L'Expérience nouvelle du papier-monnaie. Avantages et inconvéniens de la circulation fiduciaire

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L'Expérience nouvelle du papier-monnaie. Avantages et inconvéniens de la circulation fiduciaire
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 330-347).
L’EXPÉRIENCE NOUVELLE
DU PAPIER-MONNAIE

AVANTAGES ET INCONVÉNIENS DE LA CIRCULATION FIDUCIAIRE.

Il y a cent ans environ, Adam Smith disait qu’on pourrait tout aussi bien aller en guerre avec des canons de papier qu’avec du papier-monnaie. S’il avait vécu de notre temps, il n’aurait certainement pas tenu le même langage. Déjà, à la fin du siècle dernier, l’Angleterre avait montré qu’on peut parfaitement faire la guerre avec du papier-monnaie; elle en a eu en circulation pendant toute sa lutte contre l’empire et même au-delà, de 1797 à 1819, et elle s’en est servie pour se procurer des ressources extraordinaires dont elle avait besoin; mais c’est à notre époque surtout que l’utilité du papier-monnaie en temps de guerre a été le mieux démontrée. Depuis vingt-cinq ans, la plupart des nations y ont eu recours. La Russie en a émis en 1854 et 1855 pour soutenir la guerre de Crimée; l’Autriche a créé celui qu’elle a pour se défendre d’abord contre la France et l’Italie en 1859, puis contre l’Allemagne en 1866. Celui qui existe en Italie date aussi de 1866 et de la même guerre. Les États-Unis ont émis le leur, et Dieu sait dans quelle proportion, lors de la guerre de sécession. Enfin il n’est pas jusqu’à la France, si riche, qui n’ait été obligée d’y recourir lors de sa lutte avec l’Allemagne en 1870. La Turquie combat en ce moment contre les Serbes et le Monténégro avec du papier-monnaie.

On peut donc dire que la déclaration d’Adam Smith est en contradiction absolue avec les faits que nous avons eus sous les yeux. Le papier-monnaie est devenu au contraire l’auxiliaire indispensable de la guerre. Il y a deux raisons pour cela : d’abord, dans ces momens-là, les espèces métalliques se cachent ou fuient à l’étranger; il faut bien les remplacer et pourvoir aux besoins de la circulation. On émet pour cela du papier-monnaie ; puis, quand ce papier est bien accepté et qu’il représente une valeur sérieuse, l’état s’en sert pour ses propres dépenses : il l’émet lui-même sous sa responsabilité directe, ou bien il l’emprunte aux banques qui sont chargées de l’émission. Aux États-Unis, on a employé les deux moyens; le gouvernement en a émis lui-même et a emprunté celui que les banques dites nationales étaient autorisées à créer. Il l’a emprunté en obligeant ces établissemens à déposer entre ses mains le capital qui devait être la garantie de leurs billets. En Italie, en Autriche, il y a eu également un système mixte d’émission par l’état et par les banques. En Russie, tout le papier en circulation émane directement du gouvernement. Il n’y a guère que la France parmi les pays à cours forcé où l’état se soit abstenu d’en émettre directement. Il est vrai qu’il l’a fait émettre par une banque privilégiée placée sous sa surveillance, il est vrai encore que la plus grande partie des billets a servi à ses propres besoins : c’est une dette qu’il a contractée vis-à-vis de la Banque de France ; mais lorsqu’il l’aura remboursée, il n’aura plus rien à démêler avec le papier-monnaie, s’il en reste encore en circulation. Il n’en répondra en aucune façon. Déjà cette dette n’est plus que de 450 millions sur les 2 milliards 1/2 de papier qui circulent encore. Cette situation particulière de la France a tenu d’abord à la faveur exceptionnelle dont jouit notre principal établissement financier, et aussi à la grande richesse du pays, qui sert de base après tout au papier-monnaie.

Quoi qu’il en soit, qu’on ait employé un moyen ou un autre pour répandre les billets à cours forcé, il n’en est pas moins vrai que les états qui y ont eu recours ont puisé là des ressources extraordinaires qui leur ont permis de traverser plus ou moins heureusement les crises par lesquelles ils ont passé, et on se demande comment ils auraient fait sans cela. Prenons un exemple : supposons que le gouvernement italien ait songé en 1866 à soutenir la guerre contre l’Autriche avec des emprunts ordinaires; d’abord il n’est pas sûr qu’il eût pu les réaliser, et si on lui avait prêté, on ne l’aurait fait qu’à des conditions très onéreuses, qui auraient pesé longtemps sur son crédit. La rente italienne 5 pour 100 était alors à 36 francs.

Il résulte d’un rapport que le gouvernement de ce pays vient de publier sur l’expérience du cours forcé, qu’il s’est procuré à l’aide du papier-monnaie 907 millions de ressources extraordinaires. Pour avoir la même somme avec des emprunts, et en admettant qu’il eût pu les contracter à des conditions relativement favorables, c’est-à-dire à un intérêt de 6 pour 100, il lui en aurait coûté 1,176 millions : différence, 270 millions. Sans doute, tout n’a pas été profit dans cette différence; il y a un autre côté de la question à envisager et que nous examinerons tout à l’heure. En attendant, il est certain au moins que l’Italie s’est procuré plus aisément et à meilleur marché avec le papier-monnaie les ressources exceptionnelles dont elle avait besoin. C’est un point qui ne peut être contesté par personne. D’après le même rapport, si on avait eu recours à des emprunts, le déficit actuel du budget, au lieu de se trouver réduit à 50 millions, serait encore de plus de 150. On peut faire le même raisonnement en ce qui concerne la Russie et l’Autriche. Jamais ces états n’auraient subvenu aux dépenses excessives que leur a causées la guerre sans le papier-monnaie.

Ce papier n’a pas été moins utile aux États-Unis au milieu de leurs immenses besoins pendant la guerre de sécession. Ils se sont procuré de cette façon environ 2 milliards et demi qui ont compté à leur passif pour plus de 4 milliards, à cause de la dépréciation considérable qui atteignit dès les premiers jours le papier-monnaie, et qui s’éleva jusqu’à 150 pour 100, c’est-à-dire qu’il fallait donner 250 francs en green-backs pour obtenir 100 francs en numéraire. On aurait pu croire qu’on allait revoir les temps néfastes du système de Law, et des assignats de notre première révolution; que jamais les États-Unis ne pourraient rembourser leur papier. Il n’en fut rien : aussitôt la paix conclue, il se manifesta dans le pays une telle résolution de rester fidèle à tous les engagemens, que l’agio descendit bien vite à 50 pour 100 pour se réduire successivement à 12 ou 15 pour 100 où il est aujourd’hui.

