L'Hégémonie allemande et le réveil de l'Europe (1871-1914)

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L'Hégémonie allemande et le réveil de l'Europe (1871-1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 241-271).
L’HÉGÉMONIE ALLEMANDE
ET
LE RÉVEIL DE L’EUROPE
(1871-1914)

L’Allemagne, au début de la guerre déchaînée par elle le 1er août 1914, n’avait que très faiblement, et pour la forme, essayé de représenter cette guerre comme due à la provocation de la Triple-Entente, surtout de la Russie et de la Grande-Bretagne. La thèse n’était pas soutenable, et l’Allemagne, ses premiers et éphémères succès y aidant, n’insista pas. Ce n’est que depuis lors, avec les désenchantemens qui suivirent, et pour se concilier la faveur des neutres, qu’elle imagina d’attribuer à ses ennemis l’initiative d’une guerre dont la responsabilité lui appartient tout entière. Elle ne réussira pas, malgré ses efforts, à donner le change. Il suffit, en effet, de remarquer que si l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie n’eussent pas elles-mêmes pris l’offensive, l’Italie, liée par les obligations de la Triple-Alliance, n’aurait pu, dès le premier jour, faire déclaration de neutralité.

Ce qui est vrai, c’est qu’après une longue, pesante et stérile hégémonie de près d’un demi-siècle, l’Europe, lasse et inquiète, s’était réveillée, et que, sans avoir, comme l’Allemagne, préparé, prémédité et désiré la guerre, elle était résolue à secouer le joug et à s’affranchir.

Comment s’est fait cet éveil, comment la France d’abord et la Russie, qui avaient eu le plus à souffrir des prétentions de l’Allemagne, puis la Grande-Bretagne, qui se sentait peu à peu défiée et menacée, comment, de proche en proche, l’Europe eurent conscience du péril auquel elles avaient à faire face, c’est ce que les publicistes et les historiens attentifs de notre génération, c’est ce que la « Chronique politique » de la Revue ont, au jour le jour, et soigneusement, relaté.

Notre objet serait de résumer ici, en nous aidant des documens publics et d’ouvrages récens, une histoire dont les faits et les enseignemens ont singulièrement contribué à donner à la présente guerre, pour les Alliés combattant sous les sept drapeaux, le caractère de clarté, de confiance, de certitude, qui est le premier augure et le gage de la victoire. Les Alliés savent pour quelle cause ils combattent et pourquoi ils doivent vaincre. Ce n’est pas dans un brusque sursaut, c’est après de longues épreuves, et dans l’aperception de plus en plus évidente de son devoir, que l’Europe a répondu, en même temps qu’à la provocation de l’Allemagne, à l’appel de son propre destin.


I

Après la guerre de 1870-71 et le traité de Francfort, — par la défaite de la France et la création de l’Empire allemand, — il n’y avait plus, à proprement parler, d’Europe. Une hégémonie était née, qui, peu à peu, selon la loi fatale de toute hégémonie, devait se transformer en instrument de tyrannie et de servitude.

L’habileté, l’art du prince de Bismarck, chancelier du nouvel Empire, furent de contenir en de certaines limites la croissance trop rapide d’une Puissance dont les prétentions trop tôt révélées eussent donné de l’ombrage, et de retarder l’heure, l’heure qu’il ne cessa de redouter, où, contre une Puissance trop forte et menaçante, se préparerait, se nouerait une inévitable coalition. — Le prince fut aidé, dans sa modération relative et sa sagesse, d’abord par les dispositions semblables de son souverain et maître, l’empereur Guillaume Ier, qui, satisfait des gains réalisés, parfois même étonné et inquiet d’une si rapide fortune, s’était vite comme retiré et réfugié dans un dessein général de conservation et de paix. Le prince y fut encouragé, en outre, par la nécessité de réparer, sinon les plaies, du moins les lacunes et imperfections intérieures et de mettre la nouvelle Allemagne en état de soutenir son rang et train d’Empire. — Ajoutez que l’Allemagne, et la Prusse tout particulièrement, étaient encore pauvres, que l’unité faite par la guerre et la victoire était loin d’être achevée, que bien des problèmes restaient à résoudre. — — Considérez enfin que le prince chancelier, né en 1815, était surtout un homme de 1848, que l’expérience qui l’avait le plus instruit était celle de cette grande année révolutionnaire, et qu’il avait compris que l’unité allemande, vainement cherchée et poursuivie par les idéologues du Parlement de Francfort, ne serait conquise et maintenue en quelque sorte que du dehors, par une diplomatie heureuse secondant et complétant les exécutions militaires nécessaires.

Le règne de Guillaume Ier, de 1871 à 1888, et la politique du chancelier jusqu’au mois de mars 1890 peuvent, en quelque mesure, être caractérisés comme un règne et une politique de conservation et de paix. L’Empereur et son ministre, attentifs avant tout au maintien de la paix et de l’unité allemandes, s’appliquèrent, dans les premières années qui suivirent la victoire de l’Empire, à ménager et à se concilier les deux Puissances dont l’attitude importait le plus : la Russie, avec laquelle Guillaume Ier a, par affection de famille, par tradition dynastique, par gratitude, cultivé soigneusement ses relations ; l’Autriche qui, vaincue en 1866 et éliminée de l’Allemagne, devait être avec d’autant plus de soin apaisée et ramenée. Dès le mois d’août 1871, l’empereur Guillaume Ier rend visite à Ischl à l’empereur François-Joseph. Ce dernier rend la visite à Berlin, au mois de septembre 1872, avec son premier ministre, le comte J. Andrassy, qui a, depuis quelques mois, succédé au comte Beust. L’empereur de Russie, Alexandre II, assiste avec le prince Gortchakof à cette entrevue, au cours de laquelle des notes sont échangées entre les trois souverains pour le maintien du statu quo territorial, pour la solution des questions d’Orient, pour la répression de l’esprit révolutionnaire et anarchique. L’année suivante, au printemps de 1873, Guillaume Ier se rend, avec le prince de Bismarck, d’abord à Saint-Pétersbourg, puis à Vienne. C’est, sinon la reconstitution de la Sainte-Alliance d’autrefois, du moins une sorte d’alliance des Trois Empereurs, et c’est cette combinaison qui, jusqu’à la crise orientale de 1876-1878, sert à consolider le nouvel Empire, à le préserver, soit contre le péril d’une coalition, soit contre toute tentative dont reflet serait le rétablissement, en Europe, de l’ancienne et traditionnelle politique de l’équilibre, du contrepoids. Par surcroît de précaution, et dès cette année 1873, le prince chancelier cherche à attirer dans l’orbite de la politique allemande l’Italie, devant laquelle il agite le spectre d’une France cléricale et de la restauration du pouvoir temporel du Saint-Siège. Et, dans l’automne de 1873, le roi Victor-Emmanuel Ier fait sa double visite aux cours de Vienne et de Berlin.

La France, pendant ce temps, se reconstituait, pansait ses blessures, réorganisait son administration, ses finances, son armée, mais surtout (et ce fut l’œuvre du gouvernement de M. Thiers) libérait son territoire. — Son relèvement paraissait sans doute trop rapide, et la révélation nouvelle de sa vitalité, de sa richesse, de ses inépuisables ressources, de sa force renaissante, excitait à la fois trop de convoitise et d’ombrage. Car à peine le sol français était-il redevenu libre, à peine aussi, un peu plus tard, au début de 1875, la loi organique du nouveau régime (constitution républicaine de 1875) et les principales lois militaires, administratives et financières eurent-elles été votées par l’Assemblée nationale, que l’Allemagne fronçait le sourcil et faisait mine de nous chercher querelle. — Je n’ai pas besoin de rappeler comment alors la Russie et l’Angleterre s’émurent, comment l’alerte fut conjurée et comment la menace s’évanouit. C’est en ce printemps de 1875 que réapparurent, dans le nuage aussitôt dissipé, les premiers linéamens d’une Europe qui déjà, par un prophétique augure, prenait les traits, esquissait le visage de la future Triple-Entente. Mais ce n’était là qu’une courte vision, et l’ombre de l’Allemagne devait se projeter longtemps encore sur cette Europe un instant pressentie et évoquée.

La crise orientale de 1876-1878 et le Congrès de Berlin qui en fut le dénouement, s’ils ont consacré peut-être cette première période du régime bismarckien, s’ils en ont été l’apogée, ont vu cependant se préparer le schisme, ou du moins les premiers froissemens, entre l’Allemagne et la Russie. Le prince de Bismarck, en se représentant au Congrès de Berlin comme « l’honnête courtier » entre les politiques et les ambitions rivales de l’Orient, entre la Russie, l’Autriche-Hongrie et l’Angleterre, ne put cependant s’empêcher de faire pencher la balance en faveur de l’Autriche-Hongrie, et, par conséquent alors, de la Grande-Bretagne. — Il apparaît en outre aujourd’hui (et c’est ce que M. G. Hanotaux a nettement marqué dans son Histoire de la France contemporaine), que, tout en affectant de ne pas se soucier de l’Orient et de s’en désintéresser, le prince de Bismarck cependant, comme malgré lui, et par un obscur instinct, a ouvert les portes de l’Orient à l’Allemagne autant et plus qu’à l’Autriche-Hongrie, et que déjà il a placé son pays sur la route qui devait mener Guillaume II à Constantinople. — Il est vrai qu’en même temps, et prévoyant la brèche que ferait dans sa politique le mécontentement, puis le détachement de la Russie, le prince de Bismarck s’efforça aussitôt d’y pourvoir en rattachant plus étroitement à l’Allemagne d’abord l’Autriche-Hongrie, puis l’Italie, et en mettant autant que possible dans son jeu la Grande-Bretagne, que hantait encore la vision du péril russe, la menace des héritiers de Pierre le Grand sur Constantinople et l’Asie.

