L’Homme primitif - Des Lumières que les découvertes paléontologiques récentes ont jetées sur son histoire

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L’Homme primitif - Des Lumières que les découvertes paléontologiques récentes ont jetées sur son histoire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 637-663).

L’HOMME PRIMITIF

Des lumières que les découvertes paléontologiques récentes ont jetées sur son histoire.

I. Le Hon, L’Homme fossile en Europe, son industrie, ses mœurs et ses œuvres d’art. Bruxelles 1867. — II. Sir Charles Lyell, The geological Evidences of the antiquity of man, 2e édition, London 1863. — III. J. Lubbock, Pre-historic Times as illustrated by ancient remains and the manners and customs of modern savages. London 1865. — IV. A. d’Archiac, Leçons sur la Faune quaternaire professées au Muséum d’histoire naturelle. Paris, 1865. — V. E. Lartet et H. Christy, Reliquiœ aquitanicœ being contributions to the archœology and palœontology of Perigord and the adjoining provinces of southern France.

L’humanité ne semble pas avoir eu plus conscience de son premier âge que l’individu ne l’a de sa naissance et des premiers mois de sa vie. Il ne nous reste aucun souvenir des circonstances dans lesquelles notre espèce fit son apparition au sein de la nature, nous avons même oublié l’histoire des débuts de la société. Certaines cosmogonies religieuses racontent, il est vrai, comment l’homme fut formé, mais elles sont dépourvues de toute apparence de réalité. On n’y saurait voir que des mythes où se réfléchissent les conceptions enfantines des peuples de l’antiquité, que des contes naïfs imaginés à une époque fort éloignée de notre berceau. Ces légendes n’éclaircissent d’ailleurs aucun des points qui embarrassent le plus notre intelligence ; elles ne résolvent aucune des difficultés de la question. La Genèse, dans son récit de la création, ne s’est attachée qu’à nous montrer les rapports qui existaient primitivement entre l’homme et Dieu ; elle ne nous décrit pas l’état du globe quand Adam et Ève furent placés dans le paradis terrestre ; elle ne mentionne point les nombreux essais que l’homme dut tenter avant de réussir à cultiver le sol et à élever des bestiaux. Elle ne spécifie ni quels furent dans le principe sa manière de préparer sa nourriture, son mode d’habitation, ni quels ont été alors ses ustensiles, ses armes, ses engins de chasse et de pêche. Le livre sacré parle de nos ancêtres comme s’ils étaient entrés de plain-pied dans une condition semblable à celle où se trouvaient les Israélites à leur arrivée en Égypte. On passe dans la Bible, sans transition marquée et en quelques pages, d’Adam à Noé et de Noé à Abraham. Tout ce qu’elle nous apprend sur le genre de vie des premiers humains, c’est que l’Éternel fit à Adam et à sa femme des tuniques de peau et les en revêtit, qu’il les envoya hors du paradis terrestre cultiver le sol. Caïn est déjà représenté comme laboureur, et Abel comme pasteur.

Ce silence des cosmogonies sur l’évolution de notre espèce tient à ce que les anciens ne songeaient pas aux problèmes que la science se pose aujourd’hui ; ils se figuraient les choses comme ayant été à l’origine telles qu’ils les avaient sous les yeux, erreur qui est encore celle des populations sauvages. Nous sommes restés dans l’ignorance de nos pères jusqu’à ces derniers temps, car il n’y a pas un siècle que la géologie et la paléontologie, en ramenant l’attention sur ce sujet, ont éveillé une curiosité plus réfléchie. Des découvertes toutes récentes et fort inattendues sont venues enfin jeter quelques lumières sur la question du premier âge de l’humanité, qui menaçait auparavant d’être éternellement enveloppée du plus impénétrable mystère. En interrogeant les dépôts de fossiles renfermés dans les divers étages de l’écorce terrestre pour savoir quelles conditions successives notre planète avait traversées, on étudia les débris paléozoïques avec plus de soin, on distingua mieux les âges, on saisit plus clairement les transformations graduelles de la faune et de la flore. Un examen plus circonstancié des dernières couches, de celles qui précèdent immédiatement les terrains actuels, a enfin fait reconnaître des traces de la présence de l’homme à une époque beaucoup plus reculée que celle que la tradition nous permet d’atteindre. Ces vestiges de l’industrie humaine, par leur association à des fossiles d’espèces éteintes près desquels on a recueilli quelques ossemens humains, nous fournissent maintenant des élémens pour esquisser les premiers linéamens de l’histoire de la société primitive ; ils nous apprennent dans quel état se trouvaient les continens européens alors que notre espèce y fit son apparition, ou du moins quand elle commença de s’y répandre.


I

La vallée de la Somme présente d’anciennes alluvions appartenant à la période quaternaire, dont les terrains étaient jadis désignés sous le nom fort impropre de diluvium, et qui a été suivie par l’époque géologique actuelle. Déjà depuis longtemps on avait retiré de ces dépôts des fossiles d’espèces animales éteintes, quand en 1841 un, savant d’Abbeville, M. Boucher de Perthes, fit part de la découverte qu’on venait de faire à Menchecourt, près de cette ville, dans des sables dépendant du même étage terrestre, d’un silex grossièrement taillé, mais portant la marque incontestable de la main de l’homme. Des trouvailles semblables se répétèrent les années suivantes ; des pierres taillées paraissant être des armes ou des ustensiles furent notamment déterrées avec des débris paléozoïques au lieu dit le Champ-de-Mars, à Abbeville. Les haches en silex qui y étaient enfouies se distinguaient par la rudesse du travail de celles en pierre polie et habilement façonnées que les antiquaires ont baptisées du nom de celts, tiré du nom latin celtes. Frappé de cette rencontre, et convaincu qu’on avait mis au jour des monumens de la plus ancienne société, remontant bien au-delà des âges historiques, le savant abbevillois fit paraître en 1846 un ouvrage intitulé l’Industrie primitive, dont les données étaient empruntées aux découvertes opérées dans sa province. Un an après, dans ses Antiquités celtiques et antédiluviennes, il émettait, à l’appui de l’opinion qu’il avait dès lors conçue de la contemporanéité de l’homme et de la période géologique qui a précédé la nôtre, des vues ingénieuses et hardies ; mais ces vues ne rencontrèrent généralement que l’incrédulité. M. Boucher de Perthes n’avait pas toujours été d’une sévérité suffisante pour admettre l’authenticité des trouvailles dont il parlait ; tous les silex qu’il avait collectionnés n’étaient pas également probans. Cela suffit pour qu’on ne s’attachât pas sérieusement à examiner sa thèse.

Au reste sa doctrine s’était déjà produite, mais plus timidement. Elle était professée dans une brochure de M. Melleville imprimée en 1842. Deux ans après, en 1844, un naturaliste et antiquaire du Puy, M. Aymard, ayant observé sur le versant sud-ouest de la montagne de la Denise, près de cette ville, dans un bloc de rocher igné, des ossemens humains, et rencontré sur la côte est de la même montagne, dans des brèches identiques à celle qui renfermait des débris de notre espèce, des restes de grands mammifères, éléphans, rhinocéros, mastodontes, en induisit que l’homme, pourrait avoir été contemporain de ces animaux. En 1853, une découverte faite à Saint-Acheul, près d’Amiens, apportait à la thèse de M. Boucher de Perthes une confirmation qui la vengea de l’injuste dédain avec lequel elle avait été reçue. Des haches et des objets en pierre taillée furent trouvés engagés dans le même dépôt de gravier et de sable (drift), qui contenait des fossiles d’elephas primigenius, de rhinocéros tichorhinus, de bos primigenius, et en général d’espèces caractérisant la faune quaternaire. Cette découverte, annoncée par le docteur Rigollot, fit sensation. Il y eut d’abord beaucoup de dénégations ; mais, les trouvailles s’étant renouvelées et une foule de géologues ayant vérifié le fait, il fallut bien se rendre à l’évidence. L’homme avait manifestement existé au temps où ces animaux peuplaient notre Europe. Une fois l’attention appelée sur des faits de cette nature, les recherches se multiplièrent. Des fouilles pratiquées en d’autres régions amenèrent la découverte de haches en silex dans des terrains quaternaires. En même temps on compulsait les annales de la science, et on s’assurait que des rencontres pareilles s’étaient déjà plusieurs fois présentées ; mais elles avaient passé inaperçues à raison de la conviction où l’on était alors que notre espèce n’apparut sur le globe qu’à une date bien plus récente.

Les géologues anglais, qui avaient cédé plus vite que les nôtres à la clarté des preuves, firent dans leur île des découvertes qui corroborèrent celles d’Abbeville et de Saint-Acheul. Des pierres taillées furent retirées du drift en divers comtés du sud et de l’est de l’Angleterre. Les alluvions anciennes ne sont pas les seules parties de l’écorce terrestre superficielle où l’homme ait laissé des traces de son existence à l’époque de la faune quaternaire. Il existe d’autres dépôts de la même époque géologique où ses vestiges se sont montrés en bien plus grand nombre, et qui ont apporté en faveur du fait révélé par les fouilles d’Abbeville et de Saint-Acheul des témoignages décisifs, je veux parler des cavernes. Elles avaient déjà fourni à la solution de la question des élémens précieux avant les travaux de M. Boucher de Perthes ; mais on ne sut pas d’abord en profiter.

