L’Équilibre politique et la Diplomatie

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L’Équilibre politique et la Diplomatie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 507-520).
L’ÉQUILIBRE POLITIQUE
ET
LA DIPLOMATIE


La guerre russo-japonaise est heureusement terminée, mais les désastres qui en ont signalé le cours, avec perte d’innombrables vies humaines et destruction de richesses privées et publiques, ne sont pas restés sans effet sur l’opinion de tous les pays. On a éprouvé plus que jamais le désir d’un développement pacifique des sociétés modernes, et les penseurs sincères, aussi bien que les publicistes occasionnels, se sont remis à l’étude dos moyens d’atteindre ce but.

Il n’y a pas lieu de s’arrêter aux propositions, peu désintéressées peut-être, de ceux qui ont cru pouvoir profiter de l’occasion pour combattre l’idée même de la patrie, ou proclamer l’avènement de la fraternité universelle, lorsque les classes laborieuses dirigeront dans tous les pays le sort des gouvernemens. Comme si ce n’était pas dans ces milieux mêmes que surgissent le plus souvent les conflits et les bagarres, où les intérêts individuels et collectifs trouvent à leur service des forces brutales à peine modérées, et rarement retenues, par la raison et l’éducation !

C’est surtout dans les élémens nouveaux apportés à la direction des relations internationales par la Convention de La Haye que les gens les plus sérieux voient un moyen efficace d’améliorer l’avenir en diminuant le nombre des conflits armés. Déjà, des traités d’arbitrage lient entre elles une grande partie des puissances européennes dans tout un ordre de questions qui, sans constituer des menaces directes pour la paix, étaient cependant de nature à aigrir les rapports, et à créer ainsi une atmosphère moins favorable à des solutions pacifiques. Un différend grave entre deux des plus grandes puissances de l’Europe a pu même être réglé à la satisfaction des deux parties avec le concours d’une des institutions prévues par la conférence de La Haye. Bien que l’idée de cette Conférence émanât de l’empereur de Russie, dont elle constitue un titre à la reconnaissance des peuples, la large application en est due à la France. C’est aux hommes éminens qui y ont représenté la République qu’est due en grande partie l’expression pratique des intentions généreuses manifestées de différens côtés. C’est à un ministre des Affaires étrangères français qu’appartient l’honneur d’avoir procédé le premier à la conclusion de ces traités d’arbitrage qui tendent à créer entre les différens États des liens d’un caractère nouveau et éminemment pacifique. C’est dans la capitale de la France, enfin, qu’a siégé avec tant de succès, sous la présidence d’un amiral français, la première commission d’enquête instituée sur les bases de la Convention de La Haye.

Mais, de là, conclure à la possibilité de résoudre par voie d’arbitrage ou de jugement international, comme le voudraient les pacifistes, toutes les difficultés entre gouvernemens, ce serait méconnaître la nature même de ces difficultés. Elles sont la conséquence naturelle de la coexistence, à côté les uns des autres, de différens groupemens d’êtres humains. Les guerres ne sont point, ou ne sont plus, ainsi que se plaisent à l’affirmer les partis avancés, l’effet de l’ambition des gouvernans. Le temps des guerres de conquête est passé pour l’Europe. Mais le contact continuel des grandes sociétés humaines appelées nations crée entre elles des oppositions d’intérêts, des rivalités, des différends, des luttes qui dégénèrent facilement en guerres. On arrivera peut-être, en appliquant consciencieusement la Convention de La Haye et en maniant habilement les ressources qu’offre la diplomatie, à rendre les guerres moins fréquentes et surtout moins désastreuses. Mais avant de songer aux moyens de les éviter complètement et de les prévenir, il faut en reconnaître les causes intimes et profondes. Elles résultent de la situation même des peuples vis-à-vis les uns des autres. Il y a des raisons qu’on pourrait appeler physiologiques qui amènent entre eux des conflits et des guerres. C’est à une rapide étude de ces phénomènes, ainsi qu’aux moyens d’en atténuer les effets, que sont destinées ces quelques pages.


