 1789 ont encore une fois été accusées d’imposture. Des esprits du moins qui se tenaient pour de fermes esprits, plus troublés qu’ils ne l’avouaient, et prenant leur trouble pour sagesse, ont fait un triste retour sur le passé, et se sont demandé si nos pères n’avaient pas eu tort d’autant entreprendre, ayant eu tort d’autant espérer. L’effort en tout cas avait coûté cruellement cher, et il n’avait pas encore été heureux. Les sacrifices succédaient aux sacrifices, les épreuves aux épreuves, et le résultat précaire, incomplet, contesté, n’était point, pour tant de travaux, une juste récompense. Rétrogradant d’époque en époque, rétractant toutes les affirmations successives de l’esprit des temps modernes, des spéculatifs ont rebroussé chemin jusqu’au moyen âge. Des politiques, gens plus sages ou moins absolus, ne sont pas remontés si haut, mais enfin ils ont reposé le problème de 1789. Que faut-il penser de l’ancien régime ? Que faut-il penser de la révolution ? M. de Tocqueville a résolument abordé cette double question. Témoin de la réaction des esprits, mais supérieur aux faiblesses qui l’ont amenée, aux exagérations qu’elle engendre, aux erreurs qu’elle ressuscite, il a pensé cependant qu’elle valait la peine d’être approfondie dans son origine et dans ses motifs, que jamais rien de ce qui touche la destinée d’une société n’était définitivement connu, qu’il y avait toujours à apprendre, en voyant le présent, quelque chose du passé, que les faits accomplis n’étaient pas, après tout, des raisons péremptoires d’affirmer la légitimité ou la nécessité de ce qui s’était tenté, et qu’on pouvait, dans les momens de halte, revenir sur ses pas au moins en regardant la carte, et comparer au point de départ le chemin parcouru, sans aucun parti pris, sans aucun vague désir de retourner en arrière et d’effacer sur le sable la trace de ses pas. Reculer peut être faiblesse, persister entêtement. M. de Tocqueville le sait, et, en commençant un examen redoutable, il s’est préparé à tout. Il professe la maxime courageuse d’Algernon Sidney. « Aucune conséquence ne peut détruire une vérité. » On sait, par des preuves qui ne s’oublient pas, à quel degré il réunit tous les dons de l’observateur des choses humaines. Déjà il a décrit et jugé, en spectateur clairvoyant, impartial et décidé, la démocratie moderne sur la plus vaste scène, et quand il la regardait dans un autre hémisphère, il se la figurait dans celui-ci. Depuis lors, il l’a observée de nouveau sur la terre natale, il l’a vue à l’œuvre, il s’y est mis avec elle, il l’a servie, conseillée, éclairée, combattue. Aux qualités éminentes de l’écrivain politique il a joint l’expérience de l’homme politique, et de même que la spéculation ne l’avait pas égaré, la pratique ne l’a point abattu. Il ne s’est pas mis, comme tant de gens, à remplacer des illusions par des préjugés. S’étant préservé des unes, il n’a pas eu besoin des autres. C’est donc dans la liberté, dans la force, dans la maturité de sa raison, qu’il a entrepris l’examen comparatif de ces deux grands passés de la France, l’ancien régime et la révolution.

Il faut se rappeler l’idée fondamentale de son premier ouvrage. Il y a plus de vingt ans qu’appliquant cette idée à l’Europe, il terminait son livre sur l’Amérique par la conclusion dont voici les termes : « Ceux-là me semblent bien aveugles qui pensent retrouver la monarchie de Henri IV ou de Louis XIV. Quant à moi, lorsque je considère l’état où sont déjà arrivées plusieurs nations européennes et celui où toutes les autres tendent, je me sens porté à croire que bientôt parmi elles il ne se trouvera plus de place que pour la liberté démocratique[1] ou pour la tyrannie des césars. » De cette pensée, conçue dès longtemps, il a pu depuis lors étudier dans les choses le fort et le faible, restreindre la généralité, limiter l’application ou constater la justesse; mais la démocratie n’a pas cessé de lui paraître le fait dominant du monde contemporain, le danger ou l’espérance, la grandeur ou la petitesse des sociétés actuelles dans un prochain avenir. Il a, dans la préface de son nouvel écrit, résumé sous une forme vive et frappante les caractères de ces sociétés, quand le principe démocratique a commencé à s’emparer d’elles. Le tableau est tracé d’une main ferme et sûre, qui n’outre rien, qui ne néglige rien, qui sait unir la précision du dessin à la vérité du coloris. On y voit que le peintre, avec son talent, a conservé son point de vue. Il n’a pas changé de système, de manière ou d’idées. Ni une expérience de vingt ans, ni quatre années d’études et de réflexions consacrées à son ouvrage, n’ont altéré ses convictions. Grâces lui en soient rendues, il croit encore ce qu’il pense.

Il savait bien, en commençant son ouvrage, que les Français avaient fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais. Il ne doutait guère que cet abîme ne fût de ceux qu’on passe sans retour, et qu’il ne fût impossible de relever ce que la révolution avait détruit. Toutefois, en cherchant à redresser et à mesurer par la pensée l’édifice écroulé, il a reconnu, ce qu’il n’avait d’abord que soupçonné, que le changement opéré dans notre société était plus profond qu’il n’avait été subit, que, venant de plus loin, produit par des causes anciennes et permanentes, il tenait moins de la nature d’un fait révolutionnaire que d’un résultat historique, et que la révolution avait plutôt manifesté que transformé la France, trop peu transformé sans doute, car, en faisant tomber en poudre de vieilles institutions qui n’existaient plus que pour l’apparence, elle a mis à l’aise et comme en lumière une nation réelle, que les siècles n’avaient pu façonner pour de nouvelles institutions qu’ils n’avaient point faites, si bien que cette nation a passé tout entière d’un régime à l’autre, moins modifiée dans sa nature que dans sa situation, dans ses mœurs que dans ses lois, dans ses lois que dans son gouvernement, et que, ses habitudes entrant en lutte avec ses idées, elle a conservé ou repris du passé tout ce qui était à elle, tout ce qu’elle avait paru abolir avec ses formes politiques, tout ce qui, plus vivace et plus durable, pouvait à la rigueur s’encadrer dans les formes nouvelles, et devenir, à certains égards, la manière d’être d’une société systématiquement démocratique. Cependant, pour voir clairement combien la France actuelle tient de la vieille France, ou combien elle était autrefois ce qu’elle est aujourd’hui, il faut la regarder en elle-même, et non sous les apparences qu’elle a gardées jusqu’au moment suprême ; il faut arracher le voile qui la couvre dans l’histoire, et montrer au vrai comment la nation civile était constituée, administrée, réglementée, ce qu’elle faisait et ce qu’elle pensait derrière cette décoration un peu théâtrale de l’ancienne monarchie, sorte de monument gothique restauré dans le goût moderne, mais dont la façade seule était debout. C’est en pénétrant avec une curiosité intelligente et minutieuse dans les détails de la vie de l’ancienne France que M. de Tocqueville a su donner de l’intérêt à ses recherches, de l’originalité à ses remarques, de la solidité à ses conclusions.

