L’Effort économique de l’Angleterre

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L’Effort économique de l’Angleterre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 639-662).
L’EFFORT ÉCONOMIQUE
DE
L’ANGLETERRE

Nous avons étudié naguère[1] l’effort du Royaume-Uni durant la guerre actuelle sous son aspect financier. Considérons-le maintenant du point de vue économique. L’Angleterre n’est pas un vase clos, mais un organisme économique en rapport avec d’autres organismes économiques, leur achetant et leur vendant, payant et payé : comment la guerre a-t-elle affecté les relations économiques extérieures du pays ? D’autre part, que ce soit par l’emprunt ou par l’impôt que le Trésor lève les fonds qu’il dépense, une question plus large se pose : la guerre absorbant d’immenses quantités de richesses ou de ressources économiques, où et comment l’Etat les trouvera-t-il ? Nous avons donc devant nous un problème d’économie extérieure ou internationale, et un problème d’économie nationale ou intérieure. Commençons par ce dernier.


I

Défaisons-nous d’abord de l’illusion « argent » ou « monnaie, » et voyons la réalité « économique. » Ce n’est pas avec du numéraire, moins encore avec du crédit, qu’une nation vit et fait la guerre, mais avec des « biens matériels, » capitaux ou produits, et des « services. » L’argent n’est là qu’un procédé de compte, la traduction financière des opérations économiques. Toutes les pièces d’or du monde et toutes les banknotes ne feront pas à elles seules un canon ni un obus de plus. Ce n’est que de la masse de ses biens et services qu’un peuple tire en paix de quoi vivre, et en guerre de quoi faire la guerre. Ils ne peuvent d’ailleurs servir tous. Terres, maisons, machines, les capitaux fixes ne sont pas mobilisables. Les capitaux circulans (cheptels, stocks, etc.) seront tels en partie, sauf abus qui épuiserait le pays ; tels seront aussi les capitaux possédés ou empruntés à l’étranger, dans une certaine limite. Cela dit, il reste, — c’est le principal, — les « produits » et les « services » nés de la nation et à la disposition de la nation, soit ce qui constitue le revenu national. En temps de paix, de ce revenu, produits et services, la nation consomme la majeure partie et épargne le surplus qu’elle capitalise. En temps de guerre, comment pourvoira-t-elle aux énormes besoins de la guerre, lesquels dépassent la moitié du revenu national ? L’épargne habituelle n’y suffira pas, tant s’en faut ; il faudra que la consommation normale se réduise, il faudra que la « production » du pays, que les « services » de ses enfans changent d’objectif et s’appliquent à satisfaire les exigences de la guerre avant celles de la vie courante ; il faudra, en d’autres termes, que la nation épargne davantage et offre à la guerre cette épargne accrue. Seule l’épargne, qui sans doute n’est pas en soi créatrice de produits ou services, mais dont le rôle consistera à les détourner de la consommation ordinaire et à les faire servir aux combattans, seule l’épargne est à même d’alimenter la guerre. Développer l’épargne, voilà donc le nœud du problème de la guerre au point de vue économique. Le nerf de la guerre n’est pas l’argent, mais l’épargne, l’économie publique et privée.

Cette vérité économique, si claire quand on regarde la réalité des choses sous leur mirage financier, cette vérité de tous les pays, de toutes les guerres, une guerre courte ne l’eût peut-être pas mise en relief comme le fait une guerre de longue durée. Je ne suis même pas très sûr qu’en France, après deux ans passés, elle soit bien généralement comprise et acceptée-Il en va autrement chez les Anglais qui, plus familiers avec l’ordre des faits économiques, plus ouverts aux leçons de la dismal science, ont vite reconnu la situation et tâché de s’y adapter.

Ce n’a pas été toutefois dès le début de la guerre. Le courant de l’opinion s’était d’abord porté dans un tout autre sens, et se laissait aller à cette pente facile du business as usual qui signifiait pour le consommateur : vivez comme d’habitude, dépensez comme d’habitude. Pourquoi changer son train ? L’Angleterre est prospère, la guerre sera courte. Ne faut-il pas faire aller le commerce ? — Ce n’est qu’au milieu de 1915 qu’on vit s’annoncer le changement d’idées. On sait ce que fut alors l’éveil de l’Angleterre au point de vue de l’impôt et des finances de guerre. Sous l’influence des mêmes causes, l’éveil se fit bientôt aussi au point de vue de l’épargne de guerre. A la campagne pour l’impôt succéda la campagne pour l’économie : effort très curieux, dont nous voudrions indiquer brièvement les moyens et la portée.

Les premiers appels vinrent du gouvernement. C’est M. Lloyd George qui, le 4 mai 1915, au Parlement, posa d’abord le principe : « Il faut que les épargnes du pays soient augmentées, » et qui, huit jours après, le développa : « L’épargne du peuple est la chose vitale. Les seules économies qui nous aideront sont celles du peuple lui-même, celles des individus, des familles, de tout homme qui reçoit un revenu sous quelque forme que ce soit. Quiconque dans sa sphère supprime une dépense non nécessaire contribue matériellement à notre succès… » Et, pour finir, cette objurgation : « Si la nation veut être sage, qu’elle soit sage en temps utile. » Dès lors, à chaque occasion, les ministres multiplient les avertissemens. Citons celui qu’adresse aux Communes, le 10 octobre 1915, M. Montagu, secrétaire parlementaire du Trésor : « Ce qu’il faut pour la guerre, ce n’est pas du numéraire artificiellement créé, ce sont des biens et des services réellement fournis ; rien ne s’y peut substituer. Nous ne pourvoirons à la guerre que si la population civile, dans toutes les classes, se restreint et réorganise sa vie sur de nouvelles bases en vue de réduire la consommation des biens et services… L’individu qui achète des choses dont il pourrait se passer, qui ne se réduit pas et ne remodèle pas sa vie de manière à pouvoir mettre la moitié au moins de son revenu à la disposition du pays, celui-là ne fait pas son devoir… Nous avons engagé les ressources de l’Angleterre jusqu’au bout dans cette guerre : au pays à voir que ces ressources soient disponibles et ne se dissipent pas en dépenses privées. » A quoi M. Asquilh ajoutait récemment : « Supprimez toute importation non indispensable et tout luxe. Le premier devoir du citoyen est actuellement de pratiquer l’économie la plus rigide et de supprimer toute dépense inutile : ce n’est qu’ainsi que nous supporterons l’épreuve. » Et encore : « Il faut que, selon le mot populaire, nous coupions notre habit à la mesure de l’étoffe. » Nombre de voix autorisées firent, au Parlement, écho à celles des ministres. Sur l’invitation du chancelier de l’Échiquier, les députés, les comités électoraux organisèrent en province des tournées de propagande où la nécessité de l’épargne fut prônée, en même temps que celle des enrôlemens, par des conférenciers qui, gens riches d’ordinaire, connus, cossus, venus confortablement en auto, avaient quelque peine à faire goûter à leur auditoire les beautés du thrifty lunch, du repas économique. En décembre, dix-huit grands banquiers de Londres lancèrent un manifeste invitant chacun à concourir à « financer » la guerre, à préserver et à accroître les ressources du pays, avec cette conclusion : La nation doit s’abstenir d’acheter, de consommer les choses non essentielles dans toute la mesure possible. Enfin, le 29 février dernier, une grande réunion officielle « pour l’économie » se tint à Londres, au Guildhall ; M. A. Balfour, l’ancien leader unioniste, montra que le sacrifice national ne pourrait être que la somme des sacrifices personnels de chaque citoyen, du plus riche au plus pauvre ; et le ministre de la Guerre, lord Kitchener, — dont ce devait être la dernière manifestation publique, — faisant appel, au nom de l’armée en campagne, à cette armée des civils dont les soldats dépendent pour tout ce dont ils ont besoin, munitions, vivres, etc., adjura les assistans en termes émus : « Nous n’avons que cette alternative : ou bien la population civile se privera, ou bien nos soldats manqueront de l’indispensable. Choisissez. Je suis sûr qu’il suffira que ceci soit bien saisi pour que chacun applique tous ses efforts à remplir ce qui est clairement un devoir vis-à-vis de l’armée… Pour qui ne peut aller au front ni à l’usine, le seul moyen de fournir sa contribution est de consommer le moins possible de choses non indispensables, de manière à laisser disponible le plus possible de matières premières pour la guerre. » Faut-il ajouter qu’à la sortie, le luxe des autos, des voitures et des valets de pied, manœuvrant sous le bâton blanc des policemen, faisait un tel contraste avec ce qui était l’objet de la réunion, la propagande pour l’épargne, qu’un sourire montait aux lèvres des spectateurs, avec quelque scepticisme quant au succès de cette propagande ?…