C’est du Congrès de Berlin qu’est née la Double-Alliance conclue dès l’année suivante (15 octobre 1879) entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, et devenue, trois ans après, la Triple-Alliance par l’accession de l’Italie (20 mai 1882). — Là est la maîtresse pièce, le chef-d’œuvre de la politique bismarckienne qui a su faire de l’Autriche-Hongrie et de l’Italie, c’est-à-dire du vaincu et du bénéficiaire de Sadowa, les deux boulevards de l’Empire d’où François-Joseph avait été exclu en 1866. —. L’habileté du prince de Bismarck se montra plus consommée encore en réussissant à faire accepter de la Russie un traité de contre-garantie qui la leurra et la contint pendant près de dix ans et en intéressant la Grande-Bretagne au succès d’une politique qui maintenait en Europe le statu quo de 1870 et de 1878. — Ainsi s’asseyait, se consolidait l’hégémonie du nouvel Empire.

Quelques hommes d’Etat français, celui surtout qui exerçait alors la plus grande influence, avaient d’abord hésité à accepter l’invitation faite à la France de participer au Congrès de Berlin. La France s’y montra désintéressée, digne d’elle-même, de ses traditions comme de son avenir. Elle maintint les droits et le rôle qui lui appartenaient en Orient, seconda les revendications des nationalités grecque, bulgare, monténégrine et serbe, réclama l’application en Roumanie de la tolérance religieuse, et, si elle entrevit les difficultés et les crises qui devaient sortir du traité signé par les Puissances, ne pouvait, certes, en assumer la responsabilité. — Elle était toute vouée alors à son œuvre de reconstitution intérieure. Elle inaugurait cette exposition de 1878, qui attestait les résultats de son magnifique effort, et reprenait tout naturellement dans le monde sa place de grande Puissance civilisatrice et libérale. Son génie demeurait fécond et ne le cédait à aucun autre dans tout le domaine des sciences, des lettres et des arts comme du développement économique, industriel et commercial. Elle édifiait, à l’heure propice, et avant que la compétition de nouveaux concurrens ne fît encore obstacle, un Empire colonial dont la création a été pour elle une jouvence d’énergie et de vigueur. Elle préparait enfin, par sa fidélité à ses espérances, par sa foi en elle-même, comme aussi par ses admirations, ses sympathies, par la contagion de son esprit de liberté et de lumière, l’ère nouvelle qui ne pouvait manquer de luire. Elle en a eu, dès cette date relativement lointaine, le pressentiment. Elle avait en elle l’instinct, l’aspiration d’une Europe qui devait, qui allait renaître. Comme M. Ch, de Freycinet l’a marqué, en reproduisant au second volume de ses Souvenirs[1], ses entretiens avec Gambetta sur la politique extérieure de la France, « l’objectif de cette politique, dès les années 1878-1880, était de resserrer nos liens avec l’Angleterre, de nous rapprocher de la Russie, et, par la suite, amener une entente entre les trois Puissances. » Nouvel et heureux retour de la vision déjà apparue en 1875, nouvel écho de cette voix qui, après avoir été dès l’origine celle de la France deviendrait celle de la Triple-Entente et de l’Europe !


II

Plus de dix années devaient encore s’écouler avant que se scellât le premier chainon de l’entente, l’alliance entre la France et la Russie.

Bien que cette alliance fût depuis de longues années conclue dans le cœur des deux peuples, bien qu’elle fût comme écrite sur le sol même de l’Europe, et que, depuis 1878, une claire nécessité de défense commune et de préservation mutuelle l’imposât, — certains incidens fâcheux, des circonstances contraires, telles que les relations traditionnelles entre les deux cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin, les habitudes commerciales établies entre les deux pays, les origines et les tendances germaniques d’une partie de la bureaucratie russe, les différences évidemment très grandes dans le régime politique intérieur de la Russie et de la France, le spectre souvent évoqué du péril révolutionnaire et de l’anarchie, retardèrent l’échéance qui pourtant était fatale et prévue. L’Allemagne, il faut le dire, déploya tous ses efforts, eut recours à tous les moyens, ne recula devant aucun sacrifice pour conjurer l’éventualité redoutée. L’empereur Guillaume Ier et son petit-fils, après lui, multiplièrent les visites et rencontres de famille. Outre les ambassadeurs, des plénipotentiaires militaires attachés à la personne des deux souverains respectifs, des agens de tout ordre avaient pour mission d’entretenir une sorte de permanence entre les deux cours. Le prince de Bismarck, après le Congrès de 1878 et la conclusion de l’alliance austro-allemande, imagina, pour rassurer le Tsar, ce système de la contre-assurance que, cependant, malgré toutes les ressources de son génie d’intrigue, il ne put, à la longue, soutenir devant la précise et imperturbable loyauté d’Alexandre III. Le chancelier de Caprivi, après la retraite de Bismarck, tenta, par la conclusion d’un nouveau traité de commerce et par l’adoucissement du régime prussien en Pologne, de se concilier les bonnes grâces de la Russie et de prévenir in extremis l’entente définitive avec la France.

La France, elle, était toute prête. Elle avait conscience d’offrir, pour le jour où les destins s’accompliraient, une armée et une marine égales à leur tâche, une administration solidement organisée, des finances rétablies, un crédit puissant, une diplomatie droite, libre de tous liens et ne poursuivant au plein jour que de nobles desseins ; enfin, et malgré les divisions de la politique intérieure, une opinion publique unanimement acquise à l’alliance avec un peuple vers lequel allaient ses sympathies, ses affinités, la vocation d’un sûr et irrésistible instinct. Tous les symptômes de notre vie nationale, les préoccupations de notre pensée, la claire vision de l’avenir, le grand succès fait à de beaux livres venus à l’heure opportune, l’ouvrage d’A. Leroy-Beaulieu sur l’Empire des Tsars, le Roman Russe du vicomte E.-M. de Vogüé, la popularité accueillant tout ce qui nous venait de Russie, tout marquait le penchant auquel nous cédions, l’appel auquel nous brûlions d’obéir.

Lorsque les deux nations se cherchaient, lorsque déjà leurs mains commençaient à se rapprocher et que, dans des questions qui tenaient étroitement à cœur à la Russie, telles que la question bulgare (en 1885-1886), les deux gouvernemens sentaient l’union spontanément se faire, — ce fut la force et la vertu de l’empereur Alexandre III de prendre, d’accord avec le Président de la République française et ses ministres, la décision que commandaient les intérêts vitaux de la France et de la Russie, l’équilibre et l’indépendance de l’Europe, la paix du monde.

M. Ch. de Freycinet a résumé, avec autant de simplicité que de noblesse, au second volume déjà cité de ses Souvenirs[2], les circonstances mémorables dans lesquelles s’esquissa, au printemps de 1890, lors de la visite à Paris du grand-duc Nicolas, le projet d’alliance qui devait devenir un fait accompli le 27 août 1891, au lendemain de la visite rendue en rade de Cronstadt par l’escadre française, qui avait pour chef l’amiral Gervais. Je rappelle ici que cette escadre, avant de rentrer en France, par une attention de courtoisie qui était aussi une divination de l’avenir, s’arrêta à Portsmouth, où l’attendaient les sympathies, la confraternité ancienne et future de la flotte anglaise.


III

Lorsque se conclut l’alliance franco-russe, l’homme d’Etat qui avait tout fait pour la retarder et la prévenir, le chancelier de l’Empire d’Allemagne, le prince de Bismarck, avait quitté le pouvoir depuis plus d’une année. Le prince s’était retiré le 17 mars 1890, et sa retraite devait être le signal d’une nouvelle ère, ou, selon l’expression allemande, d’un « nouveau cours » (neue kurs), non seulement pour l’Allemagne elle-même, mais pour l’Europe et pour la politique qui, un peu après cette date, commença à prendre le nom de « mondiale. »

Le nouvel empereur, Guillaume II, qui, dans les dernières années de Guillaume Ier et dans les quelques semaines du règne de l’empereur Frédéric, s’était montré l’admirateur fervent du prince de Bismarck, son disciple enthousiaste, n’avait pu cependant garder longtemps auprès de lui le grand chancelier. Guillaume II, qui déjà n’avait pas caché sa hâte de régner, avait plus de hâte encore de gouverner. Il ne pouvait tolérer davantage la tutelle d’un mentor. Moins de deux ans après son avènement, sur le vain prétexte d’un dissentiment en matière de législation sociale, et parce que le prince-chancelier avait poursuivi avec le chef du Centre catholique des négociations ou entretiens que le souverain n’approuvait pas, l’Empereur, dans un accès de colère et d’emportement, avait congédié le ministre puissant qui, depuis 1862, avait fait la fortune du royaume et fondé l’Empire.