Et qu’on ne croie pas qu’il soit bien aisé de retrouver avec exactitude les traits oubliés de l’ancien régime. Les livres ne manquent pas où ses mœurs se sont empreintes, où se rencontrent de continuelles allusions aux lois, aux autorités et aux usages qui régnaient encore au XVIIIe siècle. Les archives officielles n’ont point été réduites en cendres. Enfin les hommes de ce temps sont nos pères. Nous avons vécu avec ceux qui avaient vu sur pied le monument dégradé du règne de Louis XIV. Quelques-uns, — ils deviennent bien rares, — sont encore là pour nous initier à leurs souvenirs. Néanmoins personne n’est sans avoir éprouvé quelle peine il aurait à se représenter exactement comment on vivait alors, surtout comment s’expédiaient les moindres affaires, comment allait le train des choses. La vérité en cela est même si difficile à joindre, que, pour qu’elle nous échappe, il suffit des moindres préventions que le présent nous suggère. M. de Tocqueville a suivi dans son travail une habitude qu’il s’est faite, et qui convient aux esprits supérieurs, mais qui peut-être ne convient qu’à eux. Il a écarté tout ce que d’autres avaient trouvé, écrit, pensé. Il a marché droit aux choses mêmes, consultant les pièces et non les livres, s’enquérant des faits et non des réflexions d’autrui. Ce qu’il nous donne est le résultat de l’observation directe. Il a voyagé dans les ruines, il les a vues et dessinées d’après nature. L’ouvrage en est à la fois plus vrai et plus animé. S’il avait plus consulté ses devanciers, il n’aurait pas manqué de rencontrer sur son chemin un livre intéressant, dont le sujet est le même que le sien. Un membre de nos dernières assemblées, non moins recommandable par son caractère que par un esprit ferme et indépendant, M. Raudot, a publié en 1847 un ouvrage intitulé la France avant la Révolution. L’ouvrage est solide, instructif, inspiré visiblement par l’amour du bien public. L’auteur est, autant que M. de Tocqueville peut-être, frappé de l’influence des systèmes modernes d’administration sur le caractère national, et il paraît peu disposé à concilier la centralisation avec la liberté pratique du citoyen. Il en infère assez naturellement que, les institutions fondées par la révolution ayant produit de certains effets, celles que la révolution a détruites devaient produire des effets contraires, et sans déclamations, sans lamentations, tout en qualifiant sévèrement de vieux abus, il est amené à présenter le passé sous un jour assez favorable. Il y voit, ce qui frappe au premier coup d’œil, une grande diversité de pouvoirs, de procédés, de règlemens, des corporations nombreuses et souvent dissidentes, des charges électives, héréditaires, achetées du moins, et par conséquent inamovibles comme la propriété, des privilèges qui s’entrechoquent, des usages qui font loi, des traditions qu’on ménage, partout des formes judiciaires qui naturellement doivent être inflexibles, — enfin le droit sous ses apparences les plus variées et même les plus disparates. Il en conclut qu’avec beaucoup d’incohérences et quelques abus, l’indépendance individuelle et l’indépendance locale devaient trouver plus de garanties dans cet ensemble discordant de forces et de contre-forces que dans l’uniformité symétrique de l’organisation moderne. Plus touché du positif que de l’idéal, du journalier que de l’extraordinaire, de la liberté civile que de la liberté politique, il entreprend sans éclat et presque sans se l’avouer à lui-même une certaine réhabilitation de l’ancien régime. Je crains que M. Raudot n’ait vu l’ancien régime tel qu’il aurait dû être, et tel qu’il aurait été si tout pouvoir fût demeuré dans les mains d’aussi bons citoyens que lui. En pénétrant au fond des choses, au fond des mêmes choses, M. de Tocqueville a dégagé la réalité de l’apparence, et jugeant en dernier ressort, il a rendu une irrévocable sentence de condamnation.

Si l’on veut bien y réfléchir, et quoi qu’on pense d’ailleurs de la révolution, il n’y a pas moyen d’absoudre l’ancien régime. Si la révolution a eu raison, si seulement elle a été nécessaire, l’ancien régime ne méritait plus d’exister. Si au contraire la révolution a été une folie gratuite et criminelle, le gouvernement qui a laissé naître, grandir, éclater, triompher enfin les sentimens et les idées source de cette folie, ne peut mériter l’estime de la politique. Ce n’est pas une preuve de force que d’être tombé si facilement, et plus la nation sera jugée digne de reproches, moins sera louable le gouvernement qui l’avait si mal élevée. Quand les nations ne sont point libres, leur responsabilité diminue et celle de leur gouvernement augmente, et la France ne s’est trouvée en 1789 que telle qu’on l’avait faite. Si, rejetant avec plus de sagesse les jugemens trop absolus, on voit dans la révolution française un mélange de mal et de bien, d’abord un mouvement légitime, de nobles pensées, une ambition généreuse, puis des passions sans frein, le dérèglement, point de respect hormis pour la force, pas d’autres scrupules que ceux qui viennent de la faiblesse, tout ce qu’il y aura de louable dans l’entreprise tournera au discrédit du régime contre lequel elle a été dirigée; tout ce qui aura manqué en vertus publiques à la nation ne sera pas à la louange des institutions et des pouvoirs séculaires à l’ombre desquels elle se sera formée. De quelque manière qu’on se prononce sur le plus grand événement du siècle, ce qui l’a précédé ne pourra donc sortir avec succès de l’épreuve d’un sérieux examen, et quand même la révolution n’aurait pas eu raison, la contre-révolution aura toujours tort.

