L'Art pendant la guerre 1914-1918/Partie 5/Chapitre 1

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CHAPITRE I

LE TERRAIN


D’abord, sur le théâtre de la lutte ou son décor. Il serait bien étrange qu’il n’eût pas été modifié par les omnipotents engins de destruction récemment mis en œuvre, — et, en effet, il l’a été. Ce n’est plus le riche paysage d’autrefois, complexe et vivant, des anciens tableaux de bataille, où les arbres élevaient paisiblement leurs dômes de feuillage au-dessus de la mêlée, où les moissons continuaient à croître autour des foulées du galop, où les boulets déchiraient, çà et là, les rideaux de verdure, mais sans les décrocher ni en joncher le sol : c’est une terre nue et aride, bouleversée, retournée, émiettée, par le pilonnage des « marmites », couverte des débris de choses concassées, indiscernables, criblée d’entonnoirs, comme de fourmis géantes, un désert pêtré où rien ne croît, rien ne bouge, rien ne vit, — sauf parfois un arbuste miraculeusement préservé, qui fleurit et tremble au vent, un oiseau qui se pose, une fontaine qui continue à épancher ses eaux inutiles au milieu d’une zone de mort, objets devenus intangibles, tabou. Une invisible menace suspendue sur tout ce théâtre empêche une silhouette humaine de s’y aventurer : c’est le no man’s land.

Dans le ciel, de petits nuages artificiels, des flocons blancs qui parfois se rejoignent en une longue vapeur, çà et là, une lourde colonne de fumée violacée ou safran, debout et immuable comme un champignon charnu, — la fumée d’une explosion, et plus haut, la flèche ailée des avions, ou la chenille de la « saucisse », avec sa queue de petits parachutes. Tout cela mobile, poussé par le vent ; mêlé aux nuages vrais, traversé par la lumière naturelle, enflammé par le soleil, forme un spectacle infiniment plus vivant, plus varié et plus coloré au-dessus qu’au-dessous de la ligne d’horizon.

Le regard, en s’abaissant sur la terre, ne retrouve que le vide ou des détritus amorphes et inorganiques. Là où fut un bois, un jeu de quilles ébréchées et pointues ; là où fut un village, un semis de jonchets, là où fut un fort, une moraine de décombres : au premier plan, le réseau vermiculé des tranchées, reconnaissables à leurs bourrelets de terre, l’entrée de quelque casemate s’ouvrant comme une gueule de four, des sacs de terre gris empilés, des rondins assemblés, quelque chose au ras du sol qui évoque des isbas enterrées ou des tanières, parfois, à l’arrière, des habitations improvisées faites des matériaux les plus hétéroclites, auprès desquelles les maisons des zoniers sont des chefs-d’œuvre de symétrie : — tel est le décor que trouvent les peintres qui veulent situer une bataille.

Il est à peu près nul. Si donc le peintre veut exprimer ce qu’il y a de vraiment nouveau et de caractéristique dans le théâtre de la guerre, tel que l’ont fait les explosifs, il ne doit pas s’acharner à peindre un « champ » de bataille : il doit peindre un « ciel de bataille ». Ainsi van Goyen, dans ses Marines, exprimait en réalité des ciels sur la mer. — Montrer la tache d’encre que fait, au milieu d’une nature radieuse de soleil, la fumée de l’obus qui éclate ; dresser, au-dessus des villes ou des villages bombardés, la colonne d’or que forme en s’élevant dans l’air la fumée de l’obus incendiaire ; marquer d’un violet sale le point où une mine explose ; gonfler autour des avions qui passent les petits flocons clairs ou noirs des « fusants », qui les poursuivent au vol ; parsemer l’horizon des légères bouffées de vapeur blanche qui semblent sortir du sol, là où a éclaté un obus dans le lointain bleuâtre où tout se confond ; et surtout pénétrer toutes ces splendeurs mortelles des rayons réverbérés de la terre et du ciel ; les harmoniser, dans la sérénité lumineuse de l’immense nature : — telle est, s’il veut bien la comprendre, la tâche du paysagiste de bataille. On a déjà vu, à la galerie Georges Petit, dans les études d’un combattant de Verdun, M. Joseph Communal, le parti qu’un vrai coloriste peut tirer de ces spectacles nouveaux. Il y a vraiment un tableau dans le ciel.