Le thème de la nécessité de l’épargne n’avait, il est vrai, rien de bien plaisant pour le public anglais, encore qu’il y fût peut-être plus qu’ailleurs utile à démontrer. Il faut l’avouer, la vertu de l’économie n’est pas fort en honneur outre-Manche. L’Anglais, à la différence de son frère l’Ecossais, n’est pas par nature porté à l’épargne. A ses yeux, l’économie se distingue mal de la parcimonie ou de l’avarice. Dans toutes les classes, la dépense est mieux considérée que l’épargne. Chez les riches, épargner, c’est priver le pays d’un argent qui devrait circuler, c’est un péché d’égoïsme. Chez les ouvriers, c’est en plus une faute sociale, une atteinte portée aux libertés, aux revendications de classe. Dans la vie ménagère, on ignore l’économie, le gâchage est énorme. Dès avant la guerre, l’accroissement du luxe, dans toutes les classes, avait fait l’objet d’avertissemens inquiets de la part de certains économistes clairvoyans qui ne s’étaient pas fait faute de montrer que l’abus du luxe se traduisait par un progrès du paupérisme et un renchérissement général des denrées nécessaires[2]. Il faut d’ailleurs reconnaître que l’épargne ne cessait d’être découragée par les lois elles-mêmes, lois fiscales qui frappaient de taxes de plus en plus hautes les revenus « mis de côté, » lois sociales qui visaient à mettre à la charge du budget un nombre croissant de besoins des classes populaires, sans compter que l’exemple de la prodigalité était prodigalement donné par les pouvoirs publics dans la gestion des finances nationales.

Ce n’est donc pas dans des conditions bien favorables que se présentait la propagande pour l’économie. Discours, manifestes et manifestations, la gamme ordinaire de l’action politique officielle n’y suffisait pas. Avant de développer l’épargne dans la masse, il fallait faire l’éducation de l’opinion : c’est à quoi s’adonnèrent, avec un bel esprit d’initiative et un sentiment très vif du bien public, quelques hommes dévoués qui sous le nom de United Workers, et sous la présidence de M. C. J. Stewart, public trustee, furent le levain précieux qui fait lever la pâte. Propagande par l’exemple, par les relations, par la presse et la parole, les affiches, les brochures répandues à foison, — petits tracts clairs et vigoureux, — ils usèrent de tous les moyens pour inculquer aux non-combattans le sens de leur devoir d’épargne, en s’adressant au cœur et à la conscience de chacun. Dès l’automne de 1915, on pouvait voir sur les murs de Londres leurs premiers placards, que tant d’autres plus explicatifs, mais toujours suggestifs, devaient suivre : make each penny be worth of two[3]. Tout au début de la campagne, un ingénieur fort connu, gagnant plus de cent mille francs par an, s’installe dans un boarding house et vit pour 30 shillings la semaine : c’est un united worker. De même Mme X…, femme d’un riche avocat, cliente des grands couturiers, vivant dans le luxe, se dévoue à l’œuvre et, telle une petite dactylographe, consacre toutes ses journées au travail de la propagande. Combien d’autres cas de propagande par le fait ont vivifié l’œuvre de l’épargne nationale mieux que n’eussent fait vingt speeches ministériels, parce qu’au précepte se joignait l’exemple ! L’une des récentes initiatives des United Workers fut l’Exposition nationale de l’économie, qui se tint à Londres en juillet dernier : vraie leçon de choses, montrant à tous « comment » épargner, et à l’occasion de laquelle fut donnée, sur la question de l’économie, une excellente série de conférences théoriques et pratiques[4].

Le succès de cette campagne privée décida le gouvernement a intervenir, non pas directement, mais par l’intermédiaire d’un comité spécial, le National war savings Committee, qui fut créé par le chancelier de l’Echiquier au début de 1916, comité non politique[5], présidé par M. Kindersley, l’un des administrateurs de la Banque d’Angleterre, et qui se propose, tout en stimulant l’économie dans toutes les classes, de donner aux classes populaires, par le moyen du prêt au Trésor de sommes même minimes, les facilités d’épargne dont elles étaient jusqu’alors quelque peu privées. Ses succursales, les comités provinciaux (au nombre de 470 en septembre 1916), ont pris en main la propagande locale, et s’efforcent de susciter la constitution d’un très grand nombre d’ « associations pour l’épargne de guerre, » lesquelles s’organisent autant que possible au sein de groupemens déjà existans, trade unions, coopératives, mutualités, écoles et collèges, usines et administrations, et qui reçoivent les petites épargnes et servent d’intermédiaires pour la délivrance des war savings certificates ou certificats de prêt au Trésor de 15 shillings et demi, remboursables à 20 shillings dans cinq ans et exempts d’income tax, titres par conséquent des plus avantageux. Chaque comité de propagande organise sa propagande à sa guise : meetings au début, puis influence personnelle, visites de maison à maison, intervention auprès des corps ou groupemens existans, etc. Cette organisation à caractère semi-officiel vient ainsi compléter localement la croisade indépendante des United Workers, s’appliquant à agir sur/la masse, par un appel au patriotisme plus encore qu’à l’intérêt, comme celle-ci avait agi sur l’opinion plus éclairée.

