L'Art pendant la guerre 1914-1918/Partie 5/Chapitre 3

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CHAPITRE III

L’HOMME


Reste donc à considérer l’homme lui-même, — c’est-à-dire la physionomie du soldat de 1918, sans se préoccuper de ses gestes si peu révélateurs de l’action. Peut-être offre-t-il au peintre un intérêt pittoresque et nouveau. Chaque époque, et pour ainsi dire chaque guerre, a créé son type de soldat bien défini. Le Puritain ou la tête ronde de Cromwell ne ressemble pas au Tommy. Le reître de Wallenstein est tout à fait autre chose que le grenadier de Frédéric II. Il y a une différence sensible, et qui ne tient pas toute au costume, entre le turbulent mousquetaire de Louis XIII, le poli et discret garde-française de Fontenoy, le hautain et calme grenadier de Napoléon et le soldat d’Afrique, loustic et bronzé, qui brûla dans les tableaux de Neuville ses « dernières cartouches ». À la vérité, ces différents types du soldat français se retrouvent et coexistent à toutes les époques. Nos grands-pères ont connu le « poilu » : il s’appelait alors le « grognard ». Peut-être voyons-nous passer, sous le costume bleu horizon, plus d’un Cyrano et d’un Fanfan la Tulipe. Mais, pour éternels que soient ces types, ils ne sont pas caractéristiques du soldat actuel. Ce qui le caractérise, c’est le type qui tranche le plus vivement sur ses prédécesseurs. Il n’est pas apparu tout de suite. Au début, aux jours d’été 1914, le premier élan du soldat jeune, inexpérimenté, confiant, courant au sacrifice dans une ivresse quasi mystique, les nouveaux officiers arborant le casoar et les gants blancs, évoquaient une France de jadis, élégante et téméraire. « Ce sont les mêmes ! » s’écriait en les voyant un officier prussien qui se souvenait de 1870.

Mais à mesure que la guerre s’est prolongée, dure et lente, un trait s’est dégagé qui a fixé le type. Tout le monde le connaît. C’est l’homme de la tranchée, casqué, habillé d’un bleu que la boue a rompu, chargé d’engins et d’outils, de grenades, de pioches et de pelles, le vétéran réfléchi, tenace, endurant, venu de l’usine et surtout du champ, qui défend la terre avec l’âpreté qu’il mettait à la cultiver, simplement héroïque sans phrases, presque silencieux, philosophe à sa manière, un peu fataliste, servant son idéal sans le définir, rompu aux finesses du métier, sachant ce que vaut l’ennemi et conscient de sa propre force : — c’est le « poilu ». Assurément, il y a bien d’autres types de soldats dans cette guerre : il y a le loustic gai, fantaisiste, la « fine galette » d’autrefois ou le joyeux « bahuteur ». Il y a l’officier correct et réservé, mais le plus représentatif reste le « bonhomme » ou le « poilu ».

Est-il pittoresque ? Certes. Sa silhouette, pour être moins voyante que celle de ses aînés, n’en est pas moins tentante pour le crayon de l’artiste, surtout surchargée de tout le fourniment de campagne, depuis le fusil jusqu’aux musettes. Les Vernet, les Meissonier, les Detaille eussent poussé des cris de joie en le voyant. M. Steinlen, M. Georges Leroux, M. Charles Hoffbauër, M. Ricardo Florès, M. Georges Bruyer, M. Georges Scott, M. Le Blant et M. Lucien Jonas nous en ont montré déjà des images très savoureuses. Et il diffère assez de ses aînés pour qu’il y ait un intérêt véritable à le peindre. Ce n’est pas le soldat de métier, victime du racoleur ou tête folle de gloire, heureux de vivre entre la fille et la fiole, avec de beaux galons sur sa manche. L’épaulette d’or ne brille pas dans ses rêves. Il ne s’est pas engagé, — sinon parfois pour la durée de cette guerre ; — il n’a jamais souhaité d’aller faire la guerre aux autres, des entrées triomphales dans des capitales lointaines, des ripailles et des saccages fructueux. C’est le soldat d’en face qui a cela dans la tête. Même dans la tragédie qui l’absorbe, notre « poilu » reste par la pensée attaché à son champ : dès qu’il en a le loisir, il s’inquiète si l’on a semé, si l’on a biné, si l’on a sarclé en temps voulu, si la vigne a été taillée, si la cuscute ne menace pas la luzerne, et il considère le mildiou comme un ennemi de l’arrière. Une de ses plus sincères indignations, dans cette guerre, a été de voir, au repli des Allemands, les arbres fruitiers coupés par méchanceté. Au milieu de ses camarades et en face de l’Ennemi, il reste un homme de famille, l’homme aussi d’une profession pacifique, d’un métier qu’il reprendra. Mutilé, il ne se soucie pas de l’hospitalité glorieuse des Invalides. Il se voit rentré chez les siens. En ce sens, ce n’est pas un « militaire professionnel ».