Il est presque inutile de rappeler que les rapports entre les États civilisés sont réglés par des actes internationaux (traités, conventions, arrangemens, déclarations, protocoles, etc.), qui déterminent leurs droits et obligations réciproques et servent de base à ce qu’on appelle le droit public européen, — une espèce de constitution de la famille des États civilisés. Ces actes internationaux sont généralement le résultat d’ententes amiables, mais les principaux d’entre eux, ceux qui définissent la position politique des États, ont plutôt pour origine des guerres, à la suite desquelles la situation respective des États se modifie. Les principes découlant de ces actes, ou leur servant de base, constituent le « droit » que l’on invoque ensuite comme règle directrice dans les différends qui surgissent entre les États en temps de paix. Mais ce droit lui-même n’est point un principe abstrait, fixe, précédant ou dirigeant les arrangemens conclus entre les États. Il en découle, il en est la conséquence et ne constitue que la formule de l’équilibre, amené par la guerre, des forces qui se sont trouvées en conflit. On doit donc bien admettre, sinon que la force prime le droit, au moins qu’elle le précède et que ce dernier en émane.

L’idée même de ce droit change avec les progrès de la civilisation et la nature des rapports qui s’établissent entre les sociétés humaines. Il y a peu de siècles, des provinces étaient données en dot à des princesses ; leur possession par le nouveau maître constituait un « droit » incontestable ; et lorsque les sujets ainsi cédés protestaient contre le sort qui leur était fait, on les traitait de rebelles. C’est ce que l’on n’admet plus de nos jours. Un droit nouveau s’est substitué à l’ancien. Et, tout récemment les habitans des Philippines et de la Havane qui s’étaient soulevés contre la domination espagnole, à laquelle ils devaient cependant tout ce qu’ils ont de civilisation, ont trouvé d’éminens protecteurs parmi les grandes puissances ; et, pour n’avoir pas été absolument désintéressées, les sympathies qu’on leur a témoignées n’en ont pas moins prétendu s’inspirer des plus nobles sentimens et s’appuyer sur le « droit » qu’ont les hommes à vouloir être libres et indépendans.

Dans leur application aux cas particuliers, les traités, issus des guerres, établissent nettement la valeur réciproque des États, et leur influence dans l’ensemble des nations civilisées.

Aussi longtemps que les traités et arrangemens en vigueur répondent à la réalité des forces et de la valeur respective des États, ils sont respectés et il y a paix. Mais la marche progressive des peuples et des gouvernemens n’est pas la même pour tous. Les uns avancent plus vite que les autres. Des circonstances favorables ou malheureuses peuvent en accélérer ou retarder le développement, et lorsque les conditions dans lesquelles un État est politiquement placé ne répondent plus à sa valeur intrinsèque, à l’ensemble des forces qu’il renferme et représente, il y a trouble dans les relations internationales et danger de conflit.

On peut donc dire, d’une manière générale, que l’état de paix est un état d’équilibre, non pas entre les différens États, mais entre la valeur, la force réelle de chacun d’eux et son influence au dehors, telle qu’elle résulte du « droit » issu des derniers arrangemens qui ont déterminé sa position à l’égard des autres États.

On a beaucoup disserté et écrit sur le prétendu équilibre européen, équilibre méditerranéen, etc., en en faisant dépendre le développement ou le maintien pacifique des rapports entre les différentes puissances. Ces mots sonores n’étaient généralement destinés qu’à masquer des convoitises ambitieuses ou intéressées. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de vrai équilibre entre les divers États ; il serait en tout cas absolument impossible de le mesurer ou le peser, d’en établir des règles tant soit peu justes et logiques.

Mais il y a, il doit y avoir un équilibre intérieur pour chaque pays entre sa force et son rayonnement au dehors, entre sa valeur réelle et le rôle qui lui est assigné dans la famille des autres États.

On peut comparer ce principe aux lois de la météorologie : aussi longtemps que les diverses couches atmosphériques sont calmes, le temps reste beau ; mais dès qu’il se produit un renversement d’équilibre, il y a mouvement, fluctuation, bouleversement, jusqu’à ce que, par la loi de la pondération, l’équilibre se trouve rétabli. C’est la guerre à laquelle succède la paix qui établit sur de nouvelles bases les rapports entre les États. Mieux elles répondent à la réalité et à la justice, plus la paix est solide et promet d’être durable.