Voici à peu près ce que, de part et d’autre, on s’efforce de faire comprendre au pays :

« La guerre actuelle est, autant qu’une lutte militaire, une lutte d’endurance économique, dont l’issue ne dépend pas moins des sacrifices du civil à l’intérieur que de ceux du soldat au front. Il s’agit de durer encore quand l’ennemi sera à bout, il s’agit de « tenir » économiquement plus longtemps que lui : nous ne « tiendrons » que par l’économie, par une économie rigide, de chaque jour et eh chaque chose.

— Durer ? Mais l’Angleterre n’est-elle pas la nation du monde la plus riche ? A quoi bon nos petites économies particulières, quand le Trésor trouve aisément par l’impôt et l’emprunt tout l’argent qu’il lui faut ?

— L’argent, il importe que le Trésor en soit pourvu, pour payer les produits et services avec quoi se fait la guerre. Mais ces produits et services, l’Etat ne se les procurera que s’ils sont là, disponibles. En créant du crédit, il n’a pas le pouvoir de créer de la richesse, et tous les emprunts n’augmentent jamais que la masse des moyens de paiement dans le pays, — et le prix des choses, — sans accroître d’une once la masse des biens utilisables. Ce qu’il faut, c’est que la Défense nationale soit continuellement pourvue de tous les produits et services qu’elle réclame, c’est-à-dire que d’abord la nation les fournisse, et de plus que la consommation nationale les laisse à sa disposition.

« Sans doute l’Angleterre, grâce à la liberté des mers, s’en procure une partie à l’étranger, à grands frais et à gros fret, avec cette conséquence que la balance économique lui devient défavorable, et que pour y parer, elle doit (comme nous le verrons) vendre ou engager ses capitaux extérieurs dans la mesure où ceux-ci peuvent être réalisés : le produit de l’épargne passée vient ici au secours de l’épargne présente. Mais cet appel aux richesses du dehors, si précieux soit-il, n’est qu’un appoint dans la somme des produits et services réclamés par la guerre ; pour le principal, c’est sur nous-mêmes et nous seuls qu’il faut compter, sur notre production actuelle, nos services actuels, notre revenu actuel.

« Traduisons en chiffres. L’État a besoin, cette année, tout compris, de 1 825 millions sterling de produits et services : c’est le chiffre du budget. L’étranger fournira là-dessus, par le jeu de nos engagemens ou ventes de valeurs, un appoint dont le montant est impossible à préciser, mais que d’aucuns évaluent à 300 ou 400 millions sterling. Il restera ainsi grosso modo 1 500 millions sterling de produits et services à trouver sur le sol britannique, soit environ la moitié du chiffre auquel on évalue actuellement notre revenu national. Avant la guerre, nous consommions au fur et à mesure les 5/6 de ce revenu national annuel ; il faut donc aujourd’hui, de toute nécessité, que nous réduisions notre consommation de façon qu’elle n’excède pas la moitié de notre revenu ; il faut nous restreindre, nous priver, tous et chacun, pour que le soldat au front n’ait pas, lui, à se priver, l’artilleur à ménager ses obus, le grenadier ses grenades.

« Ah ! si la nation pouvait « produire » davantage !… Mais n’est-ce pas déjà par un suprême et splendide effort que notre production nationale a pu se maintenir, que le pays a pu continuer à exporter, et que, grâce à l’énergie des ouvriers restés aux usines, au dévouement des femmes venues combler les vides, grâce à la mobilisation du travail conçu par Lloyd George et Kitchener, l’industrie britannique a pu réaliser les prodiges que nous voyons ? Que peut-on espérer au-delà ?

« Ce n’est donc que par l’épargne que nous pourrons réserver et rendre disponibles pour la guerre les produits et services qu’elle réclame. Il faut nous priver, c’est-à-dire nous abstenir de consommer des produits et services, dans la mesure où la guerre en a besoin. Il faut nous abstenir d’abord et surtout, dans la mesure du possible, d’acheter à l’étranger, pour réduire la charge de nos paiemens extérieurs et alléger les difficultés (change et fret) de nos importations de guerre. Il faut aussi, et tout autant, restreindre nos dépenses à l’intérieur du pays. La nation ne pouvant pas produire plus de tant dans l’année, nous n’avons le droit de prendre là-dessus que jusqu’à concurrence de ce que la guerre ne prendra pas. Tout ce dont nous nous priverons, c’est autant de matières premières ou de journées d’ouvriers que nous libérerons pour la Défense nationale ; peu importe si ces ouvriers, ces matières, ne sont pas directement applicables aux emplois de guerre, car indirectement, par le libre jeu des forces économiques, le résultat sera le même, et ce sera autant d’obus et de grenades de plus pour le front. Inversement, tout ce dont nous userons sans nécessité, c’est autant de matières et de journées que nous distrairons du service de guerre, dont nous privons la flotte ou l’armée, tout comme, proportions gardées, le sous-marin ennemi qui coule un bateau chargé d’armes ou de munitions.

« En épargnant, nous remplirons un devoir patriotique. Et aussi un devoir social, lequel d’ailleurs coïncide avec notre intérêt particulier : en effet, puisque nous consommerons moins de tels et tels articles, le prix de ces articles baissera, de par la loi de l’offre et de la demande, et de cette baisse nous profiterons, nous et nos concitoyens. L’économie est la clef du problème des prix.

« En n’épargnant pas, au contraire, nous infligeons au Trésor un tort financier, un tort matériel à l’armée, à nos soldats, nous compromettons la résistance du pays. Et tout cela » sans profit pour nous. Car qu’arrivera-t-il ? Les prix des choses monteront de plus en plus, d’abord parce que nous consommerons davantage, puis parce qu’à l’inflation du crédit succédera celle des prix, si bien que du fait de cette hausse nous serons un beau jour bien forcés de nous priver de ces choses, ne pouvant plus nous, les payer. Et nous aboutirons, — trop tard, — au même résultat, avec cette différence que nous n’aurons pas eu le bénéfice matériel de l’épargne faite en temps utile, et que d’autre part la hausse des prix, dont nous serons pour notre petite part responsables, aura fait pâtir lourdement, et injustement, les classes pauvres.

« De quoi faut-il nous priver ? De toute consommation de luxe, d’abord. Et aussi de tout ce qui n’est pas strictement nécessaire, à chacun suivant sa condition, pour l’entretien de ses facultés dans l’accomplissement de ses devoirs d’état. Epargner, tout le monde le peut, les plus pauvres seuls exceptés. A chacun de le faire, selon ses moyens, et sous sa responsabilité.

« Voulez-vous d’ailleurs, en économisant, faire d’une pierre deux coups ? Portez l’argent de vos économies au Trésor. Vous rendrez ainsi double service au pays : d’une part, vous libérerez pour la guerre, vous donnerez à la guerre, des matières et du travail, — elle en manque ; — de l’autre, vous fournirez à l’Etat du crédit pour payer ces matières et ce travail. A la vertu patriotique de l’épargne, ajoutez celle de la générosité patriotique. Portez votre argent au Trésor. — Mais je n’ai que deux sous. — Portez-lui ces deux sous.

