L’Empereur Frédéric

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L’Empereur Frédéric
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 685-696).
L'EMPEREUR FREDERIC

Pascal a eu tort de dire que, sans un petit grain de sable, Cromwell eût ravagé toute la chrétienté et que les Stuart n’eussent jamais été rétablis ; Cromwell ne pensait point à ravager la chrétienté et ce n’est pas de la gravelle qu’il est mort. Mais Pascal avait raison de penser que l’accident joue un grand rôle dans les affaires de ce monde, et que les faiseurs de prédictions doivent compter avec la témérité du hasard, qui est un grand brouillon et qui s’amuse à déranger les plus belles combinaisons. « Rien n’est plus incertain, écrivait un philosophe, que la pauvre certitude de l’esprit humain. Ne dites jamais : J’ai des amis, ma fortune est sûre ; mon ouvrage est bon, il sera bien reçu ; on me doit, on me paiera ; mon amant sera fidèle, il l’a juré ; le ministre m’avancera, il l’a promis, toutes paroles qu’un homme qui a un peu vécu raie de son dictionnaire. « Il ne faut pas dire non plus : « Je connais ce prince, son caractère, ses penchans, ses goûts, ses idées ; quand il sera sur le trône, voilà ce qui arrivera. » Il est possible qu’en devenant roi, le prince change de caractère et d’idée ; il est possible aussi qu’il n’en change pas, mais qu’un grain de sable ou autre chose le contraigne de renoncer à ses projets et le mette dans l’impuissance de rien faire. Il y a des événemens probables qui n’arrivent pas.

Quand on apprit, au mois de mars 1887, que le prince impérial d’Allemagne souffrait d’un enrouement opiniâtre qui le condamnait au repos, à la retraite, personne ne se douta que cette indisposition était le premier symptôme d’une grave et mystérieuse maladie, dont l’Europe tout entière s’occuperait longtemps. Comme il se mêle des incidens comiques à tous les drames, les savans docteurs qui le soignaient se chargèrent d’égayer la galerie par leurs controverses acharnées et leurs acrimonieuses querelles, et on put constater en cette occasion que si les gens de lettres s’entre-mangent, les médecins s’entre-dévorent.

Mais si les médecins prêtaient à rire, leur malade s’attira l’universelle sympathie par l’héroïque constance avec laquelle il supportait son mal. Pendant quelques semaines, on put croire que c’en était fait, qu’il mourrait avant son père, qu’il quitterait ce monde sans avoir régné. Il ne manquait pas de gens à Berlin qui semblaient plus disposés à s’en réjouir qu’à s’en affliger. Ils se plaignaient que l’auguste patient ne sentît pas lui-même la gravité de son cas, qu’il s’obstinât à espérer contre toute espérance. On pesa sur lui pour le déterminer à se dessaisir de ses droits d’héritier au profit de son fils aîné, qui paraissait goûter ce projet. Mais il était bien gardé. Toutes les intrigues vinrent échouer contre une ferme et tenace volonté de femme, qui avait décidé que son mari serait empereur, ne fût-ce qu’un jour. Ce que femme veut, le ciel le veut quelquefois.

Si peu vraisemblable que cela parût, le prince impérial a survécu à son père et il est monté sur le trône. — « L’événement, dit M. Edouard Simon, déconcerta les politiciens et même les hommes d’état. On aurait dit que tous, ils avaient préparé les marches de ce trône et composé peut-être le personnel du règne pour un successeur qui, d’après ce qu’ils avaient fini par croire, ne serait pas le prince impérial Frédéric-Guillaume. On ne revenait pas de l’étonnement de voir tout à coup ce souverain malade, défiant les fatigues et les souffrances, arriver dans la capitale, prendre possession du trône vacant, ayant à ses côtés la vaillante compagne qui avait fait bonne garde autour de lui à San-Remo[1]. » Peu après son avènement, on le crut de nouveau perdu ; il en a appelé de nouveau. Mais, à moins d’un miracle, son règne, quelle qu’en soit la durée, ressemblera toujours à un interrègne. Dans l’état précaire où se trouve réduit le malheureux souverain, il doit renoncer à gouverner, et il ne faudra pas le juger sur ce qu’il aura fait, mais sur les intentions qu’il annonçait. Il ne voulait pas rebâtir la maison, mais il se proposait de la réparer, de l’embellir, de la meubler à son goût. Selon toute apparence, il la laissera telle qu’il l’a trouvée. Pour entreprendre quoi que ce soit, il faut avoir l’esprit libre et croire fermement à son lendemain.

