L’Autriche depuis le congrès de Paris

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L'AUTRICHE
DEPUIS
LE CONGRES DE PARIS



Au moment où la paix de Paris venait de clore la guerre de Crimée, l’Autriche, qui n’avait rempli qu’un rôle secondaire pendant l’action, pouvait retrouver dans l’organisation nouvelle de l’Orient l’occasion d’exercer largement son influence. Nous recherchions alors[1] dans quelle situation la crise commencée l’année précédente plaçait un pays forcé de concilier les plus lourdes charges avec les exigences impérieuses d’une politique traditionnelle. Les difficultés de cette situation, l’Autriche ne semble pas les avoir comprises. Bientôt des prétentions justifiables à certains égards, mais inopportunes et produites avec une raideur trop faite pour expliquer de justes susceptibilités, entraînèrent le gouvernement autrichien, de froideurs cachées en dissentimens publics, à une lutte ouverte contre la France. Dans la guerre d’Italie, l’Autriche, avec moins d’honneur encore pour ses armes, subit le sort de la Russie dans la campagne de Crimée : elle dut accepter la paix avec empressement. Le moment semble venu de rechercher quels pas cette puissance, anciennement et cruellement obérée, a faits depuis quatre ans dans une voie tout autre que celle du progrès.

Avant d’aborder l’examen des détails, on trouve dans le caractère général de la situation présente un premier sujet de graves réflexions. En 1855, les pays soumis au sceptre de l’empereur François-Joseph offraient, sauf les possessions italiennes bien entendu, un remarquable spectacle de satisfaction et de vitalité. La Hongrie elle-même ne faisait point dissonance dans ce concert de contentemens légitimes et d’aspirations populaires. L’extinction des droits féodaux dans tout l’empire, facilement obtenue et rapidement opérée, ne permettait pas aux regrets causés par l’absorption des royaumes annexés de se produire. « Aux yeux les moins prévenus, disions-nous alors, la satisfaction des différentes classes est manifeste, et c’est ce repos, cette sécurité, mêlés à une activité générale pour les entreprises industrielles, qui donnent en ce moment à l’Autriche une physionomie très caractérisée, très particulière, et, on ne saurait le contester, très sympathique. »

L’Autriche est loin de présenter aujourd’hui le même tableau, ou pour mieux dire elle en présente un très différent. À la satisfaction de tous a succédé un mécontentement général, à l’activité et à l’esprit d’entreprise un découragement profond, et, symptôme plus grave, à la popularité du jeune empereur François-Joseph une irritation qui ne s’arrête pas aux agens supérieurs de son gouvernement, mais qui remonte jusqu’à lui. Les malheurs de la dernière guerre ne suffisent pas seuls à expliquer un pareil changement ; c’est à d’autres motifs qu’il faut l’attribuer. Sur trois points importans, le gouvernement autrichien rencontre des difficultés sérieuses, dont il doit s’imputer les unes, dont les autres tiennent à des causes étrangères à sa volonté. Le régime intérieur, l’administration proprement dite depuis les innovations introduites par le prince Schwarzenberg, n’ont cessé de soulever de vives réclamations, à la suite desquelles les débats de nationalité se sont ranimés. Le concordat de 1855 avec la cour de Rome a rencontré dès le début une opposition qui a toujours été grandissant, et les récentes mesures adoptées à l’égard des protestans ont produit d’unanimes mécontentemens devant lesquels le gouvernement semble reculer. Enfin le désordre financier a pris les proportions les plus inquiétantes pour le crédit de la monarchie autrichienne et la fortune des créanciers de l’état. Ce sont ces points principaux que l’on voudrait examiner successivement en rapprochant les faits et les chiffres contenus dans le tableau tracé en 1855 des faits et des chiffres qui ressortent de la situation actuelle. Les torts ou les malheurs du gouvernement autrichien éclateront pour ainsi dire d’eux-mêmes, et il sera facile de faire le triste résumé de cette période de cinq années écoulées entre deux guerres, années trop inutilement employées au sein d’une paix tourmentée et inféconde.

Une autre pensée nous frappe avant d’esquisser ce tableau, pensée applicable non-seulement à l’Autriche, mais encore à la plupart des nations européennes. Il y a cinq ans, une fièvre industrielle se déclarait partout. Il semblait qu’on n’eût de précautions à prendre que contre les excès du travail pacifique ; on craignait les tendances matérialistes, on revendiquait pour des besoins d’un autre ordre une part des préoccupations générales. Vaines terreurs et prévisions erronées ! Quatre ans se sont à peine écoulés, et l’Europe entière retentit du bruit des armes. Les passions guerrières s’y sont rallumées ; l’ère de paix semble à chaque heure sur le point de se clore pour un avenir indéfini. Seule protégée par son éloignement, la Russie, premier auteur de l’ébranlement universel, se réfugie en des soins intérieurs, comme sans remords d’avoir allumé un si vaste incendie. Faut-il croire à ces tristes symptômes, ou l’inquiétude se calmera-t-elle ? Verrons-nous recommencer une longue période de paix et d’activité industrielle, ou bien les querelles soulevées suivront-elles leur cours ? Quoi qu’il en soit, dans l’une comme dans l’autre hypothèse, les questions posées offrent la même importance. En cas de guerre, le rôle de l’Autriche peut être grand, profitable ou nuisible à de nobles causes ; il convient donc de rechercher les élémens de sa force ou de sa faiblesse, et de s’assurer si des moyens suffisans justifient une ambition qui n’a jamais cessé d’être vaste au milieu même des plus rudes épreuves infligées par la Providence.


I. — DIFFICULTES POLITIQUES ET RELIGIEUSES.

L’Autriche possède une administration, mais elle n’a pas de régime administratif proprement dit. Le gouvernement est servi par des fonctionnaires, mais ceux-ci n’obéissent point à des lois établies, à des règles fixes. L’arbitraire et le provisoire règnent et durent depuis si longtemps, qu’ils semblent presque passés à l’état de mal chronique et incurable, aussi bien que l’usage du papier-monnaie. On a exposé ici même[2], avec une autorité qui révélait l’expérience d’un administrateur éclairé, les vices d’une situation dont l’origine remonte à la désorganisation produite en 1806 par la substitution de l’empire d’Autriche à l’empire d’Allemagne. Des deux moitiés du nouvel empire, l’une, composée des provinces allemandes, possédée autrefois seulement comme fief impérial, perdit alors ses droits et sa législation pour tomber sous le régime d’un arbitraire absolu. L’autre moitié, formée de la Hongrie, de la Transylvanie, d’autres provinces encore, possédée à titre souverain par les successeurs du premier roi élu, garda jusqu’en 1858 une partie de son organisation antérieure. On sait quels événemens la lui ont enlevée et ont soumis la seconde moitié de l’empire d’Autriche au même régime que la première. Tout d’abord on put espérer que pour l’une et l’autre ce régime serait celui de la liberté. L’ébranlement de février parut un moment réveiller le gouvernement autrichien lui-même de sa torpeur : des constitutions nouvelles furent promulguées ou octroyées coup sur coup ; puis le système de l’absolutisme reprit le dessus, le provisoire se prolongea, il dure encore. Au risque de rappeler des événemens trop connus, il faut résumer en peu de mots cette histoire des variations impériales.

Le 15 mars 1848, l’empereur Ferdinand octroya aux peuples de l’Autriche, qui ne sont pas restés en arrière sur la voie du progrès, une constitution qui consacrait, avec l’unité de l’empire, la garantie de la nationalité et de l’idiome, la division des pouvoirs, la responsabilité ministérielle, la liberté des cultes, la liberté de la parole et de la presse, l’égalité des citoyens devant la loi, etc. Bientôt le même empereur Ferdinand s’enfuyait à Inspruck, révoquait la constitution Pillersdorf, et convoquait à Vienne une diète constituante que les soldats de Windischgraetz et de Jellachich dispersaient le 30 octobre de la même année. La diète dissoute fut de nouveau convoquée par décret impérial à la résidence archiépiscopale de Kremsier, en Moravie, et se hâta de publier une constitution ; mais le 4 mars 1849, le nouvel empereur, François-Joseph, faisait occuper par des grenadiers la salle des séances de la diète, et octroyait à tous les peuples de l’empire une charte émanée de sa seule autorité. Les seize sections et les cent vingt-trois articles de la nouvelle constitution reproduisaient toutes les concessions libérales faites par Ferdinand. On en peut juger par les termes du dernier article, qui attribuait à la diète seule le pouvoir de modifier la loi promulguée. Et néanmoins deux ans après une patente impériale, en date du 31 décembre 1851, déclara impossible l’exécution de la constitution octroyée, et un simple décret du cabinet impérial établit les nouvelles bases sur lesquelles serait fondée la législation organique. Cette législation n’a point encore été formulée, et depuis neuf ans le provisoire n’a pas cessé. Quant aux bases elles-mêmes, on n’y retrouva plus les pensées libérales si solennellement et si récemment exprimées, et l’œuvre du prince Schwarzenberg n’eut pour but que de soumettre à l’autorité non définie d’administrateurs et de juges nommés par le pouvoir central les royaumes de Hongrie et les pays annexés qui venaient sans succès de revendiquer par les armes la jouissance ou l’extension d’antiques privilèges. Qu’on rapproche des termes de l’article 123 de la constitution de 1849 ceux des derniers articles de l’exposé de 1851, et l’on mesurera le chemin parcouru en deux ans. L’article 35 de cet exposé se bornait en effet à dire qu’on adjoindrait aux autorités de cercle et de gouvernement des comités délibérans composés de la noblesse héréditaire, de petits et grands seigneurs, d’industriels : si l’on avait besoin d’autres représentans aux comités, on y aurait égard. L’article 36 et dernier portait aussi que, dans les tribunaux d’arrondissement, souverains, on appellerait de temps en temps les chefs des communes et les grands propriétaires, ou leurs fondés de pouvoirs, pour les consulter sur leurs affaires.

Les peuples de l’Autriche accueillirent la constitution Schwarzenberg avec la même docilité que les précédentes. Elle put fonctionner sans opposition, ou plutôt tout se borna à la nomination de juges et de fonctionnaires administratifs revêtus d’un pouvoir discrétionnaire et relevant du gouvernement central. Dans le tableau des divisions administratives et judiciaires de l’empire, ce qui s’appelle gouvernement d’état, de cercle ou de district en Autriche, en Bohême, en Moravie, s’intitule administration de territoire en Silésie, siège de comitat, siège de juge en Hongrie, etc. Au fond ce sont les mêmes fonctions, émanant de la même source, jouissant des mêmes prérogatives, c’est-à-dire que partout on retrouve la même absence de prescriptions définies et de lois organiques. Depuis 1851, quelques propriétaires ont pu prendre le titre de membres d’états provinciaux sans en avoir jamais exercé les pouvoirs. Un noble autrichien loge à Vienne, au palais des états, et conserve la qualification de secrétaire de la diète, sans avoir jamais été astreint de ce chef à un travail quelconque. Le corps municipal, le bourgmestre de la capitale elle-même, sont restés en place depuis l’époque de la révolution, et n’ont vu renouveler leur mandat par aucune élection. En un mot, l’attente s’est continuée sans impatience apparente du public comme sans souci du gouvernement. En 1859 paraissait enfin une volumineuse loi contenant les principes selon lesquels les constitutions des diverses communes pourraient être établies ; mais presque en même temps la Gazette de Vienne publiait un avis portant que cette loi des communes allait être modifiée selon les besoins du pays, de telle façon qu’on dut la considérer comme mort-née.