Pour illustrer ces théories par des exemples, il suffirait de se rappeler la situation de l’Europe au commencement du XIXe siècle, à l’issue des guerres de l’Empire, après le congrès de Vienne. Le rôle de l’Autriche, grâce à l’habileté de Metternich et à son alliance avec Talleyrand, y avait été singulièrement exagéré. Elle avait non seulement pris une place prépondérante au centre de l’Europe, dans la Confédération germanique, mais elle s’était étendue au Sud du côté de l’Italie et, profitant du principe de légitimité qui était une doctrine nouvelle inscrite dans le droit des gens, elle s’était assuré la possibilité de conserver longtemps encore ses acquisitions récentes, et même de les étendre. Des émeutes et des révoltes surgissaient çà et là ; les peuples réclamaient des droits que les principes dominans leur refusaient. Il a fallu des révolutions étendues, de grandes guerres et de graves bouleversemens pour asseoir la paix européenne sur de nouvelles bases. En revanche, la place assignée à la Prusse dans la Confédération germanique était inférieure à sa valeur et [signification réelles ; et, ces dernières croissant continuellement, l’écart devenait toujours plus grand. Ce n’est que la guerre de 1866 qui assura à la Prusse en Allemagne le rôle qui lui revenait en réalité.

Notons ici que, lorsqu’il est question de la valeur réelle et de la force d’un État, il ne faut évidemment pas avoir en vue la force militaire seule. Celle-ci ne forme qu’un des élémens de la puissance. C’est l’ensemble des ressources d’un pays qui en constitue la valeur réelle. C’est cet ensemble qu’il représente au dehors, qu’il porte sur le marché international et qui détermine son poids dans la balance politique. La richesse économique, le degré de civilisation, l’état des finances, la solidité de l’ordre intérieur, — tout cela, ce sont des facteurs qui, à côté d’une bonne force armée, sont des titres à l’influence politique. Il n’y a pas jusqu’au sentiment patriotique et à une bonne diplomatie qui ne soient des élémens de puissance pour un pays, en tant que cette puissance se produit au dehors et y exerce son effet sur la position de ce pays à l’égard des autres.

On comprend aisément d’ailleurs qu’un État en voie de croissance, qui se sent capable d’un développement plus large que ne le permettent les conditions auxquelles le condamne le droit public européen, tende à s’en dégager et à remplir les destinées auxquelles il se croit appelé. S’il en a réellement, la force et les moyens, il y réussira nonobstant les vicissitudes des luttes qu’il aura à soutenir, et quel que soit le rôle que le hasard y joue. Et, la guerre terminée, si la paix qui en consacre les résultats est équitable, on verra, toujours ce pays prendre un nouvel essor de prospérité en développant les forces latentes que des conditions politiques défavorables l’empêchaient jusque-là de faire valoir.

Le soin de tirer parti de toutes les forces d’un pays pour les faire servir à l’avantage de sa position internationale est dévolu à la diplomatie.

C’est aux diplomates qu’il appartient de se mettre bien au courant des ressources du pays qu’ils représentent, aussi bien que de celles dont disposent les autres, et d’en profiter habilement pour servir la cause de la paix, c’est-à-dire, pour amener, par la voie d’ententes amiables, le maintien ou le rétablissement de l’équilibre qui, par la force du mouvement international et des progrès que font les divers pays, tend toujours à osciller et menace continuellement d’être renversé.

Mais un pareil travail ne peut se faire avec succès que dans certaines limites.

La diplomatie de Metternich avait réussi pendant près d’un demi-siècle à conserver à l’Autriche la position prépondérante qui lui avait été assurée par les traités de 1815, mais l’écroulement de l’ancienne puissance de la monarchie des Habsbourg a été d’autant plus violent… A son tour, la Prusse a vainement tâché, pendant de nombreuses années, de prendre pacifiquement la place qu’elle croyait lui revenir, tant au sein de la Confédération Germanique que dans les Conseils de l’Europe. Il a fallu des guerres brillantes pour la lui laisser conquérir, peut-être au-delà de la stricte mesure de ce à quoi elle aurait eu le droit de prétendre… L’Empire de Napoléon Ier, trop étendu pour les ressources que pouvait lui offrir la France seule, et fondé uniquement sur la force armée, n’a pas pu se maintenir à cette hauteur, et la débâcle est venue plus vite que n’étaient arrivées les conquêtes… La France avait continué à occuper en Europe pendant les dernières années du second Empire la place que lui avaient conquise les premières années brillantes du règne de Napoléon III, mais cette place et son importance ne répondaient plus à la situation du moment. La guerre de 1870 s’en est suivie… L’influence politique de Nicolas 1er, au moment où éclata la guerre de Crimée, n’était plus en rapport avec l’état de faiblesse intérieure de son Empire. Ses prétentions n’étaient plus justifiées…