On a vu souvent, dans l’histoire, des héritiers du trône qui se posaient ouvertement en chefs d’opposition et prenaient plaisir à grouper autour d’eux tous les mécontens. Le prince Frédéric-Guillaume, qui règne aujourd’hui sous le nom de Frédéric III, ne fut jamais un frondeur ni un boudeur. Soldat très discipliné, il s’est soumis aussi à la discipline de cour ; si modeste que fût la place qu’on lui assignait, il s’y est tenu et n’a point paru la trouver indigne de lui. Mais il n’a pas laissé ignorer que le système de gouvernement que pratiquait son père n’était pas toujours conforme à ses goûts, qu’il désapprouvait certains actes, que certains procédés lui semblaient incorrects ou fâcheux.

Ce père et ce fils ne se ressemblaient guère. Par son application à son métier, par son zèle pour les intérêts de l’état, par la fermeté de son bon sens, par sa persévérance dans ses desseins, par sa docilité aux bons conseils, par sa laborieuse patience, le roi Guillaume s’est acquis à juste titre le renom d’un grand roi ; mais il n’avait assurément ni un grand esprit ni un grand cœur. Jamais homme ne fut plus personnel ni moins enclin à faire des sacrifices au bonheur des autres ; jamais souverain n’eut plus de préjugés et ne fut moins disposé à s’entendre avec son siècle. Il a respecté la constitution qu’il avait jurée, il a toujours eu l’air de la subir, et dans son manifeste du 4 janvier 1882, il revendiquait une fois de plus son droit de diriger personnellement la politique de son royaume et de son empire.

il a su choisir ses instrumens, ses outils. Résolu dès les premiers jours de son règne à travailler à la grandeur militaire de la Prusse et prévoyant les difficultés qu’il aurait avec son parlement, il mit à la tête de ses conseils l’homme qui était seul capable de braver toutes les résistances, d’affronter tous les chocs et d’enchaîner la fortune à une politique de défi et de combat. Pendant l’espace de plus de vingt-cinq ans, ce grand ministre s’est rarement trompé, et l’empereur Guillaume, si défiant qu’il fût, lui a conservé jusqu’au bout sa confiance. « Il faut le supporter, » disait-il ; et il a fait ce qu’il disait, il a supporté avec une résignation exemplaire les nerfs orageux de cet homme de génie, son humeur irritable et violente. Mais il n’a jamais défendu contre lui un seul de ses amis ; il les a sacrifiés l’un après l’autre sans qu’il lui en coûtât autre chose qu’un soupir. Il croyait moins au génie qu’au bonheur, et M. de Bismarck lui avait fait gagner de si belles parties, qu’il ressentait pour lui la vénération superstitieuse qu’a un joueur heureux pour son fétiche. Si d’aventure M. de Bismarck avait commis une erreur grave, s’il avait essuyé quelque échec, si son bonheur avait été moins constant, il eût été sacrifié à son tour, et cette fois encore il n’en aurait coûté à son maître qu’un soupir, qui aurait été peut-être un soupir de délivrance.

Il faut avouer que, dans les discussions qu’ils eurent ensemble, le beau rôle fut souvent pour le ministre. Au moment d’entreprendre et d’oser, le souverain était en proie aux perplexités, aux inquiétudes, aux scrupules ; il fallait le rassurer, l’encourager, le pousser. Au lendemain de la victoire, son seul scrupule était la crainte de ne pas prendre assez. Il prêchait aux peuples le respect du droit divin, il ne l’a jamais respecté dans les autres ; jamais il n’hésita à briser une petite couronne, à détrôner ses cousins, et personne ne s’entendait comme lui à présenter des actes de force comme des décrets de la souveraine Providence. En 1866, M. de Bismarck dut se donner beaucoup de mal pour modérer ses dévorans appétits. L’annexion du Hanovre, de la Hesse ne lui suffisait pas ; il ne pouvait se consoler de ne rien prendre à l’Autriche. Son ministre ne lui faisait pas des leçons de morale, mais lui alléguait de hautes convenances politiques ; il finit par céder, par lâcher le morceau, et, cette fois, il lui en coûta des larmes.