De cette journée du 17 mars 1890 date la politique nouvelle qui devait être celle de Guillaume II et que le recul de l’histoire, mais aussi le témoignage capital d’un des plus brillans collaborateurs, je veux dire le prince de Bülow, permettent d’apprécier dès aujourd’hui. Le livre du prince de Bülow, la Politique allemande, publié peu de temps avant la présente guerre, éclaire en effet d’une lumière directe et immédiate toute la politique, soit étrangère, soit intérieure, de l’Empire, et manifeste avec d’autant plus d’éclat la différence entre la période bismarckienne, de 1862 à 1890, et la période suivante que le prince de Bülow, après avoir été l’un des élèves et lieutenans du grand chancelier, s’est fait, dans sa politique d’abord, puis dans son livre, l’artisan, le consécrateur et l’avocat de la nouvelle ère.

La différence essentielle entre les deux périodes, — celle que marque avec netteté le prince de Bülow, — c’est que la politique de l’Empire, après avoir été jusqu’en 1890 une politique continentale, européenne, vouée à la consécration de la situation acquise, est devenue depuis lors une politique d’expansion à outrance et en tous sens, une politique maritime, coloniale, mondiale, aspirant non seulement à faire à l’Allemagne plus de place au soleil, mais peu à peu à lui conquérir toute la place, à multiplier et à absorber les débouchés, à supplanter toutes les concurrences, à faire de la race allemande, par l’organisation systématique de toutes les forces militaires, navales, économiques, la race élue et maîtresse à qui devait appartenir l’empire du monde.

Cette transformation, le prince de Bülow l’a bien vue, il l’a vantée, il s’y est associé, et il s’efforce, dans un des passages les plus curieux de son livre, d’abord d’excuser le prince de Bismarck de ne l’avoir lui-même ni conçue ni préparée, puis d’expliquer qu’à la fin de sa vie, en visitant à Hambourg l’un des nouveaux paquebots de la Compagnie de navigation « Hamburg-Amerika, » le chancelier avait eu peut-être, comme un autre Moïse, la vision des temps nouveaux, de cette Terre promise où il ne pénétrerait pas.

Il me paraît fort douteux que le grand réaliste qu’a été le prince de Bismarck eût jamais accepté un programme si différent du sien, — et dont l’exécution devait exposer l’Empire aux dangers, aux écueils, finalement à la coalition qu’il avait lui-même tout fait pour éviter. Le prince de Bismarck ne croyait pas que l’avenir de l’Empire fût sur l’eau, ni dans les expéditions lointaines, ni même dans cette orientation plus proche vers l’Est, vers le domaine balkanique et turc qu’il avait ménagé, comme une consolation et une réserve, à l’activité de l’Autriche-Hongrie. Le prince qui s’était tant appliqué, depuis 1871, à écarter l’éventualité d’un rapprochement entre la France et la Russie, qui avait si souvent déclaré qu’il ne voulait pas risquer de voir l’Empire attaqué simultanément sur ses deux frontières, n’aurait pas, en outre, provoqué, par la politique navale, économique et mondiale, dont les débuts datent du lendemain même de sa retraite, le conflit avec l’Angleterre, destiné à compliquer si gravement les difficultés de l’Allemagne. Je ne sais si le prince de Bismarck aurait réussi, à la longue, à maintenir dans sa puissance et sa maîtrise l’Empire qu’il avait tant contribué à fonder, mais je crois fermement que jusqu’au bout il aurait lutté pour écarter de lui, comme un calice, une politique dont l’infaillible effet devait être de liguer contre l’hégémonie allemande toutes les forces de résistance de l’Europe et du monde.

Dès 1891, lorsqu’il est affranchi de toute tutelle et hors de page, l’empereur Guillaume II commence à forger de ses mains l’instrument essentiel de la nouvelle ère : la flotte allemande. C’est là son œuvre propre et personnelle, celle qu’il impose au pays, au parlement, aux princes confédérés, en faisant luire devant eux non seulement la grandeur du but, mais l’immensité du profit. En même temps s’agrandit et s’étend le programme des acquisitions et conquêtes coloniales. Les grandes banques allemandes s’organisent de façon à pourvoir à l’exécution des nouveaux plans, à seconder, d’une part l’expansion indéfinie du commerce et de l’industrie, de l’autre l’accomplissement, au dehors, de vastes entreprises à la fois politiques et économiques, destinées à créer à l’Empire, sur les points importans du globe, des intérêts internationaux considérables, des prétextes ou moyens de s’étendre, de se ramifier et d’agir.

Les résultats n’apparaissent pas tout d’abord. Le prince de Bülow révèle aujourd’hui le soin jaloux que l’Empire, sinon l’Empereur, a pris de ne pas se découvrir trop tôt et d’éviter, en particulier, toutes difficultés avec l’Angleterre jusqu’à ce que le programme naval fût en voie d’achèvement et jusqu’à ce que la flotte fût prête. De même, dans le développement de l’œuvre coloniale, l’Allemagne a, à plusieurs reprises, cherché à s’assurer, soit en Afrique, soit sur le Pacifique, la bonne volonté ou même le concours de l’Angleterre. Enfin la haute finance allemande a, le plus souvent, et tout en poursuivant ses propres desseins, manœuvré de manière à n’avoir pas contre elle les grands établissemens britanniques, dont parfois même la participation lui a été acquise.

Pendant près de vingt-cinq ans l’Allemagne, en se ceignant les reins, en s’armant sur terre, sur mer, dans ses ports, ses comptoirs, ses chantiers, ses usines, ses maisons de commerce et ses banques pour la conquête du monde, a affiché une politique de paix. L’Empereur lui-même, parmi les thèmes variés et contradictoires dans lesquels se complaisait son éloquence, s’il évoquait souvent les souvenirs de 1813, de Waterloo et de 1870, s’il y avait parfois de la poudre sèche dans ses discours, a, dans mainte circonstance, accordé ses paroles sur la lyre de la paix. Lorsque, à son jubilé de 1913, M. Carnegie vint le féliciter de ce quart de siècle ainsi franchi, c’était encore la paix qui lui servait d’auréole. — Mais le germe déposé dès le principe dans la politique d’hégémonie et qui, dans une certaine mesure contenu jusqu’au printemps de 1890, avait pris depuis lors libre cours, s’était pleinement épanoui. Ce ne sont pas, comme l’Allemagne s’efforce maintenant de le faire croire, les souffles et les orages du dehors qui ont hâté l’éclosion. L’éclosion s’est faite brusquement lorsque l’Allemagne et son alliée ont été prêtes et ont jugé l’heure favorable.


IV

Contre la politique d’hégémonie, au moment où Guillaume II l’inaugure, en 1891, l’alliance franco-russe est précisément le contrepoids nécessaire, et ce n’est un médiocre mérite, ni pour la France isolée depuis 1870, ni pour la Russie éclairée par l’expérience, que d’avoir, à ce tournant décisif, reconstitué en Europe l’équilibre.

A partir de cette date, en effet, la Triple-Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) et la Double-Alliance (France, Russie) s’opposent, se confrontent, se mesurent, se limitent. Il y a désormais en Europe, et peu à peu dans le monde tout entier, au moins deux systèmes de forces, deux centres d’action ou de résistance, deux groupes dont chacun a, en outre, sa gravitation, son rayonnement, ses satellites. En dehors des deux groupes demeurent des États considérables ; l’un, la Grande-Bretagne qui, assez longtemps encore, et jusqu’à ce que la tendance d’hégémonie d’un des groupes apparaisse décidément menaçante, continuera à se complaire dans son « splendide isolement ; » l’autre, les États-Unis de l’Amérique du Nord, qui, trop éloigné de la scène des conflits, et soustrait par la principale maxime et devise de sa politique à l’obligation ou à la tentation de prendre parti dans les affaires du vieux monde, s’adonne librement à l’œuvre magnifique de son propre développement. D’autres États encore restent neutres, les uns par nature et définition constitutionnelle (alors que ce genre de neutralité paraissait garanti par le respect des conventions et des contrats), les autres, parce qu’ils ne voient pas de nécessité de se prononcer, parce qu’ils se réservent ou qu’ils préfèrent garder leur indépendance. — Entre les élémens des deux groupes se produiront parfois, avec le plus ou moins d’assentiment et d’agrément des alliés respectifs, des modus vivendi partiels, des accommodemens ou même des arrangemens spéciaux. L’Italie, notamment, en aura de tels, soit avec la France, soit avec l’Angleterre et la Russie. L’Autriche-Hongrie se trouvera, à de certains momens, en sympathie avec la France ou même avec la Russie. — Mais, d’une façon générale, sur la plupart des questions, chacune des deux alliances aura son attitude nettement distincte et antinomique. Mundus traditus disputationibus eorum. Excepté lorsque l’Allemagne, par une tactique à laquelle elle a eu recours en plusieurs occasions, a cru bon ou habile de se glisser en tiers entre les Alliés, dans l’espoir sans doute, soit de gêner leur action, soit de leur en ravir le bénéfice.