Dès 1828, MM. Tournal et Christol signalèrent dans le midi de la France des cavernes où des dents, des restes humains et des poteries grossières avaient été trouvés empâtés dans les mêmes brèches que des ossemens d’espèces animales éteintes. Quelques années après, le docteur Schmerling découvrit dans des cavernes des environs de Liège, notamment dans celle d’Engis, située sur la rive droite de la Meuse, des ossemens d’hommes et même des crânes enveloppés dans les mêmes stalagmites, dans les mêmes conglomérats que des débris de mammouth, de rhinocéros tichorhinus, du grand ours des cavernes (ursus spelœus), de la grande hyène, etc. Avec ces fossiles furent recueillis des pointes de flèche en pierre, des silex taillés, des bois de cerf et des os façonnés. Le docteur Schmerling comprit toute la portée de ces faits : ils allaient droit contre l’opinion alors accréditée ; mais il n’osa point se prononcer sur les conclusions qui en découlaient, bien qu’il inclinât à supposer qu’il y avait eu coexistence de notre espèce et de ces animaux. En 1840, M. Godwin Austen, dans un mémoire sur la géologie du sud-est du Devonshire, donnait une description détaillée de la célèbre caverne dite Kent’s hole, située près de Torquay, et relevait des circonstances analogues à celles qui avaient frappé le docteur Schmerling. Les mêmes couches d’argile dans cette anfractuosité avaient offert des ossemens d’éléphans, de rhinocéros, d’espèces éteintes de cerf, des ossemens humains et des pierres taillées.

Les découvertes de la vallée de la Somme rappelèrent l’attention sur les cavernes ; on pratiqua de nouvelles fouilles dans le Kent’s hole ; elles ne firent que mettre davantage en évidence la contemporanéité de l’homme et de la faune paléozoïque de l’âge quaternaire. Le célèbre géologue anglais Falconer observa à la grotte de Maccagnone, en Sicile, dans une brèche renfermant des ossemens de l’elephas antiquus, de la hyène, d’une grande espèce d’ours, d’un animal du genre felis et de l’hippopotame, un assemblage de silex taillés et de cendres.

Depuis quelques années, c’est dans les grottes du midi de la France qu’ont été opérées les découvertes les plus importantes et les plus décisives. Une véritable ère pour ces études s’ouvrit en 1860 par l’exploration de la caverne d’Aurignac (Haute-Garonne). Creusée dans le versant nord de la montagne de Fajoles, élevée d’environ 13 à 14 mètres au-dessus du ruisseau de Rode, cette caverne était complètement bouchée, ne communiquant avec l’extérieur que par un trou dans lequel se réfugiaient les lapins, jusqu’au jour où un ouvrier terrassier s’avisa d’y introduire le bras. Il en retira des ossemens, et, soupçonnant alors l’existence d’une cavité souterraine, il dégagea l’entrée de ce trou, y pénétra et rencontra d’autres ossemens humains en bien plus grande abondance. Malheureusement les gens du pays n’attachèrent aucune valeur à cette découverte, et le maire d’Aurignac, en ayant été averti, se contenta de faire enterrer dans le cimetière de la paroisse les os qu’on avait ainsi fortuitement exhumés.

Ces fragmens de squelettes n’étaient pas les seuls objets que l’ouvrier eût extraits de la grotte ; il avait recueilli plusieurs dents de grands mammifères ; de carnassiers et d’herbivores, et dix-huit petits disques ou rondelles d’une substance blanchâtre (on constata plus tard que cette substance résultait de la décomposition d’un coquillage), percés au milieu, et qui paraissaient provenir d’un bracelet ou d’un collier. Ayant pu examiner par lui-même quelques-uns de ces différens débris, M. E. Lartet y reconnut des fossiles de l’époque quaternaire, et, comprenant l’importance de la trouvaille, il alla fouiller lui-même la curieuse caverne. Il y recueillit quelques ossemens humains encore engagés dans la roche, des silex taillés, des bois de renne travaillés et une quantité notable d’os de mammifères constamment cassés, fragmentés même, quelquefois brûlés ou portant la trace de la dent des carnivores. L’état de parfaite conservation des os enfouis dans le remblai intérieur de la grotte prouvait qu’à aucune époque les bêtes fauves, les hyènes en particulier, n’avaient pu y pénétrer. Du remblai piétiné de terre meuble existant dans l’intérieur de la cavité, M. Lartet exhuma des os entiers de l’ursus spelœus, une dent d’aurochs et quelques restes de carnassiers. En dehors de la grotte, il reconnut sous la terre amoncelée une assise noirâtre visiblement formée de cendres, de débris de charbon et de terre végétale, et au-dessous de laquelle apparurent les vestiges d’un foyer qui s’étendait sur une sorte de plate-forme, large de plusieurs mètres ; là le savant explorateur découvrit des silex et des os travaillés à la main offrant l’aspect d’armes ou d’outils, des dents et des os en tout ou en partie carbonisés, des molaires d’éléphant, des lames qui en avaient été séparées, et dont l’ivoire paraissait avoir été très altéré par l’action du feu. La présence dans les cendres mêmes du foyer de coprolithes (excrémens fossiles) de hyènes indiquait que ce puissant carnivore était venu dans la grotte, sans doute en l’absence de l’homme, se nourrir des résidus de ses repas. Je passe sous silence bien d’autres fossiles.

L’ensemble de ces découvertes indiquait qu’à une époque qui remonte au temps où ces espèces animales peuplaient le midi de la France, des hommes avaient été inhumés dans la caverne ; parmi les ossemens d’animaux, on vit les restes de quelques repas ou de quelque sacrifice funéraire. Les fouilles pratiquées aux grottes de Massât (Ariège) amenèrent des découvertes qui corroborèrent les faits qu’avaient mis en lumière les fouilles de la grotte d’Aurignac. En examinant les fragmens d’ossemens qu’un architecte, M. Joly-Leterme, avait trouvés dans une caverne située près de Savigné, sur les bords de la Charente, associés dans la même brèche à des os et à des silex travaillés, M. Lartet y reconnut des parties de bois et d’ossemens de renne portant, comme ceux d’Aurignac et de Massat, l’empreinte d’instrumens ayant servi à les casser ou à en détacher les chairs.

Ce sont les cavernes des départemens de la Dordogne et du Tarn-et-Garonne qui ont surtout fourni le plus imposant ensemble de témoignages en faveur de la coexistence sur notre sol de l’homme et d’animaux disparus depuis un temps immémorial. Les grottes des Eyzies, de Laugerie-Haute, de Laugerie-Basse, de la Madeleine et de Moustier, explorées par MM. Lartet et Christy, celle de Bruniquel, sise sur les bords de l’Aveyron, et où le propriétaire, M. de Lastic, a recueilli plus de quinze cents spécimens de l’industrie primitive, furent le théâtre de découvertes multipliées dont quelques-unes suffiraient à prouver que l’humanité a vécu dans le voisinage des espèces éteintes, et s’est fabriqué avec les os et les bois d’animaux perdus aujourd’hui les armes et les ustensiles qui complétaient son outillage de pierre. L’impulsion était donnée. En d’autres régions de la France, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Grèce, en Syrie, aux États-Unis, on retrouva et on retrouve tous les jours dans le terrain quaternaire, le drift, le loess, les couches lacustres, les limons d’une époque très reculée, des vestiges de la première société, la pierre, la corne façonnées en haches, en flèches, en couteaux, en harpons, etc., et on rencontre dans ces mêmes dépôts les restes d’une faune éteinte.

Il est donc désormais établi qu’à une période où la terre n’offrait pas les conditions climatologiques actuelles, où l’Europe en particulier était hantée par de puissans carnassiers, où elle était assez froide pour nourrir dans sa partie méridionale le mammouth ou éléphant laineux, le rhinocéros à narines cloisonnées, le bœuf musqué, le renne, l’homme avait déjà fait son apparition. Ne vivant que de chasse et de pêche, ne sachant point cultiver le sol ni élever des troupeaux, ignorant l’emploi et le travail des métaux, il habitait les cavernes dont il disputait la possession aux bêtes fauves. C’est là une première donnée pour l’histoire primitive ; elle est fort importante sans doute, mais, prise ainsi dans son ensemble, elle laisserait encore beaucoup de points dans l’obscurité. Il fallait faire un pas de plus et rechercher s’il n’était pas possible de reconnaître dans cette période des époques distinctes, de nature à nous mettre sur la voie de l’antiquité à laquelle elle nous faisait remonter.


II

Si l’on compare les divers objets en pierre et en os taillés, fournis par les couches quaternaires, les cavernes et les plus anciennes sépultures, on est frappé des différens modes de travail qu’ils présentent. Les uns sont façonnés de la manière la plus grossière et ne présentent que les premiers rudimens de la fabrication, d’autres témoignent d’un art moins inhabile, enfin-il en est où se révèlent une adresse et une dextérité singulières. Ces progrès palpables de l’industrie primitive permettent de classer les dépôts selon une échelle de civilisation relative, car un dépôt ne renferme presque jamais à la fois des armes et des engins appartenant à ces diverses catégories. Ce qu’on pourrait appeler un style déterminé caractérise chaque trouvaille.