Il a su pourtant se donner devant le monde les apparences de la modération, l’attitude du juste qui n’a jamais convoité le bien d’autrui et qui passe sa vie à remplir de pénibles devoirs. On croyait à sa bonhomie, il y croyait lui-même ; il était toujours en paix avec sa conscience, qui ne lui reprochait rien. Il n’aurait eu garde d’adresser à son successeur le discours que Shakspeare a mis dans la bouche de Henry IV d’Angleterre : « Le ciel sait, mon fils, par quelles voies détournées, par quels obliques et tortueux sentiers, je suis parvenu à cette couronne ; elle descendra sur ta tête, plus paisible, mieux affermie, car les reproches que m’a coûtés sa conquête vont s’ensevelir avec moi dans la terre. Elle n’a paru en moi qu’un honneur arraché d’une main violente ; tu recevras et porteras le diadème en vertu d’un droit héréditaire. » L’empereur Guillaume se regardait comme le successeur très légitime des princes qu’il avait dépouillés, et leurs réclamations ne l’ont jamais gêné. Sa conscience était aussi souple que son esprit était dur et résistant.

Son fils s’est toujours distingué de lui par une générosité d’esprit et de cœur qui est rare chez les Hohenzollern, et qu’il a héritée de sa mère. Quiconque l’a approché a senti qu’il y avait dans ce prince quelque chose qu’on ne s’attend pas à trouver dans la famille de Prusse. Un voyageur, qui avait eu l’honneur de le voir à Potsdam en 1869, écrivait dans son journal : « Ce futur roi est un homme moderne. Si bon soldat qu’il soit, c’est un civilisé qui comprend que la paix a ses gloires, et qu’un souverain qui protège l’industrie, les arts, les sciences, est un aussi grand roi que celui qui a toujours l’épée à la main. Quand il sera sur le trône, il saura faire à la raison d’état les sacrifices nécessaires, mais il ne lui sacrifiera pas tout. Il est humain ; il se piquera de vivre en de bons termes avec son peuple, de lui alléger son fardeau, de lui rendre son maître agréable. Il ne souffrira pas qu’on attente aux droits de la couronne, mais il se pliera sans peine aux exigences du régime constitutionnel ; il tiendra grand compte de l’opinion publique, il aimera mieux persuader que commander, il préférera les accommodemens, les transactions aux procès. La triste politique ne sera pas sa seule règle de conduite ; il sera capable d’agir quelquefois par sentiment, mais il s’attirera par là plus d’un chagrin. A Berlin, on le trouvera sans doute plus Allemand que Prussien ; son libéralisme, si mitigé qu’il soit, lui fera beaucoup d’ennemis, et à Berlin les haines sont plus féroces qu’ailleurs : ce sont des haines d’araignées. Le fabuliste l’a dit, les délicats sont malheureux. Ils le sont surtout quand ils ont des démêlés avec les brutaux et les coriaces. » Le prince Frédéric-Guillaume était destiné à connaître d’autres souffrances plus cruelles. Qui aurait pu le prévoir ? Il avait alors un air de santé, de vigueur, l’air d’un soldat aimable, et il avait supporté facilement les fatigues de la guerre de Bohême. Au reste, il parlait peu de ses campagnes. Il pensait qu’un prince qui n’a pas fait la guerre est un homme incomplet, mais qu’un prince qui, après l’avoir faite, désire recommencer, est un homme plus incomplet encore.

Ce fut sa générosité même qui le rendit suspect à son père comme à M. de Bismarck. Dans le temps du conflit entre la couronne et le parlement, il se permit de blâmer certains actes, qui lui semblaient illégaux et dangereux. Le roi Guillaume en éprouva la plus vive irritation, et fut sur le point de prendre des mesures de rigueur contre cet insoumis, contre cet homme capable d’agir par sentiment. Après réflexion, on se contenta de l’admonester, et on lui enjoignit de ne plus se mêler de rien. Jamais prince héritier ne fut tenu plus à l’écart des affaires publiques. On ne lui faisait point de confidences, on ne lui demandait jamais son avis. On l’encourageait à voyager, et, quand il ne voyageait pas, on l’autorisait à protéger les savans et les artistes, à s’occuper d’écoles, d’hôpitaux, d’institutions de bienfaisance, de tout, hormis de politique. Cependant, en 1878, après l’attentat de Nobiling, son père dut se décharger sur lui, pendant quelques mois, de la direction des affaires, et la Prusse en conclut que le vieil empereur était en danger de mort. Il était, en effet, gravement atteint, puisqu’il ne put signer de sa main l’ordonnance. Le premier soin du prince devenu régent fut d’éviter un conflit avec le parlement, en lui permettant d’amender la loi contre les socialistes. Il parut se soucier aussi d’apaiser les luttes religieuses, de ménager un rapprochement avec le pape. Le 5 décembre, l’empereur Guillaume remerciait son remplaçant. L’ombrageux souverain avait recouvré la santé, mais il n’était pas guéri de sa défiance, et le prince se renferma de nouveau dans sa silencieuse réserve.