L’une des premières applications de l’alliance franco-russe fut, à la fin de la guerre sino-japonaise (1894-1895), l’intervention des deux Cabinets de Saint-Pétersbourg et de Paris auprès de la cour de Tokyo et le conseil amical donné au Japon de ne pas maintenir dans la paix de Shimonoseki la clause relative à l’occupation de la presqu’île du Liao-toung et de la forteresse de Port-Arthur. — L’Allemagne, par la tactique à laquelle je viens précisément de faire allusion, se joignit à la France et à la Russie, d’abord sans doute pour ne pas laisser les deux alliés dans leur tête-à-tête qui l’inquiétait, mais aussi avec des arrière-pensées qui ne tardèrent pas à apparaître, dont l’une était de se procurer à elle-même en Chine de gros avantages et un durable établissement, et l’autre d’engager la Russie dans les entreprises d’Extrême-Orient, de la détourner ainsi de l’Orient musulman et, si c’était possible, de l’Europe. — La tentation de l’Extrême-Orient a été l’un des prestiges, l’un des sortilèges dont l’Allemagne a le plus usé et abusé pour affaiblir alors la Russie. Après s’être jointe à la Russie et à la France dans l’intervention qui suivit la paix de Shimonoseki, après s’être installée elle-même deux ans après, sous le prétexte du massacre de deux de ses missionnaires, dans le. port de Kiao-tcheou d’où les Japonais viennent de la chasser, après avoir été par son occupation d’une partie du Chan-toung l’instigatrice de la redoutable insurrection des Boxeurs, c’est elle qui, en poussant la Russie à s’établir à Port-Arthur, préparait le conflit entre la Russie et le Japon, et qui, en même temps, pour mieux assurer à ce conflit l’issue qu’elle désirait, poussait le Japon à s’unir à la Grande-Bretagne. — Les papiers posthumes publiés à Tokyo en 1913 après la mort du comte Hayashi, le signataire de l’alliance anglo-japonaise de 1902, ne laissent aucun doute sur le rôle joué en cette circonstance par l’Allemagne qui pensait avoir trouvé dans ces complications d’Extrême-Orient l’un des plus sûrs moyens d’énerver l’alliance franco-russe et de la mettre en opposition, en lutte avec l’Angleterre. — La justice immanente a voulu que ce fût précisément l’alliance anglo-japonaise qui, après la guerre russo-japonaise de 1904-1905, et par l’opportune entremise de la France, devînt le pivot, non seulement de la réconciliation entre le Japon et la Russie, mais de l’entente définitive entre la Russie et l’Angleterre.

Dans l’Orient musulman, comme en Extrême-Orient, l’alliance franco-russe sut tout de suite, malgré la diversité de certains intérêts, adopter la ligne commune d’une action qui là, de même qu’ailleurs, devait marquer l’unité des desseins et la concordance des résolutions. — Là encore, l’Allemagne qui, jusqu’à la fin du régime bismarckien, n’avait guère pris souci de la Turquie et des Balkans, commença à intervenir de façon à gêner notre politique, à se créer à elle-même une situation nouvelle, et à s’assurer peu à peu sur le Sultan et la Sublime-Porte une influence qui, soit dans la dernière période du règne d’Abdul-Hamid, soit après la Révolution jeune-turque de 1908-1901), finit par devenir toute-puissante.

L’empereur Guillaume II a une prédilection à la fois mystique et réaliste pour les villes qui sont des capitales tout ensemble religieuses et politiques, et où se mêlent les deux prestiges spirituel et temporel. Constantinople devait, à ce titre, exercer sur son esprit une séduction à laquelle il s’est très vite abandonné. Dès 1889, puis en 1898, il fit, avec l’Impératrice, en Orient et jusque sur les rives du Bosphore, ces voyages dont son imagination resta hantée. Dès cette date, et tout en étendant la sphère des intérêts protestans dans l’empire du Levant, notamment en Palestine, il se donne comme le protecteur de l’Islam. Sa pensée était de reprendre à son profit la politique qui avait été longtemps celle de l’Angleterre et de la France, et, le jour où il aurait réussi à supplanter à Stamboul les anciens alliés de 1854-1855, de faire entrer la Turquie dans le groupement austro-allemand. « Nous avons, écrit le prince de Bülow dans son livre sur la Politique allemande, nous avons apporté le plus grand soin à cultiver les relations avec la Turquie et l’Islam. » « Ces rapports, ajoute-t-il, n’étaient pas de nature sentimentale, mais nous avions à la conservation de la Turquie un intérêt considérable, économique, militaire, politique. » Et, allant plus loin encore, il va jusqu’à dire que ce qui a motivé la dernière loi militaire allemande, c’est la situation créée par la guerre des Balkans, la crainte d’une défaite de la Turquie. De là à l’alliance militaire qui s’est faite dans l’automne de 1914 entre les Empires germaniques et la Turquie, il n’y avait qu’un pas qui a été vite franchi. La politique orientale de l’Autriche-Hongrie et de l’Allemagne, qui devait devenir l’occasion ou le prétexte de la guerre actuelle, aura été en tout cas l’une des causes principales qui ont le plus détourné l’Allemagne et son alliée de la voie suivie pendant vingt ans par le prince de Bismarck et les ont livrées à toutes les tentations du démon de l’hégémonie.


V

Pendant la première période de l’alliance franco-russe, de 1891 à 1905, si la France et la Russie se montrent entièrement unies et solidaires sur tous les points, dans toutes les questions qui se présentent ; si sur toute la ligne de l’horizon politique leurs drapeaux flottent l’un à côté de l’autre, l’équilibre dès lors parait assez nettement établi pour que les deux systèmes, les deux groupes entre lesquels l’Europe se partage soient considérés comme des garanties et des gages de la paix.

C’est l’époque où l’empereur Guillaume II, tout en cultivant assidûment ses relations avec les cours de Vienne et de Rome, recherche aussi la cour de Russie et affecte vis-à-vis de la France elle-même des attentions, des prévenances parfois gênantes. C’est le temps aussi où le chancelier de l’Empire ne craint pas de désigner les deux systèmes d’alliances comme « les piliers de la paix. »

L’Allemagne était encore dans la période de préparation, pendant laquelle, comme le prince de Bülow l’a expliqué, elle avait intérêt à ne pas se découvrir. Peut-être aussi croyait-elle conserver et maintenir avec la Russie des liens qui paralyseraient l’union de la Russie avec la France. Elle espérait, d’autre part, que l’état intérieur, les divisions politiques de la France ne permettraient pas à l’alliée de la Russie une grande activité au dehors. Elle pensait enfin que les dispositions peu sympathiques alors de la Grande-Bretagne à l’égard de la Russie et de la France contribueraient à contenir l’alliance franco-russe dans les limites d’une défense du statu quo dont elle n’avait pas à s’inquiéter.

C’est pourquoi l’empereur Guillaume II apparaît alors comme le souverain pacifique, très attentif sans doute et plein d’égards pour ses alliés, mais fort empressé de même envers l’empereur de Russie, très déférent et affectueux envers la reine Victoria, sa grand’mère, courtois aussi, avec une pointe de coquetterie, envers la France. C’est durant cette période qu’il invite les gouvernemens russe et français à se faire représenter aux fêtes d’inauguration du canal de Kiel, qu’il tient à ce que l’Allemagne participe aussi largement que possible à l’Exposition Internationale de Paris en 1900, qu’il saisit ou recherche mainte occasion de témoigner à la France et aux Français le désir qu’il a de leur plaire, de les flatter.

Il est vrai qu’à ces mêmes dates, ainsi que l’étrange interview publiée en 1908 par le Daily Telegraph a permis de le découvrir, ce souverain jouant ainsi les Célimène ne tenait pas derrière les gens, peuples ou chefs d’État le même langage tenu par-devant eux et qu’en somme par les confidences, révélations, promesses faites aux uns et aux autres, il ne se faisait pas, comme Célimène, scrupule de tromper et de décevoir tout le monde. La période en apparence la plus pacifique, la plus aimable, la plus prodigue en manifestations courtoises et gracieuses, de l’Empire d’Allemagne, aura été ainsi l’une de celles où l’Empereur se sera le plus fiévreusement dépensé en machinations et intrigues de toute sorte. C’est aussi celle où, par ce jeu qui ne devait pas tarder à être divulgué, il aura le plus sûrement préparé l’heure du revirement, l’heure où, le masque tombant, la vraie personne est apparue.