On peut donc dire avec vérité que s’il y a en Autriche une organisation administrative, il n’y a pas de législation intérieure ; l’arbitraire le plus absolu règne et s’exerce par l’intermédiaire des agens que le souverain dirige au gré de sa volonté irresponsable. Les manifestations de la volonté impériale elle-même ne sont ni toujours publiques, ni uniformes. Elles se traduisent tantôt par une patente, un manifeste, un décret, précédé ou non de l’avis d’un conseil d’état qui fonctionne quand et comme on le veut, et qui, dit-on, va devenir un sénat aristocratique consultant, tantôt par une insertion au journal officiel, une lettre autographe, un simple billet du cabinet de l’empereur. Quelquefois un ordre ministériel suffit. Ce qui est règle ici cesse là d’être applicable. Souvent la prescription officiellement proclamée est contredite par une injonction secrète. Un exemple fera ressortir ce caractère du régime intérieur de l’Autriche.

Parmi les causes capables d’éveiller les plus vives passions chez les races multiples réunies sous le sceptre impérial, l’établissement d’un langage officiel et la conservation des différens idiomes nationaux se présentent sans aucun doute au premier rang. Voici quelle est sur cet objet la législation. Le paragraphe 5 de la constitution du 4 mars 1849 porte que chaque nation a un droit inviolable à la conservation et à la culture de son idiome. L’introduction du Reichs-Gesetz und Regierungs-Blatt (Collection des lois et ordonnances) arrête que chaque loi devra être conçue dans les divers idiomes, et que le texte publié dans ces idiomes sera authentique. Conformément à cette décision, le décret du ministère de l’intérieur du 25 octobre 1849, pour l’organisation provisoire de la Hongrie, ordonne que tous les décrets seront publiés dans les idiomes d’usage, que toutes les affaires seront discutées, les décisions rendues et les requêtes présentées dans le langage local ; l’allemand reste seulement la langue officielle des autorités correspondant entre elles. Bien qu’aucune constitution n’ait abrogé expressément la déclaration de 1849, dès 1852 (23 mars) le ministère de la justice introduisit en Transylvanie un nouveau règlement pour les avocats, et déclara que le texte allemand seul en était authentique. En 1856, on prescrivit en Hongrie que le travail des avocats se ferait en allemand, tandis qu’en 1854 l’usage de la langue hongroise avait été autorisé dans les discussions avec des familles qui ne connaissaient que cette langue. Un décret adressé au président du tribunal supérieur de Pesth permettait même de ne pas faire usage de l’allemand devant les tribunaux aux avocats qui vu leur âge ne pourraient en acquérir la connaissance. Dans les gymnases et instituts, le décret du 23 mars 1852 consacrait tout d’abord le principe de l’enseignement des idiomes nationaux : deux décrets en 1853 et 1854 infligent au contraire aux élèves l’obligation de passer leurs examens en allemand. Enfin une résolution souveraine du 20 juillet 1859 abolit cette prescription ; mais un fait tout récent vient révéler ce qu’il faut penser de cette satisfaction tardive accordée aux vœux les plus ardens des populations. A la fin de décembre 1859, un membre de la Société scientifique de Cracovie ayant demandé qu’une pétition fût adressée à l’empereur pour la mise à exécution de la patente du 20 juillet, le président Wukasowitz déclara que la Galicie et le grand-duché de Cracovie n’étaient point compris dans la patente ; il montra même une ordonnance secrète à l’appui de son allégation, et le commissaire du gouvernement s’opposa à toute délibération ultérieure.

Tels étaient donc le système arbitraire et le provisoire administratif sous lesquels vivaient depuis tant d’années toutes les provinces de l’empire, lorsque les événemens militaires de 1859 vinrent, comme la crise révolutionnaire de 1848, réveiller l’attention du gouvernement. La convention de Villafranca était à peine signée, qu’un manifeste daté de Laxenbourg, 21 août, promit solennellement aux peuples de l’empire d’importantes améliorations dans le régime intérieur. Quelques hommes d’état furent appelés par l’empereur à délibérer avec ses ministres sur la situation financière, la question religieuse et les réformes administratives. La situation, dit le manifeste, est grave, et l’on est décidé, pour y porter remède, à éviter dans une égale mesure une lenteur timorée et une précipitation dangereuse. Dès le 22 août, la Gazette de Vienne contint en effet la nomination d’un nouveau ministère et la révocation des ministres de la police et de l’intérieur. Le successeur du ministre de la police inaugura son administration en laissant à la presse une liberté à peu près entière, voulant ainsi assurer à l’opinion publique le seul moyen de faire connaître les réformes qu’il y avait lieu de demander. En même temps, et pour provoquer une enquête, sinon plus sérieuse, en quelque sorte plus légale, les états de certaines provinces furent appelés à produire leurs vœux. Ainsi, dans le mois de septembre, l’archiduc gouverneur du Tyrol et du Vorarlberg est invité par billet autographe de l’empereur à faire délibérer le comité sur un projet de statut provincial en réponse aux demandes de réformes qui lui ont été adressées. M. de Hubner a de son côté une entrevue, dans le château du comte Karoly, avec les chefs du parti conservateur en Hongrie. Il annonce que les ministres renonceront volontiers au système de centralisation actuelle, et la réunion demande le l’établissement de l’ancienne constitution municipale de la Hongrie, du cens seigneurial, du droit de représentation et de la libre administration de la caisse intérieure. Il y a plus, le comte Goluchowski, en acceptant le ministère de l’intérieur, avait exprimé le dessein de créer des représentations par provinces et d’étudier un projet d’organisation libérale des communes. Des commissions dites d’hommes de confiance furent en conséquence chargées, dans tous les grands centres provinciaux, d’examiner les lois communales qu’il serait utile de promulguer : les questions posées par le ministre portaient sur la latitude à laisser aux communes dans la gestion des affaires locales, sur la désignation des affaires confiées jusqu’alors à des fonctionnaires de l’état qu’on pourrait remettre à des fonctionnaires communaux, sur l’organisation la moins coûteuse de l’administration communale et la répartition des territoires, etc. Malheureusement, avant que les travaux de ces commissions fussent achevés et connus, la presse, appelée tout naturellement à les contrôler et à les éclairer, retombait, après la retraite de M. de Hubner, sous le plus dur régime. Une ordonnance du ministre de l’intérieur, du ministre de la police et du commandant général de l’armée, en date du mois de novembre 1859, ajoute de nouvelles et plus sévères dispositions à la loi du 27 mai 1852. Aussi un journal de Vienne a-t-il pu dire « que désormais les sujets qui sont sur les lèvres de tous les habitans de l’empire ne pourront plus être abordés par la presse indépendante. »

Qu’est-il résulté toutefois de l’enquête provoquée par le ministre de l’intérieur ? A Vienne, la commission des hommes de confiance a terminé ses séances en adoptant la loi municipale de 1850, sauf deux modifications relatives au rétablissement de la publicité des délibérations du conseil municipal et à une nouvelle division des quartiers. Dans le Tyrol, on a revendiqué l’ancienne liberté provinciale avec une franchise de parole à laquelle l’archiduc gouverneur a rendu hommage ; certains comités de la Basse-Autriche ont même positivement réclamé l’introduction du système représentatif. Dans la Hongrie, dans la Transylvanie, à Pesth, à OEdenburg, à Hermanstadt, les commissions ont refusé tout concours, arguant de l’illégalité de leur mandat et déclinant une compétence qui appartenait à la diète seule. À Presbourg même, où l’influence autrichienne avait su créer un centre d’hostilité contre Pesth, les membres les plus influens de la commission et le bourgmestre se sont abstenus en revendiquant hautement les droits imprescriptibles de la nationalité hongroise. Il est vrai de dire que quelques-unes des commissions allemandes n’ont pas émis les vœux libéraux qu’on vient de mentionner : composées en grande partie de membres de la noblesse à qui le gouvernement avait assuré la prépondérance au détriment de la bourgeoisie, elles ont produit des mémoires tendant à une nouvelle consécration des droits féodaux. Là où la discussion devenait trop passionnée, où des propositions considérées comme séditieuses se faisaient jour, les présidens des commissions ont interdit le débat et quelquefois congédié l’assemblée avant la fin des travaux. On peut dire toutefois, malgré la divergence des conclusions et des conduites, que plusieurs points sont mis en lumière dans cette enquête. Toutes les commissions ont proposé d’accorder une plus grande influence aux localités, ont demandé pour les maires des pouvoirs étendus. Généralement on a réclamé non-seulement des conseils communaux, mais des représentations auprès des divisions politiques supérieures, au district et non au cercle, ou bien au cercle et non au district, mais toujours au chef-lieu de la province. Un dernier vœu, sur lequel on vient de voir que la discussion n’a pas été admise, était exprimé en faveur d’une représentation générale du pays ; ce vœu était surtout partagé par les populations allemandes, tandis que, dans les anciens états indépendans, les grands propriétaires aspirent plutôt à l’établissement des diètes locales.

Pendant que le travail des commissions des hommes de confiance suivait son cours, le mécontentement des provinces se traduisait par des signes non équivoques. Les magnats hongrois, qui, pendant la crise constitutionnelle, avaient joué un rôle important, quittaient Vienne pour s’établir à Pesth ; d’autres adressaient au gouvernement des mémoires sur les institutions propres à satisfaire le vœu public ; les étudians de l’université allaient à Vienne demander des garanties pour la conservation du langage national. Les membres les plus éminens du clergé protestaient dans des occasions solennelles de leur dévouement à l’ancienne patrie. Bientôt l’empereur, après avoir cru que sa présence suffirait, comme il y a deux ans, à ranimer la loyauté hongroise, fit démentir le bruit de son voyage dans un royaume dont la conduite l’indisposait, et d’un autre côté l’archiduc Maximilien, représenté par la presse allemande comme favorable aux réformes, s’éloignait, mécontent ou disgracié. Enfin les mesures de rigueur furent reprises, l’archiduc gouverneur de Hongrie demanda et obtint un renfort de troupes ; les visites, domiciliaires, l’internement, l’incarcération, recommencèrent, et une ordonnance sur la presse déclara punissable « la publication, même comme simples bruits, des nouvelles qui ne peuvent être connues que par l’indiscrétion de fonctionnaires, ou qui tendent à blesser et à ridiculiser quelqu’un dans sa position sociale ou officielle. »

Parmi tous les faits qui attestent le malaise intérieur de l’Autriche, un des plus graves est assurément le mouvement religieux dont certaines parties de l’empire, et principalement la Hongrie, sont encore le théâtre. Le concordat conclu avec la cour de Rome en 1855, la patente du 5 novembre de la même année pour l’organisation des écoles catholiques et l’établissement de tribunaux ecclésiastiques en affaires de mariage, avaient soulevé dans tous les esprits de légitimes appréhensions. Devant une opposition presque tacite, mais générale, le gouvernement impérial a reculé, et jusqu’ici le concordat semble être demeuré seulement une menace. Le 1er septembre 1859, après les revers de la guerre d’Italie, et pour mettre fin à un provisoire qui datait de 1791 et dont les églises réformées n’avaient cessé de demander le terme, une patente impériale a été promulguée ; on pouvait croire qu’elle aurait pour but d’apaiser de justes griefs. Dès le 27 septembre cependant, l’assemblée de la surintendance de Kœsmarkt adressa une pétition à l’empereur pour qu’il voulût bien suspendre les effets de la patente jusqu’à la convocation d’un synode légalement élu. Les termes de cette pétition ont été presque invariablement reproduits dans toutes les assemblées tenues depuis lors, et, sans rappeler les manifestations publiques, les résolutions prises nonobstant les ordres de l’autorité supérieure, portées tout récemment avec éclat à Vienne par une députation solennelle que l’empereur n’a pas voulu admettre en sa présence, il suffira de constater que, sur plus de 3 millions de protestans, 32,000 seulement ont accepté la patente impériale. L’unanimité, on peut le dire, se refuse à admettre un acte qui remet au gouvernement la surveillance et la décision en matière religieuse et d’instruction, subordonne à son approbation le choix des dignitaires ecclésiastiques, prive enfin les protestans de droits légaux garantis, après cent années de combats, par les traités de paix de Vienne et de Lintz.