Les gens qui ne comptent pas avec les accidens et avec les maladies se plaisaient à croire que l’avènement de Frédéric III marquerait une ère nouvelle dans la politique allemande, que ce libéral qu’on avait tenu à l’écart des affaires se souviendrait de ses injures et de ses chagrins, qu’il satisferait à la fois ses goûts et ses rancunes en mettant à pied les ministres de son père et en remaniant les institutions. Rien cependant n’était moins probable. Les délicats ne sont pas des audacieux et ne font pas des coups de théâtre. On peut douter que le régime parlementaire convienne au tempérament prussien, et on ne voit pas comment s’y prendrait un empereur pour l’établir d’autorité en Allemagne, dans un empire fédératif où les privilèges des princes sont garantis par des traites. La fantaisie vint-elle à un roi de Prusse de sacrifier ses prérogatives, il n’aurait pas le droit d’imposer ses renoncemens au roi de Bavière ou même au grand-duc de Mecklembourg. Au surplus, si on entend par régime parlementaire un système de gouvernement où une assemblée omnipotente fait et défait à son gré des cabinets et tour à tour casse ou raccommode ses poupées, les exemples que nous donnons ne sont pas propres à inspirer à nos voisins l’envie de nous imiter. Nous faisons depuis quelque temps de la propagande à rebours.

Les institutions ont moins d’importance que la manière de s’en servir, et ce ne sont pas les choses ni les hommes, ce sont les procédés de gouvernement que Frédéric III se proposait de changer. Durant tout le règne de l’empereur Guillaume, M. de Bismarck, pour avoir raison de son parlement, a employé deux méthodes : il a recouru, selon les cas, à la politique de défi et de combat ou à la politique des marchandages. Souvent il le prenait de haut, redressait sa puissante taille, enflait sa voix, commandait, menaçait, déclarait aux représentans de la nation que la couronne leur faisait une grâce en daignant traiter avec eux. Souvent aussi, pour se procurer une majorité, il entrait dans de confidentiels pourparlers avec les partis, négociait indifféremment avec l’un ou avec l’autre, sans leur dissimuler qu’il n’avait d’amitié ni de sympathie pour personne, qu’il réservait ses faveurs au plus offrant : « Do ut des ; à qui me donnera ceci, je donnerai cela. » Et il s’arrangeait toujours pour recevoir beaucoup plus qu’il ne donnait ; quelquefois même, il ne donnait rien du tout, il se contentait de promettre, et tantôt il liait partie avec les libéraux pour tracasser les catholiques, tantôt il se raccommodait avec les catholiques pour tordre le cou aux libres-échangistes. Il appliquait ainsi à sa politique intérieure le système de coquetterie hautaine et décevante qu’il emploie dans sa politique étrangère lorsque tour à tour il alarme l’Autriche en renouant avec la Russie, inquiète la Russie en se rapprochant de l’Autriche. C’est ainsi qu’après avoir humilié son parlement par sa morgue, cette Célimène à la peau dure le déconcertait par sa versatilité, par ses fuites imprévues et ses brusques retours, par ses traités de circonstance, par ses perpétuels marchés, par ses amours d’une heure qui couvraient des haines immortelles. On reprochait au chancelier de n’avoir pas de principes. Il a confessé lui-même qu’il n’en reconnaît pas d’autre que la raison d’état.

Ce qu’aurait pu être le règne de Frédéric III, on le voit clairement par son rescrit du 12 mars, dans lequel il a résumé son programme. Il y déclare « qu’il ne touchera pas à la constitution, aux bases solides sur lesquelles l’état prussien a jusqu’à présent reposé en sûreté ; qu’en ce qui concerne l’empire allemand, les droits constitutionnels de tous les gouvernemens confédérés devront être scrupuleusement respectés ; qu’il respectera aussi les droits du Reichstag, mais qu’en retour il convient d’exiger du Reichstag et des gouvernemens un semblable respect pour les droits de l’empereur. » Il n’annonce aucune réforme politique, mais il parle une langue nouvelle. A la raison d’état, ce conservateur libéral substitue « comme loi suprême le développement de la prospérité publique. » Il estime aussi que l’état doit prendre à cœur les intérêts de la science et de l’art : « Peu soucieux de l’éclat des grandes actions qui apportent la gloire, je serai satisfait si plus tard on dit de mon règne qu’il a été bienfaisant pour mon peuple, utile à mon pays et une bénédiction pour l’empire. »