La physionomie de la faune apporte un second élément chronologique. Les animaux dont les ossemens sont associés aux traces de l’homme n’ont pas fait tous en même temps leur apparition. L’ursus spelœus, qui paraît avoir précédé chez nous l’hyène (hyena spelœa) et le grand felis des cavernes firent graduellement place aux grands mammifères septentrionaux, — à l’elephas primigenus, au rhinocéros tichorhinus, au renne, — alors que la température alla s’abaissant. Le renne survécut à ces énormes pachydermes et laissa après lui l’aurochs, qui s’éteignit à son tour pour ne plus laisser sur notre sol que les espèces que nous y observons encore. Les transformations du règne animal peuvent donc servir de points de repère dans cette nuit profonde de la période anté-historique. C’est par l’emploi simultané de ces deux élémens chronologiques qu’il est possible de classer suivant la succession des temps les vestiges des premiers humains. M. Le Hon a eu recours à ce procédé dans son ouvrage sur l’homme fossile, et il a été ainsi conduit à des idées qui se rapprochent beaucoup de celles que l’exploration des cavernes pyrénéennes a suggérées à M. Lartet et à M. Garrigou.

Nos continens, après avoir subi une chaleur moyenne plus élevée que celle dont nous jouissons aujourd’hui, éprouvèrent un abaissement considérable de température qui amena la période appelée glaciaire par les géologues. L’Europe méridionale, jusqu’à la latitude de la Sicile, offrait alors à peu près le même aspect que présente actuellement la Sibérie. De vastes glaciers recouvraient en entier l’Irlande, l’Ecosse, la Scandinavie ; ceux des Alpes s’avançaient jusque dans les plaines du Piémont et de la Lombardie, dont une partie restait sous les eaux. Toutes les vallées des monts Carpathes, des Balkans, des Pyrénées, des Apennins, étaient encombrées de glaces. Ce n’est que plus tard, quand il se fut opéré un retour à un climat moins rigoureux, que la flore put être assez abondante pour nourrir les nombreux animaux qui caractérisent la fin de cette période de froid excessif. La température était encore très basse, mais point assez pour paralyser toute végétation. C’est alors que se répandirent sur les terres en partie débarrassées des frimas, les éléphans, les rhinocéros, qui s’avancèrent jusque dans la Castille, les aurochs, les bœufs, les cerfs, tous d’une taille plus élevée que leurs congénères actuels, qui se mêlèrent aux ours, aux hyènes et aux grands félis. À cette époque, l’hippopotame et le castor trogontherium habitaient nos fleuves. Les marmottes, les bouquetins, les chamois, maintenant relégués sur la cime des Alpes et des Pyrénées, vivaient dans les plaines basses de la Méditerranée. Le bœuf musqué, qui ne se montre plus que par-delà le 60e degré de latitude dans l’Amérique septentrionale, errait dans les plaines du Périgord. Le renne, plus arctique encore, abondait sous les mêmes parallèles.

Les débris de ces animaux se trouvent associés aux silex et aux objets en pierre dénotant le travail le plus grossier et l’état social le plus rudimentaire dans des dépôts lacustres, dans les sables et les graviers fluviatiles de Hoxne (Suffolk) et de diverses localités du Bedfordshire, dans des dépôts de transport sableux et caillouteux des vallées de la Somme et de l’Oise, dans les sablières du Champ de Mars, à Paris. Tout donne à penser qu’à l’époque à laquelle nous reportent ces fossiles, les îles britanniques étaient rattachées au continent. L’extrême analogie de la faune quaternaire de l’Europe orientale, sur les confins de l’Asie, avec celle de l’Europe occidentale fait supposer qu’on retrouvera là aussi de nombreux indices de l’ancienne existence de l’homme.

M. Garrigou rapporte au même âge les cavernes des Pyrénées, qui sont situées de 250 mètres à 150 mètres au moins au-dessus du niveau des vallées actuelles, et la plupart des cavernes du Périgord. La grotte de Moustier entre toutes est celle dont les silex ont offert le plus de ressemblance avec ceux de Saint-Acheul, sauf une catégorie spéciale d’un type tout à fait à part. Et ce qui semble indiquer que cette caverne appartient à l’époque la plus reculée, c’est que d’un côté on n’y a trouvé aucun os travaillé ou ciselé, que de l’autre les restes de renne y sont peu abondans, tandis que la découverte d’une mâchoire d’hyène y a révélé la présence de ce carnassier.

Les armes et les ustensiles de cette première époque sont des haches lancéolées, taillées à grands éclats, ainsi que l’a noté M. G. de Mortillet, qui a insisté plus qu’un autre sur l’importance du mode de la taille de la pierre pour apprécier l’âge comparatif des dépôts. On reconnaît aisément que ces silex, dont la patine blanchâtre dénote l’excessive antiquité, furent destinés à trancher, à fendre et à percer. Quand les pointes sont aiguës, elles ont été obtenues par des cassures à plus petits éclats ; quelques-unes de ces pierres figurent de véritables grattoirs.

Le second âge s’annonce par un travail plus intelligent de la pierre ; mais des caractères zoologiques tranchés ne le distinguent pas du premier. Les débris appartenant à cette époque se trouvent surtout dans les cavernes, et, suivant M. Garrigou, dans celles des Pyrénées qui sont creusées au pied des montagnes. Pendant cet âge, les carnassiers paraissent avoir été moins répandus[1], ce qui explique la multiplication des ruminans. Les grands pachydermes vivent encore ; le renne abonde dans le midi de la France, car on a rencontré ses os en grand nombre non-seulement dans les brèches et dépôts ossifères des cavernes du Périgord et de l’Angoumois, mais aussi au pied de certains grands escarpemens de calcaires crétacés où ils sont associés à de nombreux silex taillés.

L’homme de cette époque emploie à la fois pour son usage les os, les cornes des animaux et la pierre, qu’il façonne avec plus d’adresse. L’inspection de quelques-uns de ces os atteste que ce n’était pas sur ceux qu’il aurait pu retirer du sol, mais sur ceux que lui fournissait la dépouille des animaux tués par lui, qu’il exerçait son industrie. MM. Christy et Lartet ont extrait d’un bloc de brèche de la grotte des Eyzies une vertèbre d’un tout jeune renne qui est percée de part en part par une lame en silex. Or l’os a dû nécessairement se trouver à l’état frais pour que cette lame ait pu s’y enfoncer si profondément. Tous les instrumens découverts dans les grottes du Périgord et de l’Angoumois annoncent chez notre espèce de notables progrès dans la fabrication des engins et des ustensiles. Les flèches sont barbelées, certains silex sont ébréchés de manière à en faire de petites scies ; on rencontre des ornemens exécutés avec des dents et des cailloux ; on a extrait de plusieurs cavernes, notamment de celle des Eyzies, des phalanges de ruminans creusées et percées d’un trou, et visiblement destinées à servir de sifflet, car ces pièces en rendent encore aujourd’hui le son. Un sifflet analogue a été trouvé à la grotte d’Aurignac. L’homme qui habitait ces cavernes ne maniait pas seulement la taille avec habileté, il réussissait à ciseler et à fouiller l’ivoire et le bois de renne, ainsi que l’ont démontré les curieux spécimens rapportés du Périgord ; enfin, chose plus remarquable, il avait déjà l’instinct du dessin, et il figurait sur le schiste, l’ivoire ou la corne, avec la pointe d’un silex, l’image des animaux dont il était entouré.

Ces curieux monumens d’un art anté-historique avaient tout d’abord, et cela se comprend, éveillé les soupçons des savans. Ces graffiti, ces dessins à la pointe paraissaient incroyables pour une telle antiquité. Pourtant il a fallu se rendre à l’évidence, et de nouvelles découvertes sont venues convaincre les plus incrédules. Sur une plaque de schiste découverte à la grotte des Eyzies, on voit dessinée de profil la moitié antérieure du corps d’un animal. L’image est trop grossière pour qu’on puisse discerner son espèce précise, mais on y reconnaît un herbivore ; une autre plaque de la même provenance nous présente une tête à naseaux bien accusés et à bouche entr’ouverte. Au gisement de Laugerie-Basse, des palmes de bois de renne ont offert des dessins d’un contour beaucoup plus sûr et plus exact, celui du corps d’un grand herbivore, un autre d’un bœuf qui pourrait bien être le bos primigenius, un troisième d’un animal dont heureusement la tête n’a pas disparu et qui rappelle beaucoup le bouquetin. De tous ces graffiti, le plus surprenant est sans contredit celui qui a été découvert à la grotte de la Madeleine (commune de Turzac, arrondissement de Sarlat), d’où l’on a retiré différens spécimens du même genre, je veux parler d’une lame d’ivoire fossile où est figuré à l’aide d’incisions le mammouth (elephas primigenius) avec sa longue crinière, pièce d’une authenticité incontestable, et qui a été présentée en 1865 à l’Académie des sciences.