« Que d’objections, de pauvres objections ne fait-on pas à la thèse de l’économie nécessaire ! L’un dit : l’effort isolé est vain. Piètre argument, que nos jeunes gens auraient pu opposer à lord Derby qui les invitait à s’enrôler dans l’armée nationale ; ils se sont bien gardés d’en user, sachant que l’action commune n’est que la somme des actions individuelles. — Tel autre craint pour le commerce et l’industrie, soi-disant menacés par la campagne des économies. Mais partout le chômage a fait place au manque de bras, et si certaines industries souffrent, la plupart sauront compenser leurs pertes en travaillant pour la guerre ou l’exportation. — Les salariés pensent : « C’est aux riches à économiser ; la hausse des prix nous rend, à nous pauvres gens, la vie déjà assez lourde. » A quoi l’on peut répondre que chacun doit faire ce qu’il peut, sans se leurrer soi-même par ce triste prétexte que « c’est au voisin à commencer. » — Tout le monde clame enfin : « Que le gouvernement donne l’exemple ! Il jette l’argent par les fenêtres, tout en nous prêchant l’épargne ! » Ici, nous sommes d’accord. Mais de ce que le gouvernement a le tort d’être prodigue, — encore a-t-il une excuse, c’est qu’il a eu dans cette guerre tout à créer, et vite, — s’ensuit-il que nous ayons raison de l’imiter ?

« Acceptons donc, et remplissons patriotiquement notre devoir économique, comme les soldats remplissent leur devoir militaire : nos sacrifices seront peu de chose auprès des leurs ! Tous, nous sommes en quelque sorte sur la ligne de feu : celui qui ne se restreint pas, qui vit « comme d’habitude, » nuit à sa patrie comme le soldat qui lâcherait pied dans le combat. Disons-nous bien que tout shilling épargné tend à nous fortifier dans la lutte, à assurer la victoire, et tout shilling dépensé inutilement, à prolonger la guerre, à en accroître les risques. Individuellement, votre situation, peut-être, semble vous permettre tel ou tel luxe : eh bien ! demandez vous si la nation vous permet de vous le permettre. Songez qu’il faut par l’épargne reconstituer pour la guerre, et pour l’après-guerre, les capitaux détruits. Songez que nos ennemis ont à se priver par force, que nous les contraignons par le blocus à se restreindre, à pâtir ne ferons-nous pas librement et par raison ce que les « Boches » font par nécessité ? Soyons vainqueurs dans la lutte d’endurance. Nous sommes en guerre : vivons pour la guerre, et pour elle seulement. »

Quels ont été, dira-t-on, les résultats de cette campagne pour l’épargne ? — Il est malaisé de les évaluer, car le propre de l’abstention, — et l’épargne n’est qu’une abstention de consommation, — est de n’apparaître point, de ne point se laisser voir ; on constate un fait, on constate moins facilement l’absence d’un fait. Notez d’ailleurs qu’il ne s’agissait rien moins que d’une révolution dans les mœurs du pays, une révolution qui ne pouvait s’accomplir en quelques semaines. Bien des signes permettent pourtant de croire que les effets de la propagande ont été fort appréciables. Chez les riches et dans les classes moyennes, il y a un changement marqué du train de vie. Le luxe a beaucoup diminué, c’est ce qui frappe entre autres dans la toilette féminine, dans la circulation des automobiles privés ; la plupart des grandes maisons se sont privées de domestiques mâles ; il n’y a plus de season à Londres ; sports, vacances, voyages, sont supprimés ou réduits. Dans les classes populaires, l’économie, bien qu’en progrès sensible, est moins apparente. S’il est manifeste que ceux qui épargnaient autrefois épargnent bien davantage aujourd’hui, il faut avouer que ceux qui n’avaient pas l’habitude de l’économie ne l’acquièrent que difficilement. Les hauts salaires actuels ne sont pour beaucoup que des tentations de dépenses. Il y a toutefois certains faits qui rendent compte de l’importance des résultats obtenus quant à la petite épargne. Du début de mars 1916 au 26 août il s’est constitué en Angleterre et dans le pays de Galles, sous l’égide de la National war saving association, 6 919 associations d’épargne de guerre, et il a été souscrit 29 millions de war saving s certificates d’une livre, sans parler des obligations de cinq livres délivrées par les bureaux de poste ; de mois en mois les souscriptions s’accroissent énormément : économies d’argent, qui sont aussi des économies de matières et de services. Les war savings certificates sont populaires. Dans tel bourg du Nord, le maître d’école, après avoir prêché l’épargné à ses 350 garçons, a vu 780 livres de certificates souscrits par eux en huit semaines. Un escadron de 150 hommes, au front, a souscrit en quelques jours pour 2 239 livres de certificates, après propagande directe du major. Lente à s’organiser, la campagne pour l’épargne, qui est d’ailleurs loin d’avoir épuisé son effort, a su faire une œuvre non pas encore décisive, mais profitable et pleine de promesses. Ce n’est pas de son échec, mais plutôt de son succès même, que témoigne l’action récente du gouvernement britannique qui vient de créer un contrôleur des vivres, avec de larges pouvoirs pour réglementer la production, la répartition, la vente, l’usage même des denrées alimentaires en Angleterre. En matière aussi complexe, et en des temps si difficiles, l’initiative privée ne peut pas tout, elle demande à être complétée, couronnée, et ses effets généralisés, par l’intervention finale de l’Etat ; cette intervention, les promoteurs du mouvement des économies en ont aplani les voies en éclairant le pays sur son devoir, en l’habituant à l’effort d’épargne. Une intervention analogue des pouvoirs publics s’organise chez nous, en France, où plus que partout ailleurs la restriction des consommations privées s’impose impérieusement à mesure que se prolonge la guerre ; on ne peut que regretter que, malgré les efforts modestes et louables de notre « ligue française des économies, » elle n’ait pas été, comme en Angleterre, préparée, appuyée, fortifiée, par une propagande énergique et préalable, par une éducation méthodique de l’opinion.


II

La nécessité de l’épargne n’apparaît que plus évidente, si du problème de l’économie intérieure on passe à celui de l’économie extérieure du Royaume-Uni et si l’on examine la question des relations économiques de l’Angleterre avec l’étranger. A la différence des Empires centraux, que le blocus oblige à vivre sur eux-mêmes, les Puissances de l’Entente ont à elles le monde entier et toutes ses ressources. Ces ressources, l’un des gages de la victoire finale, elles en usent largement ; mais il faut les payer, et cette question des règlemens internationaux présente pour l’Angleterre une importance d’autant plus grande que l’Angleterre a plus à acheter en dehors, et que d’autre part elle s’est chargée d’aider ses alliés dans leurs paiemens à l’étranger.