Enfin en France, où la situation était tout autre que dans les pays que nous venons d’indiquer, où il y avait de grandes réserves accumulées depuis longtemps, et particulièrement en numéraire, le papier-monnaie émis en 1870 a rendu aussi de grands services, non-seulement pour remplacer les espèces métalliques qui tout à coup ont fait défaut, mais pour fournir aux dépenses de l’état. On peut se rappeler qu’un premier emprunt de 800 millions contracté au moment de la guerre avait été souscrit tout juste, et il fut vite épuisé. Comment aurait-on pu se procurer d’autres ressources après nos désastres? C’eût été fort difficile si on avait dû recourir à de nouveaux emprunts; on aurait vu le crédit de la France, naguère si élevé et si brillant, tomber à des taux désastreux. Au lieu de cela, on s’est adressé à la Banque de France ; on lui a donné le cours forcé, et on lui a emprunté aisément 1,400 millions, sans que la valeur des billets descendit au-dessous du pair. Jamais phénomène semblable ne s’était accompli dans le monde financier. Si toutes les forces mises alors en mouvement s’étaient comportées comme notre crédit, les résultats de la guerre eussent été tout autres qu’ils n’ont été. La Banque de France a sauvé notre pays financièrement.

Le papier-monnaie est donc en train de se réhabiliter de la mauvaise réputation qu’il avait jusqu’à ce moment, et si on peut toujours lui opposer les désastres du système de Law et la ruine des assignats, il est juste de compter aussi à son actif les services qu’il vient de rendre à l’Europe et à l’Amérique, et ces services sont tellement appréciés qu’il y a aujourd’hui un autre danger à craindre dans la faveur dont Jouissent les billets à cours forcé. Si on consultait par exemple l’opinion publique en France, on pourrait se dispenser de revenir jamais au paiement en espèces; peu de gens le réclament, et on considère volontiers la situation actuelle comme l’idéal. On a de l’or, de l’argent ou des billets à volonté; le cours forcé n’existe plus que pour la forme, assez pour favoriser l’extension de la circulation fiduciaire, ce dont personne ne se plaint. On ne voit pas ce qu’on pourrait gagner à rentrer dans des conditions plus régulières. Il est vrai que la situation n’est pas la même partout. Dans les autres pays, le papier-monnaie, malgré une amélioration sensible, perd encore en moyenne de 15 à 20 pour 100. Cependant, même dans ces pays, on s’est si bien habitué à l’état de choses nouveau, tant d’intérêts s’y rattachent, qu’en Amérique surtout il y a un parti considérable qui voudrait garder les greenbacks et qui en demande même l’augmentation pour répondre à de prétendus besoins. Ce parti, dit inflationist, est tellement puissant, particulièrement dans l’ouest, qu’il n’a pas craint de faire de ses idées un programme pour l’élection à la future présidence de l’Union américaine; c’est la première question sur laquelle les candidats ont à s’expliquer.

L’Italie est beaucoup plus réservée. Sans méconnaître les services qu’elle a reçus du papier-monnaie, elle ne se fait pas illusion sur les inconvéniens qu’il entraîne, et pour édifier l’opinion publique à cet égard, elle les a signalés avec beaucoup de force dans le rapport officiel que nous avons déjà indiqué, rapport bien fait, très détaillé, et qui est dû à la plume de MM. Minghetti et Finali, tous deux membres du parlement, dont le premier a été ministre des finances et l’autre ministre de l’agriculture et du commerce[1]. Voyons en quoi ils consistent.


I.

Le premier de ces inconvéniens est de troubler instantanément toutes les situations. La veille du jour où le papier-monnaie est établi, on pouvait acheter avec son revenu, son traitement ou son salaire, une certaine quantité de choses nécessaires à la vie. Le lendemain on ne le peut plus; ces choses ont renchéri immédiatement, par suite de la dépréciation qui atteint le plus souvent les billets au porteur. Cela se comprend. Ces denrées ne sont jamais emmagasinées en grande quantité, on ne les produit pas longtemps d’avance, et on les consomme en général au jour le jour; par conséquent, elles sont soumises à toutes les influences qui agissent sur le marché. Qu’il y ait une sécheresse de quelques mois, aussitôt le blé, les légumes, la viande, les fruits, augmentent de prix; ils baissent au contraire s’il survient une pluie qui peut les rendre plus abondans. Il n’est pas étonnant que dans ces conditions l’introduction d’un signe monétaire qui peut être déprécié tout à coup de 15 ou 20 pour 100, — et c’est la perte qui atteignit dès les premiers jours le papier-monnaie d’Italie en 1866. — produise un grand effet. Les matières premières, sans être aussi susceptibles que les denrées alimentaires, ne tardent pas également à subir l’influence de la dépréciation. On ne les garde pas non plus indéfiniment en magasin, on est obligé de les renouveler souvent, et si on réfléchit que quelques-unes de ces matières premières consistent en bois, en charbon, etc., c’est-à-dire en choses dont on a besoin chaque jour, on peut se rendre compte des difficultés qu’apporte immédiatement dans la vie de chacun la dépréciation du papier-monnaie. Si encore le revenu, le traitement ou le salaire augmentaient en proportion, comme cela arrive lorsque la hausse des prix est l’effet progressif du développement de la richesse, il y aurait une compensation; il n’en est rien : le rentier reçoit toujours la même rente, quelle que soit la monnaie avec laquelle on le paie. Quant à l’employé, qu’il soit au service de l’état ou d’une administration particulière, il n’y a pas de raison pour que son traitement augmente : ni l’état, ni les administrations particulières ne gagnent au cours forcé, ils y perdent plutôt, et quand à la longue, par la force des choses, cette augmentation a lieu, il est rare qu’elle soit en rapport exact avec la dépréciation du signe monétaire; elle reste généralement au-dessous. La situation du salarié, de celui qui loue son travail au jour le jour, est peut-être un peu meilleure : il n’est lié par aucun engagement, il peut suivre davantage les oscillations du marché et exiger un supplément de salaire pour faire face à la hausse des prix; on est bien obligé de le lui accorder, — autrement l’ouvrier, ne pouvant plus vivre de son salaire, s’expatrierait, et le travail s’arrêterait. Mais là encore l’augmentation des salaires n’est jamais au premier moment proportionnelle à la dépréciation de la monnaie, et quand elle arrive à l’être après plusieurs années, elle perd toujours la plus-value naturelle qu’aurait amenée le progrès de la richesse. Qu’on compare en effet, dans les pays où il n’y a pas de cours forcé, en Angleterre par exemple, les prix du travail en 1866 et en 1873, et on constatera certainement qu’ils ont augmenté d’au moins 10 pour 100. Ces 10 pour 100, le travailleur italien, autrichien ou russe ne les a point obtenus; c’est une perte pour lui sans compensation aucune.

