L’Énéide (trad. Nisard)/Livre VIII

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Traduction par Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 346-361).
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LIVRE VIII.


(8, 1) Dès que Turnus, du haut de la citadelle de Laurente, eut déployé l’étendard de la guerre, et que la trompette, aux sons rauques eut retenti ; dès qu’il eut secoué la bouche de ses coursiers fougueux, et agité ses armes, soudain les esprits s’émurent : tout le Latium conjuré se soulève en tumulte, et la jeunesse enflammée éclate en belliqueux transports. Ses chefs, Messape, Ufens, et Mézence, le contempteur des dieux, rassemblent des forces de toutes parts, et dépeuplent au loin les campagnes, vides de laboureurs. En même temps Vénulus est envoyé vers la ville du grand Diomède, (8, 10) pour lui demander du secours, et pour lui annoncer que les Troyens occupent le Latium, qu’Énée avec sa flotte a touché les bords ausoniens, qu’il y apporte ses Pénates vaincus, qu’il se dit appelé par les destins à l’empire de l’Italie, que plusieurs nations sont déjà venues se joindre au chef dardanien, et que son nom retentit au loin dans le Latium. Que prépare-t-il par ces commencements ? à quoi aspire-t-il, si la fortune seconde ses armes ? C’est ce que Diomède doit voir plus clairement que Turnus et que le roi Latinus.

Cependant le héros troyen, qui sait les mouvements du Latium, flotte entre mille et mille pensées tumultueuses, (8, 20) partage son esprit rapide entre mille objets, est emporté de çà et de là, roule des desseins tour à tour abandonnés et repris. Ainsi, réfléchis de la surface tremblante d’une eau agitée dans un vase d’airain, rejaillissent les rayons du soleil ou de la lune : leur vagabonde et lumineuse image voltige çà et là, s’élance dans les airs, et frappe incessamment les murs et les hauts lambris. Il était nuit, et tous les êtres qui peuplent la terre et les airs, ensevelis dans un profond sommeil, soulageaient leurs corps fatigués, lorsque le chef des Troyens, l’esprit troublé des tristes images d’une guerre imminente, se coucha sur le rivage et sous la fraîche voûte des cieux, (8, 30) et abandonna ses membres à un tardif repos. Alors le dieu de ces lieux, le Tibre lui-même, lui sembla, à travers le feuillage des peupliers, se lever, majestueux vieillard, du lit où coulent ses belles ondes : un voile du tissu le plus fin l’enveloppait de ses plis azurés ; des roseaux tressés ombrageaient sa chevelure. Le dieu lui parlait, et calmait ainsi ses inquiétudes : « Fils des dieux, toi qui portes sur nos bords Ilion arraché aux mains ennemies, et qui nous conserves l’éternelle Pergame ; héros si longtemps attendu sur le sol de Laurente et dans les champs du Latium, ici est ta demeure assurée, ici (ne t’en éloigne plus), ici doivent se fixer tes Pénates. (8, 40) Que ces menaces de guerre ne t’épouvantent pas ; les tempêtes de la fortune et la colère des dieux se sont apaisées. Ne crois pas que le sommeil abuse ici tes sens par de vaines illusions : sous les chênes qui bordent ma rive, une immense laie blanche, couchée sur le sol, va s’offrir à tes yeux avec trente enfants blancs comme leur mère, rassemblés autour de ses mamelles. Voilà l’endroit où tu bâtiras ta ville ; là t’attend la fin de tes labeurs ; et trente années seront à peine révolues, que ton fils Ascagne fondera la cité d’Albe, au nom célèbre. (8, 49) Ce que je te prédis est certain. Maintenant par quels moyens triompheras-tu des difficultés qui te pressent ? Écoute, je vais t’en instruire en peu de mots. Les Arcadiens, descendants de Pallas, venus en ces lieux sous la conduite et sous les drapeaux du roi Évandre, y ont fixé leur demeure, et ont bâti sur les monts latins une ville appelée Pallantée, du nom de Pallas leur ancêtre. Comme ils sont toujours en guerre avec les Latins, attache-les à ta fortune et à tes armes, et qu’un traité t’unisse à eux. Je te guiderai moi-même le long de mes rives et sur mon onde propice, afin que porté sur le fleuve tu en remontes le cours par un heureux effort de tes rames. Lève-toi donc, fils d’une déesse ! et sitôt que les astres tomberont devant les feux du jour, (8, 60) porte à Junon tes solennelles prières, et à force de vœux et de supplications essaye de vaincre sa colère et ses menaces. Vainqueur, tu me rendras les honneurs de ta reconnaissance. Je suis le dieu de ces eaux que tu vois couler à pleins flots entre ces rives et arroser les grasses campagnes ; le Tibre azuré, fleuve chéri du ciel. Mon vaste palais est au fond de ces eaux ; ma source lave les hauts remparts de cités célèbres. »

Il dit, et se plonge dans le sombre abîme de ses grottes profondes : la nuit et le sommeil abandonnent Énée. Il se lève, et, tournant ses yeux vers la lumière naissante du soleil, il puise, selon les rites, de l’eau du fleuve dans ses mains, (8, 70) et pousse au ciel cette prière : « Nymphes de Laurente, nymphes mères des fleuves, et toi, dieu du Tibre, toi, fleuve sacré, recevez Énée dans vos eaux, et gardez-le enfin des périls. Quelle que soit la source qui renferme tes eaux, toi qui as pitié de nos maux ; de quelque terre que tu sortes ; ô toi le plus beau des fleuves, tu seras à jamais honoré par moi, à jamais comblé de mes dons. Fleuve aux cornes révérées, roi des eaux de l’Hespérie, sois-moi propice, et prompt à confirmer tes divines promesses. » Il dit, et choisit dans sa flotte deux galères à double rang, (8, 80) qu’il garnit d’excellents rameurs, et qu’il pourvoit d’armes et de soldats.