Comment se présentait, avant la guerre, le bilan des règle mens extérieurs du Royaume-Uni, ou, suivant l’expression consacrée, sa balance économique ? En 1913, année moyenne, le Royaume-Uni a importé pour 768 millions sterling de marchandises, il en a exporté (ou réexporté) pour 634 millions, soit un excédent d’importation de 134 millions, représentant le débit du compte, en regard duquel se plaçait le crédit : 200 millions environ de revenu des capitaux placés au dehors, plus 120 à 150 millions provenant du fret maritime et des opérations internationales de banque et d’assurance. Bon an, mal an, le Royaume-Uni restait en fin de compte créancier de l’extérieur pour une somme moyenne et très approximative de 200’millions sterling, qu’il replaçait d’ailleurs à l’étranger.

La guerre déclarée, les exportations anglaises commencèrent par baisser très fortement, pour se relever ensuite d’une façon remarquable, sans toutefois revenir tout à fait aux chiffres antérieurs. Quant aux importations, elles se sont accrues depuis deux ans dans d’énormes proportions, de sorte que le débit de la balance, qui ne dépassait pas 134 millions de livres en 1913, s’est élevé en 1914 à 170 millions, en 191o à 370 millions, et pour les dix premiers mois de 1916 à 276 millions, ce qui laisse prévoir un total de 330 millions pour l’année 1916, soit deux fois et demie le chiffre d’avant-guerre. Ajoutons à cela le montant des importations faites par l’État pour les besoins de guerre, lesquelles ne figurent pas dans les statistiques, et dont le chiffre a progressé jusqu’à atteindre, disait dernièrement le chancelier de l’Échiquier, 12 millions sterling par semaine. Ceci porterait donc pour cette année à plus de 900 millions de livres le total du débit extérieur des Iles britanniques ; en face de quoi les intérêts de capitaux prêtés à l’étranger, en diminution du fait de la vente d’un nombre croissant de ces valeurs, les produits (d’ailleurs fort accrus) de la marine marchande et ceux de la banque internationale ne produisent à l’actif qu’un chiffre qu’on peut évaluer très approximativement à 400 millions : d’où un très gros découvert dans les règlemens extérieurs du Royaume-Uni.

La conséquence de cet état de choses n’a pu manquer de se faire sentir sur le change anglais. Le change sur Londres, que l’arrêt momentané des relations internationales avait fait hausser au début de la guerre, se mit à fléchir, pour tomber bientôt à des cours inconnus depuis des générations : le 1er septembre 1915, la livre sterling ne valait plus à New-York que 4 dollars 50, au lieu du pair de 4.86, soit une perle de 7,4 pour 100, signe et mesure de la difficulté où se trouvait le Royaume-Uni pour ses règlemens extérieurs. Non seulement il avait de ce chef à payer ses importations plus cher ; non seulement le prix des choses à l’intérieur s’en trouvait porté à hausser ; mais le pouvoir d’achat de l’Angleterre à l’étranger était ébranlé, le crédit extérieur de l’Angleterre semblait menacé.

Fallait-il laisser au libre jeu des forces économiques le soin de remédier à la situation, quitte à voir l’or sortir à flots du pays ? C’est ce que quelques libéraux intransigeans soutinrent au Parlement, faisant valoir que le change n’est pas seulement un baromètre des transactions internationales, mais aussi un régulateur automatique qui tend spontanément à rétablir l’équilibre : la baisse du change tend en effet à restreindre les importations et à favoriser les exportations par le fait de la hausse qu’elle provoque dans le prix des produits importés ou exportés. Cette vue théorique, si juste soit-elle dans le cours normal des choses, le gouvernement anglais ne crut pas pouvoir s’y fier, pour cette bonne raison que la guerre, tout en réduisant forcément la faculté d’exportation du pays, ne permet pas de restreindre les importations faites en vue des besoins de l’armée, lesquelles revêtent un caractère de nécessité militaire. Du moment que le jeu des forces économiques n’était plus libre, il fallait intervenir : le gouvernement intervint avec énergie.

Il intervint d’abord pour empêcher que, dans le total des importations, les importations civiles et non nécessaires ne s’accrussent abusivement. Nous avons déjà dit comment l’un des objets de la propagande pour l’épargne, propagande où le gouvernement sut prendre sa part d’effort, fut précisément de réduire les achats du pays au dehors. Mais le chancelier de l’Echiquier avait d’autres moyens d’action. Au budget de septembre 1915, il fit voter pour un an une série de droits d’entrée de 33 pour 100 ad valorem sur les objets de luxe. Puis, en 1916, il fit sanctionner par le Parlement de larges prohibitions d’importation, qui frappent, sauf permis d’entrée spécial, les automobiles, la bière, le bois, les meubles, les spiritueux, le tabac, le sucre, les légumes, les instrumens de musique, les jouets, les outils, les lainages, le papier, etc. Ces mesures n’ont pas empêché le chiffre brut des importations de croître, du fait surtout des besoins du ravitaillement ; pourtant l’accroissement est aujourd’hui plus lent, le frein fonctionne : le total des importations pendant les dix premiers mois de 1916 n’a dépassé que de 10 pour 100 le chiffre correspondant de 1915, tandis que l’augmentation de 1914 sur 1915 avait été de 25 pour 100. L’amélioration est à noter, surtout si l’on se rappelle que chez nous les achats à l’étranger ne cessent de progresser d’un pas toujours plus rapide et plus inquiétant.

Quoi qu’il en soit, le déficit était là, et il fallait aviser à le couvrir, sans affaiblir la situation monétaire du pays par un exode excessif de l’or. Le plus gros fournisseur et le principal créancier de l’Angleterre était les États-Unis. D’importans envois d’or avaient déjà été faits en Amérique, et l’or, qui dans les gros paiemens internationaux ne peut guère servir que d’appoint, l’or regorgeait à New-York, qui se souciait de moins en moins d’en recevoir, craignant l’inflation par pléthore de métal jaune[6]. Restait donc, comme moyen de couverture, l’emprunt extérieur, ou la réalisation des capitaux extérieurs. Dès l’été de 1915, au moment où le change anglais était le plus bas, l’Angleterre et la France réussirent à conclure à New-York un emprunt commun de 500 millions de dollars, à 5 pour 100 pour 5 ans. Cet emprunt, dit emprunt « de change, » et dont la négociation fut assez laborieuse, eut pour effet de faire assez rapidement remonter le taux de la livre sterling à New-York aux environs du « point d’or, » à 4 dollars 75. Mais ce n’était là qu’un expédient temporaire. Il fallait aviser au moyen de combler le déficit extérieur de l’Angleterre pour une longue période de guerre, et pour cela il fallait « mobiliser » les valeurs étrangères appartenant aux Anglais et les vendre ou les engager pour payer l’Amérique : c’est à quoi le chancelier de l’Echiquier procéda fort habilement, en deux étapes.