On comprend ce qu’une telle situation présente de difficultés, à une puissance allemande surtout, et combien le mécontentement des protestans hongrois ajoute d’importance à leurs griefs politiques. Les intentions du gouvernement, en promulguant la patente, étaient peut-être bonnes : de nombreux et tout récens décrets rendus en faveur des Juifs témoignent d’un progrès vers la tolérance. Les Israélites peuvent contracter mariage sans être autorisés par l’administration du cercle ; remise est faite des peines encourues jusqu’ici à ceux qui auraient consommé ou favorisé un tel délit. Dans les procès civils des catholiques, le témoignage d’un Juif ne sera plus récusé. Enfin on a levé l’interdit qui fermait aux Israélites l’accès de certaines professions industrielles, l’entrée de quelques territoires. Un décret du 21 février leur concède même le droit tant souhaité d’acquérir des immeubles, mais dans quelques provinces seulement et sauf certains droits de patronage et de police. Ce sont là de favorables symptômes et des améliorations réelles pour une catégorie de sujets privés jusqu’ici de tous les droits de citoyens. Quant aux protestans, les réserves faites en faveur des droits du pouvoir central dans la patente du 1er septembre 1859 n’étonneraient point à coup sûr de la part d’un gouvernement qui, comme celui de la France, ferait profession d’une égale tolérance pour tous les cultes. On conçoit qu’il n’en soit pas de même vis-à-vis du signataire du concordat de 1855, et si la persistance de l’empereur François-Joseph à imposer son œuvre toute récente aux cultes réformés se justifie en raison de ses intentions mêmes, l’opposition des protestans n’a que trop de raisons d’être, et doit créer plus d’un embarras. Réduite à elle seule, la question religieuse ne prendrait pas toutefois des proportions inquiétantes : tôt ou tard elle peut être résolue par quelque compromis, la convocation d’un synode par exemple, avec un mode d’élection des membres qui satisferait les prétentions des protestans sans être tout à fait contraire aux règles récemment établies. Réunie à d’autres griefs, la querelle soulevée par les protestans de Hongrie, si elle n’était promptement apaisée, mêlerait un ferment plus vif et fournirait une excuse immédiate aux haines populaires, nées, comme on l’a vu, de mécontentement politiques, accrues, comme on va le voir, par d’immenses désordres financiers et de vives souffrances matérielles.


II. — DIFFICULTES FINANCIERES.

Le traité de Paris, qui assurait pour quelques années le repos de l’Europe, ne devait être nulle part accueilli avec autant de faveur qu’en Autriche. Les bienfaits de la paix y étaient non-seulement souhaitables, mais nécessaires. Au sortir d’une grande crise financière, avec un déficit passé à l’état normal, les vastes projets d’amélioration conçus par le baron de Bruck, destinés à ramener l’équilibre du budget, exigeaient et les loisirs et les sécurités de la paix. Peu de chiffres serviront à démontrer le résultat des entreprises fondées pendant la période qui fait l’objet de cette étude ; mais ce tableau, si instructif qu’il paraisse, doit être précédé de l’examen bien autrement intéressant de la dette publique et des rapports du gouvernement avec la banque de Vienne.

Quelle était en 1855 l’étendue des dettes de l’Autriche ? — L’ancienne dette, dont l’origine remonte à l’année 1703 et qui a soldé les dépenses de toutes les guerres de l’Autriche contre la Prusse, la monarchie française, la révolution et le premier empire, s’élevait, en 1811, au chiffre de 658 millions de florins comme dette consolidée, et à plus du double comme dette flottante. La circulation du papier-monnaie n’était pas inférieure à 1,100 millions de florins. Par une de ces mesures révolutionnaires dont le gouvernement de l’Autriche a donné plus d’un exemple, l’intérêt de la dette fut alors réduit de moitié, et le papier-monnaie ou bancos[3] converti en une nouvelle espèce de billets, les einlos[4], avec perte des quatre cinquièmes de sa valeur. Ces einlos ayant été émis en 1815 pour un chiffre de 610 millions au lieu de 295, quantité fixée d’avance, et le cours des einlos tombant à 351 florins de papier contre 100 florins en espèces, il se trouva qu’un créancier de l’état possesseur de 1,000 florins de bancos en 1811 recevait à peine 57 florins d’argent en 1815. Le gouvernement ne tarda pas à revenir sur ce déplorable expédient. À la signature de la paix générale, l’ancienne dette fut portée au chiffre de 488 millions de florins, et une patente impériale créa 488 séries, dont 5, de 1 million chacune, devaient être remboursées en espèces par un tirage au sort annuel, ou produire 5 pour 100 d’intérêt. La caisse d’amortissement rachèterait en outre par an 5 millions de cette même dette. Au 1er janvier 1858, d’après les plus récentes données officieuses, le total des anciennes obligations non remboursées montait encore, en capital, à 378 millions de florins. Il faut en déduire, il est vrai, les rentes rachetées depuis lors par la caisse d’amortissement : le rapport d’une commission nommée tout récemment pour examiner la situation de ce fonds spécial montre qu’on peut annuler dès à présent pour 143 millions de florins, dont l’intérêt annuel est de 6 millions.

La nouvelle dette comprend tous les emprunts successifs émis à l’intérieur ou à l’étranger depuis 1815. La plupart sont productifs de 5 pour 100 d’intérêts payables en espèces, et les métalliques jouent sur la cote de Vienne le rôle régulateur de notre 3 pour 100 français. Le taux auquel ces emprunts ont été négociés a singulièrement varié ; l’ère la plus prospère du crédit autrichien remonte à l’année 1835 ; on émit alors du 3 pour 100 à 75 fr. De 1815 à 1847, le gouvernement recourut dix fois à l’emprunt, et le capital de la dette s’éleva en 1848 à 1,200 millions de florins. De 1848 au 1er janvier 1858, la dette monta à 2,088,000,000 de florins pour la dette consolidée, et à 313 millions pour la dette flottante. En déduisant 184 millions qui appartiennent à la caisse d’amortissement, c’est un total de 2,207 millions de florins. Ajoutons-y pour l’année 1859 l’emprunt de 150 millions (emprunt de Londres), les 133 millions avancés par la banque suivant un décret du 11 avril, l’emprunt lombard-vénitien de 75 millions, réduit à 30, et en supposant pour les années 1858 et 1859 un déficit de 42 millions comme pour l’année précédente, c’est un chiffre de 2,605,000,000 de florins, soit 6,512,000,000 de francs. La dette de l’Autriche surpasse donc huit fois son revenu annuel et représente plus du quart de la fortune mobilière de tout l’empire. En onze années, la dette s’est accrue de près de 150 pour 100 : 1,177 millions de florins contre 2,605 millions.

Pour quel chiffre doit être comprise dans cette augmentation la période que l’on s’est proposé d’examiner, c’est-à-dire celle qui commence à la conclusion de la guerre d’Orient et se termine à la paix de Zurich ? On trouve d’abord à inscrire au passif de chaque année un déficit qu’on peut évaluer à 110 millions de francs pour 1855,157 pour 1856,126 pour 1857, soit environ 400 millions de francs, dont il faut défalquer, il est vrai, le produit de quelques sommes extraordinaires figurant pour la première fois au budget de 1855, telles que la vente des chemins de fer, et qui constituent un capital d’environ 175 millions de francs. De 1858 à 1859, la proportion est bien autrement élevée : en 1858, le total de la dette ne s’élevait qu’à 2,207,000,000 fl. ; en 1859, on le trouve, a-t-on dit, à 2,605,000,000, soit près de 400 millions de florins en plus. Et encore n’est-ce point la somme exacte des sacrifices imposés aux sujets de l’empire pour la guerre d’Italie, puisqu’aux surcharges de la dette il faut ajouter les surélévations d’impôts. Les 7 et 13 mai 1859, des décrets impériaux ont augmenté d’un sixième, soit de 17 millions 1/2 de florins, les impôts directs (impôt foncier, ceux des maisons, des classes industrielles et du revenu), et demandé 20 millions 1/2 à peu près aux impôts indirects (ceux de consommation, du sel, douanes, timbres, enregistrement, impôts sur la consommation du vin et de la viande dans les campagnes). Comme ces augmentations viennent d’être prorogées pour une seconde année, c’est un total de 80 millions de florins à ajouter aux charges de la guerre. N’oublions pas non plus de rappeler qu’il a été enjoint aux payeurs des coupons semestriels de la dette nationale de retenir un cinquième sur le montant des semestres. Ainsi, de 1855 à 1859, trois années de paix se sont soldées par un déficit de 400 millions de francs, compensé en partie par le produit de ressources extraordinaires, et une année de guerre a entraîné un sacrifice, dette et impôt compris, de plus du double, atténué aussi par les 100 millions obtenus du Piémont, et que la France a avancés. Il importe cependant de faire observer, pour ne pas grossir les chiffres par de doubles emplois, que toutes les ressources préparées pour la guerre n’ont pas encore été dépensées. Sans parler des surtaxes applicables à l’exercice 1860, l’emprunt anglais n’a pas été entièrement souscrit, et les titres demeurent pour partie dans les caisses de la banque de Vienne. Le total néanmoins est inscrit au passif de l’état.

Quelle peut être dans de pareilles circonstances la situation du gouvernement vis-à-vis de la banque, c’est ce qu’il est utile d’examiner. Dans le travail qui sert de point de comparaison avec ces nouvelles recherches, on avait reconnu qu’en 1855 le gouvernement ne se trouvait plus débiteur envers la banque que de 84 millions de florins pour retrait de papier émis, mais qu’il venait de contracter vis-à-vis d’elle une nouvelle obligation de 155 millions de florins, avancés pour subvenir aux besoins de la guerre d’Orient et au déficit des budgets, en lui abandonnant pour garantie une partie des domaines de l’empire. À la fin de cette même année 1855, la banque n’avait pu se procurer sur cette ressource qu’un peu moins de 9 millions. Au mois de décembre 1858, le gouvernement, pressé par les engagemens contractés à la suite de la convention monétaire du 24 janvier 1857[5], voulut que la banque pût reprendre ses paiemens en numéraire, et résolut d’alléger le poids de ses obligations envers elle. Un nouveau décret abandonna à la banque, jusqu’à concurrence de 30 millions, une part du prix de la vente du chemin de fer du Sud, lui remit en outre pour 25 millions des obligations de rachat des redevances féodales, et l’autorisa enfin, pour les 100 millions que l’état lui devait encore, à émettre une égale somme de billets de 1 florin destinés à être retirés de la circulation au fur et à mesure de la vente des domaines. L’état se trouvait toujours débiteur envers la banque de 196 millions de florins ; mais à cette même date l’émission des billets de celle-ci en diverses coupures ne se montait qu’à 338 millions de florins contre un encaisse de 105 millions 1/2, et le 1er janvier 1859, la reprise des paiemens en espèces était opérée. On sait combien dura peu cette reprise si longtemps souhaitée. Dès le 11 avril, l’état se faisait avancer par la banque 133 millions de florins. Le cours forcé du papier-monnaie était de nouveau décrété, les intérêts des métalliques, contrairement aux engagemens solennels, se payaient en bank-notes, et pendant les quatre mois que durait la guerre, l’émission de ces bank-notes s’élevait à 1,200 millions de francs, tandis que l’encaisse métallique tombait de 107 millions de florins à 76.