Cette découverte curieuse donne la preuve la plus décisive de la contemporanéité de l’homme et de l’éléphant dans notre climat à cette époque reculée. Un poignard sculpté trouvé à la station de Laugerie-Basse, fait d’un seul fragment de bois de renne et représentant cet animal, atteste avec non moins d’évidence la coexistence de l’homme et de ce ruminant. L’art avec lequel on a su utiliser la forme du merrain pour obtenir la figure du renne révèle chez l’auteur de ce poignard un véritable talent ; il en faut dire autant d’autres bois de renne sculptés qui ont été exhumés de la même grotte et d’une défense d’éléphant représentant le même ruminant qui vient d’être trouvé à Bruniquel. L’homme n’a pas seulement reproduit l’image des animaux, il a aussi essayé de dessiner la sienne propre, car sur un outil cylindrique qui a été retiré d’une des cavernes du Périgord et dont les deux faces sont décorées de sujets, on voit d’un côté deux têtes d’aurochs et de l’autre une figure humaine placée près de deux chevaux dans une attitude un peu inclinée.

La grotte de la Chaise, située dans la commune de Vouthon (Charente), se rapproche beaucoup, par la nature des ossemens et des os taillés qu’elle contenait, de la caverne d’Aurignac. Là l’hyœna spelœa, l’ursus spelœus, ont laissé des restes de leur squelette à côté du rhinocéros, du bison d’Europe et du renne. Eh bien ! dès l’époque où les grands carnassiers hantaient cette région de la France, notre espèce cherchait à reproduire les images qu’elle avait sous les yeux, car on a extrait de la grotte des fragmens de bois de renne portant des figures de divers animaux. Ainsi dès le second âge de la pierre, alors qu’il n’était point encore sorti de l’état le plus sauvage, déjà l’homme se montrait artiste et avait l’instinct du beau. L’attitude repliée qu’affectent quelques squelettes dans les grottes de ces temps primitifs, notamment à Aurignac, et qui a été observée dans de fort antiques sépultures de la France, de la Suisse, de la Suède et de l’Algérie, et retrouvée dans les tombeaux des anciens Péruviens, dénote certains rites funéraires dont l’origine se lie nécessairement à des idées sur l’autre vie. L’homme avait alors des croyances ou du moins des superstitutions religieuses. Ce n’était donc pas, comme on s’est plu à l’avancer, une sorte de singe perfectionné, une variété plus intelligente du gorille ; c’était déjà l’être pensant et créateur, ayant le sentiment de l’idéal.

Une exploration ultérieure des autres cavernes permettra bientôt d’apprécier d’une manière plus complète l’industrie de ces temps primordiaux. Dans la France seule, on en a trouvé en plus de trente de nos départemens. Dans presque toutes ces grottes, on a constaté l’existence de foyers où, sur des assises de formation calcaire, on a déposé des roches cristallines étrangères à la localité, qui, par leur nature, pouvaient mieux résister à l’action du feu. Sur ces foyers sont ordinairement mélangés aux cendres, aux charbons, ou empâtés dans une brèche assez résistante, des instrumens de silex et des os travaillés. L’Europe n’est pas d’ailleurs la seule partie du monde où ait déjà été constatée la haute antiquité de l’homme, sa coexistence avec des espèces éteintes et son ignorance originelle de l’emploi des métaux. M. Louis Lartet a signalé dans le Liban l’existence de grottes ossifères où des silex taillés sont mêlés à des fragmens d’os de ruminans. On en a également rencontré en Amérique. il y a quelques années, un géologue voyageur, M. Marcou, annonçait la découverte à Natchez (Mississipi), dans le comté de Gasconnade (Missouri), à Big-bone-lick (Kentucky), d’ossemens humains, de têtes de flèche et de haches en silex engagés dans des couches placées au-dessous de celles qui renferment des débris de mastodontes, de mégalonyx, d’hipparions et d’autres mammifères éteints.

Le troisième âge est marqué par l’apparition de la pierre polie, car il est à noter que dans les grottes du Périgord, malgré l’habileté que dénote le travail du silex et de l’os, on n’a aperçu aucun spécimen d’arme ou d’outil quelconque en pierre portant des traces de polissage. Ces pierres polies, ces haches en silex, en serpentine, en néphrite, en obsidienne, ce ne sont plus les anciennes alluvions et les cavernes qui les fournissent en plus grande abondance, on les trouve plutôt dans des tourbières, dans des amoncellemens sans doute fort anciens, mais qui s’élèvent sur le sol actuel, dans des sépultures d’une excessive antiquité, dans des camps retranchés qui, comme celui que l’on appelle le Camp de César, près Périgueux, ceux de l’Hastedon, de Furfooz, de Poilvache en Belgique, furent postérieurement occupés par les Romains. Ces armes et ustensiles en pierre ont été recueillis par milliers en une foule de lieux, en France, en Belgique, en Suisse, en Angleterre, en Allemagne et en Scandinavie. Ce sont surtout les haches de cette catégorie que les antiquaires ont désignées, comme je l’ai déjà dit, sous le nom de celts. Pour fixer l’âge auquel ces divers monumens appartiennent, il faut étudier les sépultures, les dépôts qui les renferment et rechercher les objets qui s’y trouvent mêlés. Disons auparavant qu’à ce troisième âge la fabrication des pierres taillées avait pris un prodigieux développement, développement qui déjà datait peut-être même de l’âge précédent. On a observé en divers points de la France et de la Belgique des ateliers où elles étaient préparées et dont l’emplacement est décelé par les nombreuses pièces inachevées qui s’y sont trouvées réunies à côté d’armes de la même matière amenées à leur dernier degré de perfection. Un de ces ateliers existait à Pressigny (Indre-et-Loire), d’autres à Chauvigny (Loir-et-Cher), à Civray, à Charroux (Vienne). Les silex paraissent avoir été ordinairement taillés dans la carrière et portés ailleurs pour être polis. On a découvert sur plusieurs points les pierres qui servaient au polissage, et auxquelles les paysans donnent le nom de pierres cochées, des sillons ou coches dont elles sont empreintes.

Les peuplades qui fabriquaient ces haches, ces engins de pierre, ne devaient pas vivre dans un isolement complet les unes à l’égard des autres, et il a certainement existé entre elles des échanges, un certain trafic. On a trouvé en Bretagne des haches en fibrolite, matière qui ne se trouve en France que dans l’Auvergne et le Lyonnais. A l’île d’Elbe, où l’on a recueilli un grand nombre d’objets en pierre taillée dont l’usage doit être antérieur à l’exploitation des mines de fer, qui remonte aux Étrusques, la plupart de ces armes primitives sont d’un silex qui ne se rencontre pas dans le sol et a été conséquemment apporté par mer.

Les débris de la faune mammalogique renfermés dans les étages des cavernes correspondant à l’âge de la pierre polie achèvent de démontrer que celui-ci est postérieur à la période quaternaire. Les grands carnassiers, les grands pachydermes n’existaient plus. L’urus (bos primigenius), qui n’a disparu qu’au commencement de l’époque historique, est le seul animal de cet âge qui n’appartienne pas à la faune actuelle. On rencontre dans ces étages le cheval, le cerf, le mouton, la chèvre, le chamois, le sanglier, le loup, le chien, le renard, le blaireau, le lièvre. Le renne ne se montre plus. En revanche, on y trouve les animaux domestiques qui font complètement défaut dans les cavernes du Périgord. Évidemment le climat était alors devenu ce qu’il est de nos jours, on est au seuil de la période historique. Ces observations s’appliquent également aux débris d’animaux qu’on déterre avec ceux de l’homme dans les sépultures les plus antiques et dont il nous faut maintenant parler.

On sait qu’il existe en France et dans les îles britanniques une multitude de monumens. en pierres énormes non taillées et qui furent pris pendant longtemps pour des autels et des édifices druidiques. On les connaît sous les noms de dolmens et d’allées couvertes. L’exploration de ces curieux monumens mégalithiques, sur lesquels les anciens ont gardé le silence, y a fait reconnaître des tombeaux que recouvrait parfois un tertre sous lequel la construction en pierre brute était dissimulée. La plupart de ces sépultures ont été violées depuis ides siècles, mais dans le petit nombre de celles qui avaient jusqu’à nos jours échappé à la curiosité et qu’on a récemment fouillées on a pu se convaincre de l’absence presque constante de tout objet de métal. On n’y découvre avec les os et les cendres que des instrumens, des armes en silex, en quartz ou en serpentine et des poteries. Tel a été le cas pour les dolmens de Keryaval en Carnac, pour le tumulus du Mané-Lud à Locmariaker, pour celui du Moustoir-Carnac. Plusieurs de ces engins de pierre sont travaillés avec beaucoup d’art ; c’est ce qu’on a observé, par exemple, au dolmen tumulaire de Crubetz (arrondissement de Lorient), fouillé il y a quelques années. Les objets de pierre déposés sous les dolmens et les allées couvertes sont généralement des silex taillés, des haches, des têtes de flèche, des couteaux, auxquels il faut joindre des poteries grossières. De celles-ci, aucune n’est façonnée à l’aide du tour ; elles présentent souvent dans une même sépulture une grande inégalité de style et d’art, mais affectent toutes pourtant un ensemble de formes identiques à celles qui caractérisent les vases fournis dans la Grande-Bretagne par les sépultures du même âge. M. le docteur de Closmadeuc a remarqué que dans les dolmens de l’Armorique le nombre et la variété des poteries sont généralement en raison inverse de la richesse du dépôt en haches de pierre. L’absence totale de celles-ci coïncide presque constamment avec une grande abondance de vases de terre.