Soudain (ô prodige inouï !) une laie blanche avec ses trente enfants de couleur pareille, lui apparaît à travers la forêt, et va se coucher sur la verte rive du fleuve. C’est à toi, ô Junon, reine des dieux, qu’Énée offre en sacrifice et la mère et sa tendre portée, et qu’il les immole devant tes autels. Cependant le Tibre, durant toute cette nuit, a calmé la fougue de ses ondes gonflées, et par un doux reflux s’est affaissé sur son lit silencieux : c’est un lac tranquille, c’est la surface immobile et unie d’un marais ; la rame n’a plus à lutter contre les eaux. (8, 90) Énée et ses compagnons précipitent donc leur course facile et doucement animée ; les galères aux flancs enduits de poix glissent sur les flots : les ondes, les bois infréquentés de la rive admirent ces boucliers qui reluisent au loin, ces carènes peintes qui flottent sur le fleuve. On fatigue à ramer et Ie jour et la nuit entière ; on franchit les longs détours du courant au travers des bois et sous leurs mobiles ombrages ; et les proues fendent les vertes forêts, reflétées par les eaux tranquilles. Déjà le soleil enflammé montait au plus haut des airs, quand les Troyens aperçoivent de loin, des murs, une citadelle, et quelques toits épais, que depuis la puissance romaine a élevés jusqu’au ciel : (8, 100) alors ce n’était que l’humble royaume d’Évandre. Bientôt on tourne les proues, et on s’approche de la ville.

Ce jour-là, le roi arcadien offrait dans un bois sacré, près de la ville, un sacrifice solennel à l’illustre fils d’Amphitryon et aux autres dieux : avec lui, son fils Pallas, ses principaux guerriers, et le modeste sénat de la nation, brûlaient l’encens et faisaient fumer sur les autels le sang tiède des victimes. À la vue des hauts navires qui glissaient à travers les bois ombreux, et qui pesaient sur leurs rames silencieuses, l’assemblée est saisie d’une terreur soudaine ; tous (8, 110) se lèvent, et veulent abandonner les tables du festin. Mais l’intrépide Pallas leur défend d’interrompre le sacrifice, saisit un javelot, vole au-devant des navires, et de loin, du haut d’un tertre : « Étrangers, s’écrie-t-il, quel dessein vous a fait tenter des routes égarées ? que prétendez-vous ? Qui êtes-vous ? Votre pays ? Apportez-vous ici la guerre, ou la paix ? » Alors Énée lui présentant un rameau d’olivier, symbole de la paix, lui répond en ces mots, du haut de sa poupe : « Vous voyez des Troyens, et des traits ennemis des Latins ; vous voyez des exilés que les armes superbes des Latins ont chassés de l’Hespérie. Nous venons trouver Évandre. Dites-lui que (8, 120) les chefs de la nation troyenne sont ici, et qu’ils demandent à unir leurs drapeaux aux siens. » Au nom si grand de Troie, Pallas, frappé d’étonnement, s’arrête et répond : « Qui que vous soyez, ô étranger, descendez sur ce rivage ; venez, et paraissez devant le roi mon père ; entrez sous notre toit hospitalier. » En même temps il tend la main à Énée, et colle ses lèvres sur celle du héros. Les Troyens s’avancent dans le bois, et abandonnent le fleuve. Énée s’approche d’Évandre, et lui dit ces paroles amies : « Ô le meilleur des Grecs, vous à qui la fortune a voulu que j’offrisse en suppliant la branche de l’olivier ornée de la bandelette sacrée, votre nom ne m’a point effrayé, quoique vous soyez un chef grec, un Arcadien ; (8, 130) quoiqu’un même sang vous unisse aux deux Atrides. La seule droiture de mon cœur, les saints oracles des dieux, de communs ancêtres, votre renommée répandue par toute la terre, m’ont enchaîné d’avance à vous ; les destins et ma volonté m’ont poussé vers Évandre. Dardanus, le père des Troyens, le fondateur d’Ilion, fils d’Électre, comme les Grecs le racontent, passa en Troade. Électre eut pour père le grand Atlas, qui soutient sur ses épaules la voûte éthérée. Vous tirez votre origine de Mercure, que la belle Maïa conçut et mit au monde sur les sommets glacés du Cyllène. (8, 140) Maïa (si nous en croyons d’antiques récits) a pour père Atlas, le même Atlas qui porte le ciel et ses astres. Ainsi les rameaux séparés de notre race ont la même racine. Fort de ces droits, je ne vous ai point envoyé d’ambassadeurs ; je n’ai point tenté de surprendre votre bonne foi par des artifices détournés. C’est moi, moi-même qui viens à vous, le front haut et confiant ; c’est moi qui touche votre seuil en suppliant. La nation des Rutules poursuit votre peuple et le mien de la même guerre cruelle : si elle nous repousse, elle ne croit plus que rien l’empêche de soumettre à son joug l’Hespérie entière, et de régner en maîtresse sur les rivages que baignent les deux mers. (8, 150) Recevez ma foi, et donnez-moi la vôtre. J’ai avec moi des cœurs invincibles à la guerre, d’impétueux courages, une jeunesse éprouvée par le malheur. »

Énée avait parlé, et depuis longtemps Évandre contemplait ses traits, ses yeux, et le parcourait tout entier de ses regards curieux. Alors il lui répond en peu de mots : « Quel plaisir, ô le plus brave des Troyens, de vous recevoir et de vous reconnaître ! Comme vous me rappelez le grand Anchise ! ce sont ses paroles, c’est le son de sa voix, c’est son visage. Je me souviens que le fils de Laomédon, Priam, visitant les États de sa sœur Hésione, aborda à Salamine, et vint voir notre froide Arcadie. (8, 160) Alors la jeunesse en sa fleur ombrageait mes joues de son premier duvet : j’admirais les capitaines troyens ; j’admirais le fils de Laomédon ; mais plus haut qu’eux tous marchait Anchise : dans la jeune ardeur de mon âme je brûlais d’aborder le héros, de joindre ma main à la sienne. Je m’approchai de lui, et je le conduisis, heureux de l’avoir pour hôte, dans les murs de Phénée. En me quittant, il me fit présent d’un magnifique carquois garni de flèches lyciennes, d’une chlamyde brodée d’or, et de deux freins d’or que j’ai donnés à mon fils Pallas. Ainsi l’alliance que vous cherchez est toute formée entre nous ; (8, 170) et demain, dès que la lumière sera rendue à la terre, je vous renverrai, accrus de mes secours et des ressources de mon royaume. En attendant, puisque vous êtes venus en amis, célébrez de concert avec nous ce sacrifice annuel qu’il ne m’est pas permis de différer, et accoutumez-vous dès à présent aux banquets de vos alliés. »

Il dit, et ordonne qu’on remette sur les tables les mets et les coupes enlevés ; lui-même il fait placer les Troyens sur des sièges de gazon, et invite le héros d’Ilion, Énée, à monter sur un trône d’érable, que couvre la peau velue d’un lion. Alors une jeunesse choisie et le prêtre du dieu (8, 180) apportent les chairs rôties des victimes, chargent des corbeilles des dons préparés de Cérès, et offrent ceux de Bacchus. Énée et toute la jeunesse troyenne se nourrissent d’un bœuf entier et des entrailles consacrées.