Au 31 janvier 1860, cet encaisse remonte à 80 millions, soit un peu plus du 1/6 des billets en circulation, dont le total est de 463 millions de florins. Les avances à l’état s’élèvent sur obligations du chemin du Sud à 40 millions, sur les domaines à 98 millions, sur rentes à 133, pour le reste de l’emprunt anglais à 20, pour retrait de l’ancien papier-monnaie à 49 (ensemble 340 millions de florins ou 850 millions de francs). Dans cette situation, on comprend qu’un mois plus tôt, c’est-à-dire dans les premiers jours de décembre, lorsque M. le baron de Bruck eut fait rentrer dans les coffres de la banque une vingtaine de millions de florins appartenant à l’état, les directeurs de la banque aient témoigné un vif désir de s’approprier ce précieux dépôt ; mais le gouvernement avait à satisfaire à un besoin plus impérieux encore, celui du paiement en espèces du grand emprunt national de 1854. Un avis officiel a annoncé par avance que le coupon semestriel du 1er janvier 1860 serait touché en valeurs métalliques, ce qui a eu lieu en effet, et les directeurs de la banque ont dû se soumettre. Disons, pour terminer ce qui regarde les rapports de la banque avec l’état, que le ministre des finances se propose de faire rentrer dans les coffres de la banque de Vienne tout le montant de cette partie de la dette nationale retombée, à la conclusion définitive de la paix, à la charge de la Lombardie, et dont celle-ci pourra se libérer en annuités à raison de 5 pour 100. Ces titres, qui se négocieraient à l’étranger, permettraient au gouvernement de se décharger, vis-à-vis de la banque, principalement des avances faites cette année. La commission de la dette nationale vient aussi de proposer que la banque reçoive des valeurs appartenant à la caisse d’amortissement, et dont le total est d’environ 42 millions de florins ; mais ces titres, obligations des chemins de Galicie, de la Theiss, etc., forment-ils une garantie bien sérieuse ? Quant aux avances antérieures, il devient urgent que des moyens énergiques mettent fin à une situation aussi anomale, qui constitue le principal établissement de crédit existant en Autriche créancier de l’état pour un total qui s’élève encore à 850 millions de francs, et paralyse complètement l’action que la banque devrait exercer au profit de l’industrie et du commerce. En 1858, la valeur des billets escomptés a été seulement de 880 millions de francs, un peu moins du sixième des opérations de la Banque de France en 1857, à supposer encore que le chiffre de 880 millions ne comprenne pas la négociation des bons du trésor. Dans cette même année 1858, la dette de l’état vis-à-vis de la banque était de 509 millions de francs, les avances sur valeurs publiques de 201, et comme la circulation des billets montait à 962, on peut donc dire que le rôle de la banque de Vienne se bornait exclusivement à fournir son papier au trésor et à soutenir à tout prix les titres de la dette publique. En 1859, la situation s’est de beaucoup aggravée ; elle exige, les chiffres le disent assez haut, les plus puissans remèdes.

Un fait très significatif est venu d’ailleurs jeter une vive lumière sur l’état des finances autrichiennes et sur les expédiens auxquels le gouvernement a recours pour se créer des ressources. Le 10 octobre 1859, le journal officiel, à la suite des comptes de 1858, donnait le produit total de l’emprunt libre national de 1854. Or cet emprunt volontaire de 500 millions de florins, dont par parenthèse, dans quelques provinces, les autorités ne se firent pas faute d’activer la souscription par des moyens coercitifs, devait être couvert du 20 juillet au 19 août. Un avis ministériel du 15 septembre 1859 annonça que le chiffre du capital régulièrement souscrit s’élevait à 506,788,477 florins. Une réduction proportionnelle aurait dû par conséquent être faite en raison de cet excédant assez mince, lorsque la Gazette de Vienne, à l’occasion du dernier versement opéré, vint apprendre que le montant définitif de l’emprunt libre s’élevait à 611,571,300 florins, c’est-à-dire que le gouvernement avait émis un sixième en sus de la somme décrétée (280 millions de francs). Sur ce chiffre, 26 millions 1/2 de florins étaient déposés à la caisse d’amortissement, et par une nouvelle irrégularité, au lieu de verser à cette caisse 26 millions 1/2 destinés au paiement de la dette, on lui avait donné en échange des obligations d’emprunt. Quant aux 85 millions de florins d’excédant, comment le gouvernement avait-il pu se les procurer ? Assurément la souscription, close à 506 millions, ne les avait pas fournis, puisqu’elle ne satisfaisait point elle-même à tous ses engagemens. L’empereur, on s’en souvient, dans ses excursions en Hongrie, en Vénétie, dispensait par grâce spéciale des communes, des établissemens, des employés même, d’opérer leurs versemens. Jusqu’à preuve contraire, une seule supposition reste possible : c’est que l’administration avait fait imprimer et vendre à la Bourse ces obligations supplémentaires, nécessaires sans doute pour parer à des besoins urgens.

Exposons maintenant en peu de mots la situation des grandes entreprises dont on se promettait en 1855 de si heureux résultats. En dehors du crédit mobilier et de la banque hypothécaire annexée à la banque générale, il n’a été fait aucune création qui mérite d’être citée.

Le crédit mobilier a établi plusieurs succursales dans le pays ; il a fait d’assez grandes opérations de commerce, il prend une certaine part dans diverses sociétés anonymes en soumissionnant des actions, il prête des sommes considérables à beaucoup d’industries en souffrance, ce qui paralyse ses moyens d’action en absorbant ses capitaux. Son fonds social reste fixé à 60 millions de florins. L’opération la plus importante du crédit mobilier depuis son origine est la négociation à ses frais et risques d’un emprunt de 42 millions de florins émis par coupures de 100 florins qui ne rapportent aucun intérêt, et participent seulement aux avantages d’un tirage au sort avec l’amortissement au pair des numéros sortis et des lots considérables. Cet emprunt, que se sont partagé les compagnies du chemin de fer de Vienne à Salzbourg, de la Theiss, de Pardubitz à Reichenberg et du Lloyd de Trieste, est amortissable en 66 ans et 195 tirages. Les lots les plus importans s’élèvent jusqu’à 250,000 florins dans les premières années, et à 150,000 dans les dernières ; les plus faibles lots sont d’abord de 120, puis de 200 florins. C’est la loterie pure et simple.

La banque hypothécaire, dont le capital s’élève à 40 millions de florins, compris dans le capital même de la banque devienne, peut émettre jusqu’à 200 millions d’obligations ; elle fonctionne depuis 1856 et a prêté 50 millions. Les prêts se font en billets fonciers rapportant 5 pour 100 d’intérêt, dont le cours est aujourd’hui de 88,25 pour 100. L’emprunteur paie 6 pour 100 d’intérêt par an, plus l’amortissement fixé sur un remboursement en trente années. Quant aux chemins de fer, l’état, comme on le sait, ne leur donne pas de subvention : il garantit seulement un intérêt de 5 2/10es par an, amortissement compris. On doit cependant distinguer entre les anciennes et les nouvelles concessions. Les lignes primitivement exécutées par l’état ont été vendues au-dessous du prix de revient, ce qui constitue une véritable subvention, et en outre le trafic y était déjà singulièrement développé. Quant aux concessions nouvelles, les actionnaires devront effectuer la dépense totale de la construction avec la seule compensation d’un trafic toujours insuffisant au début dans un pays tel que l’Autriche ; il faut donc s’attendre à une contribution de l’état pour compléter l’intérêt garanti. Ceci explique la dépréciation des cours de la plupart des actions des compagnies de chemins de fer.

La société franco-autrichienne (chemins de fer de Bohême et de Hongrie) a rempli toutes ses obligations vis-à-vis de l’état et n’a plus qu’à faire face aux dépenses d’amélioration ou de développement qui dépendent d’elle seule. Si elle n’a pas donné dès les premières années tout ce qu’on en attendait, au moins a-t-on acquis la certitude que l’avenir sera favorable.

La compagnie lombardo-vénitienne (chemins de fer du Sud et d’Italie) a acquis de l’état la ligne de Vienne à Trieste et s’est accrue de l’ancien réseau de l’Orient-Bahn réduit, et de diverses lignes en Carinthie, en Tyrol et en Croatie. Cet arrangement a été l’occasion de la suppression ou de l’ajournement indéfini d’une bonne partie des lignes du chemin d’Orient ; mais l’ensemble de l’affaire est très considérable. Elle se présente divisée en plusieurs groupes, dont l’intérêt est garanti séparément par l’état. Tous les groupes nouveaux se trouvent dans le cas indiqué plus haut des lignes sans subvention. L’ancien groupe lombard conserve ses premiers avantages, sauf les complications qui pourront résulter des nouvelles divisions territoriales. Quant au groupe contenant la ligne du sud, de Vienne à Trieste, il sera certainement très productif. Malheureusement le gouvernement a fait peser exclusivement sur ce groupe non-seulement tout le prix de la ligne du sud, mais encore celui des chemins exécutés en Tyrol, en Croatie, etc., et cette surcharge diminue le bénéfice qu’on obtiendra du groupe lui-même.

La société de l’Elizabeth-Bahn (chemin de l’ouest), qui avait été fondée au capital de 45 millions de florins moyennant 225,000 actions de 200 florins, a cru bien faire, pour relever les cours, de racheter 75, 000 actions ; mais cette mesure ne cadrant pas avec une réduction dans les dépenses prévues, il a fallu pourvoir à la diminution de 15 millions du capital au moyen d’une participation pour 15 millions dans l’emprunt du crédit mobilier dont il a été parlé plus haut. La compagnie a emprunté en outre 5, 225, 000 florins pour de petites lignes rachetées, et elle est enfin sous le coup d’une forte dette flottante.

La compagnie du chemin de fer de la Theiss se trouve dans des conditions analogues ; constituée au capital de 40 millions de florins, elle a jugé à propos de retirer de la circulation 80, 000 actions sur 200, 000. Dans les 120, 000 restant, 50, 000 sont consignées dans les caisses de l’état, qui fait des avances. Au lieu et place des actions retirées, on a participé, pour 15 millions de florins, à l’emprunt en loterie du crédit mobilier. Enfin les actions ne sont libérées que sur le pied de 50 pour 100. Quand sera-t-il possible d’appeler le surplus du capital et par conséquent de terminer le réseau ?

La compagnie du chemin de fer de Pardubitz à Reichenberg a terminé son entreprise grâce à sa participation à l’emprunt du crédit mobilier ; elle a encore des dettes flottantes. La société des chemins de fer de la Galicie végète avec 75, 000 actions de 200 florins libérées de 10 à 30 pour 100. La compagnie du chemin d’Aussig à Tœplitz a achevé ses travaux ; mais elle vient de vendre son matériel à la société franco-autrichienne, qui se charge de lui fournir le sien selon les besoins. Quant au réseau de la Bohême, ligne de Pilsen, la concession a dû être annulée faute d’actionnaires. Il reste enfin à mentionner la compagnie de la navigation à vapeur du Danube, à laquelle l’état a garanti 7 1/2 pour 100 d’intérêt. Déjà on a dû recourir à cette garantie pour 1858 ; il en sera de même en 1859, et le gouvernement a nommé une commission pour améliorer l’avenir.

Sous l’empire de telles circonstances, les actions de la West-Bahn sont tombées à 14 pour 100 au-dessous du pair ; celles du chemin de Pardubitz perdent 32 pour 100, celles de la Galicie 28. Les actions de la Theiss-Bahn sont au pair, parce qu’il n’y en a pas sur le marché, ainsi qu’on l’a dit plus haut. Enfin les actions de la compagnie du Danube, malgré leur intérêt de 7 1/2 pour 100, se cotent à 445 flor., le pair en florins anciens étant de 500 ou 525 fl. nouveaux.