La situation du fabricant et du commerçant est plus complexe. S’ils vendent les marchandises qu’ils ont en magasins à leurs compatriotes au même prix qu’auparavant, ils perdent évidemment le montant de la dépréciation. Cependant, comme les prix des autres choses ne s’élèvent pas tout de suite en proportion de cette dépréciation, le commerçant indigène a encore un avantage sur son concurrent étranger : il peut vendre aux anciens cours ou à des cours légèrement supérieurs, et ne pas subir de perte, tandis que le commerçant étranger qui sera payé en monnaie dépréciée est forcé de retrouver immédiatement dans l’élévation des prix la compensation exacte de la dépréciation. Le papier-monnaie, dans ce premier moment, agit comme une protection accordée au commerçant indigène. C’est aussi pour lui une prime à la sortie, car il a intérêt à écouler ses marchandises au dehors pour recevoir une monnaie métallique de bon aloi et réaliser la prime dont elle jouit par rapport au papier.

Ces avantages durent tant que les prix ne sont pas nivelés sur la valeur du signe monétaire; aussitôt qu’ils le sont, et ils ne tardent pas à l’être, la protection disparaît, et le commerçant indigène est obligé de vendre comme ses concurrens étrangers eu tenant compte de la dépréciation de la monnaie, car il ne pourrait remplacer ses marchandises aux anciens prix. Il n’a plus de profit également à vendre au dehors : la prime qu’il réaliserait avec la monnaie métallique serait perdue d’avance par l’élévation des prix de toutes choses autour de lui. Non-seulement il n’a plus d’avantages, mais il se trouve même bien vite dans une situation particulièrement défavorable. L’étranger qui achète la marchandise d’un pays où il y a une monnaie régulière, une marchandise anglaise par exemple, accepte parfaitement la stipulation ordinaire, qu’il devra s’acquitter en livres sterling à une échéance déterminée : il sait que le taux du change variera très peu et n’altérera pas sensiblement son prix; mais, s’il achète une marchandise italienne, autrichienne, russe ou américaine, stipulée payable en lires, florins, roubles ou dollars, il ne sait pas exactement ce qu’il aura à payer à l’échéance de son engagement. La variation du change subordonnée à la dépréciation du papier-monnaie peut être considérable; dans le cours d’une année, en 1866, en Italie, elle a été de 40 pour 100, et il n’est pas rare qu’en un mois, c’est-à-dire dans un espace de temps moindre que la durée d’une échéance commerciale, elle soit de 5 pour 100 et même de 10. L’étranger acheteur, en face de pareilles éventualités, voudra se couvrir d’avance des risques qu’il court, et il paiera les produits italiens, autrichiens, etc., moins cher à qualité égale que les produits anglais. S’il est vendeur, il fera peser de même sur l’acheteur toutes les incertitudes qui résultent du cours forcé, en exigeant d’être payé en monnaie de son propre pays.

Par conséquent, qu’il s’agisse du commerce d’exportation ou de celui d’importation, le négociant de la contrée où l’instrument d’échange a perdu sa pleine valeur ne tarde pas lui-même à souffrir aussi de cette situation ; il est exposé à payer une prime supplémentaire, non-seulement pour la dépréciation qui existe au moment de ses engagemens, mais pour celle qui pourra survenir plus tard. Il est vrai qu’il peut gagner, si le change s’améliore ; mais qu’est-ce qu’un commerce qui repose sur un pareil aléa? Il est livré complètement à la spéculation. C’est ce qui explique du reste comment il se développe malgré tout dans les pays qui ont le cours forcé, comment en Italie, par exemple, le mouvement des affaires extérieures a monté de 1 milliard 1/2 en 1866 à 2 milliards 1/2 en 1874, et en Autriche, aux mêmes dates, de 697 millions de florins à 1,312. Cela tient aux efforts tentés par cette spéculation. En effet, aussitôt l’introduction du cours forcé dans un pays, la première chose qui a lieu, c’est la multiplication des maisons de banque et des associations financières; elles sont attirées par les facilités de crédit qui en résultent et par l’agio qui existe sur le papier[2]. Elles réunissent tous les capitaux disponibles, et comme elles ont besoin de les faire valoir tout de suite et aux conditions les plus avantageuses, elles fomentent toute espèce d’entreprises, souvent les plus chimériques, et il se produit alors une activité extraordinaire qui fait croire un moment que le papier-monnaie est la véritable panacée pour conduire très vite à la richesse. C’est le plus grand inconvénient de ce papier, car après avoir égaré tout le monde, il conduit, non pas à la richesse, mais à des catastrophes inévitables, et d’autant plus graves que l’illusion a duré davantage.

Enfin on pourrait croire au moins que l’état gagne à l’émission du papier-monnaie. Il se procure ainsi des ressources extraordinaires qu’il n’aurait peut-être pas trouvées autrement, et il n’a pas d’intérêts à payer; c’est un emprunt forcé qu’il lève sur son pays et dont il sera tenu seulement de rembourser le capital, il semble que tout soit bénéfice; il n’en est rien : ce remboursement lui-même pourra lui devenir très difficile, et, en attendant, l’état est obligé de payer tout plus cher pour ses propres dépenses, par suite de la dépréciation, sans que pour cela ses revenus augmentent, car il ne peut songer, dans une situation où il n’y a pas de plus-value de la richesse, tant s’en faut, à demander plus d’impôts; il perd donc à peu près l’équivalent des économies qu’il a pu faire en ne payant pas d’intérêts. On calcule qu’il en a coûté ainsi en moyenne 37 millions de plus par an au gouvernement italien de 1866 à 1874. Par conséquent, tout le monde est atteint par le trouble qui naît de l’établissement du papier-monnaie; c’est le premier inconvénient.