D’autre part, les troubles de la Révolution française avaient ébranlé les assises du pays et avaient exposé la France à une invasion étrangère. Les forces morales de la nation se sont alors réveillées, et c’est ce réveil qui l’a sauvée de la ruine. Le sentiment patriotique s’y étant manifesté avec une vigueur sans exemple a fait pencher la balance de son côté, et a même rendu possible l’avènement d’un grand conquérant !

Ces causes intérieures, physiologiques, des guerres ne se laissent nettement percevoir que dans l’histoire. Elles ne sont pas toujours manifestes aux yeux des contemporains, ni même de ceux qui se trouvent directement engagés dans les affaires politiques. Il faut une perspicacité particulière et une grande netteté de jugement pour saisir à un moment donné la vraie nature des rapports de puissance entre les différens États et apprécier ce que l’on peut raisonnablement atteindre, ce qu’il est possible de risquer et où l’on doit s’arrêter. Aussi bien, pour éviter un conflit, faut-il quelquefois savoir céder en se contentant de solutions qui ne portent pas atteinte à l’honneur et à l’amour-propre national.

Or, c’est là que se présentent généralement les plus grandes difficultés. Les motifs extérieurs des conflits ne sont ordinairement pas en rapport avec leurs causes intérieures. Les prétextes, les incidens qui déterminent une rupture sont pour la plupart insignifians et ne répondent point aux vraies causes qui l’ont rendue inévitable.

La rupture entre la Prusse et l’Autriche, en 1866, a eu pour motif immédiat une discussion sur le retrait simultané des troupes que, des deux côtés, on avait déjà échelonnées le long de la frontière à la suite de conflits dans les Duchés de l’Elbe. En 1870, c’est la fameuse entrevue d’Ems à propos de la candidature Hohenzollern qui a amené la déclaration de guerre. Ni la France ni la Prusse n’avaient un intérêt vital à ce que ce fût de telle ou telle autre façon que Léopold de Hohenzollern fût empêché de devenir roi d’Espagne. La forme de la note que la Porte devait adresser au prince Menschikoff a servi de motif à la guerre de 1853. C’était chaque fois la dernière goutte qui faisait déborder la coupe, et si une solution pacifique avait été trouvée, en ce moment, à chacun de ces incidens, un autre n’aurait pas manqué de surgir, comme manifestation d’un mal interne dont on peut, avec des soins, guérir un symptôme extérieur, mais qu’on ne saurait empêcher de reparaître ailleurs ou sous une autre forme. Ainsi l’affaire du Luxembourg avait déjà menacé de provoquer, dès 1867, la guerre entre la France et la Prusse. L’heureuse solution de cette affaire a précédé de peu la rupture pour un autre motif en 1870.

Passant de cet exposé sommaire des causes qui engendrent les guerres, et les rendent même parfois inévitables, aux moyens de les prévenir, moyens dont la recherche a été l’idée inspiratrice de la Conférence de La Haye et continue à préoccuper les pacifistes, on doit constater que, dans cet effort, on n’a généralement eu en vue que les motifs extérieurs, les incidens immédiats qui servent de préludes aux guerres, et nullement les causes intimes, réelles, qui les préparent et les amènent.

On peut, en appliquant les remèdes discutés à La Haye, résoudre pacifiquement tel incident qui surgit inopinément entre deux nations restées jusque-là dans des relations absolument normales. Si les raisons physiologiques ne poussent pas ces Puissances à se mesurer par les armes, si dans leurs positions internationales il n’y a pas de disproportion, de rupture d’équilibre qui demande à être corrigée, on peut être sûr que la guerre n’en sortira pas. Les Cours d’arbitrage ou les bons offices des tiers pourront faciliter une solution. Les questions de ce genre se résolvent généralement par une entente directe ou un recours à la médiation et commencent maintenant à être portées devant le tribunal arbitral de La Haye.