Quant aux ossemens d’animaux mêlés d’ordinaire à des charbons et à des cendres qu’on trouve à l’entrée ou à l’intérieur de ces tombeaux, ils appartiennent tous, comme je l’ai déjà noté, à la faune actuelle et même à nos espèces domestiques. L’ensemble de ces circonstances montre que les dolmens et les allées couvertes sont d’une date fort postérieure aux cavernes ossifères, et ils doivent être conséquemment classés dans le troisième âge de la pierre, celui de la pierre polie. Le bronze a été extrait de quelques-uns de ceux qu’on a fouillés, c’est là un nouveau motif de ne pas faire remonter bien haut dans la série chronologique des temps primitifs les monumens dits celtiques. L’apparition de ce métal indique que l’usage d’élever des dolmens et des allées couvertes subsistait encore en Gaule quand l’emploi des métaux a été connu. On trouve même des sépultures de cette catégorie où le bronze domine et où la pierre ne se montre plus qu’exceptionnellement ; mais il est à noter que la disposition de la cavité destinée à recevoir le mort n’est plus telle alors qu’on l’observe dans les tombeaux de l’âge pur de la pierre : l’architecture funéraire a, par suite de l’emploi des outils en métal, pris de nouveaux développemens ; l’intérieur des tombeaux se divise en galeries et en chambres souterraines.

La présence simultanée de la pierre et du bronze peut caractériser une époque de transition ; la coexistence des deux matières prouve que les dolmens et les allées couvertes s’élevèrent durant une période qui s’est liée immédiatement à celle que distingue la préparation des métaux. Les monumens mégalithiques ne se rencontrent pas seulement dans les contrées qu’ont habitées les Celtes, on en a observé en Syrie, en Afrique et jusque dans l’Hindoustan. On a signalé en Grèce des sépultures renfermant des instrumens en pierre polie et où l’on n’a pu saisir aucune trace de métal. Telles sont celles des îles Anaphé et Amorgos, où des pointes de flèche et de lances en obsidienne gisaient à côté de poteries grossières. Les formes d’un grand nombre de haches, de couteaux en silex, en obsidienne, en quartz compacte, extraits de tumulus de l’Attique, de la Béotie, de l’Achaïe, des Cyclades, sont identiques à celles des pareilles armes qu’on recueille çà et là dans notre sol. La Scandinavie a aussi ses dolmens, ses tumulus, qui offrent avec ceux de la France une frappante analogie. Les corps qu’ils renfermaient avaient été déposés sans avoir été brûlés ; le bronze s’y montre encore bien plus rarement que sous les nôtres. On n’y a pas non plus rencontré d’ossemens d’animal caractéristique de l’époque quaternaire. Les objets en pierre et en os retirés de ces tombeaux affectent des formes variées et sont souvent d’une exécution fort délicate ; à la surface, ils offrent parfois un poli remarquable. Tels sont notamment ceux qui proviennent des tumulus de Luttra et d’Axevalla en Suède. On peut voir au musée ethnologique de Copenhague et au musée impérial de Saint-Germain une collection complète de ces beaux spécimens de l’industrie de la pierre en Scandinavie, le roi de Danemark ayant gracieusement fait don à l’empereur d’une partie de ce qu’il possédait.

Les monumens de la même industrie enfouis dans les tourbières du Danemark, dans celles du nord de la France et de la Belgique, ne le cèdent guère aux précédens en élégance et en fini. En Danemark, ils se trouvent ordinairement dans les couches les plus inférieures, celles où apparaissent les traces de pins décomposés. Ce fait témoigne de l’antiquité à laquelle remontent les instrumens en pierre polie, car cette essence a disparu de la contrée depuis des milliers d’années ; elle a été remplacée par le chêne, puis par le hêtre. Au reste une circonstance explique le haut degré de perfection que le travail de la pierre a atteint en Scandinavie, c’est que le silex y est d’une qualité supérieure et se prête mieux à la taille. On se servait pour l’user et le polir de meules dormantes, et on savait y percer des ouvertures de forme exactement circulaire.

En général, les haches de l’époque de la pierre polie diffèrent de celles de l’époque de la pierre simplement taillée en ce que celles-ci fendaient ou perçaient par leur petite extrémité, tandis que les premières ont au contraire le tranchant à l’extrémité large. Certaines haches, de cette seconde époque étaient destinées à être emmanchées, tandis que d’autres semblent avoir servi de couteau ou de scie pour l’os ou la corne. A cela près, la nature des armes et des ustensiles est généralement la même aux deux époques : ce sont des haches, des couteaux, des têtes de flèche barbelées, des grattoirs, des alênes, des pierres de fronde, des disques, des poteries grossières et des grains de collier en coquillage ou en terre qui déjà se montrent à l’âge précédent. Quoiqu’on donne le nom d’âge de la pierre polie à cette troisième phase de la période, anté-historique il ne faudrait pas supposer que ce soit toujours le poli de la matière qui la caractérise ; le fini, la perfection de l’exécution peuvent aussi faire juger que des armes et des ustensiles s’y rapportent chronologiquement. Tel est le motif qui nous engage à rapporter à cette troisième phase la plupart des silex et des cailloux taillés ou percés découverts dans les grottes de l’Italie, notamment dans celle du Monte-Argentale en Toscane, pièces qui sont conservées au musée de Pise.

Nous venons de faire connaître les sépultures qui sont contemporaines de l’âge de la pierre polie ; passons à un autre ordre de dépôts auxquels convient la même place dans l’ordre chronologique.

On observe sur les côtes du Danemark et de la Scanie des amas considérables de coquilles comestibles, d’huîtres principalement. La plus simple inspection suffit pour faire reconnaître que ces dépôts n’ont pas été apportés par les flots. Ce sont des accumulations manifestes de débris, de repas, ce qui justifie le nom de kjoekkenmoeddings (rebuts de cuisine) sous lequel ils sont connus dans le pays. Les kjoekkenmoeddings s’étendent souvent sur des longueurs de plusieurs centaines de mètres, sur une largeur cinq ou six fois moindre et offrent une hauteur de 1 à 3 mètres environ. On ignore quelles sont les populations qui abandonnèrent ainsi sur les rivages de la Scandinavie les reliefs de leurs grossiers festins ; elles ne pouvaient vivre dans un temps de civilisation développée, car de tels alimens sont propres à des sauvages. L’absence complète dans ces amas de tout objet de métal nous reporte à l’âge de pierre. Et en effet on en a déterré de nombreuses pierres, des morceaux d’os et de corne taillés, des poteries grossières et faites à la main. L’imperfection du travail rappelle la période des cavernes, le premier ou le second âge de la pierre taillée. Toutefois on a vu que le style des armes et des ustensiles n’est pas le seul critérium pour juger de la date d’un dépôt, il faut prendre aussi en considération la faune. Or on n’a rencontré dans les kjoekkenmoeddings aucune espèce paléozoïque. Sauf le lynx et l’urus, qui n’ont vraisemblablement disparu que depuis l’époque historique, il ne s’y est trouvé aucun ossement d’espèces éteintes en ces climats. Des restes de cochon et de chien en ont été extraits ; on ne peut toutefois affirmer que ces mammifères fussent alors domestiqués. Ces dépôts se placent donc dans l’ordre chronologique à côté des plus anciens dolmens et des cavernes ossifères de l’époque la plus récente. Si l’industrie s’y rencontre encore aussi rudimentaire, c’est sans doute que les peuplades qui ont abandonné au bord de la Mer du Nord les débris de leurs repas étaient demeurées en arrière de leurs voisins, placés dans des conditions meilleures et chez qui l’art prenait son premier essor. Du reste rien n’empêche de supposer- que, bien qu’appartenant au troisième âge de la pierre, les kjoekkenmoeddings soient plus anciens que les dolmens. Il faut aussi remarquer que les silex et les cornes taillés de ces amoncellemens semblent être le plus ordinairement des pièces de rebut, car plusieurs n’ont été qu’ébauchées.

Des amas analogues aux kjoekkenmoeddings ont été signalés en d’autres contrées. On en connaît dans le Cornwall, sur la côte nord de l’Écosse, aux Orcades. On a récemment rencontré sur les côtes de Provence un amoncellement où se trouvaient des silex taillés associés à des débris de coquillages et de charbon, à quelques ossemens d’animaux. Les terramares de l’Émilie, amas contenant de la cendre, du charbon, des silex et des os travaillés, des ossemens d’animaux, dont la chair paraît avoir été mangée, des tessons de poteries et divers autres restes de l’industrie des premiers âges, offrent également une grande analogie avec les kjoekkenmoeddings. Les espèces animales dont les débris apparaissent dans ces dépôts ou marières appartiennent à l’époque actuelle. Les terramares, pas plus que les tertres factices du littoral Scandinave, ne sauraient donc remonter aux deux premiers âges de la pierre. Il reste maintenant à faire connaître une dernière catégorie de dépôts correspondant à la fin de l’époque qui nous occupe, ce sont les cités lacustres ou palafittes.