Il y en a un second dans la violence et la durée des crises qui en sont la conséquence. Avec des espèces métalliques comme bases de la circulation, on n’est certainement pas à l’abri des excès de la spéculation, de ce que les Anglais appellent l’over-trading et l’over-banking ; nous l’avons vu bien souvent; mais on a le moyen de les arrêter assez vite, si on le veut : c’est de faire payer le capital le prix qu’il vaut. Aussitôt que le taux de l’intérêt s’élève sensiblement, les crédits se resserrent, chacun sent la nécessité de se liquider, et tout rentre dans l’ordre, c’est-à-dire que tout ce qui n’a pas une valeur échangeable contre la monnaie métallique disparaît. Ce moyen n’existe pas avec le papier-monnaie; on n’a point de mesure exacte de la valeur, et la liquidation est toujours différée. Aujourd’hui l’émission est fixée à un chiffre qu’on croit devoir répondre à tous les besoins; ce chiffre est purement arbitraire, rien ne dit qu’il ait été bien calculé, qu’il soit suffisant, et s’il l’est pour aujourd’hui, il ne le sera pas pour longtemps. S’arrêtera-t-on quand même à la limite fixée primitivement, au risque de voir se renouveler tous les embarras qu’on a voulu conjurer en adoptant le cours forcé? Évidemment non. Au lieu d’élever le taux de l’escompte et de liquider les embarras, on reculera la limite, et on se jettera de plus en plus dans l’arbitraire. Ce n’est pas du premier coup que l’Italie est arrivée aux 1,400 millions de papier-monnaie qu’elle possède à présent, ni l’Autriche à une somme à peu près égale, ni la Russie à ses 2 milliards 1/2, ni les États-Unis à 4 milliards. Ils y sont arrivés successivement, pressés par des besoins nouveaux qu’il a fallu satisfaire à tout prix. La France elle-même n’avait été autorisée d’abord à émettre des billets au porteur, au moment de la guerre, que pour 1,800 millions; elle a fini par porter la limite à plus de 3 milliards. Cela ne lui a pas trop mal réussi pour des raisons que nous avons déjà eu l’occasion d’exposer ici même[3]; mais les autres états n’ont pas été aussi heureux.

Lorsqu’on est engagé dans cette voie, rien n’est plus difficile en effet que de résister à des émissions supplémentaires. Une première fois on a pu conjurer la crise par l’introduction du papier-monnaie; on se figure qu’il en sera toujours ainsi, et on se laisse aller volontiers à augmenter le nombre des billets quand de nouveaux embarras surgissent. C’est ce qui est arrivé dans tous les pays qui ont eu recours à cet expédient ; c’est ce qui a eu lieu l’année dernière encore aux États-Unis. On n’a pas augmenté positivement le chiffre des green-backs, dont la limite était fixée à 354 millions de dollars ; on a pris seulement une disposition qui en a rendu la circulation plus active. Les banques, dites nationales, étaient autorisées à émettre du papier non remboursable, à la condition de déposer entre les mains du trésor public une quantité déterminée de greenbacks. On a diminué le chiffre du dépôt obligatoire. De cette façon, 100 millions de dollars de greenbacks se sont trouvés libres, on les a retirés du trésor et répandus dans la circulation. Il en est résulté un certain soulagement, le prix du capital a baissé, les affaires ont été plus faciles ; mais ce n’était qu’un palliatif : quelques mois après, les choses étaient revenues au même état, les mêmes embarras subsistaient, et la crise née en 1873 dure toujours. Si les Américains avaient eu conscience du mal dont ils souffraient, au lieu de chercher un remède inefficace dans une extension du papier-monnaie, ils auraient accepté tout simplement la situation qui se présentait et élevé le taux de l’escompte, de façon à faire venir chez eux les capitaux étrangers. Ces capitaux les auraient aidés à faire leur liquidation, et on serait probablement aujourd’hui, au-delà de l’Atlantique, beaucoup plus près qu’on ne l’est de la reprise des paiemens.