Si, au contraire, des raisons internes rendent nécessaire un conflit armé, l’intervention pacificatrice des neutres ne pourra pas les écarter. Elles seront inhérentes à la situation réciproque de ces États au sein de la famille européenne. En réglant momentanément le différend, on ne fera que retarder les hostilités, — et les rendre peut-être plus graves, puisque la rupture d’équilibre ne fera que s’accentuer toujours davantage.

On peut se demander si ces tentatives d’intervention amicale ne pourraient pas avoir également une action plus large, plus profonde, préventive, servir à redresser l’irrégularité de la situation réciproque des États, rétablir l’équilibre renversé et maintenir la balance entre la valeur des différens États et leur influence au dehors.

Rien qu’en posant cette question, on est déjà frappé de la difficulté. Quel est donc le pays qui voudra abandonner à d’autres, même à des amis, d’être juges de sa valeur, qu’il considère comme une affaire d’amour-propre, de dignité nationale, d’honneur. La Conférence de La Haye l’a si bien senti qu’elle a elle-même mis hors de cause les questions de cette nature. Mais en admettant même qu’un tribunal ou Conseil central quelconque puisse être chargé de veiller au maintien de cet équilibre international qui est une condition essentielle de la conservation de la paix, quelle serait la garantie de l’impartialité de ses jugemens, la sanction de leur stricte exécution, de l’obéissance des États qui auraient à s’y soumettre ? On sait que les sympathies ou antipathies des peuples sont souvent établies sur des élémens qui ne procèdent pas de la stricte équité. Un État jeune qui va de l’avant, qui, par son origine et sa nature, par sa position géographique et les dispositions de ses habituas tend à se développer au dehors, ne trouvera pas toujours chez les juges internationaux la même bienveillance qu’un pays ancien qui a de nombreux et sûrs cliens, liés intimement par leurs intérêts à sa puissance, à sa sécurité et à sa prospérité. Et, si un jugement était prononcé qui imposerait à un peuple des sacrifices que son amour-propre national répugnerait à accepter, ne faudrait-il pas encore un recours à la force pour l’obliger à se soumettre, faire la guerre pour assurer la paix !

Devra-t-on, après cela, désespérer définitivement de la possibilité d’apporter un allégement aux charges de plus en plus lourdes que les guerres imposent aux peuples ? L’approbation universelle qui a accueilli l’œuvre de La Haye aura-t-elle été une vaine manifestation de stérile sentimentalité ?

Assurément non ! Le fait même que la nécessité en a été reconnue solennellement par tous les gouvernemens, et que des tentatives ont été faites pour trouver les moyens adaptés au but poursuivi constitue un progrès et un gage de succès pour l’avenir. Mais vouloir supprimer les différends entre les peuples, et la nécessité pour eux dans certaines circonstances de recourir à la force, serait illusoire.

Assurément il est toujours possible, même indispensable de chercher à écarter les petites difficultés, sources souvent insignifiantes de froissemens sensibles qui laissent des traces fâcheuses dans les dispositions réciproques des nations, — et c’est à quoi ont tendu les efforts de la Conférence de La Haye. Après cela, pour le maintien de l’équilibre politique tel qu’il a été défini plus haut, il faut des organes convenables et consciencieux ; et c’est là le rôle important de la diplomatie. Loin d’être un rouage superflu, considéré à tort comme un artifice, ainsi qu’on a tâché de l’insinuer quelquefois, la diplomatie est un organe essentiel et indispensable des rapports internationaux, et les diplomates sont bien les vrais gardiens de la paix. C’est à eux qu’incombe, dans la conception idéale de leur mission, la tâche de bien peser les vraies ressources, la vraie valeur du pays qu’ils représentent, et de chercher à lui procurer eu rapport avec elles la place et l’influence auxquelles il a droit. Ce travail demande de la science, du dévouement, de l’habileté, mais exige aussi, pour être rempli comme il doit l’être, une grande honnêteté et sincérité. Le temps est passé où, par des artifices de langage ou des réserves mentales, on pouvait acquérir plus qu’il n’avait été concédé, ou, comme on dit en langage vulgaire, mettre dedans son partenaire. Tout se sait et se découvre tôt ou tard dans le siècle où nous vivons, et c’est rendre un mauvais service à son gouvernement et à son pays que de vouloir, par des voies malhonnêtes ou illégales, lui acquérir plus d’influence que ne comporte sa valeur réelle. Un pareil succès éphémère peut coûter cher lorsque l’évidence en aura fait justice, car, au lieu de procurer un avantage à sa patrie, on risque de l’exposer à une humiliation ou à une guerre.

