L’Asile de nuit

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Œuvres complètes de François CoppéeL. Hébert, librairePoésies, tome III (p. 196-201).

L’ASILE DE NUIT


poésie dite par M. Coquelin aîné, à l'occasion du centenaire de la Société philanthropique, le 9 mai 1880

 
Un soir, — ce souvenir me donne le frisson, —
Un ami m’a conduit dans la triste maison
Qui recueille, à Paris, les femmes sans asile.
La porte est grande ouverte et l’accès est facile.
Disant un nom, montrant quelque papier qu’elle a,
Toute errante de nuit peut venir frapper là.
On l’interrogera seulement pour la forme.
Sa soupe est chaude ; un lit est prêt pour qu’elle y dorme ;
L’hôtesse qui la fait asseoir au coin du feu,
Respectant son silence, attendra son aveu.

Car on veut ignorer, en lui rendant service,
Si son nom est misère ou si son nom est vice,
Et, dans ce lieu, devant tous les malheurs humains,
On sait fermer les yeux autant qu’ouvrir les mains.

J’ai vu. J’ai pénétré dans la salle commune
Où, muettes, le dos courbé par l’infortune,
Leur morne front chargé de pensers absorbants,
Les femmes attendaient, assises sur des bancs.
Que de chagrins poignants, que d’angoisses profondes
Torturent dans le cœur ces pauvres vagabondes,
Dont plusieurs même, avec un doux geste honteux,
Étreignent un petit enfant, quelquefois deux !
On m’a dit ce qu’étaient ces pauvres délaissées :
Ouvrières sans pain, domestiques chassées,
Et les femmes qu’un jour le mari laisse là,
Et les vieilles que l’âge accable, et celles-là,
Dont la misère est triste entre les plus amères,
Les victimes d’amour, hélas ! les filles-mères
Qui, songeant à l’enfant resté dans l’hôpital,
Soutiennent de la main le sein qui leur fait mal.
J’ai vu cela. J’ai vu ces pauvresses livides
Manger la soupe avec des sifflements avides,
Puis, lourdes de fatigue et d’un pas affaibli,
Monter vers ce dortoir, tous les soirs si rempli.

Mon regard les suivait ; et, pour leur nuit trop brève,
Je n’ai pas souhaité l’illusion du rêve,
— Au matin, leur malheur en eût été plus fort,
Mais un sommeil profond et semblable à la mort !
Car dormir, c’est l’instant de calme dans l’orage ;
Dormir, c’est le repos d’où renaît le courage,
Ou c’est l’oubli du moins pour qui n’a plus d’espoir.
Vous souffrirez demain, femmes. Dormez, ce soir !

Oh ! naguère, combien d’existences fatales
Erraient sur le pavé maudit des capitales,
Sans jamais s’arrêter un instant pour dormir !
Car la loi, cette loi dure à faire frémir,
Défend que sous le ciel de Dieu le pauvre dorme !
Triste femme égarée en ce Paris énorme,
Qui sors de l’hôpital, ton mal étant fini,
Et qui n’as pas d’argent pour sonner au garni,
Il est minuit ! Va-t’en par le désert des rues !
Sous le gaz qui te suit de ses lumières crues,
Spectre rasant les murs et qui gémis tout bas,
Marche droit devant toi, marche en pressant le pas !
C’est l’hiver ! et tes pleurs se glacent sur ta joue.
Marche dans le brouillard et marche dans la boue !
Marche jusqu’au soleil levant, jusqu’à demain,

Malheureuse ! et surtout ne prends pas le chemin
Qui mène aux ponts où l’eau, murmurant contre l’arche,
T’offrirait son lit froid et mortel… Marche ! marche !

Ce supplice n’est plus. L’errante qu’on poursuit
Peut frapper désormais à l’Asile de nuit ;
Ce refuge est ouvert à la bête traquée ;
Et l’hospitalité, sans même être invoquée,
L’attend là pour un jour, pour deux, pour trois, enfin
Pour le temps de trouver du travail et du pain.

Mais la misère est grande et Paris est immense ;
Et, malgré bien des dons, cette œuvre qui commence
N’a qu’un pauvre logis, au faubourg, dans un coin,
Là-bas, et le malheur doit y venir de loin.
Abrégez son chemin ; fondez un autre asile,
Heureux du monde à qui le bien est si facile.
Donnez. Une maison nouvelle s’ouvrira.
Femme qui revenez, le soir, de l’Opéra,
Au bercement léger d’une bonne voiture,
Songez qu’à la même heure une autre créature
Ne peut aller trouver, la force lui manquant,
Tout au bout de Paris, le bois d’un lit de camp !
Songez, quand vous irez, tout émue et joyeuse,
Dans la petite chambre où tremble une veilleuse,

Réveiller d’un baiser votre enfant étonné,
Que l’autre dans ses bras porte son nouveau-né,
Et que, se laissant choir sur un banc, par trop lasse,
Jetant un œil navré sur l’omnibus qui passe,
Elle ne peut gagner la maison du faubourg :
Car la route est trop longue et l’enfant est trop lourd !

Oh ! si chacun faisait tout ce qu’il pourrait faire !…

Un jour, sur ce vieux seuil connu de la misère,
Une femme parut de qui la pauvreté
Semblait s’adresser là pour l’hospitalité ;
On allait faire entrer la visiteuse pâle,
Quand celle-ci, tirant de dessous son vieux châle
Des vêtements d’enfant arrangés avec soin,
Dit :
        — Mon petit est mort et n’en a plus besoin…
Ce souvenir m’est cher, mais il est inutile.
Partagez ces effets aux bébés de l’asile…
Car mon ange aime mieux… mon cœur du moins le croit…
Que d’autres aient bien chaud, pendant qu’il a si froid !

Noble femme apportant le denier de la veuve,
Mère qui te souviens d’autrui dans ton épreuve,

Grande âme où la douleur exalte encor l’amour,
Sois bénie !… Et vous tous, riches, puissants du jour,
Vous qui pouvez donner, ô vous à qui j’adresse
Cet exemple de simple et sublime tendresse,
Au nom des pleurs émus que vous avez versés,
Ne faites pas moins qu’elle et vous ferez assez !