Ce qu’il y a de grave en cela, c’est qu’on est bientôt forcé de porter un œil sévère sur toute l’histoire de France. L’appréciation du résultat final réagit nécessairement sur les antécédens, et l’on ne peut plus souscrire sans réserve à cet optimisme historique mis en honneur par de grandes autorités. Déjà, dans ce recueil, on a pu lire en ce sens des observations qui ne cadraient pas avec certaines opinions fort accrédités. Lorsque M. Albert de Broglie, M. Quinet et moi, nous avons présenté nos doutes sur l’excellence du système qu’on avait tenté de construire à l’honneur des destinées de la société française, nos doutes ont contristé, je le sais, le grand historien que la France vient de perdre. M. Augustin Thierry n’aurait pu sans regret voir ébranlée la théorie qu’il a si habilement exposée, et qui, sacrifiant résolument l’ordre politique à l’ordre social, trouvait bon que la France eût passé par des siècles de mauvais gouvernement, pourvu qu’elle eût marché sans interruption à la réalisation de l’égalité. J’admirais M. Thierry, et tiens qu’il doit rester au premier rang des écrivains dont notre patrie est fière; mais quelque admiration qu’inspire l’alliance originale d’une érudition exacte et d’une forte imagination, on ne peut altérer la vérité et risquer de tromper son pays par ménagement pour un beau système et par égard pour un grand talent.

Toutes les grandes nations chrétiennes de l’Europe ont été envahies à une certaine époque par des armées et des tribus germaniques. Ces étrangers ne se sont ni retirés après la conquête ni perdus dans le sein des peuples conquis. Leur arrivée, leur présence, leur établissement a été presque en tout pays la dernière révolution ethnographique, la dernière mutation dans les élémens de la composition sociale que chaque peuple ait subie; de là est provenue partout une certaine inégalité fondamentale; de là tout ce qu’il y a eu d’aristocratie durable dans les sociétés du moyen âge. Depuis lors, rien n’est plus venu renforcer dans le sein d’aucun peuple l’élément aristocratique, et tout par conséquent a dû tendre à l’affaiblir. Il est impossible que, toutes choses égales d’ailleurs, le mouvement naturel d’une société en voie de civilisation ne soit pas d’élever, soit par la richesse, soit par les succès du talent, du courage et du travail, quelques-uns de ceux qui appartiennent aux classes secondaires et par conséquent ces classes mêmes, la cause qui les a subordonnées ne se renouvelant pas, et les causes qui les affranchissent ou les réhabilitent ne cessant pas d’agir. Tout ordre social tend de lui-même vers la justice, et la justice met peu à peu les droits que le temps produit au niveau des droits qu’a créés la force. Le cours régulier des choses est donc un certain progrès vers l’égalité en général, et la démocratie, puisqu’on est convenu de se servir de ce mot, est la forme sociale vers laquelle marchent à pas plus ou moins lents, plus ou moins rapides, toutes les sociétés européennes. Mais ces races germaniques, élément exclusif ou principal de l’aristocratie, avaient, outre la puissance que donnent la guerre et la fortune, quelques qualités particulières, quelques dons acquis ou naturels, devenus héréditaires, qui les distinguaient des races indigènes, ou antérieurement renouvelées, placées par la victoire sous leur domination. L’esprit germain est partout reconnaissable, et partout les lois, les mœurs, les langues, toutes les choses sociales portent une empreinte plus ou moins marquée de son influence. Nulle part peut-être, au nord de l’Italie, cette empreinte n’est plus faible qu’en France. Notre nation est la moins germaine des nations germanisées. Par des causes diverses, dont l’action de la civilisation romaine dans les Gaules me paraît la principale, c’est en France que les caractères distinctifs de la race conquérante se sont le plus promptement atténués. La France est par conséquent le pays où l’établissement aristocratique s’est le moins développé, où, dans tous les cas, il a été le plus tôt modifié par d’autres élémens constitutifs de la société, et c’est pour cela, c’est parce que l’aristocratie y a été moins forte qu’elle y est moins supportée. Les mêmes causes qui l’ont rendue faible ou passagère l’ont rendue impopulaire; elle n’a pas pris, pour ainsi dire; elle n’a pas plus réussi à ceux qui en pouvaient profiter qu’auprès de ceux qui en auraient pu souffrir. Le véritable esprit aristocratique n’a jamais dominé, ou n’a dominé que temporairement, dans les rangs des classes privilégiées. On a pu jouir des privilèges, aimer certaines immunités, s’enorgueillir de quelques distinctions, et au besoin combattre pour tout cela; mais représenter la nation d’une manière permanente, la gouverner héréditairement, donner à sa politique un caractère de stabilité et de progrès, vouloir que sa liberté et sa prospérité fussent l’œuvre de ses chefs, se sentir enfin chargés d’elle par un choix de la Providence et responsables de son honneur et de ses destinées, c’est ce que les descendans des anciens Francs ou ceux qui prétendaient l’être n’ont jamais fait; ils n’ont été ni portés par eux-mêmes ni encouragés par autrui à prendre ce rôle de grandeur laborieuse. Voilà bien des siècles que la noblesse française, bien française en cela, a montré plus de prétentions que d’ambition.

Lors donc qu’au début de la période révolutionnaire le terme d’aristocrate est devenu une si dangereuse injure, le sentiment qui l’interprétait ainsi n’était pas seulement odieux, il était absurde. Jamais, depuis bien longtemps du moins, ceux à qui l’on appliquait ce mot n’avaient aspiré à demeurer de père en fils les chefs politiques de la nation. Aristocrate ne signifiait plus que le possesseur ou le partisan de certaines inégalités agréables pour quelques-uns, sans utilité pour personne, de privilèges sans puissance, d’immunités sans obligations, de titres presque uniquement appréciés par la vanité ou l’imagination, de prérogatives d’autant plus choquantes qu’elles étaient moins fondées sur la raison politique. Il fallait reprocher à ceux qu’on dénonçait follement d’avoir eu de l’aristocrate l’apparence et non l’effet, l’accessoire et non le principal, quelque chose de ce qui blesse et bien peu de ce qui sert. C’était un malheureux hasard de la naissance, celui qui n’imposait ou plutôt ne permettait à ses élus d’autres vertus publiques que les vertus militaires dans une nation où elles sont à tout le monde.