Après qu’ils eurent apaisé leur faim, et qu’ils se furent rassasiés de viande, !e roi Évandre parla ainsi : « Cette solennité sainte, ce banquet annuel, cet autel élevé à une divinité si grande, ne nous ont point été imposés par une superstition vaine, ni par une ignorance sacrilège des anciens dieux. Apprenez, hôte troyen, que, sauvés d’un grand danger, nous honorons dans notre reconnaissance un dieu libérateur. (8, 190) Regardez cette roche suspendue à ce mont escarpé, ces masses jetées çà et là, cette demeure solitaire de la montagne, ces immenses débris de rochers. Là était une caverne enfoncée au loin dans les flancs du roc inaccessible aux rayons du soleil ; Cacus, un monstre demi-homme, l’habitait. L’antre fumait sans cesse d’un carnage nouveau, et, attachées à ses portes, des têtes pendaient, effroyables trophées, pâles et dégouttantes de sang. Fils de Vulcain, et vomissant de sa bouche les noirs feux de son père, il marchait dans sa vaste masse. (8, 200) Le temps nous amena enfin le secours que nous désirions : un dieu vint dans nos contrées. Le grand vengeur des crimes, Alcide, fier des dépouilles du triple Géryon tombé sous ses coups, Alcide était là. Vainqueur, il conduisait vers nos pâturages ses immenses taureaux ; ses génisses paissaient dans la vallée et le long des rives du fleuve. Cependant Cacus qu’enflamment les fureurs de la rapine, pour qu’il n’y ait ni crime ni ruse qu’il n’ose et qu’il ne tente, enlève des pâtis quatre des plus beaux taureaux, et autant de génisses des plus belles. Mais, pour n’être pas découvert par la trace de leurs pas portés en avant, (8, 210) il les saisissait par la queue, les traînait à reculons dans sa caverne, et les cachait sous sa sombre roche. Nul indice ne menait à la caverne ceux qui les cherchaient. Cependant Alcide rassemblait déjà ses troupeaux engraissés dans nos pâturages, et se préparait au départ. En s’en allant les taureaux mugirent, remplirent les bois de leurs plaintes, et abandonnèrent les collines avec de longs meuglements. Une des génisses répondit d’une voix gémissante, mugit au fond de l’antre vaste, et trahit le larcin et les espérances de Cacus. Alcide l’entend ; un fiel noir et brûlant allume la fureur dans son âme ; (8, 220) il saisit ses armes, sa noueuse et pesante massue, et s’élance vers les sommets aériens de la montagne. Alors nos peuples virent pour la première fois Cacus trembler : les yeux égarés, il fuit plus rapide que l’Eurus, gagne sa caverne ; la peur lui donnait des ailes. Il s’enferme dans l’antre, fait tomber ce roc énorme que l’adroite main de son père a suspendu à des chaînes de fer, les brise, et du roc abattu se fait un rempart. Mais voici que le héros de Tirynthe arrive au pied de la montagne ; il la parcourt tout entière pour y chercher un accès, et porte çà et là son regard (8, 230) en grinçant des dents : trois fois, bouillant de colère, il fait le tour du mont Aventin ; trois fois il attaque en vain les portes de roc du brigand ; trois fois lassé il se repose dans le vallon. Sur la croupe de la montagne était une roche pointue, et de tous côtés à pic ; elle s’élevait sur le dos de la caverne, à perte de vue, et offrait un sauvage asile aux oiseaux de proie. À gauche elle inclinait vers le fleuve par une pente précipitée : Hercule, appuyant tout son corps sur la droite, la pousse, l’ébranle et la déracine : elle tombe ; le ciel immense retentit de sa chute, (8, 240) la rive s’écroule, et le fleuve épouvanté recule vers sa source. Alors apparurent à la lumière la caverne, l’immense et effroyable palais de Cacus, ses voûtes ténébreuses et leurs profondes horreurs. Ainsi la terre, si par quelque choc violent elle s’entr’ouvrait jusque dans ses abîmes, découvrirait à nos regards les demeures infernales ; l’œil verrait les pâles royaumes détestés des dieux, plongerait dans l’immense gouffre du Tartare ; et les soudaines clartés du jour épouvanteraient les Mânes éblouis. Surpris tout à coup par cette lumière qu’il n’attendait pas, enfermé dans les cavités du roc, le monstre poussait de sauvages rugissements : du haut du mont, Alcide l’écrase de traits, se fait des armes de tout, (8, 250) l’accable de troncs d’arbres et de pierres énormes. Mais, ô prodige ! Cacus, qui ne peut plus fuir le péril, vomit de son gosier une immense fumée, enveloppe son repaire d’une épaisse obscurité, se dérobe aux yeux de son ennemi, et amasse sous son antre une nuit tourbillonnante, où se mêlent les feux et les ténèbres. Alcide ne contient plus sa rage, et d’un bond il se précipite au milieu des flammes, là où la fumée roule ses flots les plus épais, où bouillonnent les plus noires vapeurs qui remplissent la vaste caverne. Là il saisit Cacus vomissant dans les ténèbres ses vains feux ; (8, 260) il l’embrasse, il l’étreint, lui serre la gorge, fait jaillir ses yeux de leurs orbites, arrête le sang et la vie dans son gosier desséché. Soudain tombe le roc arraché, et s’ouvre la noire caverne : alors les génisses enlevées, et toutes les rapines niées par le brigand parjure, apparaissent à la lumière. On traîne par les pieds hors de l’antre son cadavre hideux ; on ne se lasse point de regarder ses yeux terribles, sa face effroyable, la poitrine velue du monstre demi-bête, et ses feux éteints dans son gosier. Depuis ce mémorable jour nous célébrons cette fête en l’honneur d’Alcide, et les générations reconnaissantes ont consacré ce joyeux anniversaire. Potitius, le premier instituteur de ce culte, (8, 270) et la famille Pinaria, dépositaire de ce rite herculéen, ont érigé au milieu de ce bois un autel, qui sera toujours appelé par nous, qui toujours restera pour nous le plus grand des autels. Soyez donc, ô Troyens, de cette fête d’Hercule ; et, pour redire avec nous les hauts fait du héros, couronnez vos têtes de feuillage, prenez la coupe en main, invoquez ce dieu, notre dieu tutélaire et le vôtre, et faites couler le vin à flots. » Il dit ; le peuplier, cher à Hercule, ombrage sa chevelure de ses feuilles à la double couleur, et pend entrelacé à ses tempes ; la coupe sacrée remplit sa main : tous aussitôt de répandre avec lui le vin des libations, d’invoquer les dieux.

