L’Énéide (trad. Nisard)/Livre XI

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Traduction par Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 397-416).
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LIVRE XI.


(11, 1) Déjà l’Aurore se levait sortant du sein de l’Océan. Énée au milieu des tristes soins qui le pressent, et quoiqu’il précipite le moment d’ensevelir les siens, quoique son esprit soit troublé par tant de funérailles, commence, aux premières lueurs du matin, par offrir ses vœux aux dieux qui l’ont fait vaincre. Un grand chêne, dépouillé de toutes ses branches, est élevé par son ordre sur un tertre, et revêtu des brillantes armes arrachées à Mézence ; c’est à toi, puissant dieu de la guerre, qu’il consacre ce trophée. Il y fixe l’aigrette du tyran encore dégouttante de sang, ses javelots mutilés, et sa cuirasse percée en douze (11, 10) endroits ; à la gauche il attache son bouclier d’airain ; et l’épée au fourreau d’ivoire, que portait Mézence, semble encore suspendue à son cou. Alors, environné de tous ses capitaines qui se pressent à ses côtés, il harangue en ces mots ses soldats triomphants : « Guerriers, un grand coup est porté ! Aujourd’hui plus d’alarmes ; il nous reste ces dépouilles enlevées à un roi superbe, ces prémices de la guerre : et ce terrible Mézence, je le tiens dans mes mains. Le chemin nous est ouvert à présent pour aller chercher le roi latin dans ses murs. Préparez donc vos armes, et que vos cœurs goûtent en espérance les périls de la guerre. Je vous le dis, de peur qu’au moment où les dieux nous permettront de lever nos enseignes, (11, 20) et de mener hors du camp notre brave jeunesse, un signal imprévu ne vous surprenne, et que vos courages ne languissent, enchaînés par les retards ou la crainte. Cependant songeons à déposer dans la terre les corps sans sépulture de nos compagnons ; seul honneur qui reste sur la sombre rive de l’Achéron. Allez, et rendez les derniers devoirs à ces nobles âmes, à ces guerriers, dont le sang nous donne une nouvelle patrie. Faisons d’abord ramener Pallas à la triste ville de Pallantée ; Pallas si brave, et qu’un funeste destin nous a ravi, pour le plonger sitôt dans les cruelles ombres de la mort ! »

Ainsi il parlait en pleurant : alors il s’avance vers le lieu (11, 30) où le corps inanimé de Pallas était gardé par le vieil Acétès, autrefois le fidèle écuyer du roi Évandre : mais à présent ce n’est pas sous d’aussi doux auspices qu’il accompagne son cher élève. Là se pressaient en foule les serviteurs de Pallas, les Troyens, les femmes d’Ilion éplorées, et les cheveux épars, selon la coutume. Dès qu’Énée fut entré sous le funèbre vestibule, toutes se meurtrissant le sein, poussèrent au ciel d’immenses gémissements, et tout le palais mugit de leurs cris lamentables. (11, 39) En voyant la tête du beau Pallas mollement appuyée, et ce visage encore charmant, et cette blanche poitrine ouverte par le fer ausonien, Énée s’écria, les yeux baignés de larmes : « Fallait-il donc, malheureux enfant, que la fortune qui souriait à mes armes m’enviât la douceur de te voir jouir de ma royauté nouvelle et de te ramener triomphant sous le toit paternel ? Ce n’était pas là ce que j’avais promis à Évandre ton père, en me séparant de lui ; et lorsque, me pressant dans ses bras, il m’envoyait à la conquête d’un grand empire, et m’avertissait avec terreur que j’allais chercher d’intrépides ennemis, combattre une rude nation. Peut-être en ce moment, trop charmé d’une vaine espérance, (11, 50) il fait des vœux et charge d’offrandes les autels ; et nous pleurant ce jeune homme sans vie, et qui n’a plus à s’acquitter envers les dieux, nous l’environnons de vains honneurs. Malheureux père, tu verras les cruelles funérailles de ton fils. Voilà ce retour heureux, voilà ces triomphes que tu attendais ; voilà cette grande foi que tu as eue dans ma parole. Mais du moins, Évandre, tu ne le reverras point percé de blessures honteuses ; et ton fils sauvé, mais infâme, ne te fera point désirer de mourir d’une mort amère. Ô Italie, quelle force tu perds ! quel appui tu perds, ô Ascagne ! »

Ainsi Énée pleurait Pallas ; alors il ordonne qu’on emporte ses restes misérables, (11, 60) et il détache de toute son armée mille hommes, qui devaient accompagner la pompe funèbre, et mêler leurs larmes à celles d’Évandre : faible consolation pour une si grande douleur, mais due à un si malheureux père. Aussitôt, entrelaçant le lierre et les flexibles branches de l’osier, ils en forment un doux cercueil, et, le lit funèbre ainsi dressé, ils le couvrent d’un frais voile de feuillage. Au haut de cette couche rustique ils étendent le jeune guerrier. Ainsi la fleur cueillie par la main d’une jeune fille, ou la molle violette, ou l’hyacinthe languissante, (11, 70) n’a pas encore perdu son éclat et sa beauté ; mais la terre sa mère ne la nourrit ni ne la soutient plus. Alors Énée fait apporter deux vêtements de pourpre brodés d’or, qu’autrefois la Sidonienne Didon avait façonnés pour lui de ses mains complaisantes, et tissus des fils les plus délicats : de l’un d’eux, triste et dernière parure, il revêt le jeune homme, et il couvre d’un voile ses cheveux, que va dévorer la flamme. Il ordonne qu’on entasse sur le bûcher les nobles prix de la victoire remportée sur Laurente, et qu’on y amène en grande pompe toutes les dépouilles des vaincus. (11, 80) Il y joint les coursiers et les armes enlevés à l’ennemi. Alors s’avancent, les mains liées derrière le dos, les captifs dévoués aux mânes de Pallas, et qui de leur sang doivent arroser ses cendres. Il ordonne que ses capitaines portent sur des tronçons les armes ennemies, et que sur chaque trophée soient inscrits les noms des vaincus. On conduit vers son élève le vieil Acétès : tantôt il se meurtrit la poitrine, et se déchire le visage ; tantôt, tombant de douleur, il s’étend sur la poussière. Vient ensuite le char de Pallas, teint du sang rutule ; derrière marche, dépouillé de sa parure, son cheval de bataille, Éthon ; (11, 90) il pleure, et de grandes larmes mouillent sa face. On porte la lance et le casque du fils d’Évandre ; ses autres armes sont aux mains de Turnus vainqueur. Alors s’avancent, fermant la marche, les capitaines troyens et tyrrhéniens, triste phalange, et les Arcadiens, les armes renversées. Après que le funèbre cortège s’est déployé en ordre dans la plaine, Énée s’arrête, et poussant un profond soupir : « D’autres larmes nous sont encore réservées par les mêmes et affreux destins de cette guerre : salut à jamais, grand Pallas, et adieu pour toujours. » Il ne dit que ces mots, se dirigea vers ses hauts remparts et porta ses pas vers le camp troyen.