Les princes du sang étaient apparemment les modèles et les chefs de la noblesse, et le grand Condé était certainement le chef et le modèle des princes du sang. Il a obtenu et gardé dans la postérité le nom que les hommes ont le moins prodigué. Juger par lui du reste, ce n’est donc déprécier personne. Écartons tout ce qui dépare son caractère. Laissons ses vices s’effacer dans la splendeur de sa renommée. Il avait le génie d’un soldat et une noble passion, une seule peut-être, et qui pouvait tourner au profit de l’état, celle de la gloire des armes; mais au service de quelle cause cette gloire serait gagnée, peu lui importait. Quand la pensée du bien public a-t-elle rempli son âme ou dirigé sa conduite? Je veux qu’il ait convoité le pouvoir, c’est-à-dire l’influence à la cour, la distribution des faveurs et des pensions; mais a-t-on jamais prétendu, insinué seulement qu’il eût l’envie d’être puissant pour réaliser un plan de vaste politique qui fît la France plus grande ou seulement plus heureuse? Était-il obsédé de l’idée d’abaisser la maison d’Autriche, de nous donner une frontière dans les Pays-Bas, de rendre une existence constitutionnelle à la noblesse, de fonder la périodicité des états-généraux, l’uniformité de la législation, un système équitable et universel d’impositions, une institution quelconque en un mot? Il n’y a pas songé un jour du temps qu’il était ambitieux, et quand il cessa de l’être, il fit sa cour. Et pourtant Bossuet dit avec la meilleure foi du monde : « La fausse gloire ne le tentait pas, tout tendait au vrai et au grand. De là vient qu’il mettait sa gloire dans le service du roi et dans le bonheur de l’état. » L’éloquence aussi devrait être représentée un bandeau sur les yeux.

Le siècle de Louis XIV a produit peu de grands seigneurs qui aient vieilli entourés d’autant de considération que le duc de La Rochefoucauld. Je ne prétends nier aucune de ses qualités, et son esprit rare est encore admiré; mais quand, lui aussi, a-t-il pensé au bien public? Il a fait la guerre civile, rien de plus grave assurément; et pourquoi?...

Venons à un plus honnête homme encore, dont l’esprit est plus original et d’une trempe plus forte, le duc de Saint-Simon. On le prétend aristocrate, et c’est comme un des derniers types aristocratiques que le dépeignaient la plupart des jeunes auteurs qui nous ont envoyé son éloge à l’Académie française. Rien de moins exact. Saint-Simon aimait le bien public et il aurait aimé le pouvoir; mais il se méprenait, et il a passé la meilleure partie de sa vie à se passionner comme un sectaire et à se remuer comme un chef de parti, non pour un système politique, mais pour des distinctions de cour. Il s’est débattu pour des titres, pour des préséances, et il a pris l’étiquette pour la constitution de l’état. Cet homme sérieux, énergique, incorruptible, n’a guère vécu que pour des bagatelles.

Est-ce la faute de Condé, de La Rochefoucauld, de Saint-Simon? Non, c’est la faute des événemens et des institutions; c’est la faute du milieu où le sort les avait placés. L’histoire de France tout entière nous montre les degrés par lesquels cette brillante et généreuse élite est descendue jusqu’aux petits appartemens de Louis XV en passant par Fontenoy.

Quant à cette multitude qualifiée qui s’appelait aussi la noblesse, comment exiger d’une classe qu’on évalue à cent dix mille personnes d’illustrer ses privilèges, de justifier des exemptions et des titres qui ne peuvent être légitimes que comme accompagnement d’une magistrature politique? Sieyès trouve faible ce nombre de cent dix mille, parce qu’il lui convient de tout réduire à une question de statistique; mais c’est un chiffre énorme, au contraire. Le moyen de faire d’une telle masse une aristocratie? Le moyen dans un pays riche et prospère de ne pas compter par cent autres mille et plus encore ses égaux en éducation, en fortune, en influence, tous gens conséquemment qui ne pouvaient ni l’aimer ni la craindre? Je ne saurais en ce moment donner des nombres exacts; mais j’affirmerais que la noblesse anglaise est deux cents fois moins nombreuse. Et comment son privilège est-il compris? Un jeune officier, dont la famille s’était enrichie dans les affaires de l’Inde au point de donner son nom au plus beau diamant de l’Europe, se trouva être un orateur éloquent. Par là il devint ministre, et il se trouva un homme d’état. Alors il entra dans la noblesse par la puissance et la renommée, et il mourut avec le titre de comte de Chatham. Son fils cadet n’avait point de titre. Il étudia en droit; il commença le métier d’avocat, et suivit d’assises en assises un juge qui faisait sa tournée. Il ne dut à sa naissance que d’entrer jeune à la chambre des communes. Il parut aussitôt qu’il réunissait le talent et le caractère qui font l’orateur et le ministre, et, monté au faîte du pouvoir, il tint un jour tête à la convention nationale et à Napoléon. Il mourut en s’appelant M. Pitt.

Quand Guillaume III voulut créer duc le dernier comte de Bedford, celui-ci refusa plusieurs fois cette dignité. Son motif était qu’un comte qui avait une nombreuse famille pouvait placer un de ses fils au barreau et un autre dans un comptoir de la Cité, mais que les fils d’un duc, portant tous le titre de lord, ne pouvaient gagner leur vie en plaidant ou en trafiquant. L’objection n’arrêta pas Guillaume III, et en effet elle n’était fondée que pour une génération; les petits-fils d’un duc de Bedford, hormis l’aîné, peuvent voir s’ouvrir devant eux toutes les carrières utiles, et il n’y a point de nom en Angleterre condamné à déroger par le travail. Voilà les différences qu’il ne faut pas oublier, quand on compare la France et la Grande-Bretagne, et que l’on parle de privilèges, de noblesse et d’aristocratie.