Paix au dehors ! paix au dedans ! La politique de combat ou de marchandage sera remplacée par une politique de détente et de conciliation. « Je veux, dit Frédéric III, que le principe de tolérance religieuse, que depuis des siècles ma maison a tenu pour sacré, continue d’être une protection pour tous mes sujets, à quelque confession qu’ils appartiennent. Chacun d’eux est également près de mon cœur ; tous n’ont-ils pas également, aux jours de danger, prouvé leur absolu dévoûment ? » Cette déclaration a sûrement déplu à M. de Bismarck ; il l’a qualifiée sans doute de proposition hérétique, incongrue et malsonnante. Il n’admet pas qu’on se souvienne des services rendus, il ne tient compte aux partis que des services qu’ils peuvent rendre encore. Il n’admet pas non plus que la liberté religieuse soit un principe et que ce principe soit sacré. Cette liberté, comme toute autre, n’est à ses yeux qu’une matière à négociations et à marchés. Il désire ne l’accorder aux catholiques que dans la mesure où ils la mériteront par leur obéissance, par leur empressement à lui complaire. Si on leur accordait tout ce qu’ils demandent, ils deviendraient indociles, ingouvernables ; il est bon qu’ils aient toujours quelque chose à souhaiter, quelque chose à craindre ; c’est par la crainte et l’espérance qu’on tient les hommes. En lisant ce paragraphe du rescrit, M. de Bismarck a dû secouer la tête et faire de sombres réflexions sur les dangers que court un pays quand son souverain a l’imprudence d’avoir, des principes et d’affirmer tout haut qu’il en a. Mais le chancelier s’est rassuré bien vite : son imprudent empereur ne peut mettre au service d’une politique de confiance et de paix que la languissante volonté d’un malade, et les intentions ne sont pas des actes.

Depuis longtemps, M. de Bismarck voyait avec quelque souci approcher l’heure où il aurait à compter avec un nouveau maître, et il s’occupait d’assurer sa situation personnelle, de se prémunir contre tous les hasards. Il tenait pour certain que l’empereur Frédéric III n’aurait garde de rompre avec lui ; congédier brusquement le chancelier eût été une entreprise aussi hasardeuse que de réformer la constitution de la Prusse et de l’empire. Mais il pouvait craindre qu’on ne lui donnât des ennuis, qu’on ne lui imposât des collaborateurs qui ne seraient ni de son choix ni de son goût, que les changemens qu’on ferait dans la maison ne la rendissent inhabitable, et que s’il parlait de s’en aller, on ne le laissât partir.

Ce qui fait sa force, c’est qu’il ne s’endort pas sur ses victoires et qu’il se défie toujours de sa fortune. Il n’a jamais dit comme César : Ils n’oseront pas ! Il est l’homme des inquiétudes utiles et des précautions opportunes, et c’est par là qu’il a mérité son bonheur. Dans le temps où l’empereur Frédéric n’était qu’un prince impérial à qui on ne disait rien et qu’on ne consultait sur rien, il n’avait de partisans chauds et d’amis déclarés que dans le parti national-libéral, et il était naturel de penser que, lorsqu’il serait monté sur le trône, il recruterait dans ce parti son personnel de gouvernement. M. de Bismarck a paré le coup en se réconciliant subitement avec les nationaux-libéraux. Ils avaient essuyé de grandes défaites électorales, et leurs déconvenues les avaient assouplis. A la veille des dernières élections, le chancelier leur a promis son puissant appui ; il n’en fallait pas davantage pour les regagner. Désormais ils lui appartiennent, corps et âme, eux et leurs journaux ; ils sont ses hommes-liges, prêts à approuver tout ce qu’il voudra ; pour la première fois, il y a un parti de bismarckiens sans phrase. D’avance M. de Bismarck avait fait le vide autour du nouveau souverain ; d’un coup de filet, il lui avait pris tous ses amis.