Il y en a un aussi sous la terre. Le feu intense de l’artillerie moderne, en supprimant le spectacle de l’activité humaine sur la surface du sol, a suscité tout un fourmillement de vie souterraine. Le combattant, pour échapper à la mort éparse dans l’air, a fouillé le sol de plus en plus profondément, plus loin que les racines des arbres, à travers les stratifications diverses, et puis, il a poussé ses rameaux de combat vers l’adversaire, sous les pieds de l’ennemi, et allumé ses camouflets. Il s’est astreint à une vie de troglodyte et de mineur. Ce que nous imaginons de l’habitat ordinaire des hommes préhistoriques, dans leurs cavernes, se reproduit, ramené, comme en un cycle de fer, par les conditions que nous font les plus récents progrès de la Science. De là, un décor nouveau et fort inattendu : celui d’une cave mal éclairée, voûtée de roches ou de rondins, où un mince filet de lumière venue d’un jour de souffrance, parfois une chandelle fumeuse éparpillant sa pauvre clarté dans l’obscurité oppressante ; une lanterne déployant un éventail de lumière aux branches d’ombre ; une ampoule électrique émettant son éclat immobile et blême, peuplent les parois d’ombres chinoises. C’est l’ambiance d’un cabinet d’alchimiste ou de souffleur ou d’une oubliette moyenâgeuse.

Pareillement, les chefs que l’ancien tableau de bataille montrait, caracolant sur un cheval fougueux en plein soleil, ou escaladant, le chapeau piqué au bout de leur épée, des gradins de franchissement, parmi les rayons, les reflets, sous les ombres changeantes des nuages et la vie étincelante des champs, les écharpes déroulées sous la brise, les longs cheveux flottants au vent, sont là, immobiles et solitaires dans le décor où Rembrandt place son Philosophe en méditation. C’est un décor tout nouveau pour un tableau de bataille. Jamais guerre n’a été moins que celle-ci une guerre de « plein air ». L’artiste, qui voudra en dégager le trait le plus nouveau et le plus caractéristique, devra donc, s’astreindre aux effets de clair-obscur, oublier les théories intransigeantes de l’Impressionnisme et se remettre à l’école des Rembrandt et des Nicolas Maes.

Il fera bien, aussi, de demander conseil à M. Le Sidaner et à certains Nocturnes de Whistler, car ce n’est pas seulement la demi-obscurité de la tranchée ou de la cagna : c’est la nuit qu’il devra peindre, la nuit en plein air et semée de feux. C’est un des aspects les plus nouveaux et les plus curieux de la guerre moderne : je ne dis pas des plus inattendus. Il était aisé de prévoir et l’on a prévu, en effet[1], que le combattant moderne ferait de la nuit sa complice afin de déjouer le tir trop précis des engins qui visent. La nuit favorise non seulement les attaques d’infanterie, mais les travaux d’approche à exécuter sur le front et les raids d’aviation. De là, pour se garder, la nécessité d’illuminer, de temps à autre, le no man’s land et le ciel : les fusées éclairantes révélant brusquement un paysage lunaire, avec ses cratères en miniature et ses chaînes de montagnes pour Lilliputiens ; les projecteurs promenant leurs longs pinceaux livides sur le ciel ou le sol, et allant réveiller des formes endormies, fantômes d’églises ou de maisons, sortes de menhirs debout sur la lande, flaques d’eaux qui deviennent d’éblouissants soleils, et, çà et là, tout près, une bonne grosse figure de « poilu », aussi surprise et surprenante que l’apparition d’un homme dans la planète Mars. M. Joseph Communal a déjà donné de saisissantes visions, qui montrent ce qu’on peut attendre de ces effets de nuit.

Sur mer, le spectacle n’est pas moins précieux pour le coloriste et M. Léon Félix a pu étudier, du haut d’un dirigeable, les émeraudes, enchâssées par les mines sous-marines dans le saphir sombre de la Méditerranée, les topazes et traînées de rubis qu’y accrochent les dragueurs et, derrière, les flotteurs qui soutiennent les dragues, et l’ombre portée du dirigeable, devenu par une illusion d’optique, un gigantesque squale nageant entre deux eaux… Enfin, les bombardements de nuit, comme celui qu’a peint M. Flameng, Arras, du 5 au 6 juillet 1915, font apparaître dans le ciel nocturne un spectacle infiniment plus varié qu’autrefois. La pyrotechnie moderne est multicolore et multiforme : les obus fusants, les incendies, les explosions de munitions, les projections électriques, les signaux lumineux, les flammes de Bengale, parent d’une joaillerie splendide l’œuvre de mort. Au-dessus des villes menacées par les vols nocturnes, le grand coup d’éventail des projecteurs lumineux achève d’animer le ciel.