(11, 100) Déjà se présentaient à lui des ambassadeurs venus de la capitale du Latium : le front ceint de branches d’olivier, ils imploraient d’Énée la faveur d’emporter les corps de leurs compagnons que le fer avait couchés dans la plaine, et de les rendre à la terre. Ils lui représentaient qu’il n’y avait plus à combattre avec des vaincus, avec des hommes privés de la lumière des cieux ; ils le suppliaient d’épargner ceux qu’il avait appelés autrefois ses hôtes et ses alliés. Le héros généreux ne repousse pas leurs justes prières, et leur répond avec une facile bonté : « Quelle fatalité déplorable, ô Latins, vous a engagés dans une si rude guerre ? et pourquoi fuir notre amitié ? (11, 110) Vous me demandez la paix pour des morts, pour ceux qu’ont abattus les aveugles fureurs de Mars ; et moi je voudrais même l’accorder aux vivants. Je ne serais pas venu en ces lieux, si les destins ne m’y eussent appelé pour m’y établir. Ce n’est pas à la nation latine que je fais la guerre. Votre roi a rejeté l’hospitalité qui nous liait à lui, et a mieux aimé se fier aux armes de Turnus. Il eût été plus juste que Turnus vînt lui-même chercher cette mort qui a frappé tant de braves. S’il voulait terminer cette guerre par un grand coup, et chasser les Troyens d’Italie, il était digne de lui de se mesurer avec moi à armes égales. Il vivrait seul aujourd’hui celui de nous deux à qui les dieux et son courage eussent donné de vivre et de vaincre : allez maintenant, et portez au bûcher vos malheureux concitoyens. » (11, 120) Ces nobles paroles frappèrent d’étonnement les ambassadeurs ; ils se regardaient les uns les autres silencieux et immobiles. Alors le vieux Drancès, qu’une haine persévérante et de perpétuels griefs animaient contre le jeune Turnus, répond à Énée en ces termes : « Ô toi, grand par ta renommée, plus grand encore par tes exploits, héros troyen, par quelles louanges t’égalerai-je aux astres ? Qu’admirer le plus en toi, ou ton équité, ou tes travaux guerriers ? Oui, nous irons pleins de reconnaissance rapporter dans notre patrie ce que tu viens de nous dire ; et, si la fortune nous en donne le moyen, nous saurons bien vous unir au roi Latinus : que Turnus cherche ailleurs des alliances. (11, 130) C’est peu ; ces murs qui vous sont promis par les destins, nous-mêmes nous les élèverons avec vous, et nous vous prêterons nos bras pour soulever les pierres destinées à la nouvelle Troie. » Ainsi parla Drancès, et tous les ambassadeurs d’y applaudir en frémissant. On convient d’une trêve de six jours. Troyens et Latins, confondus ensemble, errèrent sur les montagnes et dans les bois. Le frêne éclate, frappé par la cognée ; les pins, voisins des cieux, tombent abattus ; on ne cesse de fendre avec les coins le chêne et le cèdre odoriférant, on ne cesse de transporter des ormes sur l’essieu gémissant des chars.

Cependant la Renommée aux ailes rapides, trop prompte messagère de deuil, (11, 140) a déjà rempli de bruits sinistres le cœur d’Évandre, son palais et les murs arcadiens, elle qui naguère proclamait dans tout le Latium Pallas vainqueur. Les Arcadiens se précipitent aux portes de la ville, et, selon l’antique usage, saisissent des torches funéraires. La route brille, éclairée par un long rang de flammes qui répandent au loin leurs clartés dans la campagne. Bientôt arrivent les Troyens, qui joignent à la troupe des Arcadiens leur troupe plaintive : en les voyant entrer dans la ville, les femmes remplissent de leurs cris leurs tristes demeures. Mais rien ne peut retenir le vieil Évandre ; il s’avance au milieu du funèbre cortège, voit le cercueil qu’on a déposé à terre, (11, 150) se jette sur Pallas, le presse entre ses bras, et ne peut que pleurer et gémir. Enfin la douleur rendant le passage à sa voix, un moment étouffée : « Ô Pallas, s’écrie-t-il, ce n’est pas ce que tu avais promis à ton père, quand tu l’assurais que tu ne t’abandonnerais qu’avec prudence au cruel dieu de la guerre. Je savais bien ce que la première gloire a de douceur pour un jeune courage et jusqu’où l’emporte l’honneur qu’il cherche dans un premier combat. Prémices malheureuses de ta jeunesse ! cruel apprentissage de la guerre, qui a tenté de trop près ta valeur ! ô dieux sourds aux vœux et aux prières d’un père ! Et toi, chère et vénérable épouse, heureuse de n’être plus, tu n’as point été réservée pour ce jour de douleur. (11, 160) Mais moi, j’ai trop vécu ; j’ai forcé mes destinées pour survivre, inconsolable père, à mon fils. Ah ! si j’avais suivi les drapeaux alliés des Troyens, les RutuIes m’auraient accablé de leurs traits, seul j’aurais péri, et cette triste pompe me ramènerait moi, et non Pallas, dans ma demeure. Troyens, je ne vous impute point mon malheur, je n’en accuse non plus une alliance cimentée par la sainte hospitalité ; c’était le sort réservé à ma vieillesse. Cependant, puisqu’une mort prématurée attendait mon fils, il meurt après avoir abattu des milliers de Volsques ; il meurt après avoir ouvert le Latium aux Troyens, et ce m’est une consolation. Moi-même, ô Pallas, je n’aurais pas rendu à ta cendre de plus dignes honneurs (11, 170) que ceux que le pieux Énée, les illustres Phrygiens, les chefs tyrrhéniens et leur armée entière te rendent aujourd’hui, en t’élevant ce magnifique trophée enlevé aux ennemis que ton bras a terrassés : et toi aussi, Turnus, je t’y verrais figurer dans ton immense dépouille, si j’avais ta jeunesse et ta vigueur. Mais pourquoi, infortuné que je suis, retardé-je pour les Troyens l’heure des combats ? Allez, et rapportez à votre roi ces paroles : Dites-lui que la vie m’est odieuse, depuis que j’ai perdu Pallas ; que pourtant un bras vengeur peut me la faire supporter encore ; qu’Énée doit au père et au fils la mort de Turnus ; qu’il n’a plus que ce seul moyen de bien mériter de moi, (11, 180) et de me rendre la fortune moins amère. Je ne cherche plus les joies de la vie ; elles ne sont plus pour moi ; je ne veux que porter à mon fils chez les Mânes la nouvelle qu’il est vengé. »

Cependant l’Aurore avait rallumé pour les malheureux mortels le doux flambeau du jour, ramenant les travaux et les peines. Déjà Énée, déjà Tarchon ont fait élever des bûchers le long du rivage sinueux ; chacun, suivant l’usage antique, y porte les corps des siens ; les feux s’allument ; une noire et épaisse fumée enveloppe la voûte des cieux obscurcis. Trois fois les fantassins, couverts de leurs armes étincelantes, tournent en courant autour des bûchers enflammés. Trois fois les cavaliers guident leurs coursiers autour du triste incendie des funérailles, (11, 190) et poussent de lugubres hurlements. La terre est arrosée de leurs larmes ; leurs armes en sont baignées ; les cris des guerriers et le bruit montent jusqu’au ciel. Les uns jettent dans les flammes les dépouilles enlevées aux Latins immolés, des casques, des glaives splendides, des freins, des roues détachées de leurs brûlants essieux ; d’autres jettent les boucliers de ceux-là mêmes qu’ils pleurent, dons connus, armes qui ont mal servi leur vaillance. En même temps on immole autour des bûchers de nombreux taureaux ; des porcs, des animaux divers enlevés aux campagnes voisines, sont égorgés dans les flammes : de tous les points du rivage, (11, 200) Arcadiens et Troyens voient brûler les restes de leurs compagnons d’armes, ou veillent assis près des bûchers demi-consumés ; rien ne peut les arracher à ce pieux devoir, jusqu’à ce que la nuit humide, ramenant les brillantes étoiles, ait changé la face des cieux.

Les malheureux Latins de leur côté dressent aussi d’innombrables bûchers : une partie de leurs morts est inhumée ; les autres sont transportés dans les campagnes et les villes voisines. Le reste, vaste et sanglant monceau, brûle pêle-mêle et sans honneur. Alors reluisent de toutes parts dans les champs latins mille et mille incendies. (11, 210) Quand la troisième aurore a chassé du ciel les froides ombres de la nuit, on remue tristement le haut amas des cendres ; et du milieu des foyers où ils gisent confondus on tire les os, et on couvre de terre ces débris brûlants.