Si donc les diplomaties des différens États étaient sincèrement inspirées de l’élévation de leur mission pacifique, si elles cherchaient réellement à éviter des bouleversemens d’équilibre trop brusques amenant à leur suite des guerres, leur préoccupation serait non pas de gagner par des empiétemens le plus d’avantages possible, mais de se borner à bien mettre en lumière la vraie valeur et les intérêts de leur propre pays, tout en tenant compte, — et c’est essentiel, — de ceux des autres, et en respectant leurs droits légitimes. Ici, ce ne sont pas des principes abstraits du droit des gens, des théories forgées par des philosophes qui feront loi. Ce n’est point un tribunal international, souvent partial, qui jugera. C’est l’action vivante de la diplomatie, — la fluctuation progressive des rapports entre ces États, — qui déterminera leur attitude respective et leurs droits réciproques. On n’arrivera jamais à écarter tout motif de conflit, à éviter tout froissement, toute rupture, toute guerre. Mais on pourra considérablement en diminuer les chances. Si, chaque fois qu’une question ou une situation réellement importante devient menaçante pour la paix, les intéressés, avant de recourir aux armes, négocient directement ou par l’organe de délègues amis nommés par eux ; si ceux-ci, consciens de la valeur effective de leurs mandataires et des intérêts qui leur sont confiés, procèdent avec équité, en s’appuyant sur la réalité de la situation et non sur des théories abstraites ou des principes de droit international que chaque nouvel arrangement politique modifie, et qui sont par conséquent toujours en retard sur la marche vivante de l’existence des nations, — des arrangemens raisonnables pourront souvent résoudre des questions difficiles et éviter à l’humanité quelques conflits sanglans.

C’est d’ailleurs dans ce sens que se sont prononcés la plupart des délégués à la Conférence de La Haye, et si une trop large part y a été faite peut-être à des revendications théoriques, la tendance n’en a pas été moins marquée dans le sens indiqué plus haut.

Inutile d’ajouter après cela que tous les tempéramens pratiques qui ont été apportés aux lois de la guerre sont autant de résultats réels qui marqueront dans les annales du progrès humain, et qui sont susceptibles de développement ultérieur.

La Conférence de La Haye n’a pas été une mise en scène inutile. Les sentimens élevés qui en ont inspiré l’idée ont éveillé et produit au grand jour chez tous les peuples et dans tous les pays civilisés des tendances et encouragé des aspirations qui, jusque-là, se manifestaient isolément et osaient à peine s’affirmer devant les gouvernemens. Ce sont ceux-ci qui, aujourd’hui, les prennent sous leur patronage et s’attachent à en assurer le triomphe. Pour peu qu’une direction vraie soit donnée à ces bonnes dispositions et que l’on s’évertue à étudier les causes réelles des guerres et la nature des relations internationales fondées sur l’équilibre politique, on trouvera aussi le moyen de leur imprimer dans l’avenir une marche plus régulière, en préparant de préférence des solutions pacifiques.

Sous ce dernier rapport, l’exemple de la commission de Hull est là pour servir d’encouragement et de modèle à suivre. Il fallait bien se rendre compte de l’importance des intérêts engagés dans la solution pacifique d’une cause relativement petite, et y apporter l’esprit d’équité et de conciliation qui a distingué l’attitude des intéressés aussi bien que l’action de l’amiral Fournier, pour atteindre un résultat aussi satisfaisant.

Peut-on s’attendre à les trouver partout et toujours dans l’avenir ?

Et cependant, les causes de différends entre gouvernemens sont loin de diminuer. Si les rapports toujours croissans et toujours plus intimes entre les diverses nations du globe tendent à les rapprocher et à éteindre entre elles une hostilité préconçue, ils recèlent aussi des germes plus nombreux de conflits. La rivalité des intérêts et des convoitises dans des contrées qui ne sont pas encore entrées dans la vie internationale, le développement du commerce et des communications mondiales créent entre les gouvernemens des points de contact souvent délicats, qui, si l’on n’y prend garde, peuvent facilement dégénérer en luttes armées. Un préservatif puissant a été créé sous certains rapports par la convention du Congo, mais encore faut-il que les gouvernemens en usent comme d’un moyen d’entente, et non comme d’un instrument destiné à faciliter ou justifier des conquêtes et des empiétemens. C’est là que la diplomatie a un beau rôle à jouer et une mission importante à accomplir.