Mais ce n’est pas un garde national non plus. Il n’offre aucun des traits du légendaire pensionnaire de l’hôtel des Haricots, discutant ses chefs, fécond en « motions », abandonnant sa garde pour sa boutique, assidu aux meetings, en un mot un militaire amateur. Le poilu est formé, façonné, discipliné par la vie des camps, autant que le fut jamais chez nous le militaire professionnel. Il est expérimenté et connaît son métier, à fond, mieux que ne le connut jamais soldat de métier. Il a subi toutes les épreuves possibles du feu, du froid, de la fatigue, de la faim. Le légionnaire antique n’a pas davantage bouleversé le sol, construit, fortifié. Il est épique. Et ce paysan ou cet ouvrier, qui ne s’est levé que dans un but impersonnel, — défendre le sol des ancêtres, — sans rien espérer pour lui, ni pour rien changer à sa vie d’avant-guerre, sans rien abdiquer de ses opinions et de ses revendications, avec la colère du travailleur surpris en pleine besogne pacifique et la résolution de l’homme libre qui ne veut pas être asservi, ce « soldat-citoyen », dans le sens noble du mot, c’est le « poilu ».

Ces traits passent dans sa physionomie. Comme voilà un vétéran véritable, comme il a vu le feu autant qu’un soldat de la Grande Armée, il a pris l’air grave, concentré du grognard ; il en a le sang-froid, le calme, la résolution ; ses sourcils et son front portent, même jeunes, le pli de l’expérience qui mûrit plus vite que le temps, de la réflexion que la mort enseigne mieux que la vie. Ses yeux, qui ont vu tant et de si terribles choses, en gardent le reflet ; son teint, qui a subi toutes les intempéries, nuit et jour, s’est hâlé ; la première fois qu’il est revenu au pays, après les premiers mois de guerre, on a été surpris de la transformation. Une singulière assurance dicte ses gestes lents et utiles ; tout le visage a pris cette impassibilité parfois un peu goguenarde qui frappe non seulement par sa force, mais par sa bonhomie. Son type n’est donc pas seulement moral, mais physique et doit tenter le peintre.

Il le doit d’autant plus qu’il est à créer. On chercherait vainement sa ressemblance parmi les portraits du premier Empire, de Gros, de Gérard, de Géricault, chez ces héros campés avec des airs de défi, le poing sur la hanche ou domptant des coursiers fougueux, la main sur la poignée du sabre, comme prêts à dégainer, la tête relevée par un vif sentiment de leur valeur et aussi un peu par le hausse-col, les boucles de leurs cheveux déroulées auvent de la bataille, de petits favoris impertinents au coin des joues, un sourire conquérant au coin des lèvres, galants et querelleurs, point du tout pensifs, se confiant en la pensée géniale qui veille sur eux. Tel n’est point du tout le « poilu ».

Vainement chercherait-on sa ressemblance, encore, parmi les portraits de Raffet, d’Horace Vernet ou d’Yvon, le chasseur d’Afrique ou le spahi qui enleva la Smala, le zouave qui planta le drapeau sur Malakoff, le cavalier qui chargeait à Sedan, derrière Galliffet, — type déjà un peu plus bronzé, cuit au soleil d’Afrique ou du Mexique, mais aimable encore et fait pour plaire, avec ses accroche-cœur et ses moustaches provocantes, leste, sanglé dans sa tunique plissée à la taille, doré sur toutes les coutures, étincelant, témoignant nettement qu’il est d’une caste spéciale, la caste militaire, façonnée et formée selon un gabarit étroit, non peut-être tant par la guerre que par la vie de garnison en pleine paix. Ah ! combien est différent le « poilu » ! Encore moins trouverions-nous sa préfiguration chez les chapardeurs de Callot, les gentilshommes de Martin, de Lenfant, de Blaremberghe, chez les partisans de Tortorel et Périssin. C’est donc un type à créer.

Point n’est besoin pour cela d’un tableau de bataille : un portrait suffit. La seule figure du Colleone, ou de l’homme appelé le Condottiere, évoque tous les combats du xve siècle ; nous n’avons pas besoin de voir les gestes de tel reître d’Holbein pour savoir ce dont il est capable et, dans le seul ovale d’une tête de Clouet, s’inscrit l’implacable fanatisme de son temps. Ainsi du poilu. Mais ce portrait peut être saisi à quelque moment typique. Il faudrait qu’il le fût à la minute même où la tension des nerfs est à son maximum, où toutes les énergies affleurent à l’expression, où l’acte, enfin, dont l’attente se lit sur le visage, va s’accomplir, c’est-à-dire quand le « poilu » est le plus lui-même. Nous attendons le grand artiste témoin direct, observateur lucide et pénétrant, qui saura rendre ce qu’il a vu, sur les visages, à la dernière minute avant la sortie de la tranchée, pour l’assaut, — lorsque l’artillerie cesse ou allonge son tir, les officiers regardent l’heure à leur poignet, chaque seconde qui s’écoule réduit la marge entre la vie et le mortel inconnu. Là, un portrait ou un groupe de portraits, je veux dire des « têtes de caractère » profondément étudiées, peuvent nous révéler la bataille, infiniment mieux que toutes les mêlées de Le Brun ou de Van der Meulen.