L’Allemagne avait, pendant ces quinze années, et sous ces dehors, continué à forger à tour de bras son armée de terre et sa flotte. Elle avait poussé ses deux alliés à accroître de même leurs armées et leurs escadres. Elle avait donné à sa marine marchande, à son commerce, à son industrie, à ses banques une puissante et redoutable expansion. Elle avait établi dans le monde entier ce vaste réseau d’espionnage universel qui la rendait peu à peu maîtresse de tous les marchés et qui aussi, par cette sorte de tactique et d’occupation d’avant-guerre, lui préparait ses étapes d’agression. Elle exerçait d’avance sur les neutres une influence et s’assurait une emprise dont ils auraient grand’peine à s’affranchir. Quant à ses ennemis déclarés ou à ceux qu’elle pouvait craindre de voir se tourner contre elle, ou bien elle s’efforçait de les engager dans des entreprises difficiles, propres à les absorber, ou bien elle s’ingéniait à compliquer leurs embarras pour les mettre plus impunément à profit.

Il n’y a plus aujourd’hui de péril à reconnaître qu’au moment où la Russie était le plus occupée de son développement dans les provinces reculées de l’Asie orientale, c’est l’Allemagne qui l’a le plus encouragée dans cette voie, en protestant que le souci de ses frontières occidentales ne devait pas être pour elle un sujet d’inquiétude ou un obstacle. C’est elle qui, en même temps, comme je l’ai déjà indiqué, a le plus vivement exhorté le Japon à conclure avec la Grande-Bretagne une alliance dont la pointe était directement tournée contre la Russie. C’est elle, d’autre part, qui, lorsque l’Angleterre se résolut à l’expédition contre le Transvaal, applaudit le plus bruyamment à la résistance des Boers et qui, en outre, fit les tentatives les plus déterminées pour exciter contre le Gouvernement britannique des Puissances qu’elle dénonçait comme lui ayant suggéré à elle-même une coalition opportune, destinée à ruiner ou du moins à affaiblir leur commune rivale. C’est elle enfin qui, au cas où toutes ces intrigues et tentatives auraient abouti, se réservait de nous jeter à nous-mêmes le suprême défi. N’oublions pas que c’est au moment le plus critique des difficultés éprouvées par la Russie, au lendemain même de la bataille de Moukden, que l’empereur Guillaume II faisait à Tanger cette visite destinée à intimider, à contrecarrer l’action française au Maroc.


VI

La France, tout au contraire, dans cette même période, fidèle aux principes qui avaient présidé à l’alliance russe, non seulement pratiquait la politique la plus franchement pacifique, mais se préoccupait, en réglant la plupart de ses litiges, dont quelques-uns fort anciens, avec les différentes Puissances, et, sans négliger ses droits et intérêts, de ne heurter ni de ne froisser les droits et les intérêts des autres.

C’est l’époque où la France, dans un esprit de libérale et généreuse équité, a liquidé et résolu le plus d’affaires, soit avec les grandes Puissances, soit avec les Puissances secondaires et les neutres. Les négociations qu’elle mena et poursuivit alors avec la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, l’Italie, la Turquie, les États-Unis de l’Amérique du Nord, l’Espagne, avec les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse, avec les États Scandinaves, avec les Etals balkaniques et la Grèce, avec le Japon et la Chine, avec les Républiques du Sud et du Centre de l’Amérique, lui permirent de définir et d’aménager partout son domaine colonial, de réviser et régler ses relations commerciales et économiques, de s’associer aux grandes œuvres d’union et de solidarité internationale. Nulle Puissance n’eut plus souvent qu’elle, ni plus volontiers, recours, quand les négociations directes n’aboutissaient pas, à la procédure de l’arbitrage, comme elle le fit avec l’Angleterre dans plusieurs litiges africains, avec le Brésil dans la question du territoire contesté de la Guyane, avec le Japon pour la question des baux perpétuels dans les anciens ports, etc., etc. Nulle Puissance n’a pris une part plus active, plus féconde, plus décisive aux grandes conférences internationales destinées, soit à préparer le code de la paix et à régler les usages et lois de la guerre, soit à assurer, faciliter, améliorer les communications de l’univers, soit à promouvoir les intérêts, à protéger la sécurité et les droits du commerce, de l’industrie entre les nations. Il n’y eut pas, dans cette période, d’importante entreprise à laquelle la France ne se montrât, selon son humeur traditionnelle, disposée à concourir : le chemin de fer de Bagdad lui-même, ce grand projet de Guillaume II, ne s’est vu refuser notre adhésion que parce que vraiment les conditions que nous avions mises à cette adhésion étaient celles auxquelles le souci de l’équité et de notre propre dignité ne nous permettait pas de renoncer. Quelle autre Puissance s’est, en revanche, plus cordialement intéressée et associée à des entreprises industrielles, telles que les grandes voies ferrées ouvertes par les ingénieurs belges au Congo, en Chine, dans l’Amérique du Sud ! C’est aujourd’hui plus que jamais une haute satisfaction et un titre de fierté pour nous d’avoir ainsi donné ces témoignages d’estime, de bonne volonté, de confiance à cette Belgique que nous avons aimée dès sa naissance, à la destinée de laquelle nous nous sommes toujours sentis étroitement attachés, qui n’avait cessé d’accomplir avec honneur et scrupule tous ses devoirs internationaux, et dont l’indomptable héroïsme fait à cette heure l’admiration du monde.

S’il est, au cours des diverses négociations ici rappelées, une conclusion et une conséquence qui nous soit apparue, c’est combien entre le principal de ces négociateurs, je veux dire la Grande-Bretagne, et nous-mêmes, il y avait non seulement avantage, mais un véritable soulagement à s’entendre. Les deux interlocuteurs avaient, pendant leur entretien, comme jadis les deux adversaires à Fontenoy, appris à se connaître, à s’estimer, à se rendre justice. Au plus fort même de leurs dissentimens, subsistaient le respect mutuel et la sympathie. Telle conversation comme celle qui eut lieu sur le Haut-Nil entre le sirdar Kitchener et le commandant Marchand fait honneur aux deux héros et à l’humanité : elle fait aussi honneur à l’Angleterre et à la France.

C’est, en tout cas, au sortir des longues et parfois pénibles négociations relatives à l’Afrique occidentale et équatoriale que la France et l’Angleterre, s’étant appréciées et retrouvées, ayant en outre constaté l’état du monde et les périls de l’avenir, ont senti le besoin d’achever l’apaisement de tous leurs litiges et de devenir libres pour un rapprochement que toutes deux prévoyaient, pressentaient, désiraient.

L’histoire dira quelle a été dans ce rapprochement la part des événemens et celle des hommes. Elle a déjà dit, et la gratitude des deux peuples a reconnu avec elle, quelle a été celle de feu le roi Edouard VII. Jamais peut-être souverain n’avait été mieux préparé par sa nature même, par la clarté de son esprit et la générosité de son cœur, par l’expérience de toute une vie consacrée à la connaissance du monde et des hommes, par un tact psychologique sans égal, par un goût profond et réfléchi pour notre pays, à la tâche qu’il a si merveilleusement accomplie. Lorsque le roi Edouard VII a fait, au printemps de 1903, sa visite d’avènement au président de la République, et, ajoutons-le, à ce Paris qu’il a toujours si bien compris et deviné, il portait vraiment le destin dans les plis de son manteau. Une année plus tard, après des négociations définitives qui épuisèrent tous les sujets restés pendans entre les deux chancelleries, était conclu le mémorable accord du 8 avril 1904.

Cet accord qui n’était, dans ses termes, que le règlement entre les deux pays des dernières questions non encore résolues sur divers points du globe, notamment en Égypte et au Maroc, allait devenir, par le sentiment des deux peuples, par la sagesse et la prévision des deux gouvernemens, par la logique des événemens, par la suite d’erreurs et l’obstination aveugle de la politique allemande, une vraie charte d’alliance, le complément de l’union déjà scellée et éprouvée entre la France et la Russie, et, au même titre que cette union, un nouveau pacte destiné à assurer l’équilibre, la liberté de l’Europe et du monde.


VII

La partie de l’accord anglo-français relative au Maroc était pour nous comme le dernier acte et la conclusion du long effort dédié depuis plus de trente ans à la création de notre Empire colonial.

L’Allemagne, au début, non seulement n’avait pas pris ombrage des succès de cet effort, mais avait cru habile et avantageux à sa propre politique de nous laisser ainsi dépenser notre activité en Afrique, en Asie. — Avec cette fatuité et cette ignorance du génie français qui l’ont constamment aveuglée, elle croyait nous affaiblir, nous disperser et nous distraire, elle se figurait dériver notre humeur guerrière et conquérante, notre impatience vers des régions où elle n’avait rien à en redouter. Elle se flattait aussi d’entretenir et d’aviver de la sorte, par les concurrences et les rivalités de la lutte coloniale, l’opposition, la mésintelligence entre la Grande-Bretagne et la France. C’était vraisemblablement cette pensée machiavélique, cette joie de nuire (Schadenfreude) qui, en 1880, lors de la Conférence de Madrid relative à la condition des protégés au Maroc, faisait donner par le prince de Bismarck, au ministre d’Allemagne en Espagne, l’instruction de se ranger toujours à l’avis de l’ambassadeur de France. C’était cette même pensée qui, en 1885, lors de la réunion à Berlin de la conférence sur les affaires du Congo, inspirait au prince une attitude plus favorable, certes, à la France et à la Belgique, qu’à la Grande-Bretagne. De là à se targuer d’avoir spontanément contribué au développement de notre domaine colonial, il n’y avait pas loin. De là aussi la surprise et le dépit lorsqu’en 1904 l’Allemagne dut constater que non seulement les rivalités coloniales n’avaient pas réussi à séparer, à aliéner l’une de l’autre la Grande-Bretagne et la France, mais qu’au contraire c’était un arrangement général sur leurs colonies ou protectorats et sur leurs intérêts dans les diverses parties du monde qui donnait à la Grande-Bretagne et à la France l’occasion de conclure cette « entente cordiale » d’où devaient sortir tant et de si extraordinaires conséquences.