Rien ne peut excuser un moment les crimes commis dans la révolution; mais que la nation n’eût pas au dernier jour de l’ancien régime un sentiment unanime de gratitude et de déférence pour les supérieurs que la naissance lui avait donnés, c’est malheureusement une chose trop simple, et il faut en accuser les institutions et non les personnes. Pourquoi cependant à cette indifférence légitime, aigrie par de misérables souffrances de vanité, mêlée d’un souvenir lointain des maux du régime féodal, a-t-elle ajouté une défiance malveillante pour l’autre classe privilégiée, bientôt persécutée avec la même rigueur et le même aveuglement? On pourrait signaler les fautes du clergé; mais j’aime mieux m’en prendre à sa position. Quel motif spécial, quelle inspiration heureuse aurait pu jadis lui suggérer cette active sollicitude pour le bien de l’état qui manquait à tout le monde, ce soin rare de veiller avec constance et succès aux intérêts de la société? C’était pour lui plus difficile encore que pour la noblesse. En tout, convenons que le moyen âge a fait au clergé, sous le point de vue politique, un rôle bien embarrassant. Est-il certain que la distinction des deux puissances, inconnue aux anciens, ait été une invention heureuse? Oui, sans doute, si l’église était exclusivement spirituelle, c’est-à-dire qu’elle n’eût place que dans l’ordre moral. Il est vrai qu’alors elle serait une influence, elle ne serait pas, à proprement parler, une puissance. Je ne sais si ce serait mieux, mais il en est autrement. Rivale de la puissance civile, la puissance ecclésiastique ou s’en sépare ou s’y associe. Quand elle s’en sépare, on dit qu’elle l’entrave ou la menace; on l’accuse d’usurpation ou de révolte. S’anime-t-elle pour sa propre cause, pour ses intérêts, pour ses prérogatives, on la traite de faction dans l’état; est-ce pour des intérêts généraux, on dit qu’elle entre dans la politique, qu’elle veut tout attirer à elle, absorber la souveraineté dans son sein. Et qui lui adresse ce reproche? Des philosophes? des hérétiques? des écrivains? Non, des magistrats, des ministres, des rois. Si au contraire le clergé fait alliance avec le pouvoir civil, il le suit dans ses calculs temporels et il s’abaisse. Cette soumission, contrastant avec l’indépendance dont en d’autres temps il a fait preuve, ne lui est pas comptée à titre d’abnégation ni d’humilité; c’est une tactique intéressée, dit-on; il est servile. Il faut l’avouer d’ailleurs, pendant les derniers siècles, le clergé a fait un médiocre usage soit de la soumission, soit de l’indépendance. Jamais il n’a parlé au nom du public et stipulé pour le pays. L’eût-il fait, comment l’aurait-on reçu? La défiance aurait répondu à son zèle. Son patriotisme même aurait paru suspect; on aurait dit qu’il voulait dominer et non servir. Une opinion s’est établie, une opinion qui permet peu au sacerdoce de prendre en main une cause publique, de marcher au premier rang dans la voie toujours un peu bruyante des réformes utiles, de chercher l’éclat mondain des grands services rendus à la politique du temps. Un certain détachement des choses du siècle est prescrit au clergé, peut-être avec affectation. On lui a tellement dit que c’était son rôle, que lorsqu’il s’en écarte, ce qui lui arrive, il n’en convient pas. Je le répète, dans la politique, sa situation est fausse. Et cependant le moyen âge en a fait un pouvoir : tout au moins est-il une institution. Mais on ne se figure pas comment le clergé des deux derniers siècles, toujours flottant entre la complaisance envers le prince et la soumission envers le pape, aurait pu prendre avec suite l’attitude de défenseur de l’état, de protecteur du peuple, de réformateur des abus, de libre conseiller du trône. Ce n’était ni son emploi, ni son génie, et s’il était ainsi sorti de ses voies, encore aujourd’hui peut-être l’histoire ne le lui pardonnerait pas.

Répétons-le après M. de Tocqueville, il n’y avait plus qu’une puissance dans l’état, la royauté. Elle avait peu à peu mis le pied partout, et partout porté la main. Elle avait tout accaparé, tout absorbé. Dès longtemps tout avait connivé ou cédé, ou ne résistait que pour céder à la fin. La bourgeoisie était devenue son instrument. Frondeuse, mais complaisante, mécontente, mais soumise, il était rare qu’elle tardât longtemps, dans chaque conflit, à prendre parti pour l’autorité royale. Sa faiblesse comme sa raison, son honnêteté comme sa vanité, tout l’y portait. L’appui de l’état, les distinctions qu’il accordait, les charges, comme on disait alors, les places, comme on dit aujourd’hui, donnaient seules aux membres du tiers une importance flatteuse, même une indépendance suffisante. Relever du prince avait été de bonne heure, sous le régime féodal, une liberté relative, et les vassaux du roi se croyaient plus près d’être citoyens que les autres. Il en restait quelque chose, et les sacrifices qu’une mauvaise administration imposait aux bourgeois les choquait moins que le crève-cœur d’en voir dispensés les gentilshommes. L’inégalité offensait bien avant l’oppression. C’est le côté le plus instructif et le plus piquant à la fois du travail de M. de Tocqueville que la description exacte et neuve qu’il a donnée des rapports de l’administration avec la société. On y voit clairement que, longtemps avant notre âge, le pouvoir central avait commencé d’être le pouvoir universel. C’était sans résistance, c’était presque d’elle-même que la nation avait laissé toutes ses affaires graviter ainsi vers le centre, et que, devenue incapable soit de se défendre, soit de se conduire, elle avait peu à peu accepté une tutelle qui la délivrait de toute responsabilité. On n’avait pas attendu la révolution pour avoir la manie de gouverner en tout et le goût d’être en tout gouverné; les classes moyennes en avaient les premières donné l’exemple. Alliées de la royauté dans ses plans d’uniformité, qui devaient réaliser pour l’une la toute-puissance, pour les autres l’égalité, elles s’entendaient aisément avec les officiers publics, presque tous pris dans leurs rangs. Ceux-ci, à leur tour, animés contre les classes privilégiées des mêmes sentimens que le gros de la nation, en formaient comme l’avant-garde dans le pouvoir, et lui servaient comme de représentation. Ainsi nous sommes devenus de longue main le peuple le plus administratif qui existe, et s’est élevée la question de savoir si un peuple aussi administratif peut devenir un peuple aussi politique que nous aurions voulu l’être.