Nous ne voulons pas dire assurément que la crise de 1873 en Amérique, qui a eu un caractère très violent, comme tout ce qui se passe dans ce pays, soit due exclusivement au papier-monnaie; d’autres causes y ont contribué : d’abord l’énormité de la dette contractée pendant la guerre de sécession. Avant cette guerre, il n’y avait, pour ainsi dire, pas de dette fédérale : elle était tout au plus de 450 millions de francs; après, elle s’éleva tout à coup à 15 milliards. Il fallut, pour faire face aux intérêts, établir des impôts considérables et de toute nature. M. David A. Wells, un économiste américain fort éclairé, nous apprend que la contribution par tête, qui était de moins de 5 dollars en 1861, monte à plus de 13 dollars en 1876, et que, tant en contributions fédérales qu’en impôts d’état et de municipalités, les Américains ont payé, de 1865 à 1876, environ 6 milliards de dollars, soit plus de 30 milliards de francs. On comprend qu’un pareil fardeau ait pesé sur les affaires. Il y a eu en outre cette coïncidence fâcheuse pour les États-Unis que l’Europe, ayant été favorisée par de bonnes récoltes en céréales depuis plusieurs années, fut dispensée de recourir aux greniers du Far-West, et n’eut pas à envoyer au-delà de l’Atlantique les 200 ou 300 millions de numéraire qui prennent ordinairement cette route dans les temps de mauvaise récolte. Enfin les Américains ont encore souffert des mauvaises mesures économiques qui ont été prises, telles qu’une protection industrielle à outrance, et l’établissement de droits de douane très élevés sur les matières premières. Ces causes ont assurément rendu la situation très difficile aux États-Unis; elles n’auraient pourtant pas amené la crise violente de 1873 sans le papier-monnaie. C’est ce papier qui a fait qu’on a dépensé en travaux publics et particulièrement en chemins de fer, de 1866 à 1873, environ 7 milliards, soit 1 milliard par an, sans compter d’autres emplois de capitaux. Il est bien évident qu’avec les charges qui accablaient alors le pays, il ne pouvait y avoir une pareille somme disponible, et si on avait dû la demander à l’emprunt ordinaire, on ne l’aurait obtenue qu’à des conditions onéreuses qui auraient averti du péril. Avec le papier-monnaie, on s’est fait illusion sur les ressources réelles qui existaient, et on est allé de l’avant. Qu’en est-il résulté? Que la situation générale a été de plus en plus tendue et embarrassée, et, en ce qui concerne les chemins de fer, beaucoup sont aujourd’hui en pleine déconfiture et exploités pour le compte des créanciers. Supposons qu’il eût été possible aux États-Unis, après la guerre de sécession, de revenir aux paiement en espèces ; on n’aurait certainement pas dépensé les sommes folles qui ont aggravé le mal et qui le font se prolonger indéfiniment. Du reste, s’il y a aux États-Unis des hommes qui sont partisans du cours forcé et même de l’augmentation des greenbacks, il y en a d’autres au contraire qui sentent énergiquement tout le préjudice que le papier cause, et qui voudraient qu’on s’en débarrassât. Un ancien ministre des finances de ce pays, M. Bristow, disait dernièrement : « Il est temps qu’on s’occupe des effets désastreux de la monnaie purement fiduciaire. Les capitaux étrangers ne viendront jamais chez nous, tant qu’il y aura un étalon de valeur aussi flottant que le papier-monnaie. Pourquoi Londres est-il devenu la métropole commerciale de l’univers? Parce qu’il a la fixité de valeur avec sa livre sterling. » On pourrait peut-être trouver d’autres raisons pour expliquer la prépondérance commerciale de l’Angleterre; Celle-là toutefois en est une, et la livre sterling a été si appréciée qu’elle a été prise pour monnaie de compte dans beaucoup de pays commerçans. L’Angleterre, nous l’avons dit, a eu aussi sa monnaie purement fiduciaire pendant longtemps, de 1797 à 1819, et ce n’est pas sans difficulté qu’elle a pu l’abandonner; mais elle a conservé un tel souvenir des embarras qui en ont été à la longue la conséquence, elle a tant à se féliciter d’être revenue à une situation régulière, que, pour n’en plus sortir jamais, elle a entouré de précautions excessives l’émission des billets au porteur; elle veut que ces billets puissent être toujours considérés comme l’équivalent exact de la monnaie métallique, et c’est pour cela qu’elle a fait l’acte de 1844.

Le malheur des pays qui ont le cours forcé est non-seulement d’être exposés à des crises plus violentes que celles qui ont lieu ailleurs, mais encore de ne plus pouvoir les conjurer lorsqu’elles éclatent. Ils sont comme ces malades qui auraient besoin d’un remède énergique et qui sont hors d’état de le supporter. Le remède énergique serait le retour à la circulation métallique, et comment l’employer lorsqu’il n’y a plus de numéraire dans le pays et qu’il faudrait, pour s’en procurer, faire des sacrifices considérables qui entraîneraient une ruine générale? On est bien obligé de reculer; alors la liquidation ne se fait pas, les mauvaises affaires subsistent, et la situation reste embarrassée. Pour apprécier la différence qu’il y a entre cet état et celui qui existe lorsqu’on n’a pas le papier-monnaie, on n’a qu’à se rappeler ce qui s’est passé il y a quelques années. En Angleterre, en France et presque partout en Europe, il y eut en 1857 une crise très sérieuse. Alors le papier-monnaie n’existait nulle part, excepté en Russie. Le mal a été profond, il a causé beaucoup de pertes; dès la fin de l’année 1858, tout était presque réparé, et le crédit de l’Europe était redevenu à peu près ce qu’il était auparavant. On se souvient aussi du fameux Black friday de 1866 en Angleterre, où il y eut un run sur toutes les banques comme on n’en avait jamais vu. Il sembla un moment que personne n’était plus solvable dans le royaume-uni; l’escompte fut porté à 10 pour 100. Six mois après, les traces de ce sinistre avaient disparu, et l’Angleterre avait retrouvé son ancien crédit. Enfin l’exemple le plus frappant est celui qu’on peut emprunter aux États-Unis eux-mêmes. La crise de 1857 était née chez eux, et c’est de là qu’elle se répandit par un contre-coup inévitable sur toute l’Europe; mais alors ils n’avaient point de papier-monnaie, leur circulation était en espèces métalliques. Au bout d’un an, tous les embarras étaient liquidés, et les affaires avaient repris avec leur activité ordinaire. Il n’en est pas de même cette fois; les conséquences de la crise de 1873 durent toujours. Pourquoi? Parce que le papier-monnaie a empêché qu’on allât jusqu’à la racine du mal et qu’on supprimât toutes les affaires mauvaises qu’il aurait fallu supprimer.

N’est-il pas singulier, en outre, que les deux seuls grands pays qui aient échappé à la crise de 1873 soient précisément ceux qui n’ont pas de papier-monnaie, comme l’Angleterre, ou qui ne l’ont que pour la forme, comme la France? En effet, bien qu’il y ait le cours forcé dans notre pays et une circulation fiduciaire très considérable, cependant le papier-monnaie n’existe pas à proprement parler. Les billets sont acceptés au pair avec empressement, et ils ont la valeur exacte de la monnaie métallique ; la Banque de France pourrait les rembourser demain, si elle n’était arrêtée par d’autres considérations que celles de son encaisse. Il est donc bien établi que l’existence du papier-monnaie rend non-seulement les crises plus violentes, mais encore qu’il les fait durer davantage, parce que la liquidation avec lui n’est jamais complète. — J’arrive maintenant au troisième inconvénient de ce papier.


II.