En présence, de pareils faits, de cette torpeur des grandes entreprises coïncidant avec le fâcheux état des finances, le programme ministériel du 21 août 1859 se trouve pleinement justifié, et le langage du manifeste officiel n’a rien de trop impératif. Certes la situation était sérieuse, grandes les difficultés, et il ne fallait rien moins que le concours de tous, gouvernans et gouvernés, pour mener à bonne fin l’œuvre de régénération. Peut-être même n’y avait-il pas lieu de recommander une prudente lenteur, car en de semblables affaires on ne saurait aller trop vite. De quels effets a donc été suivie la publication du manifeste impérial ? Une fois le nouveau ministère constitué, on s’empressa de nommer une commission immédiate sous la présidence du comte Hartig, un des administrateurs les plus éclairés de l’empire, pour soumettre à un examen approfondi le système entier des impôts directs. Une commission présidée par le baron de Schelchta fut instituée à l’effet de réaliser des économies dans tous les services. Enfin, mais beaucoup plus tardivement, c’est-à-dire seulement par un décret du 23 décembre 1859, l’ancienne commission de la dette, instituée en 1817 pour soumettre à une surveillance et un contrôle supérieurs toutes les affaires financières, fut rétablie et composée de sept membres, dont quatre au choix de la banque et du haut commerce.

La tâche de la première de ces commissions, à laquelle une lettre impériale donne le nom d’immédiate et accorde un caractère législatif, est de celles qui ne se peuvent remplir qu’avec une prudente lenteur, et malgré les nécessités pressantes du moment, il ne faut guère en attendre de bien prompts résultats. La commission ne doit pas conclure à une diminution d’impôts dans l’état où se trouvent les finances autrichiennes, mais elle pourrait ramener plus d’égalité dans les charges qui pèsent sur les contribuables, et satisfaire ainsi à de justes réclamations. Malheureusement un tel travail ne s’improvise pas. Quand les droits féodaux ont été abolis et que l’impôt a frappé toutes les propriétés jusqu’alors exemptes de droit, lorsque la Hongrie et les provinces adjacentes ont été soumises à un régime uniforme, il a fallu procéder rapidement à une évaluation dont les bases ont différé notablement de celles qui avaient servi à dresser le cadastre dans le reste de l’empire. D’un côté, l’année 1824 avait servi de type ; de l’autre, les années tout à fait exceptionnelles de 1854 et de 1856 ont été prises pour l’assiette de l’impôt. Aussi l’impôt foncier, estimé pour les anciennes provinces à 16 pour 100 du revenu net, et à 21 avec les centimes additionnels, atteint-il en Hongrie 32 pour 100, et avec les centimes additionnels, 40. Pour 25 francs de revenu foncier, on y paie 10 francs d’impôt. La taxe sur les maisons donne lieu à des inégalités également choquantes. Dans certaines localités, il n’y a qu’un impôt sur les locations ; ailleurs on frappe de plus les constructions en raison de leur étendue et de leur hauteur. À Vienne, où l’impôt locatif (kauszinsteuer) est seul prélevé, il s’élève à 33 pour 100 du revenu. Enfin les frais de perception des impôts directs absorbent la moitié de la recette. La commission immédiate n’a pas à s’occuper des impôts indirects ; ils donnent cependant lieu à des plaintes très vives. On a mentionné déjà l’impôt de consommation pour la viande et le vin dans les campagnes. En Angleterre comme en France, l’impôt de consommation ne frappe la viande que dans les villes. En Autriche, le décret du 12 mai 1859 assimile sous ce rapport les populations rurales aux populations urbaines. C’est encore un des surcroîts de charges occasionnés par la guerre : il compte pour 3 millions de florins dans la surélévation de 18 millions qui frappe les impôts indirects en général pour 1859 et 1860. L’impôt de consommation sur les boissons est un des plus lourds en Hongrie. Dans une lettre de l’ancien dictateur Kossuth, récemment publiée par les journaux anglais, on voit que le propriétaire d’un vignoble, après avoir acquitté l’impôt foncier, si élevé déjà, doit payer 1 florin par baril de 10 gallons, lequel se vend de 2 à 3 florins. En outre, comme le producteur est tenu à l’impôt de consommation pour boire son propre vin, il doit souffrir que les scellés soient mis sur ses barils dans sa cave, à moins qu’il ne préfère solder un abonnement annuel, que le fisc apprécie arbitrairement. Un respectable chanoine d’une église cathédrale a vu sa consommation évaluée à la contenance de 200 gallons par mois, soit plus de la moitié d’un baril par jour.

Les droits de timbre et de mutation ont donné lieu à des réclamations telles que l’empereur, par un billet autographe adressé au gouverneur du Tyrol, vient de décider que les droits de mutation entre vifs et par suite de décès ne porteraient que sur la moitié de la valeur pour toutes les possessions et propriétés de paysans dont la valeur totale n’excède pas 4,000 florins. Cette réforme sur un point du territoire où le gouvernement a tant de raisons de ne pas laisser s’accroître le mécontentement montre la nécessité d’appliquer des mesures semblables aux autres provinces, et on ne saurait comprendre comment une commission spéciale n’a pas été chargée de procéder pour les impôts indirects, comme pour les impôts directs, à un travail d’ensemble. Il est d’ailleurs un point dont les ministres de l’empereur sont appelés, dans un court délai, à s’occuper sérieusement : la question de l’union douanière de l’Allemagne entière et de l’entrée de l’Autriche avec tous ses états dans le Zollverein se représentera avant une année par l’expiration du traité signé avec la Prusse en 1853. Le système douanier autrichien sera-t-il maintenu dans toute l’extension libérale que lui ont donnée les tarifs de 1851 et de 1853 et le décret du 19 mars 1856 ? Il faudra y réfléchir mûrement, car l’industrie intérieure se plaint, et avec raison, de n’être point en état de lutter contre l’industrie étrangère, mieux pourvue de capitaux : ainsi l’Autriche produit seulement 1,200,000 tonnes de houille par an et 210,000 tonnes de fer. D’autre part, les besoins du trésor exigeraient peut-être qu’on relevât les droits de douane, qui, malgré des tarifs libéraux, restent stationnaires. En 1855, on les évaluait à 19 millions de florins : ils descendent à 16 en 1857, et on les retrouve en 1858 au même chiffre de 19 millions.

La différence qui est signalée dans la balance de l’exportation avec l’importation au profit de cette dernière fournit un nouvel argument à l’appui d’un remaniement de taxes dans un sens plus protecteur. Le déficit pèse d’un poids d’autant plus lourd à cette occasion, que le consommateur autrichien fait plus de sacrifices pour solder les marchandises étrangères. La question du papier-monnaie produit en Autriche un résultat singulier. Dans tout l’intérieur de l’empire, l’emploi de ce papier date de si loin, est tellement entré dans les habitudes du public, que les variations du change ne se font pas sentir. Quand le florin tombe de 2 fr. 50 c, prix nominal, à 2 francs et au-dessous sur les places étrangères, les objets de première nécessité, les denrées de production indigène par excellence, n’augmentent pas de prix ; les salaires restent les mêmes. Par conséquent les produits que l’Autriche pourrait exporter en plus grande quantité, c’est-à-dire les blés de ses provinces de l’est et du sud, les soieries, les vins de Hongrie, ne procurent pas à l’intérieur un revenu plus élevé en raison de l’agio ; mais cet agio au contraire accroît d’autant le prix de tous les objets importés de l’étranger, et ajoute un nouveau déficit à celui que donne la balance du commerce[6].

N’abandonnons pas ce sujet sans mentionner un des griefs les plus sérieux des populations, à savoir les résultats du monopole du tabac. Quand après 1848 le gouvernement a établi ce système en Hongrie, où la culture était libre, il a pris l’engagement d’acheter toute la récolte. Les propriétaires, redoutant la régie, ont commencé par cultiver peu ; encouragés par le gouvernement et sous le coup de mauvaises récoltes en blé, ils ont tellement augmenté le nombre des terres destinées au tabac que l’administration, de 130,000 yochs, l’a réduit à 80,000, en indemnisant le cultivateur à raison seulement de 20 florins par yoch supprimé. En outre, l’état fixe lui-même le prix du tabac, et depuis quelques années les propriétaires se plaignent de l’abaissement de ce prix. Diminution d’un produit très favorable à l’exportation, conditions désavantageuses pour le travail intérieur, voilà, dit-on, ce qu’a produit le monopole. Ajoutons, comme grief irrécusable, que le gouvernement paie en papier les produits qu’il achète, et ne consent pas toujours à accepter ce papier en compensation des impôts qu’il perçoit. Les plaintes au sujet du monopole du tabac sont si vives qu’on parle de la nomination d’une commission spéciale pour aviser au meilleur parti à prendre.

La commission chargée de réaliser des économies dans tous les services pourrait arriver plus vite à un résultat avantageux pour les finances autrichiennes ; mais est-il permis de l’espérer ? En 1855, le chiffre des dépenses ordinaires s’élevait à 750 millions de francs ; en 1858, on le retrouve à 780 millions ou 315 millions de florins. Dans ce total, où le ministère de l’intérieur figure pour 26 millions, les ministères de la justice pour 15, de l’instruction publique et des cultes pour moins de 6, du commerce et de l’industrie pour 18, on ne voit guère de notables retranchemens à opérer. Les fonctionnaires sont peu rétribués en Autriche, et le traitement des ministres eux-mêmes ne s’élève pas à plus de 40,000 francs par an, tandis qu’un lieutenant en second touche à peine 800 francs de solde. Le service de la dette, qui n’exigeait que 33 millions de florins en 1847, en a réclamé 96 en 1858 ; l’année 1859 le verra considérablement accru, sans qu’il soit possible d’en rien retrancher pour 1860 au-delà des 6 millions des rentes annulées de l’amortissement, ce qui ne constitue qu’une mesure d’ordre et point une économie. Encore faut-il prévoir un nouvel et très prochain emprunt. L’armée, portée dans le chiffre des dépenses ordinaires pour 96 millions de florins seulement, a donné lieu à une dépense extraordinaire en plus de 24 millions en 1858. Quel sera le chiffre de 1859 ? On ne saurait l’évaluer approximativement ; mais c’est sur ce chapitre seul que des réductions pourront être obtenues. On parle déjà d’une économie de 38 millions de florins que la commission présidée par le baron de Schelchta opérerait dans le budget de l’armée : c’est un résultat considérable ; mais à quel budget s’applique-t-il ? Sans doute à celui de 1859, et sans doute aussi aux dépenses extraordinaires de l’armée, composée alors de 541,000 hommes d’infanterie, 129,000 de cavalerie et artillerie, et de 60,000 de corps exceptionnels. En pleine paix, les armemens de l’Autriche ne nécessiteraient pas moins des 96 millions de florins compris dans les dépenses ordinaires de 1858, lesquelles ont dépassé les recettes de 40 millions 1/2 de florins ; mais en 1860 l’Autriche jouira-t-elle d’une paix profonde ? Il est permis d’en douter ; par conséquent, on ne saurait compter sur des économies sérieuses dans le budget de la guerre. On ne peut non plus considérer comme possible la diminution annoncée récemment d’une somme de 106 millions de florins sur l’ensemble des dépenses. Supprimer 265 millions de francs sur un total de 780, ce serait non pas opérer une réduction, mais désorganiser les services publics. Le résultat des travaux de la commission de la dette, qui, comme on l’a vu, s’est bornée à proposer l’annulation des rentes appartenant à l’amortissement et la remise à la banque de titres plus ou moins en faveur auprès du public ne constitue pas davantage une amélioration véritable. On n’entrevoit donc jusqu’ici dans aucune des mesures prises par le gouvernement autrichien celle qui doit préserver son crédit, sinon d’une ruine imminente, au moins d’une crise prochaine.


III. — REFORMES PRATICABLES.

On vient de prononcer le mot de ruine. La situation en Autriche est-elle donc si grave que, dans un délai plus ou moins court, un dénoûment fatal doive irrésistiblement se produire ? Quelles seraient au contraire les transformations à subir et la conduite à tenir pour calmer les esprits et rétablir l’ordre dans les finances ? Après avoir décrit le mal, on doit chercher le remède en reprenant sommairement chacun des points successivement étudiés.