L’arbitraire illimité du gouvernement fut un des résultats les plus certains des derniers âges de la monarchie, et, chose étrange, il fut conquis par des réformes civiles, souvent agréables aux sujets, qu’elles dispensaient de plus en plus de luttes et d’efforts. Ce devint une des parties du bonheur public que de n’avoir plus à disposer de soi-même. Il se développa dans la vie politique une disposition analogue à celle de l’Espagnol, qui, dans la vie privée, aime mieux vivre de secours à la porte d’un couvent que des efforts et des chances du travail. Les classes élevées auraient dû donner un exemple contraire; mais elles avaient à leur manière grossi de leurs prérogatives celle du gouvernement, comme on porte, en temps de crise, son argenterie au trésor. Qui n’est pas populaire tourne au courtisan. Les privilèges, dépouillés de toute utilité générale, ne valaient plus guère la peine d’être défendus que comme des bénéfices agréables. Le clergé, constitué d’une manière plus indépendante, mais dont presque tous les chefs appartenaient à la noblesse, avait pris une partie de ses idées. En tant que corps politique, il se conduisait à peu près comme elle. Les compagnies judiciaires n’avaient pas en principe abdiqué leurs droits; mais elles étaient peu encouragées par l’opinion à les exercer, et leurs traditions commençaient à ressembler à des préjugés. Entraînée par des intérêts de famille dans la dépendance universelle, la judicature recrutait l’église, l’armée même, surtout les conseils de l’administration, et voyait ses membres se transformer lentement de magistrats en fonctionnaires. Et tous ces changemens, peu louables en eux-mêmes, étaient venus à la suite d’une civilisation plus avancée. Ils dataient des temps où la société française avait paru la plus heureuse ou la plus brillante : ils étaient dus aux hommes qui avaient le plus illustré son gouvernement. C’est par ses progrès que la monarchie marchait à sa décadence. Je me souviens qu’il y a quelque dix ans, dans un moment où la chambre des députés discutait je ne sais quelle mesure destinée à nous prémunir contre les tentations de la corruption politique, je m’entretenais avec un membre de l’assemblée des plus distingués par ses lumières et le respect unanime de ses collègues. Impatienté des obstacles que nous éprouvions pour garantir, suivant nos idées, l’indépendance parlementaire, je me laissai aller à dire, avec cette vivacité d’exagération qu’engendre la vie des discussions libres : «En vérité, je crois que la dignité personnelle a disparu de ce pays-ci. — Oui, monsieur, depuis Louis XIII, » me dit froidement M. Lepelletier d’Aulnay, comme une chose qui allait de soi.

Il était lui-même un éclatant démenti à sa propre assertion; mais enfin, dans une certaine mesure, il est vrai que depuis longtemps tout avait concouru à nationaliser parmi nous le genre d’esprit et de caractère qui peut faire un peuple d’administrés au lieu d’un peuple de citoyens.

Et pendant ce temps on oubliait qu’au-dessous des derniers rangs de la bourgeoisie subsistait cette masse énorme de gent corvéable sur laquelle pesait dans toute sa rigueur une oppression traditionnelle. Il était resté des temps féodaux une sorte de rude indifférence pour la population des campagnes, dont M. de Tocqueville retrace avec une vérité sévère la triste destinée. L’aveuglement singulier qui dans un temps de lumière et d’humanité laissait à l’abandon, sous la verge d’une législation brutale et d’autorités subalternes, ce nombre redoutable dont La Bruyère avait pourtant dit : Et en effet ils sont des hommes, est une des preuves les plus frappantes de notre facilité à ne point penser aux choses les plus sérieuses quand elles ne font pas de bruit. Tant que la machine va, il semble qu’elle ira toujours, et la patience silencieuse des masses souffrantes paraît être dans le cours invariable des choses. C’est une des illusions les plus invraisemblables, les plus ordinaires et les plus funestes. Pourtant la détestable semence qui a dormi tant d’années dans la terre peut lever un jour, et l’on s’épouvante du mal profond qu’on a laissé durer et croître auprès de soi. Des ressentimens et des préjugés implacables se montrent enfin, et rétribuent par la vengeance des siècles d’insouciance et d’insensibilité. Là encore est peut-être le plus grand mal que l’ancien régime ait fait à la révolution.

Mais comment ce pays portait-il la révolution dans ses flancs? Comment de cette nation de courtisans, de fonctionnaires et de contribuables est-il sorti la noble génération qui se leva en 1789 et réveilla les espérances du genre humain? C’est un phénomène étrange et consolant qui doit apprendre à ne jamais désespérer. « Nous ne tenons, disait gravement Louis XV dans un édit de 1770, nous ne tenons notre couronne que de Dieu; le droit de faire des lois par lesquelles nos sujets doivent être conduits et gouvernés nous appartient, à nous seuls, sans dépendance et sans partage. » Et la même année, l’assemblée du clergé, alarmée des témérités de la liberté d’écrire et de penser, s’écriait prophétiquement : « Cette liberté fatale trouverait dans l’inconstance de la nation, dans son activité, dans son amour pour la nouveauté, dans son ardeur impétueuse et inconsidérée, des moyens de plus pour y faire naître les plus étranges des révolutions et les précipiter dans toutes les horreurs de l’anarchie. » Voilà qui est bien; mais dix-huit ans plus tard un cri monte de tous côtés, et, dénonçant comme intolérable le régime établi, réclame, pour y mettre un terme, la réunion immédiate d’une assemblée nationale. « La constitution française, disait le 27 avril 1788 au roi en personne le parlement de Paris, parais- sait oubliée; on traitait de chimère l’assemblée des états-généraux. Richelieu et ses cruautés, Louis XIV et sa gloire, la régence et ses désordres, les ministres du feu roi et leur insensibilité, semblaient avoir pour jamais effacé des esprits et des cœurs jusqu’au nom de nation... Mais il restait le parlement... Le 6 juillet (1787), il exprima le vœu des états-généraux; le 19 septembre, il déclare formellement sa propre incompétence; le 19 novembre, votre majesté annonce elle-même les états-généraux; le surlendemain, elle les promet, elle en fixe le terme, sa parole est sacrée. Qu’on trouve sur la terre, qu’on cherche dans l’histoire un seul empire où le roi et la nation aient fait paisiblement d’aussi grands pas, le roi vers la justice, la nation vers la liberté!... Sire, point d’aristocratie en France, mais point de despotisme. » Et ces paroles exprimaient la pensée de la France entière. On sait quel noble signal partit des rangs de la noblesse. Cette même assemblée du clergé, tout à l’heure si effrayée des révolutions futures, comment jugeait-elle du gouvernement du pays? « Sans les assemblées nationales, disait-elle alors, le bien du règne le plus long ne peut être qu’un bien passager, la prospérité repose sur une seule tête. Dans notre antique monarchie, qu’avons-nous à citer? Quelques hommes et quelques années éparses, et quand il s’agit d’empires et de siècles, que sont quelques hommes et quelques années (25 juin 1788)? » Ainsi, il n’y avait point à s’y méprendre, ce que voulait le clergé même, c’était la réforme permanente de notre antique monarchie. Qu’on juge par-là du reste de la nation. Une société uniforme manifestait une opinion universelle.