Mais c’est dans le palais du puissant roi Latinus qu’éclatent les plus grands transports, les plus longues et les plus violentes douleurs. Là des mères, des épouses malheureuses, des sœurs tendres et désolées, des enfants privés de leurs pères, détestent une guerre fatale et l’hymen sanglant de Turnus. Ils veulent qu’il ait seul les armes à la main, que seul il combatte, puisqu’il réclame pour lui l’empire de l’Italie et les honneurs suprêmes. (11, 220) L’implacable Drancès appuie ces discours ; il assure qu’Énée n’en veut qu’au seul Turnus, n’appelle que Turnus au combat. Mais un parti nombreux soutient Turnus du cœur et de la voix, et le couvre du grand nom de la reine. Turnus se relève encore par sa belle renommée et par ses trophées mérités. Au milieu de ces mouvements, et au fort et dans le feu même de ces passions tumultueuses, les ambassadeurs envoyés vers la grande ville de Diomède reviennent avec la triste réponse, que tous leurs immenses efforts ont été impuissants ; que rien n’a pu ébranler le prince, ni les dons, ni l’or, ni les prières les plus pressantes ; que les Latins n’ont plus qu’à chercher d’autres alliances, (11, 230) ou à demander la paix au roi des Troyens. Cette nouvelle achève de consterner le roi Latinus. Énée est bien ce maître fatal que les dieux annoncent manifestement à l’Italie ; Latinus en est assez averti par leur colère, et par la perte encore saignante de tant de braves mis au tombeau sous ses yeux. Il appelle donc à une assemblée générale les grands de son royaume, et les rassemble dans son palais. Tous accourent ; tous se précipitent à flots pressés vers les issues qui mènent à la demeure royale. Au milieu d’eux s’assied Latinus, le premier par l’âge et par la majesté du sceptre ; mais la tristesse obscurcit son front. Alors on introduit les ambassadeurs nouvellement revenus de la ville étolienne ; (11, 240) le roi leur ordonne de parler, et de rapporter dans un ordre précis les réponses qu’ils ont reçues de Diomède. Il se fait un grand silence ; et Vénulus, pour obéir au roi, commence en ces termes : « Citoyens, nous avons vu Diomède et le camp argien ; nous avons surmonté tous les périls d’une longue route ; et nous avons touché cette main sous qui tomba Ilion. Alors Diomède vainqueur fondait en Iapygie, au pied du mont Gargan, la ville d’Argyripe, qu’il a ainsi appelée du nom de son ancienne patrie. Introduits devant lui, et invités à prendre la parole, nous étalons nos présents ; nous lui disons notre nom, notre patrie, (11, 250) quels peuples nous ont apporté la guerre, quel sujet nous amène à Arpos. Après nous avoir écoutés, le héros, d’un ton calme, nous répond : "Nation fortunée, sur qui Saturne a jadis régné, antiques Ausoniens, quel sort funeste trouble aujourd’hui votre repos, et vous pousse à provoquer aux combats un peuple qui ne vous est pas connu ? Nous tous qui avons d’un fer impie dévasté les champs d’Ilion (je ne parle pas des maux sans nombre qui nous ont épuisés sous ses hauts remparts, des guerriers que le Simoïs presse encore de ses ondes), nous avons souffert sur toutes les plages du monde d’effroyables supplices ; nous avons expié nos crimes par tous les châtiments : restes de la vengeance des dieux, Priam lui-même aurait eu pitié de nous. Minerve le sait, (11, 260) elle qui déchaîna contre nous l’astre des tempêtes ; ils le savent, les rochers eubéens et le flambeau vengeur de Capharée. Après cette grande guerre, les flots nous ont poussés de rivage en rivage : Ménélas est emporté, lointain exil, jusqu’aux colonnes de Protée ; Ulysse a vu les Cyclopes de l’Etna. Vous dirai-je Néoptolème et son règne d’un jour ? Idoménée et ses pénates bouleversés ? les Locriens jetés sur les rivages de la Libye ? Le chef lui-même des nobles enfants de la Grèce, Agamemnon a péri sur le seuil de son palais, par les mains de son exécrable épouse ; un infâme adultère est assis sur le trône du vainqueur de l’Asie. Et moi, les dieux ne m’ont-ils pas envié le bonheur de revoir ma patrie, (11, 270) une épouse désirée, et ma belle ville de Calydon ? Encore aujourd’hui d’horribles prodiges épouvantent mes yeux : j’ai vu mes compagnons perdus pour moi s’élancer sur des ailes à travers les airs ; je les vois (cruel supplice pour mon cœur) voler, oiseaux vagabonds, sur les bords des fleuves ; je les entends remplir les rochers de leurs cris lamentables. Je devais bien m’attendre à ces rigueurs du ciel, depuis ce jour où j’osai, insensé que j’étais, attaquer avec le fer les corps des immortels, et percer d’un trait sacrilège la main de Vénus. Non, ne me poussez pas à de tels combats ; non, plus de guerre avec les Troyens ! (11, 280) Depuis que Pergame est renversé, je ne me réjouis plus des maux que je leur ai causés ; je voudrais ne m’en plus souvenir. Ces présents que vous m’apportez des bords ausoniens : renvoyez-les à Énée. Nous nous sommes vus l’un et l’autre, fer contre fer, mains contre mains ; croyez-en mon expérience ; je sais quel guerrier c’est se dressant sous le bouclier ; je sais de quel bras foudroyant il lance le javelot. Si la terre de l’Ida eût porté deux héros comme lui, le Troyen serait venu à son tour jusqu’aux cités d’Inachus, et la Grèce pleurerait ses destins changés. Tout ce qui retarda sous les murs troyens l’heure fatale d’Ilion, tout ce qui arrêta la victoire des Grecs, c’est le bras d’Hector et d’Énée qui l’ont fait ; (11, 291) tous deux égaux par le courage et les hauts faits : mais Énée l’emportait par sa piété. Renouez donc alliance avec lui, à quelque prix que ce soit : mais gardez-vous d’engager vos armes avec les siennes". — Vous avez entendu, ô le meilleur des rois, la réponse de Diomède, et ce qu’il pense de cette guerre importante.» À peine Vénulus eut-il cessé de parler, qu’un frémissement confus se répandit dans toute l’assemblée tumultueuse : ainsi quand des rochers retardent le rapide courant d’un fleuve, il se fait un sourd murmure dans le gouffre obstrué, et les deux rives retentissent des éclats de l’onde refoulée.

(11, 300) Dès que les esprits se furent calmés, les voix tumultueuses tombèrent ; et le roi, après avoir invoqué les dieux, parla ainsi du haut de son trône : « Latins, j’aurais voulu et il aurait été plus à propos de délibérer sur ces grands intérêts avant que n’éclatât la guerre ; et ce n’est pas au moment où l’ennemi est sous nos murs, qu’il convient de tenir conseil. Nous faisons, citoyens, une guerre insensée aux enfants des dieux, à des hommes indomptables, que les combats ne lassent point, et qui, même vaincus, ne déposent pas le fer. Si vous avez attendu quelque secours des armes étoliennes, renoncez à cette espérance ; que chacun de nous n’espère plus qu’en lui ! et encore vous voyez combien cette ressource est misérable. (11, 310) L’irréparable ruine de nos affaires est étalée devant vos yeux ; vous la voyez, vous la touchez. Je n’accuse personne ; tout ce qu’a pu faire un prodigieux courage, vous l’avez fait ; et nous avons combattu avec toutes les forces de l’État. Maintenant je vous dirai à quel avis s’arrête mon esprit incertain ; écoutez-moi ; peu de mots vous l’expliqueront. Il est un antique territoire qui s’étend au loin vers le couchant le long du Tibre, et par delà les frontières sicaniennes. Les Aurunces et les Rutules ensemencent et tourmentent avec le soc ces collines ingrates, et font paître leurs troupeaux sur les plus âpres versants. (11, 320) Que tout ce pays, avec sa montagne et sa forêt de pins, soit cédé aux Troyens pour prix de leur alliance ; que la paix soit conclue avec eux sous de justes conditions ; et appelons-les à partager nos droits de citoyens. Qu’ils s’établissent en Italie, si l’Italie a pour eux tant de charmes, et qu’ils y bâtissent des murailles. Mais s’ils cherchent d’autres contrées, s’ils veulent s’emparer d’un autre territoire et s’ils peuvent se retirer du nôtre, construisons-leur vingt vaisseaux, et même plus, s’ils les peuvent remplir. Les bois sont tout abattus sur la rive du fleuve : qu’ils prescrivent eux-mêmes le nombre et la forme des navires ; l’airain, les bras, la voilure, et le reste leur seront fournis par nous. (11, 330) C’est peu ; députons cent des principaux de la nation, qui aillent, le rameau d’olivier à la main, porter au roi des Troyens nos propositions et l’assurer de notre alliance. Ils lui porteront en présents des talents d’or et d’ivoive, avec la chaise curule et la trabée, insignes de notre royauté. Voilà mon sentiment ; délibérez à votre tour, et venez en aide à cet empire fatigué. »