Dès que sont signés les préliminaires de Villafranca, le gouvernement manifeste l’intention de réformer le régime intérieur de l’administration ; il consulte dans chacune des grandes divisions territoriales des hommes investis de sa confiance. On a vu le résultat de cette enquête ; elle est à peine terminée, que le gouvernement semble retomber dans son indécision ordinaire, et il ne manifeste plus son activité que par des promesses ou des mesures de détail. La loi sur l’organisation industrielle constitue cependant une amélioration sérieuse, et mérite d’être mentionnée. Jusqu’ici, le système des corporations et privilèges était resté en vigueur en Autriche : la loi du 27 décembre 1859, sans être très libérale, puisqu’elle classe encore parmi les professions concessionnées des industries telles que celles des maçons, charpentiers, fumistes, marchands d’habits, etc., n’en a pas moins été considérée comme un bienfait, par cela seul qu’elle détruit l’ancien système des corporations. Il est douteux néanmoins que de semblables réformes suffisent pour calmer des agitations aussi graves que celles dont la Hongrie et les pays annexés sont le théâtre.

Sur les douze mille lieues carrées dont se compose l’empire d’Autriche, ces pays en renferment plus de six mille, les plus heureusement douées sous le rapport de la fertilité, traversées par le plus grand fleuve de l’Europe, voie forcée de la civilisation occidentale vers l’Orient. Dans les 38 millions de sujets soumis au sceptre de la maison de Hapsbourg, réduits à 35 par la perte de la Lombardie, l’ancien royaume de Saint-Étienne en compte 13 de races diverses, il est vrai, mais parmi lesquelles 5 millions de Hongrois et 1 million de Croates forment la population la plus belliqueuse de l’empire. Ces provinces, dont l’étendue dépasse de cinq cents lieues celle de l’Angleterre, n’ont pas été conquises et forcées de subir la loi du vainqueur. C’est en 1526, alors que l’empire d’Autriche n’existait pas encore, qu’elles se sont réunies volontairement sous le pouvoir de Ferdinand Ier, frère de l’empereur Charles V, stipulant pour leur autonomie et leurs libertés locales, imposant à tous les successeurs de Ferdinand le titre de roi de Hongrie, et déclarant n’entendre jamais subir la règle du de nobis sine nobis. Il n’entre pas dans notre plan de raconter comment, après avoir su diviser les magnats hongrois en deux camps, créer deux diètes rivales à Pesth et à Presbourg, fomenter les mécontentemens des Slaves, des Croates, des Serbes contre les Magyars, le gouvernement autrichien, qui tout d’abord n’avait fait qu’usurper le droit de nommer les administrateurs des comitats, se vit forcé en 1848 d’adopter les réformes libérales proposées à la diète de 1847, puis, après la victoire due à l’intervention de l’empereur Nicolas, confisqua à son profit l’existence propre du pays, cette fois réellement conquis : l’empereur d’Autriche ne lui laissa ni ses libertés, ni ses lois, ni sa langue ; il répudia même le nom de roi de Hongrie, qu’un sacre solennel devait proclamer à chaque règne nouveau. En échange de tant de biens perdus, le gouvernement de l’empereur François-Joseph donna aux populations hongroises un bien précieux et inestimable réclamé par les libéraux hongrois avant 1848, l’égalité civile et l’abolition des droits féodaux. Pendant plusieurs années, cette conquête devait suffire aux vrais besoins des peuples, elle pouvait réconcilier toutes les races dans un commun sentiment de fraternité et de délivrance, mais ce devait être à la condition que ce premier bien servît de point de départ à d’autres améliorations non moins précieuses, et qu’une nouvelle communauté de souffrances ne réveillât point le souvenir des anciennes institutions. Or il est impossible de ne pas reconnaître que Vienne n’a rien fait pour rendre fructueuse l’union contre laquelle luttaient de vieux et nobles souvenirs. L’administration et la justice n’ont obéi à aucune règle fixe ; les impôts se sont accrus sans limites, la langue allemande à remplacé dans la vie officielle non-seulement le hongrois, — que les Slaves avaient tant reproché aux Magyars d’avoir voulu substituer au latin, — mais les idiomes particuliers à chacune des races qui peuplent les provinces du sud-est. Ainsi le gouvernement autrichien a fourni à toutes des griefs communs, et il semble que le seul fruit de l’annexion soit d’avoir réuni dans une même hostilité ces sujets sur lesquels on n’était parvenu à régner qu’en les divisant. Aujourd’hui l’opinion se répand que la Transylvanie, la Croatie, la Dalmatie, la Voivodie serbe, jointes à la Hongrie, formeraient un état plus grand que la Prusse de mille lieues carrées, incomparablement riche, animé d’un esprit public énergique, propre à la liberté, et tout aussi en mesure de jouer le rôle de sentinelle avancée de la civilisation vers l’Orient que l’Autriche elle-même, retenue dans la torpeur d’une immobilité séculaire, sans initiative et sans force d’expansion. Il suffit de signaler de telles pensées, dont la maturité est contestable, pour faire entrevoir l’étendue des dangers intérieurs qui menacent l’empire autrichien. Trouverait-on dans les autres provinces des secours suffisans pour les conjurer ? Sans parler de la Vénétie, cette sœur malheureuse de la Lombardie, aspirant comme elle à rompre ses chaînes, sans arguer même de la situation particulière que les nobles obstinations du patriotisme polonais font à la Galicie, les provinces héréditaires, quoique rattachées par des liens étroits à la grandeur de la monarchie, offrent plus d’un symptôme de tiédeur et d’opposition : on l’a vu dans les débats de commissions nommées par le gouvernement lui-même. En cas de luttes intérieures, le pouvoir impérial ne retrouverait peut-être plus le concours que le Tyrol et la Croatie lui ont prêté en 1848, et qui n’a pas suffi pour vaincre. Aux malaises intérieurs la guerre a quelquefois servi de remède héroïque ; mais à part même la détresse financière qui rend l’Autriche incapable de supporter le poids d’une lutte prolongée, quel intérêt commun et national réunirait dans un même sentiment toutes ces races diverses et divisées, sinon ennemies ? Au-delà de chacune des frontières de l’empire, russe, polonaise, allemande, serbe, italienne, se trouvent des alliés, quelquefois des frères, contre lesquels la guerre paraît impie ; partout où les armées autrichiennes se présentent, elles rencontrent des amis dans les rangs de leurs adversaires, et les armes tombent des mains d’un grand nombre de leurs soldats. Ni la guerre civile, ni la guerre extérieure ne peuvent en définitive servir de prétexte au gouvernement pour refuser aux populations le redressement de justes griefs.

Malheureusement, dans la recherche des améliorations qu’il a le désir sincère de réaliser, le pouvoir ne trouve ni conseillers, ni guides sûrs et fermes, parce qu’il n’a donné à l’opinion aucun organe régulier et permanent. L’aristocratie militaire, sur laquelle il s’appuie, ne lui apprendra pas ce qu’elle ignore. En dehors d’elle, où seront les représentans d’une pensée publique obscure d’ailleurs et mal définie ? Pour peu qu’on ait traversé l’Autriche, on a dû être confondu de la médiocre estime où l’on tient cette grande puissance appelée chez nous la puissance de l’esprit. L’aristocratie française la subissait avant 1789 ; la démocratie moderne vit par elle, tout en lui donnant une rivale. À Vienne, la science trouve à peine crédit : après l’éclat des noms et des titres, le pouvoir de l’argent se fait une place souvent discutée ; mais les professions libérales, les dons de la parole et de l’intelligence n’assignent aucun rang. Citerait-on une décoration donnée à un simple publiciste ? De pareilles mœurs, il faut l’avouer, ne sont pas compatibles avec les progrès intérieurs, avec les projets et les entreprises, avec l’éclosion des idées nouvelles propres à montrer au gouvernement la voie qu’il doit suivre. Et cependant le silence accoutumé de l’opinion, l’apathie traditionnelle de l’esprit autrichien ont fait place dans ces derniers temps à un mécontentement sourd qu’il faut prendre en aussi grande considération que les plaintes ouvertes des Hongrois et les réclamations des protestans. De tous les faits caractéristiques de la situation actuelle ressort donc l’évidente nécessité de donner une existence active, une vie énergique à ces populations souffrantes ou inquiètes. Comment y arriverait-on ? — Est-ce en accordant aux communes une liberté locale qui ne dépasserait point les limites de la constitution patriarcale pour ainsi dire ? — En restituant aux anciennes provinces leurs droits et privilèges, en relevant les diétines des comitats, les diètes du royaume de Hongrie, les états du Tyrol, les états-généraux d’Agram, en rendant aux royaumes annexés ou conquis leur langue, leur autonomie, leur budget et leur caisse spéciale ? — En fondant enfin d’une manière définitive l’unité autrichienne, en substituant à toutes ces libertés provinciales une liberté commune, aux représentations hongroises, slaves, bohèmes ou tyroliennes une représentation libre siégeant à Vienne ?

De ces trois partis, le gouvernement autrichien étudie encore le premier. L’épreuve inutile qu’il vient de faire par l’institution des commissions des hommes de confiance prouve à la fois son désir de promulguer enfin des lois communales satisfaisantes et l’insuffisance de ce moyen pour calmer le mécontentement public. Quant au second, — la restauration des privilèges spéciaux à chaque race, la reconstitution des nationalités, — il s’accorde avec la prétention hautement avouée de la Hongrie, avec l’espoir secret des Galiciens, des Tyroliens, des Croates eux-mêmes. Il y a certes beaucoup à dire en faveur de ce système, qui ferait de l’empire autrichien une fédération d’états ayant sous la protection allemande une vie intérieure différente, avec des intérêts extérieurs communs. On invoque à l’appui de cette opinion, qui aujourd’hui semble prévaloir, les souvenirs du passé, la foi due aux engagemens les plus solennels, la position géographique de l’Autriche, monarchie à deux faces pour ainsi dire, dont la mission dans le passé fut de défendre l’Occident contre l’Orient, dont le rôle dans l’avenir sera peut-être de les unir, qui participe à la fois des grands états européens et de l’empire turc presque asiatique, véritablement représentée par l’aigle à deux têtes tournées à l’ouest et à l’est, qui surmonte son écusson. L’empire fédératif a pour lui non-seulement les prétentions locales et les traditions, il est de plus éminemment propre à la conservation de l’influence aristocratique, et la noblesse autrichienne tout entière, si elle comprend ses véritables intérêts, devrait en souhaiter le rétablissement ; mais il a contre lui la politique gouvernementale des huit dernières années, le cours naturel des choses, l’exemple des autres états et les besoins naturels des peuples.