L’Allemagne s’abstint de marquer tout de suite sa déception et son ressentiment. Elle.affecta même, durant toute une année, d’accueillir l’accord franco-anglais et l’entente cordiale avec autant d’équanimité et de modération qu’elle avait accueilli en 1891 l’alliance franco-russe. C’est seulement au lendemain de la bataille de Moukden qu’elle crut pouvoir se démasquer et profiter des embarras russes en Extrême-Orient pour faire obstacle tout ensemble à l’action de la France au Maroc et à l’exécution de l’accord conclu l’année précédente entre la Grande-Bretagne et la France sur la question marocaine. L’Allemagne, abattant enfin son jeu, se figurait qu’elle allait du même coup dénoncer aux yeux du monde la faillite de l’alliance franco-russe et la vanité de l’entente cordiale esquissée in extremis entre la Grande-Bretagne et la France.

Le printemps de 1905 a été, à cet égard, un des tournans vraiment capitaux et fatidiques de l’histoire. L’empereur Guillaume II en a eu le pressentiment, car il a hésité. Avant de faire ce voyage de Tanger qui a été le premier pas sur la voie fatale, il a d’abord comme talé et averti la France, en annonçant à notre ambassadeur, chez qui il s’était invité à dîner, son projet déjà conçu et arrangé. Puis, lorsqu’il était en route, il s’est arrêté à Lisbonne et a consulté là son ministre, M. de Tattenbach, qui avait été précédemment en mission diplomatique au Maroc, et qui devait bientôt y jouer un nouveau rôle. A Tanger même, dans le port, l’Empereur n’avait pas pris encore son parti ; il interrogeait le commandant d’un de nos bâtimens de guerre venu, selon les usages de courtoisie internationale, le saluera son bord, et lui demandait si l’état de la mer permettait de débarquer. Il débarqua : les dés étaient jetés, la partie allait commencer.

Ce qu’elle a été, les pourparlers de 1905, les négociations et l’Acte même d’Algésiras, puis, quelques mois plus tard, les négociations et l’accord de 1909, enfin, après les troubles graves du printemps de 1911 et l’entrée des troupes françaises à Fez, le geste brutal d’Agadir, les négociations de l’été et de l’automne, la conclusion du traité du 4 novembre 1911, en sont les témoignages et résultats extérieurs. Mais la vraie partie, celle que jouait ou voulait jouer l’Allemagne, était singulièrement plus tragique encore que les épisodes pourtant si émouvans de cette rude période. La partie que tentait l’Allemagne, devant une évolution devenue pressante et décisive, n’était rien moins qu’un essai hardi et aventureux pour intervenir dans les rapports, dès alors étroitement mêlés et confondus, de la France avec la Grande-Bretagne, comme avec la Russie. L’Allemagne a cru que, par ses violences, ses intimidations, ses intrigues, elle pourrait écraser dans l’œuf l’entente qui venait de se former entre l’Angleterre et la France, et prévenir la liaison, la conjugaison qu’elle redoutait entre l’entente cordiale anglo-française et l’alliance franco-russe. Que Guillaume II ait poursuivi ce dessein, qu’il ait déployé à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg, tous les efforts d’un esprit fiévreux, d’une âme sans scrupule, il n’y a là-dessus aucun doute. Qu’il ait lamentablement échoué, c’est ce que les événemens si rapides, si catégoriques, des années 1906 et 1907 n’ont pas tardé à démontrer.

Dès 1906, en effet, l’accord de 1904, l’entente cordiale était entrée dans les veines mêmes de l’Angleterre et de la France. La Conférence d’Algésiras avait lié les deux politiques d’un lien déjà indissoluble, et les avait armées pour d’autres et communes résistances. L’alliance franco-russe s’était de même, à Algésiras, montrée puissante et efficace. La Russie, qui venait de faire sa paix à Portsmouth avec l’allié de la Grande-Bretagne, le Japon, reprenait son rôle et sa tâche en Europe. Elle éprouvait en même temps, devant la gravité des événemens nouveaux, le besoin de régler avec l’Angleterre toutes ses vieilles querelles, comme nous avions réglé les nôtres. L’année 1907 fut celle de ce règlement général. La France l’avait, pour sa part, préparé en concluant elle-même avec l’allié de la Grande-Bretagne, le Japon, le 10 juin 1907, un accord aussi conforme à ses sentimens d’amitié traditionnelle envers l’Empire mikadonal et à ses intérêts en Extrême-Orient qu’aux directions et aspirations de l’entente cordiale anglo-française. Cet accord était suivi, le 30 juillet 1907, d’un nouvel accord entre la Russie et le Japon, qui a été, lui aussi, le gage et la préface d’une entente destinée à devenir singulièrement plus étroite et profonde. Le 31 août 1907, enfin, l’Angleterre et la Russie signaient à Saint-Pétersbourg une triple convention concernant la Perse, l’Afghanistan, le Thibet, qui définissait les limites dans lesquelles les deux gouvernemens se réservaient d’exercer leurs droits, leurs privilèges, leur influence en ces diverses régions. La « Triple-Entente » était fondée : elle allait, comme l’entente cordiale, et par les mêmes causes, devenir le sûr et efficace instrument de l’œuvre d’équilibre et de liberté que les trois Puissances avaient à accomplir en Europe et dans le monde.

La France, au moment où se joignaient les mains du roi Edouard VII et de l’empereur Nicolas II, voyait se préciser, se traduire en réalité la vision qui, dès 1875, lui était apparue : celle de l’Europe reconstituée par les trois Puissances alliées et amies.


VIII

C’est alors que l’Allemagne commence à parler d’encerclement et que, voyant se resserrer autour d’elle l’union des Puissances qui se sont senties menacées, elle en vient à considérer cette union comme une sorte d’attentat, un crime de lèse-majesté.

C’est alors aussi que, mesurant à son aune les forces et ressources de la Triple-Alliance et celles de la Triple-Entente, elle n’hésite pas à s’attribuer la supériorité, à concevoir d’elle et de sa mission l’idée qui a enflé son orgueil et lui a inspiré la résolution de rétablir une harmonie désormais plus exacte entre sa vraie puissance et la situation effectivement due à cette puissance. Il lui a paru que, puisqu’elle était la plus forte, la mieux ordonnée, la plus riche en population, la mieux dotée en fait de méthode, de science et de culture, elle devait réclamer toute sa place au soleil et ne plus supporter cette disproportion choquante entre la part qui lui était faite et celle qui lui était due.

C’est en ces années qu’est née et s’est formulée la doctrine de la race et du peuple élus, et, comme conséquence, celle du droit, que dis-je ? du devoir qu’avaient cette race et ce peuple élus, de réformer la surface du monde, d’exproprier et de déposséder les indignes, les faibles et les neutres, et de ne pas laisser des combinaisons ou habiletés purement diplomatiques (ce que le chancelier Bethmann-Hollweg devait appeler plus tard des chiffons de papier) s’opposer, se substituer à la vérité, à la réalité du pouvoir, du savoir et de la force. L’Allemagne s’étonnait, s’indignait que, dans la paix et le droit, elle pût être réduite à une portion qu’elle regardait comme insuffisante et injuste et qu’une coalition, jugée par elle purement diplomatique, eût la prétention de la maintenir, de l’encercler, dans cette situation et ces limites où elle étouffait. — Ce n’était plus seulement l’hégémonie, que l’Allemagne et Guillaume II réclamaient, c’est la domination, par l’absorption et la conquête, qui leur paraissait le seul air viable et respirable. — La tranquillité avec laquelle cette doctrine a été conçue et soutenue, avec laquelle l’Allemagne a prétendu en faire la loi du monde, a jusqu’à un certain point fait illusion et failli lui conférer une apparence de droit nouveau. Il semblait que l’Allemagne allait commencer à faire accepter en pleine paix des annexions et des conquêtes, à reculer les frontières, à s’adjuger gratis un domaine colonial et à transporter sur la réalité du globe les fantaisies audacieuses de la mappemonde pangermaniste. Le livre où, comme dans une sorte d’Apocalypse, le général von Bernhardi[3] a imperturbablement annoncé le nouveau code et le nouveau monde est, certes, un des plus étranges symptômes et des plus dangereux accès de la démence qui s’est alors emparée du cerveau germanique. Quant à cette démence même, dans son fond et son essence, M. Emile Boutroux lui a ici, dans le numéro du 15 octobre dernier, consacré une étude de nosographie et de métaphysique qui épuise le sujet et qui éclaire jusqu’en ses plus obscures profondeurs l’âme démoniaque de la puissance transcendante du mal.