Aussi comparez les états-généraux de 1789 aux derniers états-généraux, à ceux de 1614. En 1614, quelle discordance de langage! quelle guerre civile dans les sentimens ! Le tiers-état s’étant hasardé à dire que les trois ordres étaient frères : « En quelle misérable condition sommes-nous tombés, si cette parole est véritable! » s’écriait la noblesse. Aujourd’hui, en 1789, tout est changé, l’unité a fait de grands pas; les principes sont les mêmes là où les souvenirs et peut-être les intérêts diffèrent. Tout le monde n’a qu’un langage, et pendant un moment on a pu croire que roi et nation allaient se mouvoir comme un seul homme.

On sait ce qu’il en est advenu. Ces espérances se sont dissipées en un clin d’œil. Jamais discordes plus violentes, jamais représailles plus sanglantes, jamais plus féroces vengeances n’ont attesté les maux, les passions et les vices que peuvent accumuler au fond d’une nation des siècles de mauvais gouvernement. De tristes et profondes causes ne permirent pas que la révolution entreprise au nom de la justice et de l’humanité s’accomplît par la justice et l’humanité. Non que l’effet de ces causes fût inévitable; jamais je ne conviendrai qu’une réformation plus paisible et phis régulière fût impraticable; jamais je ne dirai d’une chose raisonnable qu’elle soit impossible. Les hommes ont pu toujours être plus sages qu’ils n’ont été : des incidens favorables pouvaient survenir, des individus supérieurs pouvaient paraître; mais les événemens étant donnés, la nation de l’ancien régime devait être la nation de la révolution, et, pour parler comme Montesquieu, la liberté est d’un tel prix qu’il faut bien le payer aux dieux.

Dans le mouvement d’esprit public de l’ancien régime, dans ce mouvement qui traversait-la société et le gouvernement, il y avait eu pour ainsi dire deux courans. Pour la facilité de son action, pour l’accroissement de sa puissance, l’autorité royale tendait souvent aux mêmes réformes que l’opinion, et, faute d’un autre recours, la société les attendait d’elle. Elle demandait tout au pouvoir, sans regarder aux moyens, sans se soucier de la forme, sans s’indigner de l’arbitraire, quand l’arbitraire allait dans son sens. La voie des révolutions nationales était inconnue. Ces sortes d’événemens toujours redoutables, souvent douloureux, étaient mal compris. On n’y voyait que des troubles insensés ou des coups du sort. On aurait tremblé de les provoquer; on aurait eu honte d’y mettre son espérance.

De là cette tendance à lever les yeux vers l’autorité qui plane au-dessus de nos têtes, à lui demander comme au ciel la clémence des saisons et l’abondance des récoltes. De là une disposition générale à compter sur le maître plutôt que sur soi-même, à laisser beaucoup faire, à ne rien réclamer comme un droit, à ne rien conquérir par devoir, à donner en un mot carte blanche au despotisme. Jamais autrement un grief n’avait été satisfait, un abus supprimé. Aucun principe de liberté publique ou de droits populaires n’avait la sanction du temps, la consécration de l’histoire, la puissance de l’habitude, le prestige du succès. Comment alors n’être pas amené ici à tout oser, là à tout souffrir? Voilà un des courans. Toutefois, d’un autre côté, ce pouvoir, auquel on permettait si facilement d’être excessif, avait son égoïsme et ses passions. « Les princes, dit M. de Tocqueville, n’ont jamais voulu autre chose que devenir et rester les maîtres. » Des iniquités ou des fautes décriaient cette autorité à laquelle on ne résistait pas. Le spectacle de l’administration de la France était souvent corrupteur, car il poussait à l’imiter ou à le haïr. L’exemple parti d’en haut accréditait l’opinion que la politique n’a rien à faire avec la justice. C’est un préjugé qui ne s’établit que trop aisément parmi les hommes; mais, quoiqu’il égare le sentiment moral, il ne le supprime pas. Il n’empêche pas de concevoir l’idée d’un gouvernement qui serait fondé sur d’autres principes, qui aurait la même loi que le peuple, en qui la patrie se sentirait vivre. Ce gouvernement, on ne le regarde pas d’abord comme réalisable, mais on se prend à penser qu’il peut bien avoir existé quelque part. On se dit que si les choses étaient à recommencer, il y aurait peut-être à donner au pouvoir social une autre origine que la force, un autre caractère que l’arbitraire. C’est ainsi que nos pères en vinrent à concevoir vaguement, mais obstinément, un type indécis de liberté publique que l’imagination cherchait soit dans l’antiquité, soit dans les forêts de la Germanie, soit dans les villes libres du moyen âge, soit dans les utopies de la renaissance. Les esprits cultivés surtout s’habituèrent à distinguer ainsi ce qui pourrait être de ce qui était. Cependant la littérature attaquait par tous les côtés les préjugés et les abus. La cour, le clergé, la noblesse, la finance, toutes les autorités subalternes devinrent l’objet constant de la satire sérieuse ou comique, et la conversation, écho fidèle des livres, fut un cours familier d’opposition. La conviction s’établit que la France était mal partagée. Un mécontentement rêveur était au fond de toutes les consciences; on n’attendait pour haïr et mépriser que le jour où la haine et le mépris pourraient aboutir, et, en attendant, l’esprit philosophique préparait des théories à tout événement. C’est là l’autre courant dont j’ai parlé. A côté de l’opinion qui poussait le gouvernement à innover dans l’intérêt du plus grand nombre, il y eut l’opinion qui attaquait le gouvernement en soi, comme incapable de faire le bien du plus grand nombre. Quelquefois les mêmes personnes le considérèrent tour à tour comme le sauveur universel et comme l’ennemi public. Les âmes humiliées, irritées, dégoûtées, aspirèrent chaque jour davantage à quelque délivrance inconnue, dont Rome, l’Angleterre, la Suisse et bientôt l’Amérique donnaient une obscure idée. Ce qui avait d’abord paru imaginaire sembla bientôt possible, et plus tard facile. Ce qui n’avait été qu’un regret devint une espérance. Le pouvoir, plus méprisé que haï, plus haï que redouté, cessa de paraître invincible. L’opinion sentit sa force et la faiblesse de l’adversaire. La civilisation, éblouissant les yeux par des merveilles, dissimulait le danger des luttes sociales. La douceur des mœurs, la culture des intelligences, la diffusion des lumières, la chute des préjugés oppressifs et persécuteurs, tout se réunit pour inspirer à la société une confiance illimitée en elle-même. Elle se flatta d’être arrivée à l’âge où la passion du bien devient la seule passion, où la force, la sagesse, la générosité peuvent s’unir dans un étroit embrassement. On commença à déplacer l’âge d’or : il était derrière, on le mit devant.