Pour saisir ces caractères, un dessin serré est nécessaire. Il les révélait, déjà, dans les faucheurs au repos de M. Lhermitte, dans les Bretons en procession de M. Lucien Simon et si on les avait mieux regardés, jadis, on eût été moins surpris des vertus d’endurance, d’abnégation, d’obstination, qu’on a découvertes chez nos soldats. Elles étaient lisiblement inscrites dans ces figures du temps de paix. Aujourd’hui, pour y ajouter tout ce qui a marqué la guerre, une étude minutieuse de tous les indices physionomiques s’impose.

On peut concevoir cette étude selon des techniques différentes, mais la technique impressionniste y serait tout à fait impropre. À force de barioler un visage avec les reflets lumineux de toutes les choses qui l’entourent, de le diaprer, le balafrer et le moucheter, l’impressionnisme finit par le faire ressembler au paysage ambiant plus qu’à lui-même. C’est un camouflage. Excellent pour dissimuler un canon ou une automobile, c’est un procédé tout à fait détestable pour révéler un visage, surtout un caractère. C’est proprement le contraire qu’il faudrait.

Voilà pour le « poilu », mais la physionomie du poilu, pour être la plus voyante, n’est pas le seul type de combattant né de cette guerre. Celui de l’aviateur, par exemple, n’est guère moins neuf, ni moins caractérisé. Il l’est, d’abord, par sa jeunesse, puis par son air sportif qu’il a gardé, comme une élégance, au milieu des plus pénibles tâches et des plus tragiques aventures, franchissant une zone de feu comme on saute un obstacle, semant des bombes ou des signaux comme en un rallye paper, prenant ses notes ou ses photographies comme un touriste que le pays intéresse, flegmatique et précis, attentif à ne rien négliger de ce qui touche la sûreté de l’armée sous ses ailes, insouciant de sa propre vie et de sa mort, dédaigneux de toute attitude et de tout geste, chevaleresque, poli, distant, éphémère : tel est ce héros quasi fabuleux. Les Grecs en auraient fait un dieu ou, au moins, un être aimé des dieux. Or, on ne trouve pas plus son portrait dans les plus modernes figures de « lignards » ou de mobiles, chez Neuville, que dans les Léonidas de David. Il faut le créer. Il mérite bien qu’un grand artiste vienne qui nous le révèle.

Mais ce n’est pas tout. Un des traits les plus marquants de cette guerre est un mélange de races tel que, depuis les Croisades, il ne s’en était pas vu de pareil. Comme les Expositions universelles, elle déracine, mais bien plus profondément, parce qu’elle dure plus longtemps et jette les déracinés dans des rencontres tragiques où le tréfonds de l’âme paraît. Elle révèle l’humanité à elle-même. Ce n’est pas sans une stupeur, d’ailleurs joyeuse, que le paysan de France a vu passer devant sa porte, — pour peu que sa porte s’ouvrît sur une grande route, — les Anglais athlétiques et rieurs, assis, leurs grandes jambes pendantes, sur d’immenses fourgons ; les Sénégalais au rire blanc dans des faces noires, furieux seulement d’être appelés « nègres » ; les Hindous cérémonieux et graves, qui demandaient des chèvres et qui offraient des bagues ; les Marocains hautains et agiles ; les colosses blonds de l’Ukraine au sourire enfantin ; les Serbes taillés dans du vieux chêne ; les mystérieux Annamites aux yeux bridés ; les Italiens emplumés et grandiloquents ; les Portugais bruns et lestes ; enfin, les Américains gigantesques glabres et fastueux.

Ce défilé hétéroclite de tous les peuples accourus au secours de la civilisation, et qui exerce si fort la verve du Simplicissimus, n’est pas seulement une démonstration éclatante de l’horreur qu’inspire le Pangermanisme jusqu’aux confins extrêmes du monde habité : c’est une bonne fortune pour le peintre. Jamais il n’a eu sous les yeux telle abondance de modèles. Jamais il n’a pu si aisément faire une étude comparative des caractères de races. On ne voit guère que Venise, au xvie siècle, qui ait fourni à ses artistes quelque chose d’approchant, mais sur une bien moindre échelle.