L’Allemagne qui, jusqu’aux années 1902-1904, et tout en poursuivant ses desseins, n’avait pas renoncé à garder les dehors, les apparences d’une attitude de paix, hésite moins désormais à revêtir son armure guerrière et à s’appuyer sur son épée. L’issue de la Conférence d’Algésiras, l’intimité croissante entre la Grande-Bretagne et la France, le relèvement de la Russie qui, après avoir pansé ses plaies, reprenait avec plus de vigueur toutes ses tâches, n’étaient pas sans inspirer à l’Allemagne une inquiétude qu’aggravaient encore l’agitation renaissante des Balkans et la situation précaire de l’Empire ottoman. La révolution turque de 1908-1909, l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche-Hongrie et le conflit d’influences qui allait se ranimer, après une accalmie de dix années, entre les deux Cabinets de Vienne et de Pétersbourg, ajoutaient aux autres causes déjà si menaçantes de tension en Europe un péril imminent dont les guerres survenues en 1911 entre l’Italie et la Turquie, en 1912 entre la Turquie et les États Balkaniques, ne devaient pas tarder à démontrer la poignante et anxieuse réalité.

Etrange conséquence de la politique suivie par l’Allemagne depuis la retraite de Bismarck et du « nouveau cours » adopté par Guillaume II, que l’Empire ait vu transporter l’axe et le pôle de son action au Maroc, sur les Balkans, à Constantinople, c’est-à-dire dans la Méditerranée, et qu’à cette heure décisive de son histoire, le Maroc, dont le prince de Bismarck s’était si allègrement désintéressé en 1880, et les Balkans, qu’il disait ne pas valoir les os d’un grenadier poméranien, soient devenus ses points de friction et d’attaque, les grandes causes et occasions pour lesquelles il s’arme contre la Triple-Entente ! C’est donc bien que l’Empire est sorti de son orbite, qu’il s’est laissé entraîner hors de sa voie et que la place qu’il réclame au soleil n’est pas la sienne.

L’Allemagne, en tout cas, a pris son parti. Elle va hâter fiévreusement l’achèvement de sa flotte, l’élévation de ses armées à un chiffre d’effectifs presque double en 1912-1913 de ce qu’il était en 1891[4]. Les lois militaires vont se succéder les unes aux autres de façon à donner à l’énorme machine de guerre le dernier degré de puissance et d’efficacité. Les temps de la crise approchent. Il n’y aura bientôt plus qu’une étape à franchir.


IX

De 1905 à 1914, l’Allemagne a été vraiment cuirassée, en casque, et cette période de dix années a été déjà pour elle comme une veillée des armes, bien qu’elle ait parfois, à la seconde Conférence de la Haye en 1909, ou dans ses vains et dilatoires pourparlers avec l’Angleterre sur la question du désarmement, cherché à donner encore l’illusion de-velléités pacifiques qu’elle avait cessé d’entretenir.

Elle a, contre la France, depuis 1905, contre la Russie et les Slaves depuis la révolution turque, l’annexion de la Bosnie-Herzégovine et l’agitation balkanique, un double levier, un double instrument de pression et de menace, C’est, d’une part, la question marocaine, de l’autre la lutte d’influences sur les Balkans. — Des deux côtés, chaque fois qu’une contestation, un dissentiment s’élève, c’est désormais l’épée au poing ou le poing sur la table que l’Allemagne apparaît, ayant généralement près d’elle son brillant second, qui pouvait, le moment voulu, être poussé au premier rang, au rôle décisif.

L’affaire du Maroc n’a été pour elle qu’une série de provocations, de coups de théâtre. Tanger, Agadir, suivis ou entrer mêlés de négociations tumultueuses et agitées ressemblant à des essais d’intimidation ou à des menaces ; — A partir de 1908-1909, la série des événemens en Turquie et sur les Balkans ne lui est de même qu’une occasion de chercher à mettre en échec la politique russe, les aspirations slaves, les espérances des États balkaniques. Lorsqu’en 1909, après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, l’Autriche-Hongrie, par l’organe du comte d’Ærenthal, expose un programme d’action et d’absorption qui est un défi pour la Russie et une menace pour les États slaves, l’Allemagne, par son ambassadeur à Pétersbourg, fait rudement savoir qu’elle se tient tout entière, avec toutes ses forces, aux côtés de son alliée. Partout les intimations péremptoires, les veto, les quos ego ! L’Allemagne en arrive peu à peu à penser, et elle fait partager ce sentiment à son alliée, qu’un mot d’elle, un geste suffit pour arrêter toutes les contradictions ou résistances.

L’empereur Guillaume II, à cette date, et bien que contenu encore en quelque mesure jusqu’au mois de mai 1910 par le roi Edouard VII dont le bon sens et la clairvoyance le gênent, a pris l’habitude de mener lui-même et directement les négociations difficiles. Il télégraphie en personne aux souverains, ou même au président des États-Unis, comme il a fait pendant la Conférence d’Algésiras. Il croit par ses parentés, alliances ou relations avec presque toutes les cours, les tenir à sa discrétion, ou même leur imposer la domination de son génie. — Après la mort d’Edouard VII, il se croira plus libre, plus maître. Il se figurera que, sans rien abandonner de ses prétentions ou du ton qu’il a adopté, il peut flatter cependant et leurrer encore certains souverains auxquels il prodigue ses visites ou ses télégrammes.

La guerre italo-turque de 1911, la guerre balkanique de 1912-1913 furent pour lui une déception profonde, un grave sujet d’inquiétude. La libre et indépendante action de l’Italie dans la Méditerranée orientale, la défaite de la Turquie, la victoire écrasante des alliés balkaniques, étaient de graves échecs à ses propres plans et programmes, au rêve de maîtrise et de domination qu’il avait formé avec l’Autriche-Hongrie et la Turquie elle-même, que dès lors il considérait et traitait comme une alliée. La Triple-Entente qui avait vainement essayé de sauver la Turquie en obtenant d’elle des réformes réelles et sincères, et qui, d’autre part, n’ayant pas été écoutée, n’avait plus désormais qu’à seconder les divers États balkaniques dans la réorganisation de la péninsule, reprenait ainsi dans tout l’Orient l’influence et le rôle dont les Puissances germaniques s’étaient efforcées de la dépouiller. — L’Allemagne, elle, n’avait plus seulement à lutter contre cette influence reconquise. Elle avait à réparer la brèche, à combler la lacune qu’ouvraient dans sa politique et de même dans ses plans et préparatifs militaires la faillite de la Turquie et la nécessité pour l’Autriche-Hongrie de faire face, sur ses frontières méridionales, à un nouveau front. La question d’Orient se transformait et se transposait : l’Autriche-Hongrie y devenait, plus tôt que l’Allemagne ne l’avait pensé, une autre Turquie. Force était d’aviser et de prévoir.

C’est alors que l’Allemagne, pour couvrir le nouveau front et y rajuster toute son armature, fait adopter par son Parlement les deux lois militaires de 1912 et de 1913, s’ouvre dans l’Empire un crédit de guerre d’un milliard et demi de marks et arme en hâte l’Autriche, la Hongrie, la Turquie. L’état-major allemand s’applique à galvaniser les armées austro-hongroises et à refaire une armée turque dont les chefs sont empruntés aux cadres de Berlin. D’autre part, l’Allemagne négocie. Elle et son alliée s’ingénient tout d’abord, et elles y réussissent, à troubler et séparer, après la victoire, les alliés balkaniques qui viennent de triompher sur les champs de bataille de la Macédoine et de la Thrace. Puis elles s’attachent à prolonger, soit à la Conférence des ambassadeurs de Londres, soit de cabinet à cabinet, la négociation d’une paix qui, péniblement signée à Bucarest, laisse derrière elle, non-seulement des points non réglés, mais des rancœurs et le germe de difficultés nouvelles.

L’Allemagne croit, en tout cas, avoir paré au plus pressé. Elle pense avoir dans la Turquie, dans l’un au moins des Etals balkaniques, et peut-être dans quelques autres, des instrumens suffisans pour reconstituer sa maîtrise. Et habituée, comme elle l’est, à n’admettre ni les contrariétés, ni les obstacles, elle ne tarde pas à s’imaginer que, toute-puissante à Constantinople, elle n’aura pas de peine à régler de nouveau avec son alliée de Vienne et de Pesth, comme avec ceux des États balkaniques qui seront assez intimidés ou assez intéressés pour la suivre, les destinées de l’Orient. Elle se promet de réviser tout ce qui, dans les derniers arrangemens de Londres et de Bucarest, lui est contraire ou fâcheux et de rendre à l’Autriche-Hongrie, au besoin à la Turquie elle-même, tout le prestige et aussi toutes les réalités que la dernière crise leur a fait perdre. — L’empereur Guillaume II s’entend là-dessus avec l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie, ainsi qu’avec le comte Tisza, qu’il regarde comme ses deux premiers lieutenans. Quant à la Russie et à l’Europe, il est persuadé que, comme en 1909-1910, elles laisseront faire. Il a un instant l’idée, dès l’été de 1913, d’agir sans retard. L’Autriche-Hongrie s’ouvre alors auprès de l’Italie d’un projet visant et menaçant déjà la Serbie. Mais l’Italie décline nettement cette ouverture, l’Autriche-Hongrie se résigne à attendre, et Guillaume II emploie le reste de l’année 1913 à célébrer dans ses harangues la grande guerre de 1813, l’anniversaire de Leipzig, les alliés du siècle passé. Jamais les discours du souverain qui venait d’achever le quart de siècle de son règne n’avaient plus senti la poudre ni plus ostensiblement montré la pointe de l’épée. Au mois de novembre de 1913, dans une visite que le roi des Belges lui faisait à Berlin, l’empereur Guillaume II n’hésita pas à déclarer au roi Albert 1er que la guerre lui paraissait inévitable et prochaine. L’Empereur l’avait non seulement préparée, mais résolue. Il ne lui restait qu’à en fixer l’heure.