Quoi qu’on puisse dire de la légalité ou des résultats de l’œuvre du prince Schwarzenberg, il faut bien y voir un de ces faits qui, une fois accomplis, enchaînent un gouvernement, parce qu’ils portent d’ailleurs le cachet de leur temps. L’Autriche ne peut rendre, par exemple, à la Hongrie ses finances et son armée, ses lignes de douane et ses impôts particuliers. Le budget de l’empire ne saurait se scinder, les régimens hongrois portent le drapeau autrichien et servent sur toutes les parties du territoire ; on ne pourrait, sans de sérieux dangers, les cantonner dans la Hongrie seule. Non-seulement le fait est accompli, mais dans les conditions des autres états de l’Europe, lorsque toutes les forces se centralisent, lorsque les nations jusqu’ici en retard dans cette voie tendent à se resserrer chaque jour pour ainsi dire, à mettre de la cohésion dans toutes leurs parties, la Russie par ses travaux intérieurs, l’Italie par ses mouvemens populaires, l’Allemagne elle-même par ses aspirations encore indécises, au moment enfin où de puissans efforts seront peut-être nécessaires pour une transformation politique et un remaniement de territoires, le gouvernement autrichien ne peut renoncer à un système qui met si facilement dans sa main les ressources militaires et financières d’un vaste empire. Ce serait désarmer et abdiquer. Si l’on considère enfin quels sont les véritables besoins des populations, on reconnaîtra les avantages de l’unité gouvernementale pour les satisfaire. Les progrès de l’industrie, du commerce, l’accroissement de la consommation, la multiplication des voies de communication de toute nature, la diminution de ces dépenses qu’on peut appeler les frais généraux d’un peuple, l’amélioration de la justice, de la législation, tous ces biens, sans parler même des droits politiques, seront mieux assurés aux populations encore arriérées de la plupart des provinces autrichiennes par un gouvernement central et naturellement impartial que par toutes ces autorités locales, parlant, il est vrai, la même langue et nées de la même race que leurs subordonnés, mais qui seront choisies dans les rangs d’une aristocratie sans initiative, si elles ne sont pas envahies par l’esprit révolutionnaire. Qu’on prenne la Hongrie pour exemple, celle de toutes les provinces dont l’autonomie peut se revendiquer par les motifs les plus sérieux. La Hongrie de 1860 ne ressemble plus à celle de 1848 ; il y a entre ces deux dates l’abolition des droits féodaux. Dans le mouvement hongrois actuel, la noblesse a la plus grande part : c’est véritablement de son influence qu’il s’agit ; c’est cette influence qui renaîtrait seule de la restauration de l’ancien ordre de choses. Le mécontentement populaire repose sur trois griefs : la proscription de la langue nationale, la question religieuse, la mauvaise assiette des impôts. On peut satisfaire à ces trois intérêts sans rétablir le royaume indépendant de Hongrie, et on y satisferait mieux sans le rétablir. Seulement, si le gouvernement autrichien ne veut pas, et peut-être avec raison, revenir sur l’œuvre intérieure des huit dernières années, il faut de toute nécessité qu’il la développe, qu’il la rende féconde et bienfaisante pour l’universalité de ses sujets. Des trois moyens indiqués, le troisième seul se présente donc avec un caractère d’urgence et d’évidente opportunité. Au lieu d’établir des diètes dans chacune des anciennes capitales des provinces, une véritable représentation nationale doit être convoquée à Vienne même. Ainsi le libre assentiment des peuples scellera l’union. Assurer aux intérêts locaux une représentation efficace, donner aux citoyens de l’empire autrichien une part dans la gestion de leurs intérêts, c’est répondre à la plainte de nobis sine nobis, et c’est le seul moyen d’apporter au malaise de l’empire le remède qui ne se rencontrera que dans un suprême et commun effort.

Nous savons tout ce qu’on peut objecter contre la transformation de la monarchie absolue autrichienne en état représentatif ; nous venons nous-même de signaler l’apathie des esprits, l’absence de vie intellectuelle, qui se faisaient, il y a peu de temps encore, remarquer dans la capitale de l’empire. Il n’importe. Si les peuples ne semblent pas tout à fait mûrs encore pour une large liberté politique, ils sont prêts néanmoins pour la discussion de leurs intérêts principaux. Sans entrer dans le détail de combinaisons qui varient selon le degré d’avancement des intelligences, on peut constituer à Vienne une représentation suffisante pour que la nation intervienne efficacement dans la gestion de ses finances et la discussion de ses lois. Entre les droits politiques des États-Unis et la position du sujet autrichien actuel, bien des degrés peuvent être utilement franchis ; il y a entre ces extrêmes la différence de qui a tout à qui n’a rien.

Démontrer qu’il est nécessaire de maintenir l’unité gouvernementale de l’Autriche en la fortifiant par la liberté politique, ce n’est pas prétendre que des libertés provinciales très étendues ne puissent être concédées à ces anciennes divisions territoriales qui ont constitué tant de nationalités distinctes. Le gouvernement, pour établir l’unité, n’a cru pouvoir prendre un meilleur modèle que notre centralisation administrative : il a couvert la surface de l’empire d’un personnel souvent étranger aux mœurs, à la langue même des localités soumises non à une législation, mais à un arbitraire commun. C’était greffer un mal sur un autre. Dans un pays de grandes propriétés, où les anciens seigneurs ont conservé une influence prépondérante, où le pouvoir central peut par conséquent trouver dans chaque partie du territoire des hommes capables d’exercer une action utile et d’administrer pour ainsi dire gratuitement les intérêts locaux, il est nécessaire au point de vue politique, il est utile au point de vue économique de remettre dans de telles mains une délégation de la puissance publique, et d’accorder aux localités une grande indépendance dans le maniement de leurs affaires. Cette liberté provinciale, qui n’est point la fédération, satisferait, dans ce qu’ils ont de légitime, aux besoins des races à qui une nationalité complète ne peut être rendue ; elle n’aurait rien de dangereux pour la tranquillité intérieure et le maintien de l’unité gouvernementale, à la condition d’avoir pour couronnement la liberté politique. En un mot, les franchises provinciales, restreintes dans de justes limites, ne produiraient que d’heureux fruits, si, au-dessus des assemblées locales appelées à délibérer sur certains intérêts propres, une représentation générale était armée du droit de veiller aux intérêts de tout l’empire. Telle est pour nous la solution nécessaire de cette question de l’organisation intérieure de l’Autriche qui soulève de si vives anxiétés. Nous ne sommes à cet égard que l’écho des esprits sérieux, des hommes les plus sincèrement attachés à la monarchie autrichienne, de tous ces conservateurs libéraux désireux d’améliorations pratiques, dont l’auteur d’un travail déjà cité avait exposé ici même les griefs et les espérances.

Mais si de graves motifs d’ordre et de progrès rendent désirable le changement d’un régime intérieur dont toutes les modifications de détail introduites coup sur coup depuis quelques mois ont révélé les vices sans les corriger radicalement, la situation financière seule exige impérieusement qu’on procède sans plus de retard à une réforme complète. Peu de mots suffiront pour le démontrer.

La dette autrichienne s’élève en capital à 6,512,000,000 de fr., et la part de cette dette afférente au Piémont, par suite de la cession de la Lombardie, la laissera encore de 2 ou 300 millions supérieure à 6 milliards. Celle de la France n’est pas encore de 9 milliards. Le paiement des intérêts de la dette en Autriche réclamait, en 1848, sur un budget de 780 millions de francs, 240 millions, soit à peu près le tiers. Pour la même année, le service de la dette en France se montait à 310 millions sur un budget de dépenses ordinaires de plus de 1,800,000,000. Le gouvernement autrichien est débiteur envers la banque de Vienne de 850 millions. Au moindre choc, cet établissement, déjà si peu utile au commerce, croulerait sans restauration possible. La Banque de France n’est créancière de l’état que pour 45 millions, elle vit d’une existence indépendante et assure au commerce tout entier les plus sérieux avantages. Les impôts directs et indirects ont été accrus en Autriche, pour les années 1859 et 1860, de façon à produire annuellement 40 millions de florins de plus, soit le septième environ des recettes ordinaires de 1858, qui se sont élevées à 240 millions. En France, on a seulement subi le décime de guerre. Enfin, tandis que le dernier emprunt autrichien n’a pu se négocier à Londres, on sait avec quelle facilité nous nous adressons chez nous-mêmes au crédit. En face d’un semblable tableau, n’a-t-on pas lieu de regarder comme dérisoires les moyens proposés jusqu’ici pour restaurer le crédit autrichien, et qui se réduisent à trois : 1o paiement en espèces des intérêts des métalliques, 2o réduction problématique de 38 millions de florins sur le budget de l’armée et diminution d’un certain nombre d’employés civils, 3o promulgation de la patente impériale sur l’amortissement de la dette et nomination d’une commission chargée d’en vérifier la situation ? Quant à l’espoir entrevu d’affranchir les créanciers de l’état de la taxe du cinquième sur les intérêts semestriels, rien n’est encore venu le confirmer.

La presse de Vienne a beaucoup parlé, il est vrai, d’un mémoire présenté à l’empereur François-Joseph, dans lequel le ministre des finances exposerait, comme il l’a déjà fait en 1855, le plan qu’il croit le plus propre à améliorer la situation présente. M. le baron de Bruck a donné des preuves d’une sagacité rare et d’une louable ténacité : nul homme d’état ne paraît plus propre, dans les circonstances actuelles, à jouer le rôle d’un habile conseiller ; mais il y a des choses au-dessus des forces humaines, et l’expérience la plus consommée ne pourra trouver un troisième parti à prendre là où il ; ne s’en présente que deux. Le gouvernement autrichien doit parer à la fois au déficit du passé, au déficit du présent, au déficit inévitable de l’avenir. Le passé lui a légué, avec des charges énormes, l’embarras du cours forcé du papier-monnaie. Cet embarras est tel qu’à la première goutte le vase trop plein peut déborder. Un nouvel emprunt à la banque précipiterait le cours du papier, qui perd déjà 33 pour 100, vers un taux équivalent à la ruine. La baisse du papier, coïncidant avec de nouveaux besoins, c’est-à-dire avec des émissions plus fortes, constituerait le gouvernement lui-même en état de banqueroute ; le paiement en papier des intérêts des métalliques n’a-t-il pas été déjà une véritable banqueroute ? Ou les chiffres tirés des documens officiels sont erronés, ou ces deux événemens, imminens pendant la guerre d’Italie, se produiront infailliblement, à moins que l’on ne découvre des ressources inconnues jusqu’ici.

Peut-on compter sur une surélévation des impôts comme ressource efficace ? La Gazette d’Augsbourg a présenté, à la date du 10 octobre 1859, un tableau où les impôts de la Prusse, de l’Autriche, de la France et de l’Angleterre, évalués en thalers, sont mis en regard, et duquel il résulte en faveur de l’Autriche une différence assez large, par rapport à la France notamment, dont la population est égale à la sienne, et dont le territoire est moins vaste. « Le produit des impôts, dit-elle, s’élève à 171 millions de thalers pour l’Autriche, et à 377 millions pour la France. Les impôts indirects comptent dans le premier total pour 109 millions, et les impôts foncier, personnel, des maisons, des patentes et du revenu, pour 62. En France, la première catégorie donne 255 millions, et la seconde 122. Dans la proportion par tête, le citoyen prussien comme l’autrichien paie 4 thalers, le français 10 et l’anglais 17. » Si l’on s’arrêtait à l’apparence de ces chiffres, qui témoignent chez l’écrivain allemand de plus de patriotisme que d’exactitude,[7], il semble qu’en Autriche les charges seraient les moins lourdes, et que l’on trouverait une grande marge pour une surélévation de taxes et de revenus. En réalité, il n’en est pas ainsi, puisque la quotité de l’impôt se mesure d’après les forces du contribuable. Or les ressources territoriales et industrielles aujourd’hui existantes en Autriche rendent le poids actuel des impôts très lourd. N’y a-t-il cependant aucune amélioration à espérer ? Telle n’est assurément point notre pensée. Les forces productives de l’Autriche sont immenses. La Hongrie par exemple, dont les habitans ne peuvent payer l’impôt, qui même ont offert de le solder, dans ces dernières années, en nature par suite de l’absence de numéraire et de la difficulté des transactions, la Hongrie pourrait être le grenier de la moitié de l’Europe. Les richesses minières sont grandes : la compagnie franco-autrichienne, qui possède, comme on sait, de vastes propriétés territoriales à côté de ses chemins de fer, commence à exploiter des mines de houille puissantes à l’égal de nos principaux gisemens. Les provinces voisines du Danube ont des cuivres, des forêts inépuisables. Que faut-il pour utiliser toutes ces ressources ? Du temps et du capital. Un ingénieur éminent qui connaît à fond l’Autriche déclarait que cinquante ans de paix incontestée seraient nécessaires pour élever ce vaste empire au niveau financier et industriel des peuples les plus avancés ; mais ce délai est bien long, et la paix n’est pas très certaine.