Et ce qui a été noté est peu de chose auprès de tout ce que le peintre pourrait nous révéler sur les nuits de guerre : le feu follet, rouge clair, des canons tirant dans l’obscurité, qui piquent l’ombre de leurs éclipses précipitées ; la blancheur spectrale des fusées éclairantes, retombant lentement sur le sol avec tout leur éclat, ou demeurant suspendues à la même place jusqu’au moment où elles s’éteignent ; le lugubre incendie des flammes de Bengale empourprant tout le ciel durant une demi-minute ; les perles rouges, jaunes, vertes des fusées employées pour les signaux, se groupant parfois en grappes lumineuses suspendues dans les ténèbres ; la longue chevelure rouge qui suit l’explosion des fusées lancées par les avions ennemis rentrant dans leurs lignes ; les voies lactées formées par les fusées allemandes dans les coins du ciel où un bruit de moteur leur fait soupçonner un avion ; l’éclairage immobile des chenilles incendiaires, flottant dans le ciel en attendant le malheureux papillon humain qui viendra s’y brûler les ailes, s’il touche le fil qui relie les globules de feu ; l’ascension quasi indéfinie des boules blanches montant, l’une après l’autre, comme les gouttes d’un jet d’eau lumineux ; la courbe fulgurante de ces étoiles filantes que sont les balles « traceuses » ; parfois enfin, la fixe clarté d’un projecteur, découpant le voile de la nuit dans un quart de ciel : — telles sont, avec mille autres notations plus subtiles, que les mots ne peuvent rendre, et combinés avec les clartés naturelles, les thèmes d’une richesse inouïe offerts au coloriste par la bataille nocturne. Voilà donc, avec le no man’s land et l’animation du ciel pendant le jour, le troisième trait esthétique de la guerre moderne.

Un quatrième est l’abondance et la qualité des Ruines. Certes, ce n’est pas la première guerre qui ait fait des ruines, — elles en ont toutes fait, — mais c’est la première, du moins dans les temps modernes, qui en ait fait de si complètes et de si précieuses. Depuis des siècles, on n’avait pas rasé une ville, ni détruit un chef-d’œuvre. Sur les champs de bataille, on voyait, çà et là, une ruine : maintenant, ce sont des paysages de ruines : Louvain, Nieuport, Arras, Ypres, Gerbéviller, Sermaize-les-Bains, Péronne, Loos, cent autres jusqu’à Reims, systématiquement détruits, effacés de la surface de la terre. L’horreur de ces destructions est telle qu’elle finit par paraître grandiose, presque à l’égal des grandes convulsions du globe. Quand on regarde les photographies d’Ypres prises, de haut en bas, à 400 mètres, en avion, par l’Australian official, on croit être devant des fouilles faites sur un terrain autrefois comblé par l’éruption d’un Vésuve du Nord ; l’échiquier des rues et des places se devine encore, mais à peine ; les fondations des maisons et des palais se dessinent, çà et là, en géométral. Quelques pans de murs, miraculeusement préservés, se dressent par endroits : c’est un spectacle qu’on n’aurait jamais attendu des temps modernes.

Le crime des Allemands, ce n’est donc pas d’avoir commis des actes dont les siècles passés n’avaient jamais donné l’exemple et d’ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire : c’est, au contraire, d’avoir renouvelé la barbarie des siècles morts, barbarie jugée et condamnée, dès longtemps, par la conscience universelle ; c’est d’avoir fait apparaître, en plein xxe siècle, l’âme d’un Charles le Téméraire brûlant Dinant et Liège, d’un Alphonse d’Este, faisant un canon d’une statue de Michel-Ange, ou de ces archers qui, à Milan, dans la cour du Castello, prenaient pour cible le monument équestre de Sforza par Léonard de Vinci.