En général, quand on parle du cours forcé, on n’envisage qu’un côté de la question, le plus important assurément, celui de la dépréciation dont le papier peut être l’objet, et qui devient une cause de trouble et un obstacle sérieux à l’activité des affaires. Si on échappe à cette dépréciation, on se figure que tout est sauvé. C’est le sentiment qui règne aujourd’hui en France; on ne songe pas à un autre point, à l’influence que le papier-monnaie exerce sur les prix, même en restant au pair. Cette influence pourtant est incontestable. Il y a même des économistes qui l’attribuent à la circulation fiduciaire remboursable à vue et reposant sur une encaisse métallique considérée comme suffisante. Cette circulation, disent-ils, rend l’instrument d’échange plus abondant qu’il ne serait sans elle, avec le numéraire seul, et, comme les prix sont en rapport avec cette abondance, ils s’élèvent tout naturellement quand il y a plus de billets au porteur. Or la hausse des prix qui naît de moyens artificiels, qui n’est pas le résultat du progrès de la richesse, est toujours une mauvaise chose. Cette doctrine, ainsi poussée à l’extrême, est évidemment exagérée; elle ne tendrait à rien moins qu’à supprimer le papier fiduciaire, même le mieux garanti, et à en revenir purement et simplement aux banques dites de dépôt, qui marquent l’enfance du crédit. S’il est vrai que la circulation fiduciaire parfaitement garantie s’ajoute à la monnaie métallique et augmente les instrumens d’échange, il ne l’est pas qu’elle soit elle-même un moyen d’échange artificiel, du moment qu’elle est remboursable à vue et à volonté ; elle tient lieu exactement des espèces métalliques, et si elle n’existait pas, il y aurait plus de numéraire, c’est-à-dire un instrument d’échange moins commode et plus coûteux, qui aurait pour effet d’entraver le progrès de la richesse. La hausse des prix peut bien tenir en effet à l’existence de la circulation fiduciaire, mais c’est en ce sens, que celle-ci a d’abord commencé par favoriser le progrès de la richesse et que les prix s’en sont ressentis. C’est le résultat qu’ont amené aussi les chemins de fer en facilitant les transports de tous les produits. Sans doute, il ne faudrait pas abuser de la circulation fiduciaire même remboursable à vue et l’étendre au-delà des besoins : l’expérience nous apprend chaque jour que c’est ainsi qu’on arrive au cours forcé et à tous les maux qui en découlent; cependant, tant que la conversion reste obligatoire, et que le public est averti par des publications périodiques de la quantité de billets qui circulent et de l’état de l’encaisse, le danger ne peut pas aller bien loin, on est toujours à même de l’arrêter, on n’a qu’à demander le remboursement du papier qui paraît être de trop. Alors l’instrument d’échange agit comme s’il était tout en numéraire.

En général, quand il y a des embarras dans les pays qui ont ce qu’on appelle la circulation mixte, c’est-à-dire le papier et la monnaie métallique, et que les prix se trouvent surélevés par des manœuvres de spéculation, c’est beaucoup moins à l’extension de la circulation fiduciaire qu’on le doit, si on n’entend par ce mot que les billets au porteur, qu’au papier de commerce. C’est celui-là qui à certains momens est trop abondant et agit sur les prix. Pour montrer l’importance qu’il peut avoir comparativement aux billets au porteur, nous dirons qu’en Angleterre notamment il y a toujours pour 10 milliards au moins de ce papier en circulation, tandis que les billets de banque, non couverts par une réserve métallique, s’élèvent tout au plus dans le royaume-uni à 600 ou 700 millions, et cependant personne ne se plaint du papier de commerce et n’en demande la suppression.

On ne demande pas davantage celle d’un autre genre de crédit qui se rapproche beaucoup plus de la circulation fiduciaire, qui en tient lieu dans bien des cas et qui prend de plus en plus d’extension en Angleterre et aux États-Unis; nous voulons parler du chèque reposant sur des dépôts en comptes courans. Il y a à tout moment en Angleterre pour 5 ou 6 milliards de ces dépôts, et on s’en sert pour liquider les transactions autant et plus que nous nous servons du billet de banque. Voilà certainement un moyen de crédit qui doit agir sur les prix et en amener la hausse. Et la preuve qu’il en est ainsi, c’est que tout est plus cher en Angleterre et en Amérique qu’ailleurs. Mais là encore l’influence exercée par le chèque, lorsqu’il est émis régulièrement, n’est qu’indirecte, et il est émis régulièrement s’il repose sur une provision suffisante, et que les banques gardent toujours de quoi le payer. Alors il agit sur les prix comme le billet au porteur remboursable à vue, parce qu’il développe d’abord la richesse publique en utilisant toutes les épargnes. Par conséquent, quand les moyens de crédit sont réguliers, qu’il s’agisse de billets de banque remboursables à vue ou de billets de commerce représentant des opérations sérieuses, ou encore de chèques ayant une provision suffisante, ces moyens ne sont pas par eux-mêmes des élémens de hausse artificielle ; ils n’amènent cette hausse que parce qu’ils ont contribué d’abord à augmenter la richesse. Personne ne peut s’en plaindre, et la doctrine qui les rend responsables de l’élévation des prix comme d’un malheur est évidemment erronée. Si on la suivait à la lettre et qu’on revînt à la monnaie métallique exclusivement comme instrument d’échange, il pourrait bien y avoir en effet une diminution des prix, ce serait parce que la richesse publique aurait diminué elle-même

Nous reconnaissons toutefois qu’il y a peut-être une réserve à faire en ce qui concerne les chèques; la provision pour les rembourser est rarement suffisante, et, dans la plupart des cas, les dépôts qui leur servent de base sont employés deux fois, d’abord par la banque qui les a reçus et qui a besoin de les faire valoir, ensuite par le déposant, qui se réserve d’en disposer au moyen du chèque; cela donne lieu à de grands embarras dans les temps de crise et dans les temps ordinaires peut faire croire à plus de capitaux disponibles qu’il n’y en a réellement, par conséquent agir sur les prix.

Mais ce qui n’est pas vrai pour le billet de banque remboursable à vue l’est incontestablement pour le papier-monnaie pur et simple. Ici, il y a une influence directe et artificielle exercée sur les prix. On a pu être très surpris de voir que chez nous, après la guerre de 1870, au lendemain de nos désastres, lorsque rien n’était réparé, que beaucoup de fortunes particulières restaient compromises, le prix des choses en général n’ait pas baissé et se soit maintenu au contraire avec une fermeté que ne justifiaient pas les circonstances. Aujourd’hui encore, — malgré la crise commerciale qui règne en Europe et en Amérique depuis plusieurs années, et qui commence à nous atteindre, si on en juge par le mouvement de notre commeroe d’importation et quelques recettes de chemins de fer qui sont moindres que l’année dernière, — il n’y a rien de changé. Nous ne parlons pas des prix de certains produits manufacturés ou matières premières sur lesquels la crise s’est appesantie tout spécialement, tels que le fer, le coton, la houille, etc., mais de ceux des denrées alimentaires et des choses de luxe, qui peuvent plus exactement servir de critérium, parce qu’elles sont généralement en dehors des crises commerciales. Ces denrées et ces choses de luxe ont plutôt en une tendance à la hausse. Il est impossible de ne pas voir là une influence exercée par l’abondance de l’instrument d’échange.