(8, 280) Le jour déclinait, et Vesper commençait à monter sur l’horizon : déjà s’avançaient les prêtres, et à leur tête Potitius, vêtu de peaux, selon l’usage antique, et portant les feux sacrés. Alors on recommence le festin ; les secondes tables des sacrifices étalent leurs dons agréables ; on charge les autels de bassins remplis d’offrandes. Les Italiens se lèvent pour chanter, et, les tempes couronnées de peuplier, environnent les saints brasiers. Ils sont partagés en deux chœurs, l’un de jeunes gens, l’autre de vieillards ; ils chantent les louanges d’Alcide et célèbrent ses travaux immortels. Ils disent comment il triompha des premiers monstres que lui suscita sa marâtre, comment il étouffa, les pressant de ses mains enfantines, deux serpents ; (8, 290) comment il renversa deux villes fameuses, Troie et Œchalie ; et les mille travaux formidables qu’il surmonta sous les lois d’Eurysthée, et par la fatale volonté de l’inique Junon. « C’est toi, dieu invincible, qui abattis sous tes coups les deux Centaures enfants de la nue, Hylée et Pholus ; toi qui as terrassé le prodigieux taureau de Crète, et le lion énorme de la roche Néméenne. Le Styx aussi trembla devant toi, et tu épouvantas le gardien de l’Orcus, Cerbère couché dans son antre sanglant, sur des tas d’os à demi-rongés. Pas de monstre qui t’ait jamais effrayé, pas même Typhée, haut comme les nues, et les armes à la main ; et le cœur ne te faillit pas, (8, 300) quand l’hydre de Lerne se dressa autour de toi avec ses cent têtes renaissantes. Salut, vrai fils de Jupiter, salut, nouvel ornement des cieux. Viens nous visiter et nous et tes sacriflces ; viens d’un pied favorable. » Ainsi ils chantent les louanges d’Hercule ; ils redisent surtout la caverne de Cacus, et le monstre lui-même qui souffla vainement ses flammes. Tout le bois résonne de leurs chants, et les collines au loin en retentissent. Les cérémonies achevées, on retourne à la ville. Évandre, appesanti par l’âge, marchait appuyé sur Énée et sur son fils Pallas ; et par ses entretiens variés il soulageait la fatigue du chemin. (8, 310) Énée observe tout, porte çà et là ses mobiles regards, est charmé de la vue des lieux d’alentour, s’informe de tout avec joie, se fait instruire des antiques traditions ausoniennes. Alors le roi Évandre, premier fondateur de Rome, lui dit : « Ces forêts, des Faunes indigènes et des nymphes les habitaient jadis ; là vivait une race d’hommes nés du tronc dur des chênes, sans mœurs et sans lois. Ils ne savaient ni joindre des taureaux sous le joug, ni amasser pour les besoins de la vie, ni ménager ce qu’ils avaient acquis. Les fruits des arbres, la chasse, faisaient leur âpre nourriture. Saturne, le premier, vint de l’Olympe éthéré dans ces contrées ; banni et dépouillé de son royaume, (8, 320) il fuyait les armes victorieuses de Jupiter. Saturne rassembla ces hommes indomptables et dispersés sur les hautes montagnes, leur donna des lois, et voulut qu’on appelât Latium ce pays où il s’était caché, et où il avait trouvé un sûr asile. On dit que sous son règne s’écoula l’âge d’or ; tant il gouvernait en paix ses peupies ! Mais peu à peu vint un âge décoloré, et d’un métal moins pur ; et avec lui vinrent la rage de la guerre et la fureur d’acquérir. Alors arrivèrent en ces lieux Ausoniens et Sicaniens ; et souvent la terre de Saturne changea de nom. (8, 330) Enfin des rois y dominèrent, et Thybris, guerrier formidable, à l’énorme taille, donna son nom au fleuve ; depuis, les Italiens l’ont appelé Thybre ; et c’est fini de l’antique et doux nom d’AlbuIa. Pour moi, chassé de ma patrie et courant sur les mers tous les hasards extrêmes, la fortune toute-puissante et l’inévitable destin m’ont fixé sur ces bords ; et j’y étais poussé par les redoutables avertissements de la nymphe Carmente, ma mère, et par les ordres absolus d’Apollon. » Ainsi parlait Évandre en s’avançant vers la ville. Alors il montre à Énée l’autel et la porte nommée depuis par les Romains Carmentale ; monument élevé à l’antique prophétesse, (8, 340) qui la première annonça la gloire future des descendants d’Énée, et la splendeur des murs de Pallas. Puis il lui fait voir l’immense forêt où le bouillant Romulus ouvrit un asile aux étrangers, et le rocher fameux du froid Lupercal, appelé Panos, du nom que les Arcadiens donnent à Pan du Lycée. Il n’oublie pas non plus le bois sacré d’Argilète, et il prend à témoin ce lieu funeste et le tombeau du perfide Argien, son hôte, qu’il n’a pu empêcher les siens d’immoler. De là il conduit Enée vers le mont Tarpéius et vers le futur Capitole, aujourd’hui resplendissant d’or, en ce temps-là hérissé de buissons et de ronces : déjà la sainte horreur qui l’environne frappait les esprits terrifiés ; (8, 350) déjà les habitants de ces campagnes tremblaient à la vue du bois et de la roche. « Ce bois, dit Évandre, cette colline au sommet verdoyant, un dieu (lequel ? on ne sait), mais un dieu y réside : les Arcadiens croient y avoir vu Jupiter lui-même, alors que de son bras droit il agitait souvent sa noire égide, et qu’il rassemblait les nuages. Plus loin vous voyez des murs çà et là renversés ; ce sont les restes de deux cités, monuments des anciens héros qui les ont habitées. L’une fut bâtie sur ces hauteurs par Janus, l’autre par Saturne ; celle-ci portait le nom de Saturnie, celle-là de Janicule. » Ils approchaient, s’entretenant ainsi, (8, 360) de l’humble demeure d’Évandre ; ils voyaient des troupeaux épars errer là où est le forum romain ; des taureaux mugissaient au milieu des splendides Carènes. Lorsqu’ils furent arrivés à la demeure d’Évandre : « Ce seuil, dit le roi arcadien, Alcide vainqueur l’a franchi ; c’est là le palais qui l’a reçu. Osez comme lui, ô mon hôte, mépriser les richesses ; et vous aussi montrez-vous digne d’un dieu, et ne regardez pas d’un œil dédaigneux notre pauvreté. » Il dit et conduit sous l’étroite porte de sa demeure le grand Énée, et l’invite à s’asseoir sur un lit de feuillage que couvre la peau d’une panthère de Libye. Cependant la nuit se précipite, et enveloppe la terre de ses sombres ailes. (8, 370) Vénus, dont le cœur maternel s’épouvante des menaces des Laurentins et des mouvements tumultueux du Latium, s’adresse à Vulcain ; et dans sa couche d’or où elle repose près de son époux, elle lui souffle avec un doux langage les feux d’un divin amour. « Cher époux, lui disait-elle, dans le temps que les rois grecs désolaient par la guerre Pergame due à leurs coups, et ses murailles dévouées à la flamme ennemie, je ne t’ai pas demandé de secourir les malheureux Troyens ; je n’ai pas imploré ton art et les puissantes armes, ouvrages de tes mains ; je n’ai pas voulu que ton génie s’exerçât en vain à ces merveilleux travaux. Et pourtant je devais beaucoup aux enfants de Priam ; (8, 380) j’avais souvent pleuré sur les maux affreux de mon fils Énée. Aujourd’hui, par l’ordre souverain de Jupiter, il s’est arrêté sur les frontières des Rutules. Je viens donc à toi en suppliante ; j’implore ta puissance que j’ai toujours révérée ; c’est une mère qui te demande des armes pour son fils. La fille de Nérée, l’épouse de Tithon ont bien pu te toucher par leurs larmes. Vois quels peuples se liguent, quelles villes ferment leurs portes, aiguisent le fer contre moi et pour la destruction de mes chers Troyens. » À ces mots, la déesse de ses deux bras d’albâtre enveloppe amoureusement son époux, qui résiste encore : mais tout à coup il sent se rallumer dans son cœur sa première flamme ; une chaleur qui lui est connue pénètre ses veines, (8, 390) et se répand dans tous ses membres amollis. Ainsi l’éclair, qui s’échappe de la nue enflammée par le tonnerre, part, ouvre les cieux, et en parcourt la lumineuse étendue. Vénus sent son triomphe, et, sûre de sa beauté, jouit du succès de sa ruse. Alors le dieu qu’enchaîne un éternel amour, lui répond : « Pourquoi chercher des motifs si éloignés ? Qu’est devenue cette confiance que tu avais en moi ? Si ta sollicitude se fût émue plus tôt pour tes Troyens, j’aurais pu leur fournir des armes. Ni le maître tout-puissant de l’Olympe, ni les destins eux-mêmes, n’auraient point empêché Ilion d’être encore debout, et Priam d’y régner encore dix années. (8, 400) Mais aujourd’hui que tu es fermement résolue à combattre, commande seulement ; et tout ce que je puis te promettre des ressources infinies de mon art, tout ce que le fer ou l’or mêlé à l’argent peuvent devenir sous mes mains ingénieuses, tout ce qu’ont de puissance et mes feux et l’haleine de mes vents, est à toi : cesse par tes prières de douter de mes forces. » Il dit, donne à son épouse les baisers désirés, et, mollement étendu sur le sein de la déesse, il abandonne ses membres aux langueurs du sommeil. Lorsque la nuit, parvenue au milieu de sa carrière, a chassé le premier sommeil des yeux des mortels, c’est l’heure où la femme que la nécessité force à soutenir sa vie par le fuseau et par les ouvrages délicats de Minerve (8, 410) réveille la flamme assoupie sous la cendre, et, ajoutant la nuit à ses travaux, exerce à la lumière de la lampe ses femmes, auxquelles elle a distribué de longues tâches ; par là elle garde l’honneur du lit conjugal, et élève ses petits enfants : aussi matinal, le dieu du feu se lève de sa molle couche, et court aux travaux de ses forges.