Alors Drancès, jaloux en secret de la gloire de Turnus, se lève, le cœur plein de haine, et l’esprit agité par les aiguillons poignants de l’envie : libéral, éloquent, mais de glace dans les combats, habile dans les conseils, (11, 340) maître de la multitude par la sédition, fier du noble sang de sa mère, il était né d’un père inconnu. Il prend la parole, et, déchargeant sa haine sur Turnus, il accroît encore l’irritation des esprits : « Ô le meilleur des rois, dit-il, le triste état de nos affaires que vous venez de nous exposer n’est obscur pour personne, et votre voix n’a pas besoin que la mienne l’appuie. Tous ceux qui m’écoutent savent bien ce que demande l’intérêt de la nation ; mais aucun n’ose s’en ouvrir. Qu’il nous rende la liberté de parler, et qu’il rabatte de son orgueil, celui sous les auspices duquel nos armes ont été si malheureuses, et dont les sinistres prétentions (je dirai tout, quoiqu’il me menace de son fer homicide) ont fait tomber tant de guerriers, lumières de la patrie, (11, 350) ont plongé dans le deuil notre ville entière ; et cela parce qu’il tente l’attaque du camp troyen, l’intrépide soldat qui ne se fie qu’à ses pieds, et qui épouvante le ciel du fracas de ses armes. À ces nombreux présents que vous destinez aux Troyens, ajoutez-en encore un autre, ô le meilleur des rois ; et ne souffrez pas que la violence vous empêche de donner en père et en roi votre fille à un gendre illustre, et de cimenter par un digne hyménée l’éternelle alliance qui doit vous unir à lui. Si Turnus a frappé les esprits d’une invincible épouvante, eh bien ! supplions-le, et implorons de lui cette grâce pour l’État. Qu’il permette au roi d’user de son propre droit, et qu’il sacrifie le sien à la patrie. (11, 360) Pourquoi, Turnus, toi la cause première de tous nos maux, pourquoi jeter tes malheureux concitoyens dans la sanglante carrière des batailles ? Il n’y a plus de salut pour nous dans la guerre ; tous nous te demandons la paix, Turnus, et le seul et inviolable gage de la paix. Moi-même, que tu t’imagines être animé contre toi (et je ne m’en défends point) je viens à toi le premier en suppliant : aie pitié de tes concitoyens, laisse tomber ton orgueil ; vaincu, retire-toi ; partout battus, nous avons assez vu mourir des nôtres, assez vu se dépeupler nos campagnes désolées. Mais si tu es si touché de la gloire, si tu as une si fière confiance dans ta force, et si la couronne des rois est la seule dot qui te tienne au cœur, (11, 370) ose donc te montrer, et porte intrépidement ta poitrine au-devant des coups de ton ennemi. Eh quoi ! pour que Turnus devienne l’heureux époux d’une princesse, nous, âmes viles, troupe indigne de sépulture et de larmes, nous resterons couchés sur les champs de bataille ! Mais toi, si tu as encore du cœur, s’il te reste un peu de la valeur de tes pères, va regarder en face ton rival qui t’appelle. »

Ce discours enflamma l’âme violente de Turnus ; il gémit de l’affront qu’il dévore, et éclate par ces mots : « Ta bouche, ô Drancès, a toujours des flots de paroles, lorsque la guerre demande des bras ; et quand on convoque les chefs de la nation, (11, 380) tu es le premier au conseil. Mais il ne s’agit pas de remplir la curie de ces grands mots que sans péril tu jettes au vent, tandis qu’un bon rempart tient l’ennemi à distance, et que les fossés ne regorgent pas de sang. Eh bien ! tonne ici avec ton éloquence ordinaire : traite-moi de lâche, Drancès, toi dont le bras rougi par le carnage entasse Troyens sur Troyens, toi dont les trophées décorent çà et là nos campagnes. Mais ces vifs élans du courage, éprouvons enfin, toi et moi, ce qu’ils peuvent : nous n’avons pas à chercher loin les ennemis ; ils sont là qui environnent de tous côtés nos murs. Marchons ; qui t’arrête ? Mars ne sera-t-il jamais pour toi (11, 390) que dans cette langue pleine de vent, et dans ces pieds si agiles à fuir ? Moi vaincu ! Et qui donc, misérable, aura droit de me le dire en face ? qui, s’il voit comme j’ai fait enfler le Tibre du sang troyen, s’il voit toute la maison d’Évandre tomber avec toute sa race sous mes coups, et les Arcadiens dépouillés par moi de leurs armes ? M’ont-ils trouvé lâche et Bitias et le grand Pandarus, et ces milliers de Troyens que ce bras vainqueur a envoyés dans le Tartare, en ce jour où j’étais enfermé dans les murs, emprisonné dans les remparts ennemis ? Plus de salut dans la guerre, nous dis-tu. Va débiter ces lâchetés insensées (11, 400) au chef des Troyens et à ceux de ton parti ; va, répands autour de toi le trouble et la peur qui te travaillent ; exalte les forces d’un peuple que j’ai deux fois vaincu, et ravale les armes des Latins. Maintenant voilà que les capitaines des Grecs, que Diomède, qu’Achille de Larisse ont tremblé devant les armes phrygiennes. Vous verrez que l’Aufide en a reculé, ramenant ses eaux du sein des ondes adriatiques. À l’entendre, l’imposteur artificieux, il feint de s’épouvanter de mes menaces, et ce n’est que pour me faire mieux haïr. Cesse de trembler, Drancès ! ce bras ne t’ôtera jamais ta vile âme ; qu’elle demeure en toi, et dans ce corps aussi vil qu’elle.

(11, 410) « Maintenant, grand roi, je reviens à vous et au grave objet sur lequel vous nous consultez. Si vous n’avez plus aucune confiance en nos armes, si nous sommes si abandonnés qu’on le dit, si une première déroute nous a anéantis, si pour nous la fortune n’a pas de retour, implorons la paix, et tendons au Troyen des mains désarmées. Que dis-je ? ah ! s’il nous restait quelque ombre de notre ancienne vigueur… Oui, je dirais que celui-là est un noble cœur et heureux entre tous, qui, pour ne pas voir une telle infamie, est tombé mourant sur le champ de bataille, et a mordu une dernière fois la poussière. Mais si nous avons encore des ressources, si notre jeunesse est encore entière, (11, 420) s’il nous reste le secours des villes et des peuples de l’Italie ; si les Troyens ont payé leur gloire par des flots de sang, s’ils ont aussi leurs morts à pleurer, et si la même tempête nous a tous écrasés, vainqueurs et vaincus ; pourquoi manquer lâchement de cœur à l’entrée de la carrière ? pourquoi frissonner de peur avant que n’ait retenti la trompette ? Le temps, la pénible et changeante succession des jours a réparé bien des ruines : que de mortels, jouets de la fortune, elle a quittés tour à tour et de nouveau visités, et qu’enfin elle a établis dans un solide bonheur ! Nous n’aurons pas le secours de l’Étolien et d’Arpos ; mais nous avons avec nous Messape, l’heureux Tolumnius, et (11, 430) tant d’autres capitaines que nous ont envoyés les peuples d’Italie ; et la gloire ne tardera pas à suivre les drapeaux d’élite du Latium et des champs laurentins : n’avons-nous pas aussi Camille, de la noble nation des Volsques ? Vous l’avez vue à la tête de ses cavaliers ; vous avez vu ses escadrons resplendissants d’airain. Si les Troyens m’appellent seul au combat, si le défi vous plait, et si je suis le seul obstacle au bien commun ; la victoire ne me hait pas tellement, et ne s’est pas déjà tant échappée de mes mains, pour que je manque à d’aussi magnifiques espérances en n’osant pas tenter un grand coup. Je marcherai avec mon courage contre le Phrygien, l’emportât-il sur le grand Achille, et dût-il, comme lui, revêtir des armes forgées par Vulcain lui-même. (11, 440) Cette vie, Turnus, qui ne veut le céder en valeur à aucun de ses ancêtres, vous la donne à vous et à Latinus son beau-père. C’est moi seul qu’Énée défie : eh bien ! qu’il me défie, c’est ce que je demande. Ce n’est pas à Drancès, si nous avons contre nous les dieux irrités, à les satisfaire par sa mort ; et s’il y a là de l’honneur et de la gloire à gagner, ce n’est pas à Drancès à me les enlever. »