Tous ces exemplaires inconnus de la grande famille humaine, vivant longtemps parmi nous, offrent à l’artiste une occasion unique de les observer au travail, au repos, au danger, à la mort, au plaisir. Quand ils sont à la soupe et à la corvée, il voit comme ils mangent, comme ils palabrent et comme ils s’efforcent ; au service divin, au cinématographe, à l’assaut, il voit comme ils prient, il voit comme ils rient, il voit comme ils tuent. Les différences dans l’angle facial, le port de tête, la souplesse et le jeu des muscles, l’aptitude plus ou moins grande à se plier, à se ramasser, à bondir, à mesurer le geste à son objet, l’expression à son sentiment, l’effort à son but : — tout ce qui exige une action et une action violente pour se trahir est infiniment plus facile à observer, à la guerre dans les moments où toutes les virtualités sont en jeu, que chez un modèle prenant une pose à l’atelier. Bien entendu, seuls les artistes qui sont au front en profiteront pleinement. En cela, comme en beaucoup d’autres domaines, c’est sur les combattants que nous comptons pour venir diriger, éclairer et rajeunir notre vision des choses.

En attendant, beaucoup en ont déjà profité. M. Flameng a si justement saisi les attitudes particulières aux Anglo-Saxons, que, modifiât-on leur uniforme, l’œil reconnaîtrait sans hésiter leur race. M. Devambez, M. Dufour, M. Louis Valade, M. Sarrut-Paul, M. Le Blant, M. Lobel-Riche s’y sont essayés. Et ceci n’est qu’un commencement. Voici tout un monde nouveau qui s’ouvre pour les peintres. Se figure-t-on la joie d’un Giotto, lui qui scrutait avec tant d’attention la physionomie de deux Mongols venus en ambassade, en son temps, d’un Mantegna, qui s’attachait si ardemment à profiler l’exotique visage de Zélim, frère du Sultan, d’un Bellini, qui courait à Constantinople, étudier celui de Mahomet II, d’un Rubens, qui épiait l’expression et l’extase dans un faciès de nègre, s’ils voyaient débarquer aujourd’hui chez eux, en masse, tous ces peuples dont ils n’ont pu que deviner les indices physiologiques par quelques rares et fugitifs spécimens ! À l’heure où l’on pouvait croire que « tout était dit » sur l’homme et qu’on « venait trop tard », — beaucoup de nos vieux peintres, s’ils sont sincères, diront avec regret : « Nous sommes venus trop tôt ! »

Ainsi, la guerre apporte bien au peintre, comme au philosophe, à l’économiste, au stratège, nombre de spectacles intéressants : — seulement, ce ne sont point du tout les spectacles qu’ils en attendaient. Des paysages dénudés, désolés, calmes ; des ciels animés par des nuages plus riches et plus divers ; des nuits parées d’une joaillerie multicolore ; des scènes d’intérieur, de cave, en clair-obscur ; des faces graves et réfléchies d’hommes mûris par l’épreuve, ennoblis par le sacrifice ; enfin, les gesticulations surprenantes des races enfantines ou le flegme des athlètes formés à l’école des dieux grecs : voilà quelques-uns des thèmes nouveaux que la guerre propose aux peintres. Et lorsque les jeunes artistes, qui sont en ce moment à vivre une Épopée, auront le loisir de la peindre, voilà sans doute ce qu’ils peindront.

Mais, dans tout cela, où est la bataille ? Wo die Schlacht ? Le mot fameux de Moltke, si souvent cité et ridiculisé dans les Ecoles de guerre du monde entier, depuis 1870, s’ajuste exactement aux figurations de la guerre moderne : ce sont des paysages, des scènes d’intérieur ou de genre, des portraits sans doute inspirés par la guerre, — mais ce ne sont pas des « batailles ». Les belles œuvres déjà inspirées par elle évoquent la lutte, mais ne la montrent pas. Les quelques tableaux qui la montrent et qui ont paru au Salon ne sont, jusqu’ici, que des tableaux de circonstance. On n’y sent pas du tout l’ivresse de l’artiste en face d’une nouvelle forme plastique ou pittoresque, devant une harmonie inédite de couleurs, — ce que furent, par exemple, à d’autres époques, la découverte de la Mer pour Turner, de l’Orient pour les Decamps et les Fromentin, ou, pour Millet et Rousseau, celle de la Forêt. Ils peignent, çà et là, une « bataille », parce que c’est un sujet d’actualité, cher au patriotisme, attirant les regards, assuré d’une certaine curiosité populaire, mais pas du tout parce qu’ils y ont trouvé un beau thème à lignes ou à couleurs. La « bataille » moderne fait beaucoup pour les écrivains, psychologues, poètes, auteurs dramatiques, moralistes, quelque chose peut-être pour les musiciens : elle ne fait rien pour les peintres.

Mai 1918.