À défaut des biens que l’avenir réserve à l’Autriche, le gouvernement peut-il trouver un gage présent à offrir à ses créanciers ? L’organe le plus accrédité de la presse anglaise, le Times, lui donnait, il y a quelques jours, un singulier conseil. — Après avoir vendu la Lombardie, que n’aliénait-il la Vénétie, la Hongrie elle-même ? que ne rendait-il contre deniers comptans leur autonomie aux populations mécontentes ? Il s’affranchirait ainsi de ses obligations et cesserait d’avoir des créanciers ; mais par contre il cesserait aussi d’avoir des sujets. Nous doutons fort que ce soient là les propriétés que l’état songe à aliéner ; quant à celles d’une autre nature dont il se déferait plus volontiers, ses chemins de fer, ses mines, les vastes propriétés foncières que le gouvernement possède sur tous les points du territoire, ou il a déjà battu monnaie avec celles dont il a trouvé un placement utile, ou l’expérience a montré, comme dans le traité particulier avec la banque, que ce n’était pas là une ressource prochainement disponible. Quoiqu’on ait parlé des projets du baron de Bruck relativement aux biens nationaux et que la vente des domaines de la couronne hongroise semble résolue[8], quoique la banque de Vienne puisse souhaiter de tenir en ses mains ces gages territoriaux dont elle n’a pas été maîtresse jusqu’ici de faire usage, il n’est pas à présumer que cette aliénation des biens nationaux puisse s’opérer assez vite et sur une échelle assez large pour parer aux besoins présens, surtout si l’on exigeait des acquéreurs, comme cela serait nécessaire, le paiement en espèces.

Donc, puisque le gouvernement autrichien ne peut ni vendre un assez grand nombre de propriétés, ni les vendre assez vite pour payer ses dettes, il devra user de l’un des deux seuls moyens de libération qui lui restent, — l’emprunt ou la contribution ; il faudra qu’il trouve des prêteurs ou des donateurs. Seulement à quel taux empruntera-t-il, et de qui ? Les métalliques sont tombées récemment à 68 francs ; le florin de 2 francs 50 centimes a valu ces jours derniers 1 franc 83 centimes. Après de récentes expériences et un emploi si improductif de la paix, suppose-t-on que le gouvernement puisse émettre à l’étranger un emprunt considérable en numéraire beaucoup au-dessus de 60 francs pour 5 francs de rente, perte de change et escompte de versemens compris ? Sans doute il sera possible d’imaginer de nouvelles combinaisons de tirages, de lots et de primes, de donner la faculté de remettre en paiement d’anciennes obligations ; on réservera aux souscripteurs des avantages d’escompte et des bénéfices d’agio. Grâce à ces amorces, auxquelles la banque de Vienne s’est toujours laissée prendre, on arriverait peut-être à obtenir pour un emprunt assez faible des soumissions dont le prix, dans tous les cas, n’atteindrait pas 70 francs. Toutefois un véritable emprunt, assez important pour que le gouvernement liquide sa dette vis-à-vis de la banque et permette à celle-ci de reprendre les paiemens en numéraire, sans quoi rien de régulier ne subsistera en Autriche, un emprunt qui devrait solder les déficits de l’année 1859 et d’une ou deux années à venir, dont le total ne pourrait par conséquent être inférieur à 500 millions de florins effectifs, soit 1250 millions de francs, quelle est la puissance financière qui oserait le soumissionner beaucoup au-dessus de 60 francs ? En réalité, les finances de l’Autriche ne valent pas les finances de l’Espagne, et la première doit se résigner à payer plus cher que la seconde la dépréciation de son crédit.

Mais, dira-t-on, il est bien dur d’emprunter à des conditions usuraires, et puisqu’il faut renoncer au concours des prêteurs étrangers, qu’on s’adresse aux contribuables eux-mêmes ! En effet, de même que les compagnies de chemins de fer appellent de préférence leurs actionnaires à souscrire des obligations à un prix désastreux pour la société, avantageux, à ce qu’il semble, pour les prêteurs, le gouvernement autrichien peut faire appel au dévouement et à l’intérêt bien entendu des citoyens, en escomptant à leur profit les améliorations de l’avenir. Cette dernière solution est, à notre sens, la seule à laquelle on puisse aujourd’hui recourir avec profit et avec dignité. L’empereur d’Autriche porte haut l’orgueil de sa couronne ; il a conscience de la mission que sa maison est appelée à remplir pour la défense des principes conservateurs. Il réunit sous son sceptre des races diverses dont l’empire du milieu européen doit faire pour notre Occident un rempart et pour l’Orient des initiateurs. On répète, comme un lieu-commun incontesté, que, sans l’Autriche, il n’est point d’équilibre possible en Europe. La tâche que l’avenir assigne à une telle puissance, le rang qu’elle a pris et occupe encore en Allemagne, ses agrandissemens possibles, méritent à coup sûr quelques sacrifices ; peuples et souverains ne tenteront-ils pas un nouvel effort ? Oui, cela peut et doit être, mais à une condition : c’est que les peuples auront conscience de l’œuvre et que leurs efforts seront volontaires. Plus d’obscurité, plus de silence, plus de volonté absolue, plus de caprices souverains. On a souvent parlé de la monarchie toute paternelle des empereurs d’Autriche ; l’enfance des peuples n’a que trop duré, et il convient de les appeler à une existence toute virile. C’est à un autre âge en effet qu’appartiennent les procédés du gouvernement impérial, dont les volontés les plus importantes se manifestent par des patentes, des notes ou de simples lettres. La nation aujourd’hui veut être consultée, invoquée, obéie. Les nécessités actuelles exigent qu’elle donne son argent, qu’elle s’épuise pour apporter au pied du trône le peu de numéraire enfoui dans le fond des provinces ; mais on n’obtiendra pas ce dernier écu nécessaire sans donner des garanties efficaces contre le retour des prodigalités, des mesures ruineuses, des expédiens malhonnêtes. La commission de surveillance de la dette, dont quatre membres sur sept sont nommés par la chambre de commerce, par les directeurs de la banque nationale et les banquiers de Vienne, ne répond en rien au besoin des contribuables de voir clair dans leurs propres affaires ; c’est jouer un jeu dangereux que de s’arrêter à ces moyens dérisoires en face de pareils embarras.

Nous ne parlons que d’embarras ; n’y a-t-il pas aussi des dangers ? La paix de Zurich a-t-elle rendu à l’Autriche assez de repos pour ne lui laisser d’autre soin que de liquider les dettes du passé ? Poser cette question, dont la discussion nous entraînerait peut-être trop loin, c’est la résoudre dans le sens le plus favorable aux mesures que nous avons indiquées. Si en effet le gouvernement impérial a de nouveaux et de plus grands sacrifices à imposer à ses peuples, si, après leur avoir demandé des souscriptions pécuniaires, il a besoin de leur sang pour des luttes nouvelles, qu’il se hâte de donner satisfaction à leurs justes griefs, qu’il les convoque, par la libre discussion de ses actes et de ses résolutions législatives, à prendre leur part de responsabilité dans des événemens d’où dépendrait le sort de la patrie.

Nous ne voulons pas finir par un parallèle qui manquerait peut-être de vérité ; nous ne pouvons cependant nous empêcher de comparer l’état intérieur de l’Autriche à celui de la France avant 1789. Le désordre financier est non-seulement le même, mais encore plus grand : la dette publique atteint en Autriche des proportions beaucoup plus vastes que dans l’ancienne France ; une banqueroute y occasionnerait des bouleversemens plus profonds dans la fortune mobilière du pays. Par rapport aux expédiens financiers, la disposition est semblable à fermer une plaie pour en ouvrir une autre, à déplacer le mal en l’aggravant, à s’aveugler sur les conséquences de moyens précaires, et à se contenter de mensongères espérances. Nous ne trouvons pas, il est vrai, en Autriche ces haines invétérées de classes, ces privilèges légaux, dont la chute a amené chez nous l’explosion de haines sauvages, causes de si profondes douleurs ; mais l’Autriche renferme des nationalités diverses, des races autrefois ennemies, dont les dissentimens peuvent se raviver. Par l’absolutisme, elle n’est pas arrivée à éteindre des souvenirs irritans : qu’elle essaie donc aujourd’hui de la liberté. Le moment est solennel, et l’heure, on peut le dire, a sonné. À coup sûr, il n’est pas impossible que cet édifice ébranlé se maintienne encore quelque temps sur sa base séculaire, l’Allemagne n’est pas le pays des brusques coups de théâtre, mais elle n’est pas non plus le pays des oublis soudains : la prolongation des luttes religieuses et la persistance des nationalités même les plus petites le prouvent de reste. Pendant quelque temps encore, grâce au dévouement de la noblesse, aux influences de la bureaucratie, aux habiletés des hommes d’état, aux souvenirs du rang qu’elle occupait en Europe, l’Autriche peut donner un démenti aux prophètes qui des quatre coins de l’horizon annoncent sa chute prochaine ; mais il est hors de doute que son organisation intérieure veut être réformée, que ses populations s’agitent, que la plaie des finances est démesurément ouverte. En pareil cas, il ne faut pas hésiter sur les remèdes héroïques et marchander les réformes. Aujourd’hui nulle indécision n’est possible : le despotisme a porté des fruits trop amers ; l’empereur François-Joseph doit subir la leçon des événemens et doter son pays de libertés politiques dont l’aristocratie elle-même comprendra le besoin et protégera le développement. Pour reconquérir sur l’Allemagne l’influence que la Prusse lui dispute, pour se défendre contre la malveillance sourde de la Russie, pour venger de récens échecs et reprendre en Orient le rôle que le sort lui réserve, en un mot pour sauver des mêmes périls sa dynastie et son empire, il ne reste au jeune héritier des Hapsbourg qu’à échanger son pouvoir affaibli d’empereur absolu contre l’autorité régénérée d’un souverain constitutionnel.


BAILLEUX DE MARISY.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1855, les Finances de l’Autriche.
  2. Voyez la Revue du 1er mai 1858.
  3. Abréviation de bancozettel billet de banque.
  4. Abréviation d’einlosungs-scheine billets de remboursement.
  5. On sait qu’une commission s’était réunie à Vienne pour essayer d’introduire le système décimal et l’unité de monnaies en Allemagne : la Prusse n’ayant pas voulu renoncer à son thaler national valant 3 francs 75 centimes, l’Autriche consentit à changer le florin de 2 francs 60 centimes en florin de 2 francs 50 centimes, ce qui permit d’établir une juste proportion avec les monnaies allemandes, et par suite avec les nôtres.
  6. Nous pouvons donner de ce fait un exemple frappant. La société des chemins de fer autrichiens a conquis par un article de ses statuts le privilège de relever ses tarifs à mesure que le change augmenterait. Pendant la dernière guerre, elle n’a pu user de ce droit qu’en partie. Malgré la perte sur le change, elle ne payait ses ouvriers et ses travaux qu’avec la même quantité de papier, et la surélévation du prix des transporta soldés en papier-monnaie constituait pour le public une aggravation de dépenses qu’il fallut limiter, comme pour la compagnie un très réel bénéfice.
  7. Dans le budget de 1857, les impôts directs et indirects sont compris en Autriche pour 627 millions 1/2 de francs, soit 16 fr, 50 par habitant, et en France pour 1,521 millions, soit 42 francs par habitant.
  8. Le château de Vajda-Huniad en Transylvanie, l’ancienne résidence des rois Jean et Mathias, vient d’être aliéné, au grand mécontentement des populations, et une société industrielle qui s’est fondée à Cronstadt se propose d’y établir des hauts-fourneaux.