Entre la Sicile et Lipare, l’une des Éoliennes, s’élève une île aux sommets fumants : sous ces roches s’étendent des cavernes, et tonnent minés par les fournaises des cyclopes des antres pareils à ceux de l’Etna : de là les pesants marteaux tombant sur les enclumes (8, 420) renvoient de lointains gémissements ; dans ces cavernes étincelle en sifflant l’acier des Chalybes ; la flamme halète dans ses fournaises rugissantes. C’est la demeure de Vulcain, et l’île s’appelle la terre de Vulcain : c’est là que le dieu du feu descendit du haut de l’Olympe. Alors sous ces vastes voûtes battaient le fer les Cyclopes Brontès, Stérope et Pyracmon, les membres nus. Ébauché par leurs mains habiles, s’achevait un de ces foudres que le père des dieux roule tant de fois dans les cieux, et qu’il lance sur la terre ; une partie était déjà polie, et l’autre était encore brute. Les Cyclopes avaient mêlé à sa trempe trois rayons de grêle, trois de pluie, (8, 430) trois de feu rutilant, trois des autans ailés. Ils travaillaient à y joindre les terribles éclairs, les bruits formidables, et ces colères enflammées de Jupiter qui poursuivent les mortels. D’un autre côté, ils se pressaient de forger pour Mars un char, et ces roues volantes sur lesquelles le dieu de la guerre emporté excite au combat les guerriers et les villes. Ailleurs ils polissaient à l’envi une redoutable égide, arme et signe de Pallas en furie ; ils l’ornaient d’or, de serpents entrelacés : et sur le sein même de la déesse la tête de la Gorgone lançait d’affreux regards. « Cyclopes, c’est assez, dit Vulcain ; enlevez tous ces ouvrages commencés, (8, 440) et soyez attentifs à mes paroles. Il faut que vous forgiez des armes pour un bouillant guerrier ; vite, et déployez vos forces et vos mains rapides ; j’ai besoin de tout votre art divin ; hâtez-vous, et point de retard. » Il dit, et tous de se partager les travaux, de se pencher sur les enclumes. L’airain, l’or coulent en ruisseaux, et l’homicide acier se liquéfie dans les vastes fournaises. Ils forgent un bouclier immense, et qui pût à lui seul défier tous les traits des Latins ; sept orbes, soudés par la flamme, s’y appliquent l’un sur l’autre. Cependant les uns reçoivent l’air dans les soufflets gonflés, (8, 450) et le chassent ; les autres trempent le fer dans l’eau sifflante ; l’antre gémit des coups déchargés sur l’enclume. Les Cyclopes lèvent tour à tour avec un grand effort leurs bras en cadence, et, la tenaille mordante à la main, ils retournent la masse embrasée du fer.