L’Angleterre possédait, dit-on, avant la guerre pour 4 milliards sterling de valeurs étrangères de toutes sortes. Tout n’était pas liquide, négociable ; il était d’ailleurs impossible de trouver marchand pour le tout. Pratiquement, seuls les États-Unis étaient acheteurs, et ils ne l’étaient que de leurs propres valeurs, des valeurs américaines. De ces valeurs américaines, on estime qu’il y avait au début de la guerre en Angleterre pour 600 millions de livres (d’aucuns disaient davantage, jusqu’à 800 ou 1 000) ; une bonne partie avait déjà été réalisée à la fin de 1915. Ce qui restait, M. Mackenna résolut de s’en servir : il demanda aux porteurs de vendre leurs titres à la Trésorerie, à un prix légèrement supérieur au cours du jour, contre paiement en numéraire ou en bons du Trésor, ou bien encore de les lui prêter pour deux ans moyennant une bonification annuelle de 1/2 pour 100 du capital, étant entendu que la Trésorerie garderait le droit d’acheter les titres à toute époque en en payant le prix au cours du jour du dépôt, plus une prime de 2 1/2 pour 100. Les titres vendus à la Trésorerie seraient écoulés par elle aux États-Unis ; les titres prêtés lui serviraient à se faire ouvrir des crédits : d’une façon ou de l’autre, l’Angleterre se procurerait des disponibilités en Amérique. Au bout de quelques mois, comme les titres demandés par la Trésorerie, qui d’abord étaient venus en grand nombre à l’appel, n’arrivaient plus assez vite, le gouvernement libéral de la libérale Angleterre n’hésita pas à faire voter par le Parlement une mesure grave, l’établissement d’une pénalité frappant les porteurs récalcitrans, sous forme d’une income tax supplémentaire de 10 pour 100 sur le revenu des valeurs américaines qui, incluses dans une longue liste de 800 titres, n’auraient pas été apportées dans un certain délai pour vente ou prêt à la Trésorerie. C’était, pour les porteurs, la carte forcée : mais ne s’agissait-il pas du crédit de l’Angleterre ? La mesure eut un effet immédiat : la mobilisation des valeurs américaines est aujourd’hui achevée ou presque.

Seconde étape : la mobilisation des valeurs des autres pays neutres possédées par les Anglais. Le chancelier de l’Échiquier y procéda en août dernier, en invitant les porteurs de ces valeurs à prêter leurs titres pour cinq ans à la Trésorerie, laquelle leur alloue une bonification d’intérêt égale à 1/2 pour 100 du capital, et se réserve le droit d’acheter les titres, en cas de besoin, moyennant certains avantages assurés aux prêteurs. Aucune pénalité ne frappe ici, jusqu’à présent, les porteurs qui se refuseraient à l’opération. On calcule que le capital nominal disponible des 114 valeurs neutres dont le prêt est demandé n’atteindrait pas moins de 660 millions sterling (16 milliards et demi de francs). De ces valeurs, le gouvernement anglais se sert au fur et à mesure des possibilités pour gager des emprunts à l’étranger ; on sait qu’il a pu conclure à New-York, contre dépôt de valeurs en garantie, un emprunt de 50 millions de livres en août, à 5 pour 100, pour une durée de 2 ans, puis en octobre un emprunt de 60 millions de livres à 5 1/2 pour 5 ans : voilà des résultats tangibles de la mobilisation du portefeuille étranger du Royaume-Uni.

C’est ainsi que le gouvernement britannique s’est procuré, et continue de se procurer, les moyens de paiement qui lui sont nécessaires au dehors, et surtout en Amérique ; c’est ainsi qu’il couvre le déficit de la bal an-ce économique, et la preuve de l’efficacité de ces mesures énergiques se trouve dans le fait que le change anglais à New-York n’a guère varié depuis plus d’un an autour de 4 dollars 75, chiffre bien voisin du pair. Ce n’est pas qu’on ait pu se dispenser de faire des envois d’or à l’étranger. Depuis le début de la guerre jusqu’à la fin de septembre 1916, on estime que l’Angleterre a vu sortir de chez elle près de 250 millions sterling d’or (6 milliards et quart de francs). Mais on sait que, par ses conventions avec les alliés, si elle opère pour leur compte de nombreux paiemens extérieurs, la France et la Russie lui ont remis en revanche d’assez grosses quantités de métal jaune ; et comme d’ailleurs elle continue de recevoir chaque année environ 60 millions sterling d’or de ses mines coloniales, les deux tiers de la production d’or du monde, on ne s’étonne pas de constater que le stock d’or de la Trésorerie était, en septembre 1916, de 45 millions de livres supérieur à ce qu’il était au début de la guerre. Non seulement le crédit extérieur du Royaume-Uni a été maintenu, et partant sa faculté d’achat au dehors ; mais, seule de toutes les Puissances en guerre, l’Angleterre a réussi à maintenir chez elle la liberté de l’or. Alors que tous les États belligérans ont dû recourir au cours forcé à l’intérieur, la Banque d’Angleterre n’a cessé de rembourser ses billets en or à première réquisition. C’est là, après plus de deux ans de guerre, un succès qui fait honneur à la puissance financière du pays comme à la ferme maîtrise de ses dirigeans.

Et c’est ce qui peut donner confiance à nos amis d’outre-Manche dans l’avenir du marché de Londres comme centre financier du monde. Certes, la guerre actuelle changera bien des choses. Les États-Unis, les « grands neutres, » ont profité et profitent encore de la guerre d’une façon inouïe. On a calculé que la balance commerciale leur rapporte quelque chose comme 200 millions de dollars par mois. Ils auraient déjà, à la fin de 1915, racheté à l’Europe pour 1 200 à 1 500 millions de dollars de leurs valeurs ; pays débiteur de l’étranger autrefois, ils deviennent pays créancier. Tous les changes sont en leur faveur. Leurs entrées d’or auraient atteint 420 millions de dollars en 1915, et 400 millions pendant les dix premiers mois de 1916, menaçant, disait dernièrement un banquier américain, « de submerger le pays sous sa propre prospérité. » Leur épargne annuelle est estimée à un milliard et demi de dollars. En face d’une Europe affaiblie et endettée, les États-Unis, récens initiateurs et futurs bénéficiaires du panaméricanisme financier, n’arracheront-ils pas à l’Angleterre la primauté de la richesse, le sceptre de l’argent ? Déjà s’établit à New-York un marché d’escompte international ; on vient de modifier la loi fédérale sur les banques pour le favoriser.

Cela veut-il dire que, la guerre finie, New-York supplantera Londres, comme Londres jadis a supplanté Amsterdam, en tant que marché de l’or et du crédit ? Le Dollar détrônera-t-il le Sterling ? S’il est vain de prophétiser, on ne peut s’empêcher de remarquer que les Anglais ne sont pas sans défense dans cette lutte qui s’annonce entre Wall Street et la Cité. La finance suit le commerce, et c’est la suprématie commerciale, — ajoutons : maritime et coloniale, — que les Américains auront à conquérir, avant de conquérir la suprématie financière. Ce qui fait la force financière de l’Angleterre, ce n’est pas tant sa richesse que la puissance de son commerce, partant celle de sa marine, de son empire colonial, sans oublier les deux pièces maîtresses de son armature économique, le libre-échange et « l’or libre. » Si elle réussit à maintenir jusqu’à la fin de la guerre la liberté de l’or, tout en payant pour elle-même et pour ses alliés d’énormes sommes à l’étranger, elle aura obtenu, comme dit sir E. Holden, « un triomphe financier aussi important qu’une victoire militaire, » et elle pourra envisager sans crainte la concurrence que l’Amérique se prépare à lui faire sur le domaine financier, si d’ailleurs elle reste fidèle à la tradition économique qui a fait sa fortune, au libre-échange.