X

Dans cette fixation de l’heure, l’Allemagne était dominée surtout par la pensée de ne pas laisser les forces militaires de la France et de la Russie s’accroître au point de devenir dangereuses pour l’exécution de ses propres projets et de ne pas s’exposer à voir la Grande-Bretagne se joindre aux Alliés.

L’Empereur conclut en 1914, après le vote de la loi militaire française, qui n’était, d’ailleurs, qu’une riposte aux dernières lois militaires allemandes, et lorsque le réseau ferré de la Russie paraissait devoir être étendu en Pologne, qu’il n’y avait plus de temps à perdre. L’aveuglement de son service diplomatique et la connaissance qu’il croyait avoir des vraies dispositions de la Grande-Bretagne l’entretinrent, d’autre part, dans l’illusion que la politique anglaise était trop divisée, trop rebelle à l’idée même de la guerre, pour laisser transformer l’entente cordiale en alliance. Dès les premiers mois de 1914, la France semblait enlizée dans les querelles de sa politique intérieure, la Grande-Bretagne était aux prises avec le redoutable problème irlandais, la Russie elle-même était travaillée par les grèves. La dernière étincelle, celle qui devait mettre le feu aux poudres, ce fut, à la fin de juin, l’attentat de Serajevo.

La mort de l’archiduc héritier était un coup très sensible à l’empereur Guillaume II, qui, après de longs efforts, était parvenu à faire de lui l’associé, le complice de sa grande politique. Il crut un instant que le bénéfice péniblement acquis de ses efforts allait être compromis ou différé. Mais l’occasion était trop opportune. En la saisissant, l’empereur Guillaume II choisissait, pour déterminer les événemens, une cause qui lui permettait d’apparaître comme le justicier poursuivant la punition d’un crime politique et qui faisait de lui le chevalier fidèle de l’Autriche-Hongrie. Il y aurait peut-être moyen, avec un peu d’art, de représenter l’Autriche-Hongrie et, par conséquent, l’Allemagne, comme provoquée et menacée par l’attentat de Serajevo, et si la Serbie, responsable du crime, hésitait à s’humilier et à se soumettre, de donner à la guerre qui allait éclater le caractère d’une guerre de légitime défense, dans laquelle l’Allemagne, sûre de ses alliés, avait chance, en outre, de pouvoir, au dernier moment, séparer et disjoindre ses adversaires.

Mais la Serbie, sur les conseils de la Triple-Entente, se soumit et ne fit d’objection à l’ultimatum austro-hongrois que sur un point qui n’était pas essentiel. La Triple-Entente se montra immédiatement prête à apaiser et résoudre l’incident, à accorder à l’Autriche-Hongrie toutes les satisfactions, pourvu qu’elles n’impliquassent pas la sujétion de la Serbie et l’établissement sur les Balkans d’une hégémonie austro-hongroise qui apparaîtrait trop comme la revanche de la dernière guerre balkanique et l’annulation des résultats consignés dans le traité de Bucarest. La France, la Russie, la Grande-Bretagne, l’Italie, s’étaient mises d’accord sur un projet de procédure propre à prévenir le conflit. L’Autriche-Hongrie elle-même s’y ralliait ; C’est, à la dernière heure, l’Allemagne, c’est l’empereur Guillaume II, revenu la veille de Norvège, qui, pour ne pas laisser perdre l’occasion, considérée comme propice et irretrouvable, lancèrent la provocation décisive et la déclaration de guerre à la Russie.

La hâte, l’impatience de déchaîner les destinées étaient telles dans la pensée de Guillaume II que, dans les derniers momens, il ne se soucia même plus de garder les apparences et de conserver à son action les caractères auxquels, dans ses calculs, il avait accordé pourtant le plus d’importance. C’est ainsi que, par l’évidence brutale de son agression, il détachait et affranchissait l’Italie, qui n’avait plus à suivre ses alliés dans une guerre offensive contre la Serbie et plusieurs des grandes Puissances de l’Europe. C’est ainsi encore qu’en violant, au mépris de ses engagemens solennels, la neutralité de la Belgique, il allait entraîner dans la guerre la Puissance même qu’il avait le plus cherché à en tenir éloignée. Il est vrai qu’m extremis, lorsque déjà les troupes allemandes avaient franchi les frontières de France, de Russie et de Belgique, l’Allemagne essayait d’engager, avec la Grande-Bretagne, soit à Berlin, soit à Londres, les négociations désespérées d’un marchandage qui sera, avec la violation du territoire belge, la plus grande honte de la politique allemande.

Le sort était jeté. L’Allemagne avait choisi son heure, et les événemens de l’inexpiable guerre allaient se dérouler. Mais l’Europe, même si elle était incomplètement préparée à subir le rude assaut qu’elle allait affronter, était, cette fois, reconstituée. Les périls et alertes qui, dès 1875, mais surtout depuis l’avènement de Guillaume II, et plus encore depuis le printemps de 1905, l’avaient tenue en éveil et en haleine la coalisaient aujourd’hui contre le plus audacieux et le plus perfide attentat de domination qui eût été encore perpétré. Tandis que la Belgique, la Serbie et le Monténégro subissaient les premiers chocs, la France et la Russie concentraient leurs armées, la Grande-Bretagne non seulement établissait avec le concours des flottes française, russe et japonaise, la maîtrise des mers et le blocus du commerce allemand, mais elle recrutait et équipait une armée qui devait en quelques mois égaler par le nombre, la vaillance et la discipline, les armées alliées. Les États neutres, malgré la pression des Puissances germaniques, malgré la propagande éhontée qui, dès le début, se répandit sur le monde, réservaient leur altitude et leur jugement, mais ne pouvaient manquer de laisser, en attendant mieux, leurs sympathies aller à ceux qui, dans cette terrible lutte, défendaient la cause de la liberté, du droit, de la civilisation. Les « impondérables » enfin et tout ce que le prince de Bismarck ramassait sous ce nom. c’est-à-dire l’opinion, le sentiment des peuples, leur inclinaison secrète vers le parti dont ils espèrent et désirent la victoire, les premières ébauches de l’histoire telle qu’elle se fait au jour le jour, et qui déjà donnent du recul au présent, toute cette âme diffuse des choses et des hommes, tout cela est incontestablement de notre côté et conspire avec nous.


Jamais sans doute plus noble croisade n’aura été formée par la logique des événemens et aussi par les affinités électives des nations et des races que celle qui a dressé contre les menaces et les desseins de l’hégémonie germanique l’aînée des grandes Puissances latines, la grande Puissance slave et l’Empire britannique avec le Japon, son allié, défendant, en même temps que leur cause, la liberté de l’Europe et du monde, l’indépendance de deux peuples, la Serbie et le Monténégro, injustement provoqués et attaqués, et la neutralité indignement violée d’une nation, la Belgique, qui s’est immolée pour la sauvegarde du droit et de l’honneur. La grandeur de la cause et la supériorité morale des Alliés sont, elles aussi, parmi ces « impondérables » qui présagent et assurent la victoire. Il s’y joint la force d’armées et de flottes auxquelles le temps, loin de les épuiser, sert de coefficient, une infinité prodigieuse de ressources, enfin cette sécurité que donne, avec la sérénité de la conscience, la foi invincible des Alliés les uns dans les autres. Les Alliés se sentent unis, en effet, non seulement par les engagemens contractés, mais bien plus encore par l’amitié profonde et loyale qui les lie et dont ils sont fiers, par le sentiment qu’ils représentent vraiment l’idéal de l’humanité et qu’ils sont le sel de la terre, par la conviction que leur alliance, survivant à la lutte actuelle, ouvrira, après le demi-siècle de servitude que l’Europe a subi, l’ère de paix et de liberté sans laquelle le monde ne pourrait pas vivre. In hoc signo vinces !


A. GERARD.

  1. Souvenirs de M. Ch. de Freycinet, t. II, p. 108.
  2. Souvenirs de M. Ch. de Freycinet, t. II, pages 465-471.
  3. G. F. von Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine guerre ; Berlin, Stuttgard, 1912.
  4. L’almanach de Gotha donne pour l’année 1891 un chiffre de 486 000 hommes sur le pied de paix. Ce chiffre s’élève, dans le budget de 1913, à 736 322 et devait dépasser 800 000 l’année suivante.