Tandis que ces orageux débats agitaient les esprits du Latium en péril, Énée levait son camp et se mettait en marche avec son armée. Voici qu’un messager se précipite dans le palais avec un grand tumulte, et remplit toute la ville de terreur. Il annonce que les Troyens rangés en bataille ont quitté les bords du Tibre, (11, 450) et que les troupes tyrrhéniennes descendent de tous côtés dans la plaine. Soudain les esprits se troublent, la multitude est ébranlée ; la colère aiguillonne et soulève tous les cœurs. On demande des armes avec fureur : Aux armes ! crie la jeunesse frémissante. Les vieillards contristés pleurent, et dévorent leurs gémissements ; de tous côtés s’élèvent dans les airs d’immenses et discordantes clameurs. Tels des oiseaux attroupés quand ils s’abattent sur une forêt profonde, tels sur les bords de l’Éridan poissonneux les cygnes font entendre leurs chants rauques à travers les bruyants marais. Turnus saisit l’instant : « Citoyens, s’écrie-t-il, (11, 460) continuez à tenir conseil, et, tranquilles sur vos sièges, vantez-nous les douceurs de la paix ; que pendant ce temps l’ennemi se précipite au cœur du royaume. » Il dit, s’échappe de l’assemblée et s’élance hors du palais. « Va, dit-il à Voluse, commander aux bataillons volsques de se mettre sous les armes ; amène-moi aussi les Rutules ; vous, Messape, Coras et votre frère, déployez votre cavalerie dans la plaine ; qu’une partie des nôtres se dirige vers les passages qui mènent à la ville, et s’empare des tours ; et que le reste se porte en armes avec moi où je l’ordonnerai. » Cependant on accourt de toute la ville sur les remparts. Latinus lui-même abandonne le conseil, (11, 470) et, troublé par le malheur des temps, il ajourne ces grandes délibérations. Il se reproche amèrement de n’avoir pas tout d’abord accueilli le Troyen Énée, et associé cet illustre gendre à son trône. Les uns creusent de larges fossés devant les portes, les autres soulèvent pour s’y retrancher des pierres et des pieux ; la trompette aux sons rauques donne le signal sanglant des batailles ; les femmes, les enfants confondus bordent les murailles ; tous accourent où les appelle un grand et dernier péril. La reine, environnée de la foule nombreuse des dames latines, se fait porter au temple et à la haute citadelle de Pallas, pour y déposer ses offrandes : à ses côtés est Lavinie, (11, 480) la cause de ces grands malheurs, triste, et tenant ses beaux yeux baissés. Elles entrent dans le temple, qu’elles parfument d’encens ; et sur le seuil du sanctuaire elles répandent cette lamentable prière : « Déesse de la guerre, vierge de Triton, qui peux tout dans les combats, brise de tes mains la lance du ravisseur phrygien ; renverse-le sur la poussière ; étends-le sous ces hautes portes. »

Turnus dans son impatiente fureur s’armait pour le combat ; déjà la cuirasse rutule hérissait sur sa poitrine ses écailles d’airain ; déjà il avait revêtu ses cuissards dorés, ceint son épée ; et, les tempes encore nues, (11, 490) il descendait tout éblouissant d’or du haut de la citadelle. Le cœur bondissant de joie, il a d’avance vaincu son ennemi. Tel un coursier qui a rompu ses liens s’échappe des étables, libre enfin, et s’emparant de l’espace ouvert devant lui : il court aux pâturages et vers la troupe des cavales, ou vers les eaux connues du fleuve où il aime à se plonger ; il bondit, il lève sa tête altière, il frémit dans sa force luxuriante ; et ses crins, jouets des vents, voltigent sur son cou et ses épaules. Turnus voit venir à sa rencontre Camille à la tête de ses escadrons ; arrivée aux portes de la ville, la reine (11, 500) s’élance à terre ; tous ses cavaliers l’imitent, et, légers comme elle, glissent de leurs coursiers. Alors s’adressant à Turnus : « Turnus, s’il est permis de compter sur son propre courage, j’ose te promettre de marcher contre les escadrons d’Enée, et de me porter seule au-devant des cavaliers tyrrhéniens. Laisse-moi tenter les premiers hasards du combat ; toi, demeure avec tes fantassins au pied des remparts et garde les murailles. » Turnus fixant ses yeux sur la vierge étonnante lui répond : « Ô vierge, l’honneur de l’Italie, comment égaler par la reconnaissance et payer un tel service ? Venez donc, puisque (11, 510) votre courage est au-dessus de tout, venez partager avec moi les travaux de cette journée. On dit, et mes éclaireurs m’en ont confirmé le bruit, que l’audacieux Énée a envoyé devant lui une troupe de cavalerie légère pour battre la campagne, et qu’à la tête de son armée il franchit les sommets déserts de la montagne pour tomber sur la ville. Je lui prépare une embuscade dans le sentier creux de la forêt, et je garnirai les deux gorges de soldats. Vous, engagez vos enseignes contre celles de la cavalerie tyrrhénienne ; avec vous marcheront le bouillant Messape, les escadrons latins, et la troupe de Tiburne : allez, commandez et dirigez. » (11, 520) Il exhorte par de pareils discours Messape et les chefs alliés, et marche au-devant de l’ennemi. Il y avait dans l’enfoncement des monts une vallée, propice aux ruses et aux pièges de la guerre : deux versants couverts de noirs ombrages la resserraient de çà et delà, et on y pénétrait par un étroit sentier, gorge tortueuse, défilé perfide. Au-dessus de la vallée et sur le sommet de l’un des monts s’étendait une plaine cachée aux yeux, poste d’observation, retraite sûre, d’où l’on pouvait à droite et à gauche courir au combat, tomber sur l’ennemi, et faire rouler sur lui d’énormes pierres. (11, 530) C’est là que Turnus, qui connaît le pays, se porte ; il saisit la position couverte par les ombrages de la forêt perfide.

Cependant Diane, dans les hautes demeures de l’Olympe, entretenait Opis, l’une des vierges ses compagnes et de sa troupe sacrée, et lui adressait ces tristes paroles : « Nymphe, voici Camille qui marche à un cruel combat, et qui revêt mes armes, hélas ! inutiles dans ses mains. Camille m’est chère entre toutes les vierges ; et ce n’est pas de ce jour que m’est venue pour elle cette vive tendresse ; ce n’est pas d’un mouvement subit qu’elle a touché le cœur de Diane. Chassé de son royaume par la haine de ses peuples et à cause de son insupportable tyrannie, (11, 540) Métabe, son père, s’échappe de l’antique Priverne ; fuyant de sa patrie à travers les armes et les combats, il emporta avec lui dans l’exil sa fille encore enfant, et l’appela Camille, du nom adouci de sa mère Casmille. Le malheureux père, portant sa fille dans ses bras, gagnait les longues pentes des bois solitaires : de tous côtés le pressaient mille traits cruels ; et les Volsques en armes, se déployant çà et là, voltigeaient autour de lui. Voici que dans sa fuite il voit l’Amasène, grossi par les pluies que les nuages en se rompant avaient épanchées, rouler par-dessus ses rives ses flots écumants : il va s’élancer à la nage ; mais son amour pour son enfant le (11, 550) retient, et il tremble pour ce cher fardeau. Longtemps il délibère ; enfin il s’arrête à ce périlleux moyen. Autour de l’immense javeline, formée d’un bois noueux et durci par la flamme qu’il portait, guerrier superbe, d’une main vigoureuse il enlace un berceau d’écorce et de liège dans lequel il a enfermé sa fille ; des nœuds adroitement tressés rassemblent et le berceau et la javeline. Alors les balançant l’un et l’autre d’un bras puissant : Fille de Latone, qui habites les forêts, déesse secourable, s’écrie-t-il, je voue, moi son père, cette fille à tes autels : vois, elle tient pour la première fois tes traits, et t’implore en fuyant ses ennemis et les miens. Accepte, ô toi que j’atteste, accepte, (11, 560) ô déesse, ce bien que je t’abandonne, et que ma main confie au périlleux espace des airs. Il dit, et d’un bras ramené en arrière lance sa javeline : l’onde en retentit ; et l’infortunée Camille s’envole par-dessus le fleuve rapide avec le trait sifflant. Métabe, que la troupe ennemie presse de plus près, se jette à la nage, aborde ; et d’une main triomphante arrache du gazon sa javeline et son enfant, don que Diane désormais réclame. Cependant nul toit, nulle cité ne reçut Métabe dans ses murs ; et le farouche tyran lui-même n’aurait pas donné les mains à l’hospitalité offerte. Il passa donc sa vie, à la manière des pasteurs, dans les montagnes solitaires. (11, 570) Là, au milieu des buissons et dans les profondeurs affreuses des forêts, il nourrissait sa fille avec le lait d’une cavale, pressant sur les tendres lèvres de l’enfant la mamelle ruisselante de sa sauvage nourrice. À peine commençait-elle à marquer sur l’arène ses pas mal assurés, qu’il chargea ses mains d’un dard aigu, et qu’il suspendit à ses petites épaules un arc avec ses flèches. L’or ne noua point ses cheveux ; elle ne revêtit pas une longue robe flottante : la dépouille d’un tigre pendait de sa tête sur tout son corps. Déjà de ses tendres mains elle lançait de petits javelots ; déjà, faisant tournoyer autour de sa tête la courroie de la fronde, (11, 580) elle abattait la grue du Strymon et le cygne au blanc plumage ; plus d’une mère des cités tyrrhéniennes désira en vain de la voir unie à son fils : Camille, heureuse de n’être qu’à Diane, aime d’un éternel amour nos armes et sa pure virginité. Hélas ! j’aurais voulu que, saisie d’une passion moins vive pour les combats, elle ne tentât pas d’attaquer les Troyens ; chère à mon cœur, elle serait maintenant l’une de mes compagnes. Mais puisqu’elle est déjà sous le coup des destins cruels, nymphe, descends des cieux, et vole vers le pays des Latins, là où s’engage sous de funestes auspices un horrible combat. (11, 590) Prends ces armes, et tire une flèche vengeresse de mon carquois. Quel qu’il soit, celui qui percera d’un fer sacrilège le chaste corps de la vierge, Ausonien ou Troyen, il faut qu’il me satisfasse par son sang. Et moi, enlevant dans un nuage le corps et les dépouilles intactes de la malheureuse guerrière, je les rendrai au tombeau de ses pères. » Elle dit, et la nymphe fendant les airs légers descend des cieux d’un vol bruyant, enveloppée d’un noir tourbillon.