Il y a en ce moment en circulation 2 milliards l/2 de billets au porteur, et à la banque, pour servir de garantie à ces billets, plus de 2 milliards d’espèces métalliques. C’est évidemment une situation extraordinaire et qu’on peut appeler pléthorique. Les 2 milliards et plus de monnaie métallique font, pour une partie au moins, double emploi avec les 2 milliards 1/2 de billets. Et pourquoi cet état de choses s’est-il produit et se maintient-il? Parce qu’on a le cours forcé et que la banque garde à peu près tout le numéraire qui lui arrive de l’intérieur et du dehors ; elle n’en rend que ce qu’elle veut. Et comme d’autre part le public s’arrange fort bien des billets et les trouve très commodes, personne n’insiste pour m. demander le remboursement, La banque, grâce au cours forcé, est comme un réservoir qui reçoit toujours et ne rend jamais ou bien rarement. Ce cours forcé sert de barrage pour empêcher l’écoulement des métaux précieux. De là cette situation bizarre, anormale, d’une encaisse formidable presque égale à la circulation fiduciaire. On dira sans doute que cette abondance de métaux précieux en France est la conséquence de notre richesse; nous avons le change favorable partout; il faut bien que le numéraire nous arrive, et nous le gardons parce que nous n’avons point d’intérêt à l’exporter. Cette dernière partie de l’objection n’est pas aussi vraie qu’on le suppose. Il est certain que, si nous avions le change défavorable et un grand intérêt à exporter des métaux précieux, on trouverait bien moyen de s’en procurer en les cherchant dans la circulation intérieure; on n’aurait qu’à leur offrir une prime assez forte, comme cela se fait dans d’autres pays. Mais, à défaut de ce grand intérêt, nous en avons au moins un petit qu’on pourrait satisfaire, si cela était très facile. Que demain, par exemple, on lève le cours forcé, et, comme il y a de nombreux besoins d’or en Europe, que l’Angleterre est seule à en fournir aujourd’hui et qu’elle n’en regorge pas, la spéculation, qui n’aurait plus qu’à se présenter aux guichets de la Banque de France pour en avoir, ne manquerait pas d’en demander et de réaliser le petit bénéfice qu’elle pourrait trouver à l’exportation. Cela réduirait le nombre des billets en circulation, ramènerait un meilleur équilibre entre le papier et les espèces, et il n’y aurait plus de double emploi dans les instrumens d’échange, par conséquent plus d’élément de hausse artificielle pour les prix; mais, pour que ce résultat ait lieu, il y a une première chose à faire. Il faut que la question de l’étalon unique d’or soit résolue, et que la banque ne puisse pas rembourser ses billets tout en argent; autrement la valeur du billet tomberait au niveau de la dépréciation du métal d’argent. Il est impossible de contester cela; d’où pour nous la conviction absolue que la Banque de France ne peut pas reprendre ses paiemens en espèces tant qu’on conservera les deux étalons. Il importe pourtant que cette reprise ait lieu le plus tôt possible, si on veut rentrer dans une situation régulière et éviter les dangers que pourrait présenter l’avenir.

La France et l’Angleterre sont assurément très-riches, elles font chaque année plus d’économies qu’elles n’en absorbent dans des emplois nouveaux. Cependant, quelque grandes que soient cette richesse et ces économies, elles ne suffisent pas à elles seules pour expliquer le bon marché excessif des capitaux qui règne en ce moment dans les deux pays. Depuis plus d’un an, le taux de l’escompte est à 2 pour 100 en Angleterre, à 3 pour 100 en France; les meilleures signatures se négocient même à un taux sensiblement inférieur, à 1 1/2 pour 100, par exemple, et encore ne trouve-t-on pas à employer à ce taux tous les capitaux qui seraient disponibles. Les grands établissemens financiers qui reçoivent des dépôts en compte courant en sont encombrés; ils ne savent comment les faire valoir, et ils ont abaissé jusqu’à 1/2 pour 100 par an l’intérêt qu’ils leur allouent. Jamais on n’avait vu une situation semblable; elle rappelle ce qui se passait en Hollande, il y a plus d’un siècle, lorsque ce pays était le seul grand réservoir des capitaux, et qu’il n’en avait pas le placement; l’intérêt y était descendu à 1 pour 100; mais alors il n’y avait pas beaucoup de moyens d’employer l’argent, l’industrie était peu étendue, et les divers états n’avaient pas encore contracté l’habitude malheureuse d’emprunter sans cesse. Aujourd’hui ce ne sont pas les débouchés qui manquent; ils sont nombreux et même souvent assez tentans. Si malgré cela les capitaux affluent en France et en Angleterre à ce point que l’intérêt en soit réduit à 1 et même à 1/2 pour 100, c’est parce qu’il y a un élément autre que l’épargne qui contribue à les rendre plus abondans encore, au moins en apparence. Cet élément, en France, est le papier-monnaie, en Angleterre le chèque, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas le capital assurément, mais qui en tient lieu dans beaucoup de cas et qu’on confond aisément avec lui. Or c’est là le grand danger de l’avenir; l’argent ne pourra pas, toujours rester à 1 ou 1/2 pour 100 d’intérêt par an; il se fatiguera de cette inactivité prolongée, il cherchera des emplois plus fructueux, que l’imagination toujours féconde des spéculateurs saura bien lui trouver, et s’il s’aventure alors un peu imprudemment, un beau jour, lorsque tous les ressorts de la spéculation seront tendus et que le crédit deviendra difficile, on s’apercevra qu’on a engagé dans des entreprises plus ou moins chimériques, non pas seulement des capitaux réellement disponibles et provenant de l’épargne, mais des capitaux imaginaires reposant sur l’extension des chèques et des billets au porteur. On entrera dans une crise épouvantable, comme celle que subissent depuis plus de trois ans, sans pouvoir la liquider, les États-Unis et l’Autriche.