Ainsi deux résultats différens et simultanés : d’une part toutes facilités pour le despotisme, de l’autre impatience de le voir finir. D’après l’expérience et la pratique, le gouvernement pouvait tout oser et la nation tout souffrir. D’après la raison et la réflexion, on pouvait tout mépriser du passé, espérer tout de l’avenir. L’état avait un plein pouvoir, l’opinion était infaillible. Livrez l’état à l’opinion, que ne pourra pas entreprendre une telle société! que ne pourra-t-elle pas supporter! Qu’il est difficile, en lisant l’histoire de la révolution, de ne pas trouver quelque vérité dans cette pensée d’un Anglais : « Si, comme le dit Homère, l’homme perd dans l’esclavage la moitié de sa vertu, l’homme qui brise son esclavage perd l’autre moitié! »

M. de Tocqueville décrit en perfection cette société qui n’avait jamais fait ses affaires elle-même, conduite par la main de son gouvernement à la nécessité de faire elle-même la plus grande de toutes les affaires, celle de se donner une législation civile et une législation politique, celle de se constituer et de constituer un gouvernement. Elle trouvait pour cela un instrument tout fait, la centralisation. Elle n’eut qu’à s’en saisir, et c’était en effet un engin merveilleux pour tout créer, tout, — excepté la liberté peut-être. C’est par la centralisation que quiconque prend Paris, quel qu’il soit, eût-il nom Blücher, prend la France. C’est par elle, c’est grâce aux mœurs et aux caractères qu’elle produit ou qu’elle entretient, cette centralisation, œuvre finale de l’histoire de la France, qu’un profond politique[2] a pu dire de la révolution, même à une de ses bonnes époques, qu’elle avait fait la France libre par les lois, esclave par l’administration. M. de Tocqueville amende judicieusement le second point, et prouve que la révolution n’a fait en cela que laisser la France comme elle l’avait trouvée.

On entrevoit des conséquences innombrables. Laissons-les entrevoir, et attendons pour les mettre en pleine lumière que l’éminent publiciste nous les montre dans la clarté de son noble esprit. Nous avons un peu anticipé sur l’ouvrage qui lui reste à faire, et qu’il promet à notre impatience, car il a réservé la révolution et n’a encore traité que de l’ancien régime. Il l’a présenté sous un aspect nouveau, mais vrai, et qui n’avait eu jamais autant besoin d’être connu. C’était le moment de désabuser à toujours les esprits de ces illusions rétrospectives qui par lassitude et découragement les reportent quelquefois vers le passé et le leur retracent sous un jour mensonger. Il importait de leur apprendre une fois pour toutes par quelle lente décadence, par quels maux invétérés l’édifice du passé avait dû périr, et non par une brusque fantaisie d’une nation mobile et trompée. Il était bon à tout le monde de savoir que bien des vices du temps viennent de loin, et qu’au lieu d’être nouveaux, ils ont pour cause l’impuissance où s’est trouvée la révolution d’innover en tout. Enfin il fallait sur toutes choses répéter l’éternelle leçon qui montre la question morale au fond de la question politique. Événemens et lois, institutions et révolutions, tout cela est peu, et bientôt tout cela n’est rien, si les nations n’ont le cœur au niveau de la condition à laquelle elles aspirent. Il faut se faire digne de ce qu’on veut; il faut égaler ses sentimens à ses pensées. « Ce que haïssent les peuples faits pour être libres, dit admirablement M. de Tocqueville, c’est le mal même de la dépendance. Je ne crois pas non plus que le véritable amour de la liberté soit jamais né de la seule vue des biens matériels qu’elle procure, car cette vue vient souvent à s’obscurcir. Il est bien vrai qu’à la longue la liberté amène toujours, à ceux qui savent la retenir, l’aisance, le bien-être et souvent la richesse; mais il y a des temps où elle trouble momentanément l’usage de pareils biens, il y en a d’autres où le despotisme seul peut en donner la jouissance passagère. Les hommes qui ne prisent que ces biens-là en elle ne l’ont jamais conservée longtemps. Ce qui dans tous les temps lui a attaché si fortement le cœur de certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre, indépendant de ses bienfaits; c’est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte sous le seul gouvernement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. Certains peuples la poursuivent obstinément à travers toute sorte de périls et de misères. Ce ne sont pas les biens matériels qu’elle leur donne que ceux-ci aiment alors en elle; ils la considèrent elle-même comme un bien si précieux et si nécessaire qu’aucun autre ne pourrait les consoler de sa perte et qu’ils se consolent de tout en la goûtant. D’autres se fatiguent d’elle au milieu de leurs prospérités; ils se la laissent arracher des mains sans résistance, de peur de compromettre par un effort ce même bien-être qu’ils lui doivent. Que manque-t-il à ceux-là pour rester libres? Quoi? Le goût même de l’être. Ne me demandez pas d’analyser ce goût sublime. Il faut l’éprouver. Il existe de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir; il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes médiocres qui ne l’ont jamais ressenti. »


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Il ne faudrait pas croire que par cette expression l’auteur entendit exclusivement la liberté sous la forme républicaine. Il dit formellement dans le même chapitre qu’il croit, ailleurs qu’en Amérique, à la possibilité d’une alliance de la monarchie, de la démocratie et de la liberté.
  2. M. Royer-Collard.