Cependant la cavalerie troyenne et étrusque, partagée en escadrons et déployant ses lignes, s’avance vers les murs de Laurente : partout dans la plaine le coursier frémissant (11, 600) bondit, et, se tournant deçà et delà, se débat sous le frein qui le presse. Les champs se hérissent au loin du fer des lances, et étincellent des feux que jettent les pointes des armes. Messape, et Coras son frère, et la rapide cavalerie des Latins, soutenus des escadrons de la belliqueuse Camille, se présentent dans la plaine contre les Troyens : déjà les lances s’allongent, ramenées en arrière ; déjà on brandit les dards ; cavaliers et chevaux, tout frémit, tout s’enflamme. Déjà les deux armées, marchant l’une sur l’autre, s’étaient arrêtées à la portée du trait : soudain on s’élance à grands cris ; (11, 610) on emporte les coursiers frémissants ; des deux côtés fond une nuée de traits pressés comme la neige ; le ciel en est obscurci. Tyrrhénus et le bouillant Acontée, la lance en avant, courent les premiers l’un sur l’autre et s’entre-heurtent avec un bruit effroyable, rompant coursier contre coursier, poitrail contre poitrail ; Acontée, renversé comme la foudre qui tombe, ou comme la pierre lancée par la baliste, est jeté au loin et répand sa vie dans les airs. Tout à coup les escadrons latins, saisis d’épouvante, rejettent leurs boucliers sur leurs épaules, et tournent bride vers la ville. (11, 620) Les Troyens de les pousser, entraînés par leur chef Asylas : déjà même ils approchaient des portes de la ville, quand les Latins se ralliant poussent un grand cri, et retournent les molles bouches de leurs coursiers. Les Troyens de fuir à leur tour, et, donnant des rênes, de se replier sur le gros de leur armée. Ainsi la mer, dans le mouvement alterné de ses flots, tantôt se précipite vers la terre, jette par-dessus les rochers ses vagues écumantes, et les déroule sur la grève au loin inondée : tantôt, reculant d’une fuite aussi rapide, et ramenant dans son sein bouillonnant les rocs qu’elle a roulés sur la plage, elle retire du rivage son onde décroissante. Deux fois les Toscans poussent les Rutules jusque sous leurs murailles ; (11, 630) deux fois rejetés sur eux-mêmes, ils tournent le dos en couvrant leur retraite. Une troisième fois enfin on s’attaque, on se mêle, on choisit son ennemi. Alors ce ne sont plus que mourants qui gémissent, que torrents de sang qui inondent et les armes et les corps. Ce n’est plus qu’un horrible mélange de cavaliers et de chevaux massacrés et roulant dans la plaine ; alors le combat devient affreux. Orsilochus, voyant que Rémulus tremble de l’attaquer, lance un dard à son coursier, qu’il perce au-dessous de l’oreille. Le quadrupède altier se cabre sous le coup, se redresse en fureur, et, impatient de sa blessure, bat l’air de ses pieds. (11, 640) Rémulus renversé roule à terre. Catillus abat Iolas, et Herminius, tout fier qu’il est de son courage, de son vaste corps et de ses armes. Herminius à la blonde chevelure combattait la tête nue, les épaules nues ; les blessures ne l’épouvantaient pas, tant se découvrait aux coups l’intrépide géant ! Le javelot de Catillus va s’enfoncer en tremblant dans ses vastes épaules, et, perçant ce grand corps de part en part, le fait se courber sous la douleur. Des flots d’un sang noir coulent de tous côtés ; les combattants sèment partout la mort, et cherchent eux-mêmes à travers les blessures un beau trépas.

Au milieu du carnage bondit l’Amazone Camille, un carquois sur l’épaule, un sein nu pour le combat : (11, 650) tantôt elle lance coup sur coup avec la main des javelots pliants ; tantôt elle fait voltiger d’un bras infatigable la pesante hache ; sur son épaule résonnent son arc d’or et les armes de Diane. Quelquefois repoussée et forcée de fuir, elle se retourne, et tout en fuyant décoche ses flèches meurtrières. À ses côtés combattent ses compagnes d’élite, Larina, Tulla et Tarpeïa, qui brandit une hache d’airain ; toutes trois Italiennes, escorte brillante de la divine Camille, ses conseils dans la paix, ses vaillants soutiens dans la guerre. (11, 659) Ainsi les Amazones de Thrace frappent du bruit de leurs armes peintes les bords ensanglantés du Thermodon, soit qu’elles se pressent autour de leur reine Hippolyte, soit que la belliqueuse Penthésilée se porte sur son char à travers les batailles ; leur troupe guerrière hurle et bondit en tumulte, agitant ses boucliers en forme de croissant. Quel est le premier, quel est le dernier, ô vierge terrible, que tu abats sous tes coups ? Qui compterait tous ceux que tu étends morts sur l’arène ? Le premier qu’elle immole est Eunée, fils de Clytius ; il venait contre elle, quand de sa longue lance elle traverse sa poitrine découverte ; Eunée tombe en vomissant des ruisseaux de sang, mord la terre ensanglantée, et se roule en mourant sur sa blessure. (11, 670) Elle fond sur Liris et sur Pagase ; tandis que l’un, déjà culbuté, ramasse les rênes de son coursier percé sous le flanc, et que l’autre vient à son aide et lui tend pour le soutenir une main désarmée, ils sont entraînés tous deux et tombent ensemble. À côté d’eux elle jette sur la poussière Amastre, fils d’Hippotas ; et de loin, penchée sur sa lance, elle poursuit et atteint Térée, Harpalyce, Démophoon et Chromis. Autant partent de traits lancés par la main de la vierge, autant tombent de guerriers phrygiens. Elle voit Ornyte, chasseur fameux, que distingue au loin son armure inconnue, et qu’emporte un cheval apulien : la peau d’un taureau sauvage couvre ses vastes épaules ; (11, 680) il a pour cimier la tête énorme d’un loup, avec sa gueule et ses dents blanches. Sa main est armée d’un épieu agreste ; il s’agite au milieu des escadrons, et dépasse de la tête tous les autres cavaliers. Camille l’atteint aisément, son bataillon étant rompu, le perce de son dard, et le cœur plein de colère : « As-tu cru, lui dit-elle, féroce Tyrrhénien, lancer ici les bêtes de tes forêts ? Le jour est venu où le bras d’une femme devait confondre tes insolents discours : cependant tu pourras raconter aux mânes de tes pères (et ce n’est pas peu de gloire pour toi) que tu es tombé sous le trait de Camille. » (11, 690) En même temps elle attaque Orsiloque et Butès, les deux géants de l’armée troyenne : elle perce Butès entre la cuirasse et le casque, là où le court bouclier qui pend de son bras gauche laisse à découvert le cou du guerrier. Elle fuit devant Orsiloque ; mais tournant son ennemi par un grand cercle qu’elle décrit à sa gauche, elle l’évite, et poursuit à son tour celui qui la poursuit. Alors se levant tout entière sur ses pieds dressés, elle décharge sa formidable hache sur les armes et les os du guerrier : en vain Orsiloque la suppliant lui demande la vie ; le coup tombe, et couvre son visage de sa cervelle fumante.