En 1853, la grande baisse des eaux du lac de Zurich avait permis d’observer des vestiges d’habitations sur pilotis qui semblaient remonter à une haute antiquité. On en retira divers objets qui ne firent que confirmer cette apparence, et M. F. Keller ayant appelé l’attention sur cette découverte, on se mit à explorer d’autres lacs en vue de rechercher s’ils ne contenaient pas de semblables constructions. Les investigations furent bientôt couronnées de succès. Non-seulement un grand nombre de lacs suisses recelaient des habitations lacustres, mais on en découvrit également dans les lacs de la Savoie et de l’Italie septentrionale. Déjà en Irlande on connaissait sous le nom de crannoges des espèces d’îles artificielles d’une construction fort analogue et remontant à l’âge de la pierre. Dans les cités lacustres, les pieux sont ordinairement disposés parallèlement à la rive, mais sans grande régularité. La plate-forme se compose de plusieurs couches croisées de troncs d’arbres et de perches reliées par un entrelacement de branches et cimentées par de l’argile.

L’usage d’établir ainsi des demeures sur pilotis au milieu ou sur le bord des lacs a dû se continuer dans l’Helvétie et les contrées voisines pendant bien des siècles, car les objets qui en ont été retirés appartiennent à des âges fort différens. Tandis que dans les palafittes évidemment les moins anciens on a rencontré des armes et des ustensiles en bronze, même en fer, dans d’autres on n’a découvert que des pierres taillées ou polies et des os travaillés. La forme et le style de ceux-ci rappellent les objets retirés des tourbières et des antiques sépultures de la Scandinavie, de la Belgique, de la Grande-Bretagne et de la France. Seulement la variété des ustensiles et des instrumens est ici plus marquée. Comme les animaux dont les restes étaient enfouis dans les étages de la pierre polie, dans les kjoekkenmoeddings, sous les dolmens, ceux dont la drague a ramené les ossemens du fond des lacs sont identiques aux espèces qui vivent aujourd’hui. C’est l’ours brun, le blaireau, la fouine, la loutre, le loup, le chien, le renard, le chat sauvage, le castor, le sanglier, le porc, la chèvre, le mouton. L’élan, l’aurochs et l’urus sont les seuls mammifères qui ne se rencontrent plus en Helvétie ; mais leur extinction dans les contrées germaniques ne date guère que du commencement de notre ère.

Les palafittes peuvent en conséquence être regardés comme caractérisant aussi dans l’Europe occidentale la dernière phase de l’âge de la pierre, l’époque de la pierre polie ; c’est ce qui explique la présence des métaux dans quelques-unes de ces habitations sur pilotis. Les populations de l’Helvétie continuèrent donc à vivre sur le bord ou au milieu des lacs jusqu’au temps où le bronze leur fut apporté par des nations plus avancées, soit les Étrusques, soit les races indoeuropéennes, qui, ainsi que l’atteste leur idiome, étaient en possession des métaux avant leur migration sur notre continent. L’ensemble des autres objets retirés des palafittes dénote d’ailleurs un état social beaucoup moins rudimentaire que celui de l’âge de la pierre taillée. Sans doute, dans le plus grand nombre de ces cités lacustres, les instrumens rappellent par leurs formes ceux de la période quaternaire, mais les haches sont usées et aiguisées de manière à présenter un tranchant très régulier, ce qui n’est jamais le cas pour les haches du premier âge, pour celles d’Abbeville et des cavernes du midi de la France, non plus que pour celles des kjoekkenmoeddings. La poterie ressemble à celle qu’on découvre sous les dolmens et qu’on rencontre en diverses, cavernes ; elle est façonnée à la main, mais elle affecte une assez grande variété et offre déjà des rudimens d’ornemens. Ce sont surtout des vases à large panse, d’une pâte peu homogène, grise ou noire, jamais rouge, et dépourvue de ces anneaux qui deviennent très communs à l’époque du bronze. « Ce qui n’est pas moins significatif, écrit M. E. Desor, à qui on doit une excellente dissertation sur les palafittes, c’est l’emploi que l’on faisait de ces vases pour la conservation des denrées, telles que fruits et céréales, qui constituaient probablement les provisions de l’hiver. M. Gilliéron a recueilli dans la couche archéologique du Pont de Thielle de fort beaux grains de froment qui sont carbonisés comme la tourbe qui les environne. La station de l’île Saint-Pierre lui a fourni en outre de l’orge, de l’avoine, des pois, des lentilles, des glands. On y cultivait donc la terre, et l’on se livrait à l’éducation des bestiaux. » La découverte de meules, dont plusieurs atteignent jusqu’à 60 centimètres de diamètre, montre que les habitans des palafittes savaient triturer le grain. On a également retrouvé les pilons en granité et en grès qui étaient employés pour cette opération. Dans les cités lacustres de l’âge de la pierre polie, on a rencontré des lambeaux d’étoffes, preuve que déjà l’on savait tresser et tisser le lin.

On le voit par ce qui précède, il est dès aujourd’hui possible d’établir d’une manière approximative une chronologie des dépôts qui se rapportent à l’âge de la pierre. Ces dépôts représentent les premières étapes de la société dans sa marche vers la civilisation. L’emploi du métal marque une évolution nouvelle. De ce que l’on retrouve pour chaque pays cette succession de trois âges répondant à trois momens du développement social, il ne s’ensuit pas forcément que tous les peuples y soient arrivés en même temps. Il n’existe pas entre les trois époques respectives pour les diverses parties du globe un synchronisme nécessaire ; n’a-t-on pas découvert des populations qui n’étaient pas encore sorties, au siècle dernier, de l’âge de la pierre. Le cas s’est présenté pour la plupart des Polynésiens, quand Cook explora l’Océan-Pacifique. M. Marcou a rencontré en 1854 aux bords du Rio Colorado de Californie une tribu indienne qui ne se servait que d’armes et d’ustensiles en pierre et en bois. Les races qui habitaient le nord de l’Europe n’ont reçu la civilisation que bien après celles de la Grèce et de l’Italie, et les dolmens de l’âge de pierre pouvaient commencer seulement à s’élever quand les nations de l’Asie étaient depuis bien des années en possession du bronze et du fer. En effet, la découverte de l’emploi des métaux remonte en Assyrie, en Chine, en Égypte, à l’antiquité la plus reculée. Suivant les traditions hébraïques, c’était un des fils du patriarche Lamech, Toubal-Caïn, qui avait le premier forgé le cuivre et le fer. Si ces traditions ont un fondement historique, il faudrait faire remonter à près de mille ans avant le déluge l’invention du travail des métaux. L’usage ne s’en répandit sans doute d’abord que lentement. Les Chalybes étaient déjà renommés pour les armes et les instrumens en fer et en bronze qu’ils fabriquaient, que des tribus nomades de l’Asie centrale en restaient aux engins de pierre ; mais les dépôts où en Syrie, en Égypte, la pierre se retrouve seule, sans aucune trace de l’emploi des outils de métal, sont, selon toute vraisemblance, d’une époque vraiment primitive, antérieure à toute civilisation, bien que dans cette partie du monde ancien elle se soit éveillée plusieurs milliers d’années avant notre ère. On a retrouvé des silex taillés jusque sous les ruines de Ninive, jusque dans les alluvions du Nil.

Puisque le métal ne se substitua que graduellement à la pierre, les deux matières durent pendant un certain laps de temps être concurremment employées, et l’on a vu plus haut que beaucoup de dolmens datent en France de cette époque de transition. Il en est de même de plusieurs palafittes où la pierre apparaît avec le bronze, de certaines marières de l’Emilie, celle de Campeggine, près de Castelnovo, par exemple, où les silex et les os travaillés sont mêlés aux ustensiles et aux armes de bronze. Diverses sépultures de l’Italie septentrionale ont offert pareille association. On a même rencontré en Allemagne, à Minsleben, un tumulus où étaient réunies des armes en pierre et des armes en fer, ce qui montre que l’usage de la pierre taillée persista chez quelques populations par-delà l’âge du bronze. Le grand prix du métal faisait que les plus pauvres se contentaient d’armer leurs flèches et leurs lances de pointes de silex ; au Camp de César, près Périgueux, on a recueilli des pointes faites de l’une et l’autre matière, et sur le champ de bataille de Marathon en Attique, on ramasse à la fois des bouts de flèches en bronze et des bouts en silex noir taillés par éclats et non polis, mais d’un caractère différent des pointes de l’âge de pierre.