III

Mais lui restera-t-elle fidèle ? C’est la question qui se pose aujourd’hui et qui intéresse les non-Anglais presque autant que les Anglais. On sait que la vieille religion du libre-échange, si populaire outre-Manche, si profondément ancrée dans l’esprit public, s’est vue attaquée depuis une quinzaine d’années par une fraction du parti conservateur, sous l’impulsion de M. Joseph Chamberlain. On lui reprochait de laisser l’industrie britannique sans défense en face de la rapide progression de la concurrence allemande et américaine, et de compromettre le commerce d’exportation ; on réclamait, sous le nom de Tariff Reform, une protection modérée qui donnerait des armes aux industriels pour lutter contre l’étranger et au gouvernement pour négocier des conventions douanières, et qui, en avantageant le commerce colonial, contribuerait à resserrer les liens des colonies avec la mère patrie et à fortifier l’unité impériale. Bien que l’idée protectionniste ait pris peu à peu dans l’opinion une place assez notable, il est difficile de croire que le triomphe en aurait pu être proche, si elle n’avait trouvé dans la guerre actuelle une cause d’essor en même temps que de puissans argumens.

Elle bénéficia tout d’abord de l’indignation provoquée par la barbarie des « Huns, » par la perfidie de l’infiltration germanique en Angleterre, par la malhonnêteté foncière du commerce allemand qui, avec la corruption, le dumping et la concurrence déloyale, n’était que le pionnier du militarisme teuton : ne fallait-il pas se défendre contre le fléau public du germanisme ? N’était-ce pas le droit et le devoir de boycotter l’Allemagne ? — Elle bénéficia en outre de l’émotion qui se souleva lorsqu’on découvrit que, pour nombre de produits de première nécessité et de produits destinés à la guerre, l’Angleterre était dépendante de l’industrie allemande. On avait souri autrefois du Made in Germany ; n’allait-il pas faire pleurer maintenant ? Ne fallait-il pas soutenir à tout prix certaines industries-clefs d’où dépend la vie même du pays ? — Elle bénéficia enfin du bruit fait par les Allemands autour de leur plan d’union douanière des Empires centraux, de la menace que représenterait pour les Alliés et pour les Neutres la création d’un bloc économique, puissant et hostile, prêt à recommencer l’invasion commerciale de l’Europe. Ne fallait-il pas se prémunir dès à présent contre le danger du Mitteleuropa ? L’équilibre du monde économique est renversé : à une situation nouvelle ne fallait-il pas une politique nouvelle ?

La force de cette poussée protectionniste peut se mesurer à la lumière de quelques faits frappans. C’est d’abord, dans la vieille citadelle du Cobdenisme, ce qu’on a appelé, non sans exagération, la « révolution de Manchester. » Au début de 1916, les directeurs de la Chambre de commerce de Manchester ayant proposé aux membres de cette Chambre, pour tâter le terrain, dit-on, le vote d’une déclaration de principe libre-échangiste, ont vu cette motion rejetée à une grosse majorité ; sur quoi, démissionnaires, ils furent remplacés par un conseil favorable à la protection contre l’Allemagne. Fuis, le 29 février, c’est une conférence des Chambres de commerce anglaises qui, à Londres, donne son adhésion au programme des néo-protectionnistes. Ce programme reçoit bientôt l’approbation de cent huit Chambres de commerce et celle du conseil impérial du commerce.

Les colonies, d’autre part, favorisèrent le mouvement. L’Australie en particulier, dont les tendances ultra-interventionnistes sont connues, envoya à Londres, au printemps de 1916, son premier ministre, M. William Hughes, lequel lit en Angleterre une ardente campagne protectionniste, montrant ce qu’était avant la guerre l’emprise germanique dans le grand continent austral, comment l’Allemagne était parvenue à y monopoliser le commerce des métaux, et à quels moyens énergiques le gouvernement avait dû recourir pour briser l’étreinte : défendez-vous, disait-il aux Anglais, défendons-nous contre l’ennemi commun ; organisons l’union impériale, afin qu’après la guerre le mot « Empire » signifie quelque chose de plus qu’il n’a fait jusqu’ici. On conçoit que l’appel venu des « nouvelles sociétés anglo-saxonnes » n’ait pu laisser insensible l’opinion britannique. Après le sang versé pour la cause commune par tant de volontaires coloniaux, canadiens, sud-africains, anzacs, sur les champs de bataille d’Europe, comment la mère patrie ne se serait-elle pas senti, avec une grande dette de reconnaissance envers ses colonies, le devoir d’écouter leur voix avec sympathie et de leur réserver ses plus larges faveurs dans son futur régime économique ? De cette émotion impérialiste, de la popularité de M. Hugues, la vague protectionniste grossit en Angleterre, et un moment on put croire qu’elle allait tout submerger.

Cependant le roc libre-échangiste, s’il était entamé, tenait bon, et ses défenseurs répondaient avec énergie aux attaques. Respectez le libre-échange, disaient-ils : il a été justifié par la guerre, en ce sens qu’il a permis à notre pays de supporter l’épreuve mieux que tout autre. Si l’on a laissé de dangereux monopoles allemands prendre pied sur notre sol, ce n’est pas à lui la faute, mais à notre infériorité technique et scientifique, à notre inertie et à notre routine : voilà ce qu’il nous faut corriger. Après la guerre, les lois économiques, les règles du bon sens continueront à régir le monde, et plus que jamais la liberté nous sera nécessaire pour assurer notre suprématie commerciale, On veut la guerre économique après la paix ? Mais une telle guerre nuirait plus encore peut-être à ceux qui la feraient qu’à ceux à qui on la ferait ; renoncera-t-on à vendre, en même temps qu’à acheter, aux Austro-Allemands ? On n’efface pas de la carte, d’un coup de plume, un bloc de 120 millions d’habitans. Ce n’est pas par des tarifs de douane, mais par des ententes internationales, qu’on se défendra contre le dumping et toutes les manœuvres de concurrens déloyaux. Boycotter l’Allemagne ! Ce serait jeter les neutres dans ses bras, pour son plus grand profit. Détruire le commerce allemand, quand il serait possible, ne voit-on pas que ce serait détruire les moyens qu’aura l’Entente victorieuse de se faire indemniser par l’ennemi, en lui imposant le juste tribut que lui vaudront ses crimes ? Nous luttons pour la paix, et non pour la guerre ; pour la liberté, et non pour le profit.