Tandis que le dieu de Lemnos presse ces ouvrages sur les bords éoliens, Évandre est réveillé sous son humble toit par la douce lumière, et par le chant matinal des oiseaux gazouillant sur le chaume hospitalier. Le vieillard se lève, revêt sa tunique, et entrelace ses pieds de la courroie tyrrhénienne ; il attache à son épaule et à son côté le glaive arcadien ; (8, 460) la peau d’une panthère retombe ramassée de son épaule gauche sur son sein. Deux chiens, ses gardes fidèles, s’avancent avec lui hors du seuil rustique, et accompagnent les pas de leur maître. Évandre gagnait le secret asile de son hôte Énée, se souvenant des entretiens de la veille, et du secours qu’il avait promis au héros troyen. Énée, non moins matinal, venait à lui. Ils se rencontrent, l’un accompagné de son fils Pallas, l’autre de son ami Achate. Ils s’abordent, se donnent la main l’un à l’autre, s’asseyent près du foyer, et commencent à jouir d’un libre entretien. Le roi, prenant la parole, dit à Énée :

(8, 470) « Illustre chef des Troyens, tant que vous vivrez, je ne croirai jamais que Troie est vaincue et l’empire d’Ilion tombé : les forces que je puis joindre aux vôtres dans la guerre sont bien médiocres pour une cause aussi grande que la vôtre. D’un côté le Tibre borne mes États ; de l’autre les Rutules nous resserrent, et le bruit de leurs armes retentit jusque sous nos murs. Mais je veux amener sous vos drapeaux de grandes nations, d’opulents royaumes : un hasard inespéré fait luire à vos yeux le jour du salut, les destins semblent vous avoir conduit exprès en ces lieux. Non loin d’ici s’élève, bâtie sur un antique rocher, la ville d’Agylla, où les Lydiens, (8, 480) célèbres dans la guerre, vinrent s’établir sur les monts d’Étrurie. Cette cité, longtemps florissante, passa depuis par les armes cruelles et sous l’empire superbe du roi Mézence. Vous dirai-je les meurtres effroyables, les barbares forfaits du tyran ? Dieux, faites-les retomber sur sa tête et sur toute sa race ! Le monstre attachait des corps vivants à des cadavres, (tourment nouveau) les mains aux mains, la bouche sur la bouche ; et il les regardait, tout dégouttants d’un sang infect, mourir d’une longue mort dans d’affreux embrassements. Enfin lassés de ses insupportables fureurs, ses sujets (8, 490) prennent les armes, l’environnent lui et son palais, massacrent ses gardes, et lancent des flammes jusqu’au faîte de l’exécrable édifice. Le tyran s’échappe au milieu du carnage, et se réfugie chez les Rutules ; aujourd’hui Turnus, son hôte, le protège de ses armes. Mais toute l’Étrurie s’est soulevée, dans sa juste fureur : elle redemande en armes le roi, pour le livrer au supplice. C’est à ces milliers d’hommes, Énée, que je veux donner un chef ; et ce chef, c’est vous. Déjà frémissent sur tout le rivage leurs vaisseaux rassemblés ; ils n’attendent que le signal. Mais un vieil aruspice les arrête, et leur dit ainsi les arrêts du destin : — "Ô vous, l’élite de la jeunesse de Méonie, (8, 500) la fleur des courageux guerriers vos ancêtres, vous qu’un juste ressentiment emporte contre un ennemi, vous qu’enflamme contre Mézence la plus sainte des colères, il n’est donné à aucun Italien de subjuguer la redoutable nation des Rutules ; choisissez des généraux étrangers." — L’armée des Étrusques s’arrête dans son camp, épouvantée par ces avertissements des dieux. Tarchon, leur chef, m’a donc envoyé des ambassadeurs, et par eux la couronne, le sceptre de l’Étrurie, et les insignes de la royauté : il veut que je succède au commandement de l’armée et à l’empire tyrrhénien. Mais les glaces de l’âge et mes vieux ans qui m’ont épuisé, m’envient ce suprême honneur ; et c’est trop tard pour mes forces de se porter aux grands coups de la guerre. (8, 510) J’eusse exhorté mon fils à prendre ma place, si, né d’une mère sabine, il ne tenait par elle à la patrie latine. Vous donc à qui le destin a tout réservé, et l’âge et la naissance, vous que réclament les dieux, marchez, ô le chef le plus brave des Troyens et des Italiens. Ce n’est pas tout : ce fils, l’espérance et la consolation de ma vieillesse, Pallas vous suivra ; je veux que, sous un maître tel que vous, il se forme au dur métier de la guerre et aux rudes travaux de Mars ; qu’il s’accoutume à voir vos exploits ; que dès ses premiers ans il vous admire. Je lui donnerai deux cents cavaliers arcadiens, la fleur de notre jeunesse, et lui-même vous en donnera autant en son nom. »

(8, 520) Il dit : le fils d’Anchise et le fidèle Achate, tous deux silencieux et le regard fixé sur la terre, entrevoyaient dans leur cœur les menaçantes images d’un sombre avenir ; quand tout à coup la déesse de Cythère fit paraître à la face des cieux un signe favorable. L’air s’ébranle, un éclair part de la nue avec un grand bruit ; on dirait que tout va s’écrouler, et on entend mugir la trompette tyrrhénienne. Ils lèvent les yeux ; le ciel tonne coup sur coup avec un immense fracas. Alors ils voient, entre les nuages, et dans une pure éclaircie des cieux, reluire des armes ; ils les entendent tonner en s’entre-choquant. (8, 530) Tous sont frappés de stupeur : mais le héros troyen reconnaît le son des armes divines ; la déesse sa mère accomplit sa promesse. Alors se tournant vers Évandre : « Ne vous inquiétez pas, ô mon hôte, de ce prodige et des événements qu’il annonce ; c’est à moi que l’Olympe s’adresse : la déesse, ma mère, m’avait annoncé ce signe, en me promettant que, si la guerre éclatait, elle m’apporterait à travers les airs des armes forgées par Vulcain. Ô quel carnage vous menace, malheureux Laurentins ! Téméraire Turnus, comme tu payeras cher ton audace ! Et toi Thybre, père de ces ondes, que de boucliers, que de casques, que de corps généreux tu vas rouler dans tes flots ! (8, 540) Qu’ils appellent la guerre maintenant, qu’ils rompent les traités ! »

Il dit, se lève, et, accompagné d’Évandre et de la jeunesse troyenne, il va réveiller la flamme assoupie sur les autels d’Hercule ; ensuite il porte ses hommages aux humbles pénates de son hôte, aux dieux Lares qui l’ont accueilli la veille ; et, après leur avoir immolé, selon les rites, des brebis choisies, il retourne à ses galères, et revoit ses compagnons. Dans leur nombre il choisit pour le suivre aux combats les plus distingués par leur valeur ; les autres sont emportés par le courant du fleuve, et tranquilles s’abandonnent à la pente de l’onde : (8, 550) ils vont porter au jeune Ascagne des nouvelles de son père, et lui annoncer son heureuse fortune. Des chevaux sont donnés aux Troyens qui vont se porter dans les champs tyrrhéniens : on choisit pour Énée un coursier superbe, que couvre tout entier une peau de lion avec ses ongles resplendissants d’or.