La haute antiquité des instrumens en pierre leur fit prêter plus tard chez certains peuples un caractère religieux, et voilà pourquoi l’usage s’en conserva souvent dans le culte. Chez les Juifs, la circoncision se pratiquait avec un couteau de silex ; chez les Romains, on se servait dans le culte de Jupiter Latialis d’une hache de pierre (scena pontificalis), et en Chine, où les métaux sont connus depuis un temps immémorial, les armes en pierre et surtout les couteaux de silex se sont religieusement conservés. L’ordre chronologique des trois âges de la pierre établi, nous n’avons cependant point encore de dates absolues qui nous permettent d’évaluer l’antiquité à laquelle remontent les dépôts que nous venons de signaler. Il faut chercher ailleurs que dans la comparaison des types, des industries, de l’état social qu’elles dénotent, les élémens propres à résoudre ce dernier problème.


III

En observant la lenteur avec laquelle s’opèrent les dépôts qui constituent l’écorce la plus superficielle du globe, on peut juger du temps qu’a nécessité la formation des alluvions où les silex grossièrement travaillés sont retrouvés. Un des plus illustres géologues de notre pays, M. Élie de Beaumont, dans ses Leçons de géologie pratique, a remarqué que les camps retranchés des Romains et les monumens mégalithiques nous fournissent la preuve de la permanence depuis bien des siècles de la surface du sol. Les dolmens accusent cette fixité de niveau non-seulement pour des terrains horizontaux, mais encore pour des terrains inclinés. Là où des rivières charrient du limon et des pierres, où la mer jette du sable et des galets, ronge les falaises, le mouvement d’exhaussement, de déplacement, est plus marqué ; mais il demeure pourtant encore fort lent, ainsi que l’a démontré l’exploration du Delta égyptien. Dans quelques grandes villes seulement le sol s’est rapidement exhaussé. Antérieurement à l’époque historique, il a pu toutefois n’en pas être ainsi, et des révolutions plus multipliées et plus puissantes ont peut-être amené des accumulations plus accélérées. Cette possibilité ne nous permet pas de calculer avec une certaine approximation, en prenant pour élément chronologique les faits actuels de dépôt, l’époque à laquelle remontent les silex taillés, les armes en corne, en os, les poteries que nous déterrons. Les supputations auxquelles on s’est livré à cet égard conservent un grand caractère d’arbitraire. En voici un exemple : un naturaliste suisse, M. Morlot, en étudiant le cône des déjections torrentielles de la Tinière, près Villeneuve, à l’extrémité du Léman, remarqua que l’on y rencontre des antiquités romaines à une profondeur d’environ 1m,30 dans une couche de 16 à 17 centimètres d’épaisseur. Il prit ce chiffre comme mesure du travail d’exhaussement du cône pendant un laps de temps égal à celui qui s’est écoulé depuis la période romaine, c’est-à-dire depuis seize ou dix-huit cents ans, et il en conclut pour la première des deux couches sous-jacentes où apparaît le bronze et pour la plus basse, qui recèle des instrumens en pierre polie, des dates respectives de trois mille à quatre mille ans et de quatre mille à sept mille ans.

Or il est manifeste que ce calcul repose sur l’hypothèse que le torrent de la Tinière ne charriait pas plus d’alluvions dans les temps antérieurs à notre ère qu’il n’en apporte depuis seize ou dix-huit cents ans, hypothèse qui peut fort bien n’être pas juste. A un âge où le froid était plus vif que de nos jours, où le climat était plus extrême, où les neiges plus abondantes grossissaient davantage en été les torrens, les dépôts ont pu s’entasser plus rapidement. Rien ne s’oppose à ce que les cataclysmes, les dénudations se soient effectués alors dans des conditions différentes de celles que nous constatons actuellement et en vertu de certaines causes qui nous échappent. Que l’époque quaternaire, qui accuse une faune et un état climatologique très différents de ce qu’on observait en Gaule à l’arrivée de César, doive être reculée fort au-delà des temps historiques, cela est incontestable ; mais combien de siècles se sont écoutes entre l’âge des cavernes à pierre taillée et celui des dolmens, des palafittes ? L’examen de la marche des dépôts ne saurait nous le dire avec quelque probabilité, et on est réduit à se tourner d’un autre côté pour chercher une réponse.

La détermination des caractères physiques de la race humaine qui a vécu aux divers âges de la pierre sans nous apporter une date précise serait cependant un élément précieux pour la question, car elle nous permettrait de reconnaître si les populations qui habitèrent les cavernes, les cités lacustres, qui déposèrent leurs morts sous les dolmens, appartenaient toutes à la même famille, si elles se liaient par une parenté plus ou moins étroite aux races de l’Europe actuelle dont l’arrivée sur notre continent date au moins de trois mille cinq cents à quatre mille ans.

Malheureusement le nombre de crânes et de fragmens de squelette que l’on a retirés des dépôts de l’âge de la pierre est fort petit, et il n’existe pas entre eux une identité de formes assez marquée pour que nous puissions nettement discerner les. caractères d’une race. On a découvert un crâne à la caverne de Neanderthal, près Dusseldorf, un autre d’un type analogue dans l’argile plastique d’une vallée latérale de l’Arno, une mâchoire et un crâne présentant une dépression notable à Moulin-Quignon, près d’Abbeville, un crâne annonçant un front moins développé et une taille moins élevée que chez notre race à la caverne d’Engis, près Liège, qui appartient à l’âge de la pierre taillée, d’autres crânes dans les tourbières du Danemark et des ossemens humains dans diverses cavernes de la Belgique ou du midi de la France. Tout ce que l’on peut dire, c’est que ces crânes, comme ceux qu’on a retirés des palafittes, présentent le type brachycépliale (tête ronde) très accusé, type que certains ethnologistes regardent comme étant celui des têtes figures ; les os de la boîte crânienne sont presque toujours fort épais, comme cela s’observe chez les Armoricains.

Des anatomistes ont cru saisir une affinité prononcée de formes entre la majorité de ces crânes et ceux qui furent découverts en Russie dans des tombeaux de la racle finnoise ou tchoude ; mais, si ce rapprochement se vérifie, on ne saurait pour cela en conclure que tous les monumens de l’âge de pierre soient nécessairement l’œuvre de la même race. Un antiquaire danois très distingué, M. Worsaae, a fait remarquer que les dolmens et les allées couvertes ne se retrouvant ni chez les Finnois ni chez les Lapons, il faut en attribuer la construction à une autre race. D’un autre côté, M. Alexandre Bertrand, à qui on doit un judicieux travail sur cette classe de monumens, a montré que la distribution des dolmens en Europe est peu favorable à l’hypothèse qu’ils aient été élevés par les Celtes ; ils doivent appartenir à une race qui s’est répandue sur le littoral occidental de l’Europe et a remonté par les grands cours d’eau des bords de la mer dans l’intérieur du continent. Notons en effet qu’on ne rencontre pas les monumens mégalithiques dans les contrées danubiennes, que les Celtes ont traversées avant de pénétrer en France, ni dans la Gaule cisalpine, où ils émigrèrent plus tard. D’ailleurs l’étude comparative des idiomes indo-européens, telle que l’a poursuivie M. Ad. Pictet, a fait voir qu’en pénétrant en Europe les populations issues des souches aryenne et iranienne, dont la race parlant la langue celtique était un rameau, connaissaient déjà les métaux. Les dolmens de l’âge de pierre doivent conséquemment être l’ouvrage d’une population que les Celtes ont anéantie ou subjuguée en s’amalgamant avec elle.

L’opinion qui voit dans les hommes de l’âge de la pierre taillée les frères aînés des Finnois s’accorderait au reste fort bien avec les données de la faune quaternaire. Puisque les espèces mammalogiques qui habitaient la France méridionale, l’Espagne, l’Italie, — le mammouth, le rhinocéros tichorhinus, le bœuf musqué, le renne, — se sont retirées vers le nord de l’Europe et de l’Asie quand le climat s’est adouci, il est tout naturel d’admettre qu’il en fut de même pour la race humaine contemporaine de ces animaux. La race basque ou ibère, les sauvages Ligures, qui, au temps de leur soumission par les Romains, habitaient encore dans les cavernes, peuvent fort bien être les descendans de cette population primitive, modifiée par son contact avec les émigrans asiatiques. Ignorant l’art de cultiver le sol, qu’elles ne connurent qu’à l’époque moins reculée des palafittes, les tribus autochthones menaient un genre de vie rappelant beaucoup celui des peuplades de l’Amérique septentrionale et de la Russie arctique, qui les ont peut-être pour ancêtres. Toutefois, comme il y a une liaison étroite à l’origine entre les conditions climatologiques et l’état social, on ne saurait forcément induire d’une identité dans les produits de l’industrie à une identité de race. Les armes, les ustensiles en pierre que fabriquent encore les sauvages de la Polynésie et de certaines îles de la mer des Indes, que l’on retrouve chez les anciens peuples du Nouveau-Monde, offrent une similitude remarquable avec ceux qui proviennent en Europe des tombeaux et des plus anciens dépôts. M. F. Lenormant a signalé la ressemblance d’une hache en pierre dure recueillie par lui à Lébadée (Grèce) avec celles qu’on a recueillies à Java, et d’un nucleus en obsidienne retiré d’une antique sépulture de Santorin avec des nucleus de même matière apportés du Mexique.