Voilà le danger du papier-monnaie même très-solide et au pair, si on persiste à le garder indéfiniment. Il constitue une situation anormale qui se dénoue fatalement par une crise, et ce danger peut se présenter demain si les craintes de guerre disparaissent, et que l’esprit revienne aux grandes entreprises. Il serait donc sage au gouvernement d’aviser auparavant et de ne pas attendre qu’il soit surpris par des embarras qu’il ne pourrait plus conjurer. Le moment est propice; l’état a remboursé la plus grande partie de sa dette à la Banque; les billets sont au pair, et il y a une encaisse suffisante pour répondre à tous les besoins. Personne ne peut garantir que la situation sera encore aussi favorable dans un an ou deux, et que les billets seront toujours au pair; — ils n’y seraient certainement pas s’il y avait une crise? alors que ferait le gouvernement? Seulement, je le répète, pour reprendre les paiemens, il faut que la question de l’étalon unique soit résolue, et que nous n’ayons plus que l’or comme monnaie principale.

En résumé, l’expérience que nous avons sous les yeux depuis un certain nombre d’années ne peut pas changer l’opinion qui règne chez les esprits sérieux au sujet du papier-monnaie. C’est un instrument d’échange très dangereux : il l’est d’abord à l’intérieur, parce qu’étant presque toujours suivi d’une dépréciation, il trouble instantanément toutes les situations. Le créancier perd une partie de sa créance, l’employé et le salarié ne peuvent plus acheter au même prix les choses dont ils ont besoin sans que leur traitement et leur salaire augmentent en proportion. Le fabricant voit les matières premières renchérir et ne vend pas ses produits en conséquence; le commerce extérieur devient plus difficile à cause de l’agio qui existe sur le signe monétaire. Enfin le débiteur lui-même ne gagne pas à pouvoir s’acquitter avec un instrument d’échange qui a moins de valeur, car s’il est débiteur d’un côté il est créancier de l’autre, ne le serait-il, comme l’ouvrier, que du produit de son travail, et, quant à l’état, il paie tout plus cher aussi, sans que; ses revenus s’accroissent, ce qui fait que tout le monde souffre à cette situation.

Ce qu’il y a de grave encore avec le papier-monnaie, c’est qu’on n’a plus de boussole pour se diriger dans la vie commerciale; toutes les affaires sont livrées au hasard de la spéculation et reposent sur le crédit. C’est comme un édifice qu’on bâtit sur un terrain peu solide; il y a toujours un moment où il finit par être renversé. Enfin là même où le papier-monnaie ne produit pas ses effets les plus désastreux, où il reste au pair comme en France, il a encore une influence fâcheuse, qui est d’amener une hausse artificielle des prix. Les espèces métalliques s’amassent improductives dans les caisses du principal établissement financier et n’en sortent plus. L’emprunt contracté à l’intérieur et même au dehors, quand il ne l’est pas à un taux usuraire, vaut mieux que l’émission du papier-monnaie. En effet, supposons un état qui, en émettant ce papier, se procure 1 milliard de ressources extraordinaires et économise ainsi 50 ou 60 millions d’intérêts par an. Si son revenu brut est de 10 milliards, l’économie qu’il a faite en représente la 200e partie, et il ne s’agit pas d’un grand état comme la France et l’Angleterre, dont le revenu est au moins de 20 milliards, et où par conséquent l’économie représenterait un 400e. Il est certain que le trouble causé dans toutes les relations, et l’obstacle apporté au commerce par ce papier coûteront à la nation beaucoup plus que la 200e partie de son revenu.

Malheureusement il y a dans la vie des peuples, même les plus riches, nous l’avons vu chez nous en 1870, des momens où l’emprunt par les voies ordinaires est très difficile et ne fournirait pas les ressources dont on a besoin[4]. C’est pour ces momens-là que doit être réservé le papier-monnaie, c’est alors seulement qu’il est justifiable et peut rendre des services, autrement il n’a que des inconvéniens. Si on remettait par exemple, comme on le demande si souvent, pour faire face à des embarras purement commerciaux et empêcher l’élévation du taux de l’escompte, on servirait les intérêts de la spéculation exclusivement, et on serait conduit à une catastrophe d’autant plus grande qu’on aurait différé la liquidation. Maintenant, quand on l’a émis dans des circonstances très difficiles, pour les nécessités de la guerre par exemple, on a le devoir, aussitôt la crise passée, de faire tous ses efforts pour le rembourser. Deux conditions sont nécessaires pour cela : 1° l’équilibre financier à l’intérieur, 2° une balance du commerce favorable à l’extérieur. On comprend parfaitement qu’un état qui est obligé d’emprunter chaque année pour couvrir les déficits de son budget, ne peut pas songer à rembourser son papier-monnaie, et si d’autre part la balance du commerce lui est défavorable et qu’il soit tenu, pour solder cette balance, d’envoyer encore au dehors le peu de numéraire qui lui reste, son impuissance devient absolue. C’est la situation de la Russie, qui le possède depuis plus de vingt ans, de l’Autriche, qui l’a depuis seize, des États-Unis, de l’Italie et d’autres pays, qui l’ont aussi depuis longtemps et ne parviennent pas à s’en débarrasser. Ils sont dans un cercle vicieux, car le papier-monnaie est précisément l’obstacle à la réalisation des deux conditions préalables dont ils ont besoin, à savoir l’équilibre financier et la balance du commerce favorable. Cependant avec de la persévérance, une bonne politique commerciale, et en s’abstenant de toute entreprise militaire, on finit par triompher de ces difficultés. Alors on doit se souvenir que le papier-monnaie, qui sauve les nations à certains momens, ne les sauve pas gratis, et qu’il est au contraire toujours l’expédient financier le plus onéreux auquel on puisse avoir recours.


VICTOR BONNET.

  1. Relazione sulla circolazione cartacea. Mars 1875.
  2. En Italie, le nombre des banques de dépôt, qui était de 15 en 1865, avec un capital de 129 millions, s’est élevé à 218 en 1874, avec un capital de 677 millions.
  3. Voyez la Revue du 15 juillet 1873.
  4. La Russie en fait encore l’épreuve aujourd’hui ; elle aurait tenté en vain, dit-on, au milieu de ses difficultés avec la Turquie, de réaliser en Europe un emprunt de 300 millions de roubles.