Sur son passage se présente et s’arrête, saisi d’une soudaine épouvante, (11, 700) le fils d’Aunus que vit naître l’Apennin. Il ne fut pas, tant que les destins le lui permirent, le dernier des Liguriens dans l’art de tromper. Voyant qu’il ne peut échapper au combat par la fuite, ni détourner de sa tête la reine qui le poursuit, il a recours à la ruse, il imagine un stratagème, et s’adressant à Camille : « Le beau courage pour une femme de se lier à un coursier vigoureux ! Laisse là cette vitesse qui n’est pas la tienne ; ose descendre avec moi dans la plaine, et me combattre de près et à pied. Tu connaîtras bientôt qui de nous deux aura plus qu’une vaine fumée de gloire. » Il dit : Camille furieuse, et qu’un vif dépit enflamme, (11, 710) confie son coursier à l’une de ses compagnes, et, l’épée nue, à pied, intrépide sous son bouclier blanc, elle se présente pour un combat égal. Mais le jeune guerrier, s’applaudissant trop tôt de la ruse, s’échappe d’un bond, tourne bride, s’enfuit, est emporté, et fatigue de ses éperons de fer les flancs de son coursier rapide. « Fourbe Ligurien, âme enflée d’orgueil et de lâcheté, c’est en vain que tu as voulu glisser de mes mains par les ruses de ta nation ; mais ta supercherie ne te rendra pas vivant à ton père, aussi fourbe que toi. » À ces mots, la vierge aussi ardente que légère passe le cheval à la course, l’atteint, le saisit par le mors, (11, 720) attaque le cavalier de front, et le punit en répandant son sang odieux. Aussi facilement l’oiseau sacré de Mars, l’épervier, fond du haut d’un rocher, et poursuit de l’aile une colombe qui déjà se perd dans la nue ; il la saisit, la presse, et la déchire de ses ongles crochus ; on voit tomber des airs du sang et des plumes arrachées.

Cependant le père des dieux et des hommes, assis sur son trône, regardait du haut de l’Olympe cette sanglante mêlée. Soudain il inspire et pousse au carnage Tarchon, le chef des Tyrrhéniens ; et il pique son cœur des vifs aiguillons de la colère. Au milieu des morts et de ses escadrons qui plient, Tarchon (11, 730) lance son coursier, ranime par ses discours ses cavaliers débandés, les appelant chacun par leur nom, et rétablit le combat. « Quelle peur ! ô Tyrrhéniens, lâches, qui ne sentez plus votre lâcheté, quelle faiblesse honteuse s’est emparée de vos cœurs ? Une femme vous met en déroute, une femme fait tourner le dos à mes escadrons ! Pourquoi ce fer dans vos mains ? pourquoi portons-nous ces traits inutiles ? Vous n’êtes pas si mous aux nocturnes combats de Cythère, ni lorsque la flûte vous appelle aux chœurs de Bacchus, et que vous attendez l’heure de vous livrer aux festins et de remplir vos coupes. Voilà votre passion, et vous n’avez d’ardeur qu’au moment où un aruspice favorable annonce un banquet sacré, (11, 740) et quand une grasse victime vous appelle au fond des bois sacrés. » Il dit, et, résolu à mourir, se lance avec son coursier dans la mêlée, et se porte comme un tourbillon au-devant de Vénulus. Il le saisit, l’arrache à son coursier, le serre de toutes ses forces contre sa poitrine, et l’enlève. Un cri éclate dans les airs ; tous les regards des Latins se tournent sur les deux cavaliers. Tarchon, rapide comme la flamme, vole à travers la plaine, emportant avec lui l’homme et ses armes ; en même temps il rompt le fer de la lance de Vénulus, et cherche les défauts de son armure, pour lui porter un coup mortel ; Vénulus se débattant (11, 750) repousse de sa gorge le bras qui le va percer, et tâche d’échapper à la force par la force. Tel un aigle au plumage fauve enlève jusqu’aux nues un dragon qu’il a saisi, l’enlace dans ses serres, l’étreint de ses ongles ; le reptile blessé plie ses anneaux tortueux, hérisse ses écailles, siffle, s’enfle, dresse sa tête, lutte contre le bec qui le déchire ; l’oiseau de Jupiter ne l’en serre pas moins, et, l’emportant, bat l’air de ses ailes : tel Tarchon triomphant emporte la proie qu’il vient de ravir à l’escadron des Tiburtins. Entraînés par l’exemple de leur chef et par ce coup prodigieux, les Étrusques accourent sur ses traces. Alors Arruns, que réclament les destins, (11, 760) voltigeait, le dard à la main, autour de la légère Camille, et, la prévenant à force d’art, épiait, pour l’accabler, un hasard favorable. Partout où la vierge en furie se porte au travers des bataillons, Arruns la suit, et court en silence sur sa trace. Revient-elle victorieuse, et laissant derrière elle l’ennemi dispersé, Arruns détourne furtivement vers elle ses rapides rênes. Partout sur son passage, l’œil à tous ses mouvements, il tourne sans relâche dans le cercle où s’agite la guerrière, et brandit son javelot pour le lancer à coup sûr. Chlorée, consacré à Cybèle, et jadis prêtre de son temple, étalait au loin le luxe éblouissant de son armure phrygienne : (11, 770) sous lui bondissait un coursier écumant, couvert d’une peau où l’or et l’airain tissu en écailles imitaient un plumage bigarré. Chlorée, que distinguaient la teinture étrangère et le pourpre rembruni de ses vêtements, lançait des flèches d’un bois de Gortyne. Sur ses épaules retentit un arc d’or ; un casque d’or couvre sa tête sacrée ; sa chlamyde jaune et le tissu frémissant de ses plis de lin étaient rassemblés par un nœud d’or ; l’aiguille avait brodé la tunique et les cuissards du barbare. La vierge, soit pour suspendre aux lambris des temples de ses dieux des armes troyennes, soit pour se parer elle-même d’un or pris sur l’ennemi, (11, 780) suivait, chasseresse avide, le seul Chlorée sur le champ de bataille ; et, ne s’attachant qu’à lui dans son aveugle ardeur, elle convoitait en femme cette belle proie et ces brillantes dépouilles : l’imprudente ! Arruns est là, qui saisit le moment, et qui va lui lancer son dard perfide. « Dieu puissant, s’écrie-t-il, gardien du Soracte sacré, Apollon, toi que nos peuples entre les autres mortels honorent le plus, toi pour qui les rameaux entassés de nos pins entretiennent une flamme éternelle, toi qui fais que, soutenus par un saint zèle, nous, tes adorateurs, nous foulons sans peur des brasiers ardents ; permets, grand dieu, que j’efface le déshonneur imprimé à nos armes : (11, 790) je ne demande point la dépouille de la vierge vaincue, je ne veux pas d’un si petit trophée ; d’autres exploits m’illustreront assez : pourvu que mon bras extermine ce terrible fléau de ma patrie, je consens à retourner sans gloire dans nos cités. » Apollon l’entend et lui accorde une part de son vœu ; mais l’autre il la laisse se perdre dans les airs. Il consent qu’il abatte Camille par un coup soudain et terrible ; mais il ne veut pas qu’il revoie les hautes murailles de sa patrie ; et les vents emportent sur leurs ailes orageuses ses dernières paroles.