Bientôt le bruit vole et se répand, dans la petite ville de Pallantée, que les cavaliers arcadiens se portent d’une course rapide vers les murs Toscans. Déjà les mères alarmées redoublent leurs prières ; plus près du péril, elles tremblent davantage, et plus grande leur apparaît l’image de Mars. Alors Évandre, près de quitter son fils, baise affectueusement sa main, le serre dans ses bras, n’a point assez de larmes, et lui parle ainsi : (8, 560) « Ô si Jupiter me rendait mes ans écoulés, si j’étais encore à cet âge où, sous les murs de Préneste, je renversai les premiers rangs ennemis, et vainqueur embrasai des monceaux de boucliers ! Ce bras précipita dans le Tartare le roi Hérilus, à qui la nymphe Féronia, sa mère, horrible prodige ! avait donné en naissant trois âmes, trois armures à mouvoir. Il fallait l’abattre trois fois sous les coups de la mort ; cette main pourtant lui arracha sa triple vie, le dépouilla de sa triple armure. Non, mon fils, non, si j’étais encore à cet âge, je ne me séparerais jamais de tes doux embrassements ; et l’affreux Mézence n’aurait pas, (8, 570) insultant à cette tête branlante, rougi si près de moi son épée de tant de sang, dépeuplé de tant de citoyens sa ville désolée. Ô dieux, et toi surtout leur maître tout-puissant, ô Jupiter, ayez pitié du roi des Arcadiens, écoutez les prières d’un père ! Si votre volonté, si les destins me conservent Pallas, si je vis assez pour le revoir et l’embrasser encore, je vous demande de prolonger ma vie ; je suis prêt à endurer tous les tourments. Mais si tu me prépares, ô Fortune, quelque coup terrible, dieux, qu’à présent il vous plaise de rompre la trame de mes jours misérables ; (8, 580) tandis que je ne fais encore que craindre, et que l’incertain avenir suspend mes espérances ; tandis que je te tiens encore entre mes bras mon cher enfant, ma seule et tardive douceur ; avant qu’une affreuse nouvelle ne vienne déchirer mes oreilles ! » Ainsi le vieillard se répandait en adieux suprêmes ; ses serviteurs l’emportent évanoui dans sa demeure.

Cependant la cavalerie arcadienne et troyenne était sortie des portes de la ville. Énée marchait à la tête, accompagné du fidèle Achate et suivi des autres chefs troyens. Pallas, au centre de l’escadron, se distingue par sa brillante chlamyde et par la splendeur variée de ses armes. Tel, encore tout baigné des eaux de l’Océan, Lucifer, (8, 590) que Vénus aime entre tous les feux du ciel, montre sa tête sacrée, et dissipe les ténèbres. Les mères tremblantes, debout sur les remparts, suivent des regards le nuage poudreux et les escadrons étincelants d’airain. La troupe s’avance à travers les buissons, par les chemins les plus courts ; un cri part, et les pieds des chevaux tombant et retombant ensemble battent la plaine poudreuse de leur corne sonnante. Près du fleuve qui baigne de ses fraîches ondes les murs de Céré, est un vaste bois consacré au loin par une antique tradition religieuse : de tous côtés des collines, de creux vallons et de noirs sapins l’environnent. (8, 600) On dit que les anciens Pélasges le consacreront à Sylvain, au dieu protecteur des champs et des troupeaux, et qu’ils instituèrent un jour de fête en son honneur : les Pélasges furent les premiers qui s’établirent sur les terres des Latins. Non loin de là, Tarchon et les Tyrrhéniens avaient assis leur camp, et du haut d’une colline on pouvait déjà voir leurs bataillons et leurs tentes se déployer au loin dans la plaine. Énée et sa troupe d’élite se portent sur les hauteurs ; cavaliers et chevaux s’y arrêtent fatigués, et s’y reposent.