Il n’était pourtant pas tout à fait tranquille. Il redoute les désagrémens autant que les dangers, et il sentait bien que l’empereur Frédéric III aurait des exigences que n’avait pas l’empereur Guillaume, que le modus vivendi ne serait plus le même, qu’on l’obligerait à réformer ses habitudes, à se réfugier moins souvent à Varzin ou à Friedrichsruhe, et il lui en coûtait beaucoup. Le vieil empereur lui avait donné carte blanche ; il n’intervenait plus que dans des cas exceptionnels et fort rares. On a prétendu qu’il avait conservé jusqu’à la fin sa pleine connaissance, l’entière possession de lui-même. Les Berlinois savent ce qu’ils doivent penser de cette légende. On ne lui annonça qu’en tremblant la mort de son petit-fils de Bade, ou pensait lui porter un coup. Il poussa un sanglot, cacha son visage dans ses mains ; comme il restait immobile, on le crut en syncope ; on constata qu’il dormait profondément. S’il n’est tombé en enfance que dans les dernières semaines de sa vie, son affaiblissement d’esprit datait de loin, et depuis longtemps M. de Bismarck n’avait plus à discuter avec lui. Autre règne, autres mœurs ; le chancelier avait sujet de craindre que Frédéric III ne se mêlât activement des affaires, ne lui demandât des comptes, des explications, ne l’appelât sans cesse au palais et ne lui permît pas d’administrer le monde du fond des bois. Paix au dehors ! paix au dedans ! Faudrait-il que M. de Bismarck renonçât à la politique militante et agressive ? Apprendre à son âge d’autres méthodes, un autre art de gouverner, cette nécessité lui semblait dure. Mais Frédéric III est si malade que, selon toute apparence, il devra se contenter de régner, et, après comme avant, c’est M. de Bismarck qui gouvernera.

Comme s’il eût voulu se venger des inquiétudes qu’on lui avait données ou de l’ordre qu’il avait reçu de se transporter à Leipzig pour y attendre son roi, le chancelier a tenu à célébrer sa victoire avec éclat, à faire savoir à l’univers qu’il était venu à bout de son entreprise et que le champ de bataille lui était resté. Un projet de mariage lui a fourni l’occasion de s’écrier une fois de plus : « Ne dérangez pas mes combinaisons, noli turbare circulos meos. La nation est avec moi, et si vous me manquiez de déférence, je susciterais dans tout le pays une agitation qui vous causerait plus de souci que vous ne m’en avez jamais donné. » En même temps, certaines feuilles officieuses commençaient une campagne qui a étonné l’Europe et scandalisé les simples. « De fortes émotions, dit M. Edouard Simon, que j’ai déjà cité, étaient réservées à l’empereur et à l’impératrice dès les premiers jours de leur rentrée dans leurs états. Les journaux, et dans le nombre quelques organes auxquels on attribuait des attaches gouvernementales, s’occupaient des affaires d’intérieur de la famille impériale ; ils mêlaient à des rumeurs mal garanties des critiques contre les souverains et surtout contre la souveraine. » On se plaint que le respect s’en va ; on se plaint aussi que l’Allemagne est minée par le socialisme, et pour étouffer une propagande dont on signale sans cesse les dangers, on recourt aux lois d’exception, au petit état de siège. Mais, tout en prêchant le respect, on donne de fâcheux exemples ; on a l’air de dire : « Je crois au droit divin, pourvu que mon maître me plaise. Peuples, vénérez votre souverain ; je ne le vénère moi-même que tant qu’il est de mon avis et qu’il tient compte de mes intérêts. Je sers mon roi, mon empereur, mais à la condition qu’il m’autorise à me servir de lui comme je l’entends. » Les peuples écoutent et les socialistes concluent.

L’empereur Frédéric a conservé tous ses ennemis, il savait bien qu’il ne les perdrait pas ; mais il ne s’attendait point à perdre ses amis, et sans doute la défection des libéraux l’a chagriné. Il a pour lui les progressistes, ainsi que les pacifiques, les débonnaires, le petit bourgeois, l’ouvrier conservateur, le paysan, l’homme qui vit de sa peine, celui que M. de Bismarck appelle le pauvre homme. Mais le pauvre homme vit dans sa chaumière ou dans sa boutique ; on ne le voit guère et il parle peu. Quant aux ambitieux, aux intrigans, aux politiciens, ils sont fort perplexes, fort troublés. Ils ont l’habitude d’adorer le soleil levant, et ils se demandent avec angoisse si Frédéric III est un soleil qui se lève ou un soleil qui se couche. Ils errent autour du palais comme des âmes en peine, et on lit leur inquiétude sur leur visage. « Le premier devoir d’un souverain, pensent-ils, est de se bien porter ou de mourir. Un prince malade est bien embarrassant. Si vous étiez sûr de régner quelques années encore, nous vous serions tout acquis ; mais il est dur de se compromettre pour un empereur qui ne vivra pas. Nous avons le cœur trop humain, trop miséricordieux pour ne pas plaindre vos souffrances ; de votre côté, plaignez nos embarras. Nous ne savons à quel saint nous vouer. »