Mais, tout comme l’incident de Daggers-Bank a été un des épisodes de la guerre russo-japonaise, c’est en temps de guerre que les dangers de conflits entre des belligérans et des États étrangers à la lutte, deviennent particulièrement fréquens et réclament les soins les plus attentifs de la diplomatie pour empêcher que les calamités de la guerre ne s’étendent. Or, les incidens capables de créer des situations délicates surgissent continuellement, et découlent principalement de l’incertitude et de l’insuffisance des stipulations internationales relatives aux devoirs et aux droits des neutres. Les fournitures de guerre de toute espèce, qui forment un élément important du commerce international en temps de guerre, deviennent facilement pour les neutres une source de complications avec les belligérans. A part cela, les mouvemens des navires de guerre des pays qui ne possèdent pas de stations navales sur les grandes routes maritimes, les relâches, le ravitaillement, tout cela devient matière à discussion et à controverse, et risque toujours d’élargir encore la zone des hostilités. La diplomatie peut réussir avec de la bonne volonté et de l’équité à écarter quelquefois ce danger, mais on ressent de toutes parts le besoin d’une réglementation internationale plus complète de toutes ces questions, ainsi que de tant d’autres qui tiennent encore plus intimement à la guerre.

C’est cette nécessité généralement reconnue qui a inspiré aux initiateurs de la seconde Conférence de La Haye l’idée de convoquer encore une fois les gouvernemens pour une œuvre de paix et d’humanité. Il y a, d’ailleurs, encore bien des points à retoucher dans la Convention de 1899, laquelle, ayant fait ses preuves et révélé ses avantages, a montré aussi quelques lacunes et imperfections qui doivent être comblées ou corrigées.

Autant l’idée de supprimer la guerre et de la rendre impossible est illusoire, autant est digne d’attention et de reconnaissance toute tentative sincère des gouvernemens pour en écarter les prétextes et adoucir les effets.

La seconde Conférence de La Haye dont on prépare la réunion mérite donc toutes les sympathies des peuples, tandis que les gouvernemens doivent y apporter, avec la conscience de leurs intérêts particuliers, le respect de ceux des autres, et chercher surtout à faire aboutir des accords qui soient acceptables pour tous.

C’est dans cette idée que l’opinion publique doit applaudir à la réunion projetée et y voir un effort nouveau de la diplomatie internationale pour répondre aux vœux qui s’expriment de toutes parts en faveur de la solution pacifique des différends entre pays civilisés.

Ces différends surgiront toujours, de même qu’il y aura toujours des querelles et des procès entre particuliers.

Les philosophes de la paix eux-mêmes ne croient pas que la concorde et l’amour ; puissent régner dans ce monde et présider aux relations entre les peuples. Un des plus optimistes d’entre eux, le professeur L. Stein de Berne, dans un article paru à la veille de la première Conférence de La Haye sous le titre de « Philosophie de la paix, » s’est borné à exprimer l’espoir qu’on pourra arriver un jour à supprimer entre les nations la guerre, non la lutte, qui est, dit-il, un élément essentiel de tout progrès. Or, qu’est-ce que la lutte entre les nations sinon la guerre, lorsqu’il s’agit d’intérêts vitaux qui tiennent à l’existence même des peuples, à leur honneur et à leur intégrité même. Et quel intérêt plus élevé peut avoir une nation consciente de sa valeur et de sa mission que celui de travailler à y rendre conforme sa situation dans le monde et le degré d’influence qu’elle est appelée à y exercer ; Si cela n’est pas, l’équilibre nécessaire ne pourra être rétabli que par la guerre, à moins que la diplomatie des pays en cause, pénétrée de ses devoirs réels, ne s’attache à corriger sans secousses l’écart qui se sera produit.

C’est en se bien pénétrant de cette théorie Immuable de l’équilibre politique et des devoirs de la diplomatie que les vrais amis de la paix pourront appliquer leurs efforts à en conserver aux peuples les immenses bienfaits.