Cependant Vénus apparaît brillante sur les nuages, apportant les armes promises à son fils. Dès qu’elle le vit au fond d’une étroite vallée, (8, 610) et se reposant à l’écart sur les fraîches rives du fleuve, elle s’offre à ses regards, et lui parle en ces mots : « Les voilà ces présents que Vulcain, mon époux, m’avait promis pour toi ; voilà ces armes que son art a achevées. Maintenant, ô mon fils, ne crains plus de défier au combat et les superbes Laurentins et le bouillant Turnus. » À ces mots, la déesse de Cythère embrasse son fils, et pose devant lui au pied d’un chêne la radieuse armure. Énée, ravi des présents de la déesse et d’une si haute tendresse, ne peut se rassasier de la vue de ces armes, en examine chaque partie d’un œil curieux, ne se lasse point de les admirer, manie et essaye (8, 620) ce casque au redoutable panache, et qui vomit des flammes ; cette épée qui porte la mort, cette cuirasse hérissée d’airain, sanglante, immense, pareille au nuage azuré qui s’enflamme aux rayons du soleil, et qui projette au loin ses reflets lumineux. Puis il saisit ces cuissards polis, faits d’un métal trempé d’or et d’argent, et la lance, et le bouclier, ouvrage merveilleux qui ne se peut décrire. Sur son orbe le dieu du feu, qui savait les oracles et les siècles à venir, avait retracé les grandes choses de la nation italienne, et les triomphes des Romains : il y avait représenté toute la suite des descendants d’Ascagne, et la longue série de leurs combats. (8, 630) On voyait dans l’antre de Mars une louve féconde couchée sur l’herbe verdoyante ; deux enfants jumeaux, pendus à ses mamelles, jouaient autour et suçaient leur sauvage nourrice sans trembler : celle ci, la tête mollement détournée vers eux, les caressait tour à tour et façonnait leur corps de sa langue. Près de là, on voyait Rome, et les Sabines violemment enlevées des sièges de l’amphithéâtre, au milieu des grands jeux du Cirque : alors éclatait une guerre nouvelle entre Romulus, le vieux Tatius, et les austères Sabins. Bientôt les deux rois, mettant bas les armes, (8, 640) se tenaient, armés et une coupe à la main, devant l’autel de Jupiter, et se juraient, sur les entrailles d’une truie immolée, une éternelle alliance. Non loin de là, de rapides coursiers attelés à des quadriges entraînaient en sens contraire Métius, (infidèle Albain, que ne gardais-tu tes serments !) et déchiraient (ainsi le veut Tullus) les membres du traître emportés à travers la forêt ; les ronces dégouttaient, arrosées de son sang. Ailleurs Porsenna ordonnait aux Romains de recevoir Tarquin rejeté de leurs murs, et pressait Rome par un siège opiniâtre. Les petits-fils d’Énée se jetaient pour la liberté contre le fer ennemi. On voyait Porsenna, les yeux menaçants, s’indigner (8, 650) de ce que l’intrépide Coclès osât rompre le pont, de ce que la vierge Clélie, brisant ses fers, passât le Tibre à la nage. Posté sur le sommet de la roche Tarpéienne, Manlius gardait le temple de Jupiter et le haut Capitole : le palais de Romulus se hérissait encore de son chaume récent. Une oie au plumage argenté, volant sous les portiques dorés du temple, annonçait par son cri perçant l’approche des Gaulois. Ceux-ci arrivaient se glissant à travers les buissons, et déjà s’emparaient de la citadelle, protégés par l’obscurité et par les profondes ténèbres d’une nuit amie. On les reconnaissait à leur blonde chevelure, à leurs vêtements dorés, (8, 660) à leurs sayes rayées, aux colliers d’or qui entouraient leurs cous blancs comme le lait ; dans leurs mains resplendissent deux dards des Alpes ; de longs boucliers leur couvrent tout le corps. D’un autre côté on voyait gravé sur l’airain les Saliens bondissant en cadence, les Luperques nus, les prêtres de Jupiter et leurs houppes de laine, et les boucliers tombés du ciel : les chastes matrones promenaient par la ville les objets sacrés du culte, traînées dans des chars au mol essieu. Loin de là Vulcain avait représenté le Tartare, le profond empire du dieu des morts, les supplices des coupables, et toi, Catilina, suspendu à la pointe menaçante d’un rocher, et que fait trembler la face des Furies : (8, 670) seuls à l’écart étaient les hommes pieux, et Caton leur dictait ses arrêts. Au milieu du bouclier s’étendait une image d’or de la mer enflée par le vent : l’onde azurée blanchissait d’écume, et çà et là des dauphins nageant en cercle balayaient de leurs queues argentées et fendaient les flots bouillonnants. On découvrait en pleine mer deux flottes aux proues d’airain, et le combat d’Actium : vous eussiez vu toute la côte de Leucate bouillonner sous le formidable appareil de Mars, et les flots resplendir au loin des reflets de l’or. D’un côté, c’est Auguste César entraînant au combat les Italiens, le sénat, le peuple, les dieux de la patrie et les grands dieux de l’Olympe : (8, 680) il est debout sur la poupe de son vaisseau ; de ses tempes rayonnantes jaillissent deux flammes, et sur son front reluit l’astre paternel. Plus loin Agrippa, favorisé des vents et des dieux, s’avance d’un air de triomphe, à la tête de ses galères : sur son front brille, superbe trophée de guerre, la couronne rostrale. De l’autre côté c’est Antoine, vainqueur des peuples de l’aurore et de ceux des bords de la mer Rouge ; il traîne avec lui ses alliés barbares, mille étendards divers, l’Égypte, les forces de l’Orient, les Bactriens relégués aux confins de la terre ; une Égyptienne, ô honte ! son épouse le suit. (8, 689) Tous s’élancent ensemble ; la mer, que soulèvent mille bras ramenés en arrière, écume sous l’airain des proues à la triple pointe. Ils cinglent au large ; on croirait voir les Cyclades, arrachées du fond des mers, nager sur les eaux, ou des monts heurter contre des monts : tant se poussent d’un lourd effort les masses de ces tours flottantes ! L’étoupe enflammée, le fer ailé des flèches volent lancés de part et d’autre ; un carnage nouveau rougit les champs de Neptune. La reine, au milieu de sa flotte, anime ses soldats des sons du sistre égyptien, et ne voit pas derrière elle les deux serpents qui l’attendent. Tous les dieux monstrueux de sa patrie, et à leur tête l’aboyant Anubis, se sont armés pour lutter contre Neptune, Vénus et Minerve : (8, 700) au fort de la mêlée, Mars, gravé sur le fer, paraît déchaînant ses fureurs ; des cieux descendent les cruelles Furies ; et la Discorde, étalant en triomphe sa robe déchirée, marche à grands pas ; Bellone la suit armée d’un fouet ensanglanté.

Apollon, des hauteurs d’Actium, regarde le combat et bande son arc : frappés de terreur, l’Égyptien, l’Indien, l’Arabe, le Sabéen, tous ont tourné le dos. On voit la reine elle-même, implorant les vents, fuir à toutes voiles, et déployer sur les eaux ses câbles abandonnés. Le dieu du feu l’avait représentée au milieu du carnage, déjà pâle de la mort qui l’attendait, (8, 710) et emportée par les flots et l’Iapyx. Voilà que le Nil aux vastes formes apparaissait devant elle, pleurant son malheur, ouvrant les larges plis de sa robe, et appelant les vaincus dans son sein azuré, et dans les retraites profondes de ses eaux. Mais César, trois fois triomphant, entrait porté sur son char dans les murs de Rome, et, payant aux dieux de l’Italie l’immortel tribut de ses vœux, consacrait dans la ville trois cents des plus vastes temples. Rome entière retentissait des cris de joie, du bruit des jeux, des applaudissements de la foule. Dans tous les temples ce ne sont qu’autels dressés, chœurs de dames romaines ; partout devant les autels des taureaux immolés jonchent la terre de leurs dépouilles sanglantes. (8, 720) Sur le seuil éblouissant de marbre et d’albâtre du temple d’Apollon, César, du haut de son trône recueille les présents des peuples, et en décore les superbes portiques du dieu. On voit s’avancer la longue file des nations vaincues, aussi diverses par leur langage que par leurs vêtements et leurs armes. Ici Vulcain avait représenté les Nomades, et les Africains à la robe flottante ; là les Lélèges, les Cariens, et les Gélons qui portent l’arc. L’Euphrate soumis coulait plus mollement ; on voyait les Morins venus des extrémités de la terre, le Rhin à la double corne, les Dahes jusqu’alors indomptés, et l’Araxe indigné du pont qui l’enchaîne.

Telles étaient les merveilles empreintes sur ce bouclier, présent de Vulcain. (8, 730) Énée les admire, et, réjoui par cette prophétique image des grandes choses qu’il ignore, il charge ses épaules de la gloire et des destins de sa postérité.


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