Cette maladie cruelle et capricieuse, qui étonne tour à tour par la rapidité menaçante de ses progrès et par ses brusques arrêts, a jeté Berlin dans un véritable désarroi ; on n’y voit que des gens qui ne savent où placer leurs espérances, et les placemens d’espérances sont une grosse affaire dans la vie. Quand vers le milieu du mois d’août 1715, comme l’a raconté Voltaire, Louis XIV fut attaqué de la maladie qui devait l’emporter, quand ses jambes s’enflèrent, quand la gangrène commença à paraître, le duc d’Orléans qui, au voyage de Marly, était resté seul, vit toute la cour se rassembler autour de lui. Un empirique donna au roi un élixir qui fit merveilles ; il mangea, et l’empirique affirma qu’il guérirait. « Si le roi mange une seconde fois, dit le duc d’Orléans, nous n’aurons plus personne. » Si l’empereur Frédéric paraissait recouvrer la santé, tout le monde lui reviendrait bien vite, les libéraux en tête, car ces mouches aiment le miel. Mais dans ses crises de mortelle langueur, tous les regards se reportent sur le prince héritier, qu’on fête comme le saint du jour. Malheureusement, le prince Guillaume est encore une énigme. Autant le père semblait limpide, autant le fils semble mystérieux. Ses admirateurs affirment qu’il a de grands talens, du génie. D’autres prétendent, au contraire, que ce n’est qu’un soldat, qu’il ne croira jamais qu’à son sabre. On le dit populaire dans l’armée ; il y a cependant des généraux qui se défient de lui, qui l’accusent de présomption, d’étourderie et lui attribuent un goût dangereux pour les innovations téméraires.

Il ne s’est fait connaître encore que par ses discours. Si mystérieux qu’il soit, ce soldat aime à parler. Les Hohenzollern sont ou des taciturnes ou des orateurs. Frédéric-Guillaume III ne parlait que par monosyllabes, n’achevait pas ses phrases ; Frédéric-Guillaume IV arrondissait les siennes : il était le plus périodique des souverains. Le prince Guillaume n’est pas prolixe, mais il a la parole hardie et même aventureuse. Ce qu’on sait le mieux de lui, c’est que dès sa jeunesse il a senti le besoin de prendre le contre-pied des opinions de ses parens. Il savait que leur libéralisme les avait rendus suspects, que sa mère était regardée de travers dans les cercles dirigeais. Lorsque au mois de février 1858, peu de jours après son mariage, la princesse Victoria fit son entrée solennelle à Berlin, au bruit du canon et des cloches sonnant à toute volée, l’accueil fut chaud ; mais elle s’aperçut bientôt qu’il y avait des figures longues, des mécontens qui affectaient de la traiter en étrangère et en intruse. Le parti de la cour et les hobereaux en voulaient au prince Frédéric-Guillaume d’avoir épousé une princesse royale d’Angleterre ; il leur semblait qu’il venait d’épouser la constitution anglaise, ce qui assurément n’était pas sa pensée.

La nouvelle impératrice a une élévation et une liberté d’esprit qu’on ne s’étonne pas de trouver dans une fille du prince Albert. Mais à sa vive et ferme intelligence, elle joint une raideur de fierté que la raideur prussienne ne lui pardonne pas. Injures ou services, elle n’oublie rien, et infiniment gracieuse pour les gens qu’elle estime, elle n’a jamais su sourire à qui lui déplaît. De bonne heure, le prince Guillaume a craint d’être enveloppé dans l’impopularité de sa mère et, de bonne heure, il a voulu prouver qu’opinions et amitiés, il n’a rien de commun avec elle. Peut-être a-t-il affiché avec trop d’ostentation son indépendance filiale. Les liaisons qu’il avait formées avec les piétistes et les antisémites ont paru si singulières, que M. de Bismarck a cru devoir l’avertir. Un roi de Prusse ne saurait, sans se compromettre, donner une couleur confessionnelle à sa piété ; mais un empereur d’Allemagne intolérant s’exposerait à perdre sa couronne. L’Allemagne, partagée depuis longtemps entre trois religions et la libre pensée, est un pays où plus qu’ailleurs les affaires de conscience sont des affaires d’état.