Ce n’est donc pas la première fois qu’on a détruit des chefs-d’œuvre, mais c’est la première fois que cette destruction a eu un tel retentissement dans les âmes, des « harmoniques » aussi longues, quasi infinies. Ainsi, ce n’est pas la guerre qui a tant changé : c’est nous, — nous tous à l’exception des Allemands, lesquels semblent être restés contemporains des époques où ces sacrilèges paraissaient naturels à tout le monde. Vainement, avaient-ils accumulé, — sans doute pour donner le change au monde civilisé, — leurs écoles d’art, leurs instituts ou missions archéologiques et l’innommable fatras de leur érudition sans lumière et de leur esthétique sans tendresse : ce n’était qu’une façade. Des canons Krupp étaient derrière, prêts à bombarder les cathédrales si savamment décrites par eux en ces monographies, qui apparaissent maintenant ce qu’elles étaient réellement : des nécrologies. À la lueur des incendies de Reims ou d’Amiens, tout le monde aperçoit ce que la lecture de leurs ouvrages sur l’Art aurait suffi à nous révéler : une indifférence profonde et peut-être une haine secrète pour la Beauté.

On comprend que ces Ruines nous soient doublement chères. Aussi, est-ce la première fois qu’on a eu l’idée de faire des tableaux entiers et pour ainsi dire des « portraits de ruines ». M. Duvent, M. Vignal, M. Flameng, M. Mathurin Méheut, M. Louis Arr en ont donné d’excellents exemples. On y voit des défilés d’architectures écroulées, jusqu’à l’horizon, un rêve ou plutôt un cauchemar de Piranèse, des choses pyramidales et dentelées comme une chaîne des Dolomites, calcinées et titubantes, — çà et là, une aiguille restée debout au coin d’une tour, une porte béante sur le vide, un escalier tournoyant dans le ciel. Lorsqu’il n’a pas allumé l’incendie qui détruit tout, l’obus a sculpté curieusement la pierre : il a rasé le beffroi à son premier étage et le ramène aux dimensions du XVe siècle ; il a creusé son hublot près de la rosace, détaché le Christ qui reste pendu par un bras à la croix vide ; décapité les statues, exhumé les morts, suspendu aux voûtes des anneaux de lumière.

Dans l’écroulement d’une église, parmi les gravats, les décombres, l’âpre poussière soulevée par l’effondrement des plâtras, les vieux appareils de construction mis à nu, parfois une vision idéale de paix apparaît : une Vierge dans sa niche continue son geste de protection, un orgue devenu inaccessible, suspendu dans les airs, attend qu’on le touche, un flambeau, qu’on l’allume, une cloche qu’on la fasse parler. Une maison éventrée laisse échapper ses meubles, son lit, son matelas, son linge ; le plancher verse, et par la paroi abattue, on aperçoit tout ce qui faisait son intimité : une pendule paisible sur la cheminée, des photographies, des fleurs. C’est un petit tableau d’intérieur ou de genre cloué au milieu d’une fresque épique, une sorte de Jugement dernier : Pieter de Hooch chez Michel-Ange.

Voilà, donc encore, un aspect nouveau. Mais remarquons-le bien : si tout cela est dû à la guerre et se voit sur le théâtre de la guerre, ce n’est point du tout le « champ de bataille ». Revenons-nous sur le terrain même de la lutte, nous n’y trouvons guère de ruines visibles, si ce n’est quelques ruines végétales. L’obus a fait table rase. Au bout de quelques jours de pilonnage, il n’y a plus rien. C’est sur ce « rien » que le peintre moderne doit déployer l’action de ses combattants.


  1. Cf. la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1909, Les Peintres de la Nuit : « Dans la guerre moderne, on escompte, afin d’atténuer l’effet des armes à trop longue portée, la complicité de l’ombre. Quand nous voyons, dans les Expositions, ces énormes réflecteurs braqués comme des mortiers sur le ciel il ne faut point nous fier à leur apparence débonnaire. Ces rayons blêmes, qui tournent nonchalamment, seront les regards de l’armée : pour l’assaut, de nuit ; ces fines voies lactées seront des chemins ouverts aux obus, il y a une correspondance, quoique tout à fait fortuite, entre ces nécessités de la vie moderne et sa moderne beauté. En s’y attachant, l’Art éveillera donc tout un monde nouveau, non seulement de sensations, maie d’idées. »