Les libre-échangistes anglais avaient d’autre part beau jeu à montrer les difficultés que rencontrerait en pratique l’établissement d’un système douanier à tarifs multiples, tel que le proposent les protectionnistes. Régime de première préférence pour les colonies, régime de seconde préférence pour les alliés, régime moyen pour les neutres, régime de restrictions ou prohibitions contre les Puissances centrales : quelle complication inextricable, quel enchevêtrement d’intérêts inconciliables ! Les colonies, qui veulent faire entrer leurs produits en Angleterre à bon compte, offriront-elles à la mère patrie un traitement de réciprocité ? Les faveurs qui leur seraient accordées ne léseront-elles pas les alliés, la Russie par exemple, qui est, en fait de denrées alimentaires, le grand concurrent de l’Australie et du Canada sur le marché britannique ? La France ne serait-elle pas la première à souffrir, dans son exportation en Angleterre, de tarifs même préférentiels ? D’autre part, les neutres ne risqueront-ils pas de subir le contre-coup des tarifs de guerre contre l’Allemagne, si, comme il est à prévoir, l’exportation allemande s’organise sous raison sociale neutre ? Que de froissemens à prévoir, que de ressentimens à redouter dans les colonies anglaises comme chez les alliés, et chez les neutres dont la sympathie doit être chère à l’Entente !

Entre la poussée protectionniste et la réaction libre-échangiste, la position du gouvernement anglais, gouvernement de coalition qui comprend, avec une majorité de libre-échangistes, plusieurs conservateurs tariff reformers, était difficile. Force lui était de se tenir sur la réserve, en évitant de se prononcer. Quand fut annoncée la réunion de la Conférence économique de Paris, il se contenta d’assurer au Parlement que les délégués britanniques n’engageraient pas l’avenir de la politique douanière de l’Angleterre. Ces délégués furent lord Crewe, président du Conseil privé, M. Bonar Law, leader des conservateurs et ministre des Colonies, M. Hughes, « premier » d’Australie, et sir G. Poster, ministre du Commerce du Canada. On connaît les résolutions adoptées par la Conférence : mesures pour le temps de guerre, mesures transitoires pour la période de reconstitution après la guerre, mesures permanentes d’entr’aide et de collaboration entre les alliés. Elles furent accueillies avec enthousiasme par les protectionnistes anglais. Les libre-échangistes, en revanche, s’imaginèrent y découvrir quelques motifs d’inquiétude, et crurent devoir publier à cette occasion un Memorandum où ils affirmaient, avec beaucoup de force d’ailleurs, les raisons de l’adhésion nécessaire aux vieux principes de Cobden : réponse qui visait peut-être moins les résolutions mêmes de la Conférence que les manifestations tendancieuses qu’elles avaient provoquées chez les tariff reformers. Ceux-ci, d’ailleurs, commençaient alors à perdre du terrain ; l’effervescence protectionniste, qui à un moment semblait avoir gagné toute l’Angleterre, s’était un peu calmée ; la rapide popularité de M. Hughes avait décliné. Une opinion moyenne semblait prête à se former, à mi-chemin entre les protectionnistes outranciers et les libre-échangistes intransigeans ; c’est elle que parut appeler M. Asquith lorsque, au début d’août, exposant et justifiant aux Communes les conclusions de la Conférence économique de Paris, il déclara que, tout en demeurant libre-échangiste convaincu, il était le premier à demander que le pays se rendit compte des conditions nouvelles créées par la guerre, et annonça qu’il se proposait de réunir un comité, où seraient représentées, avec la Grande-Bretagne et l’Irlande, les Colonies et l’Inde, en vue de déterminer, à la lumière des résolutions de Paris, la politique commerciale à adopter par l’Empire britannique après la guerre.

Ce que sera cette politique, nul ne peut l’affirmer. Sans doute sera-t-elle ce que la feront, d’une part, les conditions générales de la victoire de l’Entente, de l’autre, les tendances économiques des Puissances alliées comme celles aussi des Puissances ennemies. L’opinion anglaise sait que si l’Angleterre veut conserver demain sa suprématie économique dans un monde appauvri et où la concurrence sera plus vive que jamais, ce qu’il faut avant tout, c’est une régénération de ses méthodes et de ses forces industrielles et commerciales, une main-d’œuvre plus souple et plus productive, un outillage plus perfectionné, une direction plus scientifique, plus ouverte et plus hardie ; la guerre a d’ores et déjà produit ici son effet, et le gouvernement se prépare à faire ce qu’il peut pour donner, par des instituts techniques, plus de science à l’industrie, et par une banque spéciale, plus de facilités à l’exportation britannique. Quant à un changement radical dans les traditions de la politique douanière de l’Angleterre, avouons que nous n’y pouvons croire. Elles ont dans l’opinion de trop fortes racines, elles cadrent trop bien avec les intérêts généraux du pays pour être aisément brisées ; et la voie du protectionnisme est semée de trop d’obstacles pour que le pays s’y lance témérairement. En dépit de la « révolution de Manchester, » l’« idole » du libre-échange est encore debout. Que l’on recoure à des mesures de défense commerciale contre les Austro-Allemands, à des mesures d’entente avec les alliés, cela est probable, et désirable, et conforme aux vues proposées par la Conférence de Paris ; mais cela ne veut pas dire que l’Angleterre, qui fut la grande initiatrice de la liberté économique aussi bien que de la liberté politique, reniera de sitôt les principes qui ont fait sa force : amis, alliés, cliens de l’Angleterre, les Français ne sauraient le lui souhaiter.


L. PAUL-DUBOIS.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1916.
  2. Voyez en particulier H. Withers, Poverly and waste, Londres 1914.
  3. Nous dirions : d’un sou faites-en deux. — Au banquet du Lord-Maire, vers le même temps, on lisait au bas du menu, d’ailleurs fastueux à l’ordinaire, ce petit avis : « Mangez moins de viande. »
  4. Plusieurs autres « ligues » se sont formées en Angleterre pour la propagande de l’économie. Citons la National Economy League, la Women’s war economy League, etc.
  5. M. Mackenna avait antérieurement essayé d’organiser, dans le même dessein, un comité politique, le Parliamentary war savings Committee, comprenant les whips parlementaires avec les agens parlementaires provinciaux de chaque parti : l’essai n’avait pas été heureux. — Citons, parmi les pionniers du mouvement pour l’économie en Angleterre, à côté du nom de M. Kindersley, celui de Thon. R. H. Brand, G. M. G.
  6. C’est, disait dernièrement l’Economist de Londres, un curieux phénomène mis en lumière par la guerre que ce fait qu’il est possible d’avoir trop d’une richesse, même quand cette richesse est l’or, c’est-à-dire celle qui a toujours, et partout, été acceptée comme valeur d’échange. — Les États Scandinaves s’efforcent aujourd’hui comme les États-Unis de se fermer à l’entrée de l’or. Et l’on a pu dire un peu paradoxalement que le monde actuel se divise en deux catégories de puissances, celles qui refusent de recevoir de l’or, et celles qui refusent d’en donner.