Le discours du prince qui a fait le plus de bruit est le toast qu’il porta au chancelier et que le public a traduit ainsi : « Mon grand-père est mort, mon père est mourant ; vous n’avez pas à vous occuper d’eux. Heureusement le prince-chancelier est là ; c’est lui que vous devez écouter et que vous devez suivre. » Faut-il croire que M. de Bismarck le tiendra, le conduira à sa guise ? La première qualité qu’il demande à ses souverains, c’est d’être gouvernables. Le roi Louis-Philippe se vantait d’être parvenu à mater les plus rebelles, les plus récalcitrans de ses ministres : « Casimir Perier, disait-il, m’a donné du mal, mais j’ai fini par le bien équiter. » M. de Bismarck réussira-t-il à équiter le prince Guillaume ? Cet impérieux Mentor trouvera-t-il dans son élève un Télémaque attentif, respectueux et soumis ? Les paris sont ouverts. Un Allemand me disait jadis : « C’est un jeune homme à frasques, et il donnera du fil à retordre à ceux qui se chargeront de le dresser. » D’autres assurent qu’il étonnera le monde et le chancelier par son ingratitude. Il y a des hommes dont on peut dire que leurs amis ont raison de compter sur eux et que leurs ennemis auraient tort de ne pas compter avec eux. Le prince Guillaume n’a donné de garanties à personne, et les pessimistes craignent que le jeune homme à frasques ne soit un souverain à surprises.

Pendant que Berlin est plein de gens qui ne savent à quel saint se vouer ni ce qu’ils doivent espérer ou craindre, il y a en Allemagne deux provinces, qu’on appelle le Reichsland, où l’on vit exempt de toute crainte comme de toute espérance. L’Alsace-Lorraine se console de ses souffrances en pensant que, quoi qu’il arrive, son sort ne peut empirer, que l’empereur Frédéric n’ayant rien pu ou rien voulu faire pour elle, il pourra mourir sans qu’elle ait rien à regretter. Cette fois, son impériale générosité s’est trouvée en défaut. Dans la proclamation qui a été affichée à Strasbourg le 19 mars, il a paru approuver pleinement le régime de compression brutale et tracassière que subissent depuis trop longtemps les provinces annexées, le système d’administration ingénieusement barbare auquel le prince de Hohenlohe a eu la triste gloire d’attacher son nom.

L’empereur Guillaume disait, le 2 avril 1873, « que la nationalité allemande était bien effacée dans les provinces conquises, qu’il fallait user d’indulgence et de patience. » Il ajoutait : « Il ne serait ni bon ni désirable que des peuples arrachés ainsi à leurs anciennes habitudes demeurassent indifférens. C’est par la douceur que nous les gagnerons. » On dit aujourd’hui : « Molestons-les ; c’est par les vexations et les rigueurs que nous parviendrons à les réduire. » Et on ajoute : « La faute en est à la France ! » et, à force de le répéter, on finira peut-être par le croire. On regrette, semble-t-il, de n’avoir pas inséré dans le traité de Francfort un article portant que le gouvernement français serait tenu de dire chaque année aux Alsaciens : « vous n’avez jamais été la chair de notre chair, nous ne vous avons jamais aimés, et nous nous consolons sans peine de vous avoir perdus. Attachez-vous à vos maîtres, qui seuls vous aiment et sont capables de faire votre bonheur. » Quand un enfant gâté, déraisonnable et maladroit, se cogne contre le mur, c’est au mur qu’il s’en prend ; c’est au mur que s’en prennent M. de Bismarck et le prince de Hohenlohe. Il n’est permis de s’annexer un peuple que lorsqu’on se sent en état de le bien gouverner. Mais on paraît croire à Berlin que la force a tous les droits, que le malheur n’en a point. Il eût été digne de Frédéric III de se souvenir que les devoirs les plus sacrés sont ceux qu’assume un conquérant. « C’est à lui, disait Montesquieu, de réparer une partie des maux qu’il a faits. Le droit de conquête est un droit malheureux, qui laisse à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine. » Le conquérant qui ne cherche pas à s’acquitter mérite d’être regardé comme un failli.


G. VALBERT.

  1. L’Empereur Frédéric, par Edouard Simon. Paris, 1888 ; Hinrichisen, éditeur.