Enfin le trait lancé par la main d’Arruns siffle à travers les airs ; (11, 800) tous les yeux, tous les cœurs emportés se tournent vers la reine des Volsques. Mais l’intrépide guerrière n’entend pas le souffle frémissant du fer, ne voit pas le trait qui arrive à travers les airs, quand déjà la pointe l’a atteinte, s’est enfoncée au-dessous de sa mamelle nue, et, pénétrant au fond de sa poitrine, a bu son sang virginal. Les compagnes de Camille accourent éperdues, et reçoivent dans leurs bras leur reine, qui tombe. Arruns le premier s’enfuit épouvanté, et le cœur rempli de joie et de terreur ; il n’ose plus se fier à sa lance, il n’ose aller au-devant des armes de la vierge abattue. Tel un loup, avant que les traits vengeurs ne le poursuivent, (11, 810) court se cacher dans les profondeurs inaccessibles des monts ; il a égorgé un grand taureau et le berger lui-même ; troublé de ce coup d’audace, et repliant sa queue tremblante qu’il colle à ses flancs, il gagne les forêts : ainsi Arruns, dans son trouble, se dérobe à tous les yeux, et, content de la fuite, il va se confondre au milieu des bataillons latins. Camille mourante veut de sa main arracher le trait ; mais il est retenu par sa pointe de fer, qui a pénétré à travers les os jusqu’au fond des côtes. Elle tombe sans vie ; ses yeux s’éteignent glacés par la mort, et son teint, tout à l’heure vermeil, s’efface de son visage. (11, 820) Alors, près d’expirer, elle dit ces mots à la triste Acca, celle de ses compagnes qui de toutes lui était la plus fidèle, et qui partageait les secrets de son cœur : « Acca, ma sœur, j’ai eu jusqu’ici des forces ; mais ma cruelle blessure m’accable, et tout se noircit autour de moi des ombres de la mort. Va, cours, porte à Turnus mes dernières paroles. Qu’il vienne prendre ici ma place, et qu’il repousse les Troyens des murs de Laurente. Adieu. » Elle dit, laisse aller les rênes de son coursier, et tombe à terre. Le frisson de la mort dénoue peu à peu les liens de son corps ; (11, 830) elle penche sur son sein son cou languissant et sa tête environnée de sombres vapeurs ; elle abandonne ses armes, et son âme en courroux s’envole en gémissant chez les Mânes. Alors d’immenses cris s’élèvent de la plaine, vont frapper les astres ; Camille abattue, le combat se rallume avec plus de fureur : Troyens, Tyrrhéniens, les escadrons d’Évandre, tous se rassemblent, tous s’élancent à la fois sur l’ennemi.

Cependant la compagne de Diane, Opis, s’était depuis longtemps arrêtée sur le sommet des monts, et de là regardait tranquille les sanglants combats. Dès qu’elle voit de loin, au milieu des clameurs des guerriers en furie, Camille frappée d’une mort affreuse, (11, 840) elle gémit, et laisse échapper ces paroles du fond de son cœur : « Noble fille, hélas ! que tu es cruellement punie d’avoir provoqué les Troyens au combat ! Que t’a servi d’avoir tant aimé Diane et nos forêts solitaires, d’avoir porté notre carquois sur tes épaules ? Cependant ta reine ne t’a pas abandonnée sans gloire en ce moment suprême ; ton nom sera redit avec ta triste mort parmi les nations ; et tu ne souffriras point l’infamie d’un trépas sans vengeance. Car celui qui a percé ton corps d’un fer sacrilège, payera, quel qu’il soit, ce crime de son sang. » Sur une haute montagne s’élevait un tertre que l’yeuse couvrait de ses noirs ombrages ; (11, 850) c’était le tombeau de Dercennus, ancien roi de Laurente : c’est là que la belle nymphe vole d’un élan rapide ; elle s’y arrête, et de la hauteur observe Arruns. Dès qu’elle le voit resplendissant sous ses armes, et enflé de son lâche exploit : « Où te retournes-tu, Arruns ? lui crie-t-elle. Viens ici, viens recevoir en mourant le digne prix réservé au meurtrier de Camille ; faut-il donc que toi aussi tu meures des flèches de Diane ! » Elle dit ; de son carquois d’or la nymphe de Thrace tire une flèche légère, tend son arc d’un bras irrité, (11, 860) le ramène à elle dans toute sa longueur, jusqu’à ce que les deux bouts du bois courbé se joignent et se touchent ; de la main gauche elle tient la pointe du trait, de la droite elle ramène la corde jusqu’à sa poitrine : Arruns entend le trait siffler, l’air frémir, et dans le même instant se sent percer. Il expire, et pousse ses derniers gémissements ; ses compagnons l’oublient, et le laissent étendu sans honneur sur la poussière. Opis s’envole vers l’Olympe. Alors on voit fuir la première la cavalerie légère des Volsques, qui n’a plus Camille à sa tête ; les Rutules consternés lâchent pied ; le brave Atinas est entraîné ; (11, 870) chefs et escadrons, tous dispersés, éperdus gagnent des lieux sûrs, et ramènent leurs coursiers vers les murs de la ville. Serrés de près par les Troyens qui les tuent, ils ne soutiennent plus la charge, ils ne songent plus à résister. Ils fuient, emportant sur leurs épaules languissantes leurs arcs détendus : la corne retentissante des coursiers en déroute bat la plaine poudreuse. De noirs tourbillons de poussière roulent vers les murailles de Laurente ; et les femmes, qui du haut des remparts voient s’obscurcir la plaine, se frappent la poitrine et poussent au ciel des cris lamentables. Ceux des fuyards qui se précipitent les premiers aux portes ouvertes (11, 880) sont écrasés par l’ennemi, qui tombe sur leurs débris confondus : les malheureux n’évitent point la mort ; percés sur le seuil même de leurs demeures, dans l’enceinte des murs de la patrie, à l’ombre de leurs pénates, ils rendent l’âme ; quelques-uns ferment les portes ; ils n’osent pas ouvrir un passage à leurs compagnons, ni les recevoir, tout suppliants qu’ils sont, dans leurs murs. Là il se fait un effroyable carnage et de ceux qui, les armes à la main, défendent l’entrée, et de ceux qui se précipitent sur les glaives tournés contre eux. Rejetés de l’asile des vaincus sous les yeux et à la face de leurs parents en pleurs, les uns, culbutés par la masse des fuyards, roulent dans les fossés profonds ; d’autres, poussés par un aveugle désespoir, s’élancent brides abattues, et du poids de leurs coursiers (11, 890) battent les portes et se brisent contre les barrières. Du haut de leurs murs les femmes latines elles-mêmes, à qui le vif amour de la patrie fait voir encore Camille combattant pour elles, transportées d’une commune et tumultueuse ardeur, lancent des traits de leurs mains débiles ; le fer manque ; elles s’arment de bâtons et de pieux que la flamme a durcis : c’est à qui mourra la première pour la défense de ses murs.

Cependant Acca vient apporter à Turnus, embusqué dans la forêt, la terrible nouvelle de ces désastres, et remplit l’âme du jeune guerrier d’un trouble immense. « Les Volsques sont taillés en pièces, Camille a mordu la poussière, l’ennemi furieux fond en avant ; Mars le seconde ; (11, 900) les Troyens tiennent tout ; la terreur s’étend jusqu’aux murailles. » Turnus, furieux, (ainsi le veut l’implacable Junon) abandonne les gorges de la montagne et les âpres sentiers des forêts. À peine commençait-il à s’éloigner et à s’étendre dans la campagne, qu’Énée entre dans le défilé qu’il trouve libre, franchit la montagne, et sort de la sombre forêt. Tous deux se portent d’une marche rapide et avec toute leur armée vers les murs de Laurente, et quelques pas seulement les séparent l’un de l’autre. Énée voit de loin la plaine toute fumante de poussière, et se déployer les bataillons laurentins. (11, 910) Turnus reconnaît aussi le redoutable Énée sous ses armes ; il entend les pas de ses fantassins, et la bruyante haleine de ses chevaux. Et peut-être ils allaient recommencer le combat et tenter encore le destin des armes, si Phébus au teint de rose n’avait plongé ses coursiers fatigués dans les flots ibériens, et, le jour déclinant, ramené la nuit dans les cieux. Tous deux posent donc leur camp devant la ville, et s’y retranchent.


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