Ces coïncidences nous autorisent à admettre que les hommes de l’âge de pierre se trouvaient dans un état social comparable à celui des insulaires d’Andaman, de la Nouvelle-Calédonie, ou plutôt à celui des Groënlandais, des Esquimaux. Un fait vient à l’appui de ce rapprochement. On a extrait des cavernes et des dépôts anciens de la France, de la Suisse, de l’Angleterre, des pierres oblongues d’un centimètre environ, offrant d’un côté une face plate et de l’autre une face convexe pourvue d’un manche assez court, et qui sont identiques à celles dont les Esquimaux se servent comme de racloir pour préparer les peaux dont ils se vêtent. Au reste, les analogies entre les hommes primitifs et les sauvages que nous connaissons ne s’arrêtent pas là, et M. J. Lubbock les a mises en relief dans un livre plein d’intérêt.

Habitant au bord des fleuves, au milieu des lacs, ces populations éprouvèrent promptement le besoin de se construire des embarcations, et celles qu’on a retrouvées dans des tourbières et en creusant le lit de certains cours d’eau rappellent à beaucoup d’égards les pirogues des Polynésiens et les kayaks des Esquimaux et des Groënlandais. Elles sont presque toutes creusées dans un seul tronc d’arbre, et quelques-unes semblent avoir été pourvues d’un mât. Dans une notice curieuse sur les origines de la navigation et de la pêche, M. G. de Mortillet a donné un relevé de ces embarcations du premier âge exhumées des couches inférieures du sol. Nous citerons celle qui fut retirée du lit de la Seine et qui est aujourd’hui au musée de Saint-Germain, celle qui se trouvait enfouie sous les graviers du Rhône, une autre que recelait le lit de la petite rivière de la Loue (Jura), une quatrième retirée du Léman près Morges, enfin une dernière qu’on rencontra en 1860 dans une tourbière d’Abbeville.

Si le poisson et les coquillages faisaient la base de l’alimentation des peuplades maritimes et riveraines, ainsi que le montrent les kjoekkenmoeddings, la viande des animaux qu’ils frappaient avec leurs armes de pierre fournissait aux tribus de l’intérieur leur nourriture habituelle. Les accumulations d’ossemens d’animaux observées dans les grottes en sont la preuve, et quelques-uns de ces os gardent la trace de l’instrument qui en a détaché les chairs ; mais les hommes de cette époque ne se bornaient pas à dévorer les parties charnues de la dépouille des ruminans, des solipèdes, des pachydermes, des carnassiers même, ils se délectaient encore de la moelle, ainsi que l’indique le mode de fracture des os longs ; c’est un goût qu’on a rencontré chez beaucoup de barbares. Une autre particularité curieuse, qui rapproche les habitudes de l’âge de pierre de celles qui caractérisent les populations sauvages, celles de l’Amérique boréale en particulier, ressort de l’examen des dents humaines. La plupart des incisives sont fort usées et plates à leur extrémité supérieure ; cette disposition dentaire s’observe aussi chez les Groënlandais ; elle a été constatée sur la mâchoire de plusieurs momies égyptiennes. Elle résulte de l’usage de saisir et de broyer la viande avec les dents de devant. Ce que les anciens nous ont rapporté des Troglodytes de l’Asie et de l’Afrique, qui continuaient comme les premiers humains à habiter les cavernes, s’accorde en divers points avec les faits que nous enseigne l’étude du contenu des grottes ossifères et des dépôts quaternaires. Cette circonstance prouve une fois de plus l’inégalité dans la marche de la civilisation. Tandis que certaines populations de l’Asie sont arrivées deux et trois mille ans avant Jésus-Christ à un état social qui dépasse celui de maintes nations contemporaines, diverses tribus demeuraient encore il y a quinze ou dix-huit siècles et sont restées jusqu’à nos jours dans le même état de barbarie que dénote l’âge de pierre.

L’homme n’est vraisemblablement sorti de l’état abject et misérable où il croupissait à cet âge que grâce au contact de populations plus avancées, de celles que l’histoire et l’étude comparative des langues et des mythologies nous apprennent être venues de l’Orient. De même, sans la découverte de Christophe Colomb, les tribus indiennes demeureraient encore à cette heure ce qu’elles étaient il y a quatre cents ans. Les races primitives autochthones de l’Europe ont disparu ou se sont éloignées sous l’influence des émigrans d’une race supérieure ; il en est advenu de même pour les indigènes du Nouveau-Monde. Ces races se sont peu à peu éteintes comme s’éteignent les tribus sauvages de l’Australie et de la Polynésie.

Le chapitre X de la Genèse, qui nous reporte à des traditions antérieures d’au moins deux mille ans au commencement de notre ère, nous montre déjà la plus grande partie de l’Asie orientale et du bassin méditerranéen envahi par les descendans des nations qui devancèrent les autres dans la voie de la civilisation. C’est donc bien avant cette date qu’il faut placer la première période de l’âge de pierre en Europe. Cette donnée, que justifie le contenu des textes égyptiens, trouve Une autre confirmation dans les représentations figurées des tombeaux de la quatrième et de la cinquième dynastie des Pharaons. Ces images nous offrent en effet une faune identique à celle qui appartient encore aux bords du Nil, d’où il suit qu’à l’époque des pyramides de Gizeh la distribution zoologique dans le bassin de la Méditerranée était déjà telle qu’on l’observe aujourd’hui. Il faut conséquemment se transporter bien au-delà de ces temps, qui ont précédé notre ère de trois mille à trois mille cinq cents ans, pour retrouver la faune quaternaire. D’autre part la migration des races indo-européennes qui introduisit sur notre continent la connaissance de l’agriculture et du travail des métaux ne saurait être moins ancienne que trois mille ans. La fin de l’âge de la pierre polie appartient donc à une période écoulée depuis ce laps de temps, tandis que l’âge de la pierre taillée doit être fixé à une distance double en Europe.

Voilà les seules données chronologiques approximatives que nous fournissent l’histoire et les monumens. Elles nous permettent de poser des limites inférieures, mais rien de plus. Et dans l’Asie, en ce point de la terre où la tradition place le berceau de notre espèce et qui fut au moins celui de la société civilisée, dans l’Asie, dont le sol n’a été jusqu’à présent que superficiellement exploré, à quelle antiquité plus grande encore ces considérations ne nous obligent-elles pas de reculer ! Les débuts de la société civilisée ont partout été lents ; c’est seulement quand le progrès a acquis un notable développement que le mouvement s’accélère. Ce principe, qui ressort de l’étude de l’histoire, conduit à supposer que notre espèce a végété sur le globe des myriades de siècles avant d’arriver à cette raison supérieure, à cette conscience, cette possession d’elle-même qui l’a si fort élevée au-dessus de la brute. Elle a eu d’abord pour instituteur exclusif la nature, dont elle copia les procédés pour satisfaire ses besoins. Douée à un haut degré de la faculté d’imitation, déjà si prononcée chez le singe, dotée de la mémoire, qui demeure limitée et imparfaite chez les animaux même les plus intelligens, possédant le langage articulé, à l’aide duquel elle communique ses idées, les développe et les coordonne, elle s’est chaque jour séparée davantage des autres créatures, sur lesquelles elle l’emportait dès l’origine ; mais ce perfectionnement semble avoir été plus marqué chez certaines races, peut-être chez les dernières qui soient sorties de la main du Tout-Puissant. D’autres se sont arrêtées plus bas ; elles n’ont pas pu sortir d’une constitution sociale rudimentaire, et leur organisation les a condamnées à une infériorité qui est devenue pour elles une cause de destruction, fait analogue à celui qui nous montre les animaux domestiques se propageant sur tout le globe, et les bêtes féroces disparaissant peu à peu. Comment les diverses races d’hommes que rattache une puissante unité de type, les nombreux genres d’animaux qui se distinguent par des caractères bien plus tranchés, se sont-ils formés. Les uns ont supposé des créations successives, d’autres des transformations lentes ; les uns ont admis avec l’Écriture sainte un couple primordial, les autres des souches différentes. Je ne saurais aborder ici ce redoutable problème, sur lequel l’hypothèse de Darwin a de nouveau appelé les méditations. Qu’il me suffise de dire en finissant que, si l’homme est la dernière œuvre de Dieu comme elle en est la plus parfaite, son origine n’est pourtant pas aussi récente que le silence des témoignages pourrait le faire supposer. Son enfance s’est prolongée pendant une période d’une prodigieuse étendue et qui n’est point encore achevée sur quelques points du globe. Son apparition est antérieure à l’âge historique ; il a assisté aux révolutions climatologiques et géologiques qui ont précédé l’état actuel des continens. C’est donc à une époque où la terre présentait des conditions différentes de celles qui s’observent aujourd’hui que remonte la naissance de l’homme, et le mystère de cette naissance tient précisément à l’ignorance où nous nous trouvons des effets qui se produisaient alors au sein de la nature et des élémens où puisait la vie.


ALFRED MAURY.

  1. Disons pourtant qu’on a retiré de la grotte des Eyzies un os métacarpien du petit doigt d’un jeune felis de très grande taille présentant des traces nombreuses de rayures et d’entailles absolument semblables à celles que portent les os des animaux brisés et taillés par l’homme.